À travers l’Inde en automobile/02

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1er MAI.


Les proverbes étant la sagesse des nations aux Indes comme en Europe, lorsque ce matin le chauffeur a trouvé les soupapes de la machine placées à l’envers, le tuyau d’échappement obstrué par un joint non perforé, il a dû songer que tout ce qui brille n’est pas or et que le garage français de Calcutta, malgré ses prétentions, reste des plus indigènes quant à la qualité et à l’intelligence du travail. Les Bengali veulent qu’un enfant abandonné par sa mère tombe aux mains d’une sorcière, d’un imbécile ou d’un charlatan ; je ne sais laquelle de ces qualifications s’applique le mieux à cet atelier où nous avons eu la naïveté de conduire l’auto pour la faire réviser avant de nous lancer à travers l’Inde, ce continent que, dans notre candeur nous nous représentions infesté de cobras[1], de tigres, d’éléphants sauvages.



Le plan du voyage demeure imprécis, nous avons une vague idée de milliers de kilomètres à parcourir par des routes plus ou moins médiocres ; de très aimables amis nous ont prédit la fièvre, le typhus, un soleil implacable, une mousson prochaine, mais nous avons résolu d’aller toujours de l’avant, tant que Philippe voudra nous porter.


En Route

Philippe, il y a trois ou quatre ans, avait une certaine apparence, une valeur personnelle ; aujourd’hui, il n’a plus que le charme des vieux objets et des vieux animaux favoris ; ce n’est plus une machine, c’est une habitude. Il pourra passer partout, sur tout, sa carrière est sacrifiée d’avance ; nous l’avons amené comme certaines fillettes dans une excursion extraordinaire emportent une vieille poupée pour jouer, non plus au baptême ou à la visite, mais à l’enterrement, Nous n’avons qu’un but défini, une idée fixe : voir le peu d’Inde qui subsiste encore loin du chemin de fer, surmonter toutes les difficultés pour arriver à une ruine célèbre, enfouie dans la jungle, ou à un État indigène conservant encore les usages, les vêtements, les montures consacrés par les siècles. C’est ainsi que nous avons décidé de visiter tout, d’abord un village qui fut une cité, Moorshidabad, l’ancienne capitale des Nizam du Bengale, pour le descendant desquels on nous a donné des lettres d’introduction, en y joignant quelques informations tout à fait approximatives sur les distances, l’état des routes et les ressources du pays.

Nous sortons de Calcutta par la route de Barrakpore, plate, insignifiante, entre deux rangées de banyans gigantesques, dont les racines tombent des branches mères comme une chevelure de serpents lisses et rougeâtres. La chaleur intense nous a empêchés de quitter « la cité des nuits terribles » avant le crépuscule ; mais le jour et l’heure du départ ne sont point propices sans doute, car à peine avons-nous fait quelques centaines de mètres qu’un maillon de chaîne se brise, il faut s’enquérir d’un ouvrier pour aller réparer l’accident, tandis qu’une foule en délire trépigne, hurle, s’aplatit autour de Philippe impassible. Le chauffeur, Siadous, profite de l’arrêt pour persuader à mon frère de délester Philippe d’un gros bidon d’essence qui pèse le poids de deux hommes et accapare le peu de place laissée libre par une caisse de sodas, des paniers de provisions, des sacs de voyage, un rouleau de draps, de couvertures, d’oreillers, une lingerie ambulante indispensable aux Indes où les « Dak Bungalow » maisons de relais, que l’on rencontre tous les dix milles, ne mettent à la disposition des voyageurs que des lits de sangle et quelques meubles boiteux.


Un Dak Bungalow

Nous emportons aussi un petit revolver de poche ; des cartes, dont personne ne peut garantir l’exactitude, parce qu’elles sont vieilles de dix ans. Un « babou » m’a informé suavement, avec des phrases mielleuses, que dans six mois, nous trouverions la carte qu’on édite pour 1905, très complète, très détaillée. Il a fallu se contenter de l’actualité, sans compter sur ce trop lointain « kal » (demain).

