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À tire-d’aile (Jacques Normand)/42

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 175-186).

DANS LE PASSÉ

I

ÉGLOGUE.


À EUGÈNE TASSIN.


Claudite jam rivos, pueri : sat prata biberunt.


CHRYSAS.

Pourquoi ce front rêveur et chargé de nuages,
Ô Gallus ? Un malheur serait-il arrivé ?
Borée a-t-il détruit tes riches pâturages,
Ou quelque beau mouton te fut-il enlevé ?

GALLUS.

Non ! Jupiter tonnant a respecté mes plaines,
Le blé d’or y mûrit, et les riches épis
N’ont point connu Borée et ses froides haleines ;
Complet est le troupeau de mes chères brebis.

CHRYSAS.

Qu’est-ce alors ? quel souci creuse ces larges rides
Sur ton front autrefois brillant comme le jour ?
Qui gêne ainsi l’essor de tes grâces timides ?
Dis-moi, jeune berger, serait-ce pas l’amour ?

GALLUS.

L’amour ? oui, tu l’as dit. Lœtoris a mon âme.

CHRYSAS.

Lœtoris ? Eh bien, toi, n’as-tu pas ses serments ?
N’a-t-elle pas juré de devenir ta femme ?

GALLUS.

Oui.

CHRYSAS.

Oui.D’où viennent alors tes précoces tourments ?

GALLUS.

Hélas ! je n’en sais rien. Dans mon âme oppressée
Vibre un mal inconnu dont je ne puis guérir :

Il embrase mon cœur, assiége ma pensée,
Empoisonne ma vie… et je m’en sens mourir.

CHRYSAS.

Quelle tristesse, enfant ! quelle étrange parole !
Dévoile à ton ami cette amère douleur :
Même quand il n’est rien ici qui le console,
Un chagrin confié pèse moins sur le cœur.

GALLUS.

Moins grand est le tourment de l’agneau sans sa mère,
Moins grande la douleur du bouvreuil enfermé,
Que le supplice affreux et l’affreuse misère
De celui qui se dit : J’aime sans être aimé !

CHRYSAS.

Aimer sans être aimé ? Faut-il te dire encore ?…
Lœtoris…

GALLUS.

Lœtoris…Lœtoris a juré de m’aimer,
Je le sais ! mais le mal à ce point me dévore,
Que je crains un serment qui me devrait charmer.

CHRYSAS.

Tu sais de quelle amour éternelle et profonde
J’aime et je suis aimé par la belle Myrto,
Myrto, la jeune fille aux yeux d’azur, qu’inonde
De ses cheveux dorés le folâtre manteau.
Jamais pourtant mon cœur, qui ne bat que pour elle,
Ne souffrit le tourment dont ton cœur est blessé ;
Mon âme ignore aussi cette douleur cruelle
Dont le souffle fatal sur ton âme a passé.

GALLUS.

Heureux ! trois fois heureux qui parle de la sorte !
Car il ne connaît pas le farouche soupçon !
Car il n’a pas failli, car sa tendresse est forte,
Et du doute rongeur il brave le frisson !
Heureux ! car sous les bois, voûtes hospitalières,
Pendant des jours entiers ses yeux n’ont pas pleuré !
Heureux ! sur son chevet pendant des nuits entières,
Sans sommeil et sans rêve, il n’a pas soupiré !
Heureux ! Car son amour par les tristesses vaines,
Les craintes sans raison, n’est jamais ruiné ;

Mais au rayon béni des tendresses humaines,
Naît confiant et pur, et meurt comme il est né !

CHRYSAS.

Mais quand fondit sur toi cette grande souffrance ?
Est-ce depuis longtemps ? N’est-ce que d’aujourd’hui ?
Est-ce un malheur tardif, fruit de l’expérience ?
Est-ce un germe fatal que l’amour porte en lui ?

GALLUS.

