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À tire-d’aile (Jacques Normand)/29

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 129-138).

IX

VENDETTA.


À PIERRE BERTON.


I


Hier au soir, laissant ma tête
Dormir sur ton sein doré,
j’ai cherché ton cœur, Laurette,
Et je n’ai rien rencontré.


Dans l’insaisissable flamme
De tes yeux au reflet vert
Longtemps j’ai cherché ton âme :
Et je n’ai rien découvert.

Sur le livre de ta vie
Que tu m’ouvris l’an passé
J’ai cherché mon nom, ma mie :
Le nom était effacé.

Soit donc ! Puisque je te lasse
Qu’un autre occupe ton cœur !
Va ! j’abandonne la place
Sans regrets à mon vainqueur

À lui toute ta personne !
À lui tes beaux bras nerveux !
Et le rayon qui frissonne
Dans l’ambre de tes cheveux !

À lui ton regard d’aurore,
Ton pied nu, tes flancs rosés,

Tout ton corps, vibrant encore
Du dernier de mes baisers !

À lui tes ardentes fièvres,
Et ces mille mots charmants
Qui voltigeaient sur tes lèvres
Dans nos longs embrassements !

À lui ce bonheur immense
Pour lequel on eût jeté,
Vivant, toute une existence !
Mort, toute une éternité !

À lui toi, toi bien entière,
Et ton amour étouffant
Fait de fiertés de panthère
Et de faiblesses d’enfant !

À lui surtout tes caprices
Renouvelés chaque jour,
Interminables supplices
Dont tu criblais mon amour !


À lui ces coquetteries
Que tu cherchais à plaisir ;
Ces savantes bouderies
Où s’irritait mon désir !

À lui, toi, toi, ma Laurette,
Telle que je t’adorais,
Telle que l’enfer t’a faite,
Et telle que je te hais.


II


Or çà, toi qui sus complaire
À ce cœur blasé de moi,
Qui que tu sois, ô mon frère !
Écoute et prends garde à toi !

La partie est forte et dure :
Nul n’en peut sortir vainqueur

Sans une large blessure
Au plus profond de son cœur.

Prêt à souffrir la souffrance
Dont je me sens terrassé,
De ma triste expérience
Et de mon tourment passé,

Sans honte et sans peur, profite !
Et crois-moi, quand je te dis
Que cette femme est maudite,
Que ses baisers sont maudits ;

Que pour gagner sa tendresse
— Ou plutôt n’en point mourir —
Il faudra lutter sans cesse,
Et, devrais-tu t’y meurtrir,

Déchirer la rude écorce
De son orgueil effrayé,
Et, comme je fus sans force,
Être à ton tour sans pitié !


Va donc ! que l’enfer te guide !
Fais que dès le premier jour
Ce cœur, que je laisse vide,
S’emplisse de ton amour !

Fort de ton indifférence,
Savoure, le cœur fermé,
L’indicible jouissance,
En n’aimant pas, d’être aimé !

Inaccessible aux ivresses
Qu’elle sentira pour toi,
Sois avare de caresses
Comme elle le fut pour moi :

Sur sa flamme, sans rien craindre,
Souffle, dans chaque baiser,
Pas assez fort pour l’éteindre,
Mais assez pour l’attiser !

Que je t’envie, ô mon frère !
Et comme je paîrais bien

De mon existence entière
Un bonheur comme le tien !


III


Quant à toi, chère Laurette,
Pour que chacun ait son tour,
À jamais je te souhaite
Un intarissable amour.

Dans l’inévitable crise
De désirs toujours nouveaux,
Puisses-tu te sentir prise
Jusqu’aux moelles de tes os !

Heurtant toujours ton envie
À son âme de rocher,
Puisses-tu sentir ta vie
À la sienne s’attacher !


Puisses-tu bientôt connaître
Quel désespoir insensé
Un amour ardent fait naître
Quand il n’est pas exaucé :

L’attente aux heures amères,
Où notre esprit impuissant
Se forge mille chimères
Et fait des rêves de sang ;

Le doute à la froide étreinte,
Et les soupçons empestés
Que l’on écarte, par crainte
D’y voir des réalités ;

L’éternelle indifférence
Qui vous fait blasphémer Dieu,
La foi près de l’ignorance,
Et la glace auprès du feu !

Que le chagrin te dévore !
Qu’il fouille aujourd’hui ton sein

Ce poignard, dont hier encore
Tu faisais saigner le mien !

À toi tout cela, Laurette !
Et bientôt le jour viendra
Où ma vengeance complète,
Enfin, s’épanouira !

Où tu te verras forcée,
Courbant ton front sans souci,
En te sentant délaissée
De demander grâce aussi ;

Où tu sauras ce qu’une âme,
Sans se briser, peut souffrir ;
Où tu redeviendras femme
Pour prier et pour gémir

Où, lasse de l’existence,
Seule, tous rêves partis,
Au milieu du grand silence
Des espoirs anéantis,


Tu devras, malgré toi-même,
Tes fiertés et tes rigueurs,
Et l’aimer comme je t’aime !
Et mourir comme je meurs !