Au revers des cartes, nous avons inscrit un vocabulaire d’Indoustani, de Bengali usuel et pratique, dont chaque phrase suggère de pittoresques et délicieuses situations, telles que : kancha rasta (quelle est cette route), bail lao jaldi (amène vite des bœufs), sollo (pousse, pousse), enfin jaw (va, file), le mot dont l’importance ne le cède qu’à thano (tire), l’injonction qu’on ne se lasse de répéter au coolie du punka lorsque vient la torpeur chaude des nuits accablantes dans le silence desquelles le corbeau des jungles jette à intervalles réguliers son cri sourd et rythmé. En joignant à ces notions indispensables, une connaissance presque approfondie de l’anglais, quelques gestes d’indigènes, pour appeler ou éloigner les passants, nous pouvons hardiment nous mettre en route. Malheureusement, je ne sais quelle influence malfaisante nous avons contrariée aujourd’hui, mais Philippe boude, il peine, il n’avance pas.

Photographie d’Hindous près d’un pont


L’un de nous, aurait-il par hasard au réveil, jeté les yeux sur une veuve, un feu qui fume, du poivre, des coupes de cuivre vides, un écureuil à droite, un corbeau à gauche ? tous objets de mauvaise augure, disent les Brahmes. Dans ce pays mystérieux où chaque arbre a sa divinité, chaque carrefour ses fantômes, l’on ne saurait être trop circonspect ; rien ne dit qu’en regardant ici, ou là, nous n’offenserons pas un « munja » le plus douloureux des spectres, l’âme inquiète d’un jeune Brahme mort avec des désirs inassouvis, qui réside dans le tronc séculaire des ficus sacrés le long des routes poudreuses, sur le bord des lacs de lotus où les fillettes viennent avec leurs cruches ventrues puiser l’eau pour le ménage. Peut-être en côtoyant une haie de cactus, en effleurant un buisson, avons-nous réveillé et irrité « Vétal », le roi des esprits, qui chemine en palanquin entouré d’une foule hurlante, vêtu de vert, les yeux glauques, les cheveux dressés sur la tête. Rien ne peut nous garantir contre un « Brahme purusha », l’esprit hargneux et tracassier d’un Brahme avare, mort avec l’idée fixe d’ajouter, s’il avait vécu, quelques roupies à son trésor ; il habite les ghats crématoires, les mansardes des maisons abandonnées, et gare à l’imprudent qui va troubler ses calculs. Philippe, lui, a sans doute passé sur un de ces petits paquets de feuilles de mangues et de bananes entremêlés de fleurs, enveloppés d’un chiffon, que les indigènes du Bengale jettent avec des prières au milieu des routes, croyant se défaire de leurs misères physiques et morales au détriment du premier voyageur dont le véhicule ou le pied malheureux heurte les maux dont ils se sont si aisément débarrassés. Philippe doit être ainsi le bouc émissaire d’un paralytique, car il s’arrête net, calé.

Le graissage au garage de Calcutta était à l’avenant du reste, nous avons grippé le moteur. Il fait nuit, une nuit sans lune. La ligne du chemin de fer et les poteaux télégraphiques s’alignent rigidement des deux côtés de la route déserte, mais nous avons beau scruter la campagne endormie, nous n’apercevons dans les environs ni une habitation, ni un humain. Dans le lointain, un disque rouge qui luit comme une prunelle de fauve géant et le bruit de roulage qui nous parvient indistinctement, amorti par la distance, sont les seuls indices d’une gare, d’un village, tout au moins d’une réunion de huttes. En déchiffrant la carte et grâce à quelques indications puisées dans le « Guide » de l’État-Major, nous découvrons que nous sommes près de Barrakpore, un cantonnement militaire assez important. Il s’agit d’y arriver, de trouver un gîte et de remiser Philippe, ne fût-ce que dans une étable à buffles. Nous allons à la découverte. Le disque, qui apparaît entre le feuillage sombre des arbres comme un phare intermittent, nous sert de guide. Après dix minutes de marche, nous trouvons une borne kilométrique et nous déchiffrons à la flamme d’une allumette : Barrakpore.

À côté s’ouvre une allée sablée que nous suivons ; elle mène à la grille basse d’un « bungalow » bleu et blanc adossé à de hautes cheminées d’usines. Une lumière vacille encore dans la véranda et un petit fox terrier se précipite sur nous en aboyant furieusement, malgré les coups de sifflet d’un homme qui cherche à le calmer et aussi à savoir ce qui amène des étrangers chez lui à cette heure-là.