Un soir, — c’était au temps où la riche Pomone
Aux arbres alourdis suspend ses fruits pourprés, —
Les vierges, à la main tenant une couronne,
Dansaient joyeusement dans les bois consacrés.
L’air était embaumé ; la brise harmonieuse
Soupirait doucement dans les rameaux tremblants ;
Phœbé luisait au ciel : légère et gracieuse,
Lœtoris effleurait le sol de ses pieds blancs.
Appuyé contre un hêtre aux ombrages immenses,
Je regardais, heureux, sous le voile de lin,
Son corps souple ondoyer suivant le gré des danses,

Et sous le fin tissu bondir son jeune sein.
Jamais Pâris, fuyant vers la rive troyenne,
Ne vit plus de douceur, de charmes, de beautés,
Et jamais sur ses yeux les yeux de son Hélène
Avec plus de langueur ne se sont arrêtés.
Ainsi je regardais danser ma bien-aimée…
Quand soudain, sans raison, je songeai que ces bras,
Que ce front rayonnant, cette haleine embaumée,
Tout ce corps de seize ans aux timides appas,
Cet ensemble parfait de grâce et d’harmonie,
Pouvaient appartenir à quelque heureux rival ;
Un seul moment mon cœur douta de mon amie,
Un seul… et depuis lors, depuis ce soir fatal,
Je ne puis oublier cette affreuse pensée,
Avec la confiance est parti le bonheur
Le doute tient mon âme à jamais oppressée :
Chrysas, grande est ma peine et grande ma douleur !
Et je l’aime pourtant ma vierge de Tarente,
Je l’ai toujours aimée et ne saurais changer :
Mais quand de ses yeux noirs la flamme pénétrante
Sur un autre que moi vient à se diriger,

Quand sa bouche rieuse a lancé deux paroles
À quelque autre berger aussitôt oublié ;
Quand Zéphyr de son cou baise les boucles folles ;
Quand le gazon frémit au contact de son pied ;
Quand Apollon vainqueur de sa chaude lumière
Effleure ses bras nus, son front toujours songeant ;
Quand Phœbé la caresse et l’enveloppe entière
Dans la fluidité de ses rayons d’argent…
C’est alors, ô Chrysas, qu’éclate ma torture,
Alors que je voudrais, ne fût-ce qu’un seul jour,
Seul avec elle, et loin de toute la nature,
Dans un monde inconnu vivre et mourir d’amour !

CHRYSAS.

Comme ta Lœtoris, ma blonde fiancée
A dansé bien souvent dans les bois consacrés ;
Phœbé de ses rayons l’a souvent caressée,
Et Zéphyr a baisé ses cheveux adorés.
De ses yeux bleu d’azur la flamme douce et pure
Sur un autre berger a pu se diriger,
Cependant le soupçon jamais ne me torture

Et d’un rival heureux je brave le danger.
N’a-t-elle pas juré de me donner sa vie ?
Je crois à sa parole, à sa sincérité,
Et je n’ai pas le droit, sans blesser mon amie,
De ternir sa vertu d’un doute immérité.

GALLUS.

Quand on aime vraiment et d’une amour réelle
Je crois qu’on doit douter et souffrir comme moi.

CHRYSAS.

Quand on vous a promis une amour éternelle
On doit rendre en échange une éternelle foi.

GALLUS.

Chrysas ! qui peut jurer qu’un cœur jeune et volage
Sera toujours fidèle et ne changera pas ?

CHRYSAS.

Gallus ! douter ainsi d’un cœur loyal et sage,
N’est-ce pas l’insulter et le trahir tout bas ?

GALLUS.

Va, berger ! La tendresse est sœur de la souffrance :
On ne saurait aimer sans douter et souffrir.

CHRYSAS.

Va, berger ! La tendresse est dans la confiance :
Qui commence à douter a fini de chérir.

PALEMON.

Arrêtez-vous, enfants ! Prenez mon arbitrage.
Je connais les raisons qui vous font disputer :
Sous ces rameaux ombreux abritant mon grand âge
J’entendis vos discours sans trop les écouter.
Gallus, ce mal cruel dont ton âme est saisie
Est un mal ordinaire aux esprits amoureux ;
Ce mal, jeune berger, s’appelle Jalousie :
C’est Vénus en fureur qui le lança des cieux.
Toi, Chrysas, ton bonheur naît de la confiance ;
Un esprit ombrageux n’agit point sur ton cœur :
En te faisant aimer, Vénus, dans sa clémence,
A voulu que pour toi l’amour fût sans douleur.

Si divers sont pour vous les dons de la déesse,
Si triste on voit Gallus, si Chrysas est joyeux,
Mêmes sont vos amours, même votre tendresse :
Enfants, restez unis : vous aimez tous les deux !