Notre mésaventure expliquée, il nous offre avec une grande spontanéité son aide et celle de ses gens pour pousser Philippe jusqu’au hangar qu’il met à notre disposition. Quant à nous, en marchant tout droit, nous trouverons une large enseigne blanche : celle d’un hôtel où il suffira de tirer la bourse et la bobinette, et la chevillette cherra. Après une demi-heure de travail, Philippe est installé entre des pots de violettes de Parme et un tas de pommes de terre, tandis qu’un bougainvillier, dont une pousse folle rampe le long d’une corde d’ail et d’oignons, laisse tomber sur lui une pluie de clochettes mauves et inodores. Notre hôte hèle une voiture qui ferraille encore sur la route au trot de deux minuscules poneys et que mène un petit garçon de sept ans. C’est un bien singulier équipage que cette boîte oblongue, noire, close, posée d’une façon instable sur quatre roues à moitié décerclées qui chassent chacune vers un des points cardinaux, imprimant au véhicule un mouvement de balançoire écœurant.

Les harnais ne sont guère plus rassurants, guides en ficelles, sellettes en étoffe : l’un des poneys s’est débarrassé sans façon du mors. Il est indomptable. De la main droite le malheureux conducteur s’accroche en désespéré à la longue queue du récalcitrant pour l’empêcher de côtoyer obstinément le fossé ; en vain, c’est une galopade effrénée, une chevauchée burlesque qui se termine par la chute des deux quadrupèdes et une rixe entre le cocher et son « syce », une nécessité domestique de l’Inde qui cumule les fonctions de palefrenier et de valet de pied. Le chauffeur, dont la corpulence en impose à tous les indigènes, a vite ramené le calme par un coup de pied à l’un, une gifle à l’autre. Et les deux pauvres petits s’alignent devant nous, les mains jointes comme des saints gothiques, les yeux craintifs, émus, suppliants ; ils se frappent l’estomac avec de légers coups réguliers, sautant d’un pied sur l’autre en poussant des exclamations plaintives. Ils nous implorent en cette gazouillante langue bengali avec le charme de l’enfance et la ténacité de la cupidité.

L’aubaine d’un voyageur à mener à l’hôtel ou au fossé à cette heure tardive leur paraît inespérée ; ils insistent, ils affirment que même le « mota sahib », le gros homme pourra trouver place dans la voiture, ils font tâter les ressorts à mon frère, lui expliquant par une délicieuse mimique qu’ils porteraient mille kilos. Puis, leurs regards vont respectueusement à Siadous, ils le soupèsent, le mesurent de l’œil, ils soupirent de satisfaction en constatant qu’il est encore dans les proportions requises.

Le jeune cocher empoigne un gros fouet auquel manque la mèche et à l’aide d’appels de langue claquants comme des castagnettes, nous nous mettons en route. Les cahots nous précipitent les uns sur les autres, les bagages tombent par les portières sans portes, un cheval rue, l’autre s’emballe, le syce perd son turban, une ficelle se casse et on va secouer un homme qui dort devant sa hutte pour en acheter une autre ; les femmes s’éveillent, les enfants pleurent, si bien qu’un gardien de nuit nous interpelle et menace d’aller requérir la police régulière. Quand il voit des Européens mourant de soif et de sommeil, il devient obséquieux et nous escorte jusqu’à l’hôtel, où nous attendra plus désagréable surprise. La patronne, une vieille Anglaise somnolente et sourde, qu’une camisole de nuit et de faux cheveux roux placés au hasard sur son crâne pointu n’avantagent pas, nous offre aussitôt du wisky et soda, mais elle nous déclare que l’hôtel est plein de la cave aux combles, il reste une chambre, un sofa, un lit de camp. Là-dessus, la perruque blond ardent disparaît dans l’entrebâillement de la porte et nous nous trouvons dans l’obscurité complète, trébuchant sur les valises, les sacs, renversant les meubles, les bouteilles et les verres. Les domestiques qui dorment par terre, près des écuries et derrière la maison, arrivent lentement, leur nonchalance habituelle augmentée d’un sommeil interrompu. Mais nous avons beau simuler des gens qui tombent de fatigue, épuiser nos ressources de linguistiques, ils ne comprennent rien, s’obstinant à frapper à la chambre de la patronne d’où sort un ronflement sonore. Exaspéré, Siadous arrache à l’un d’eux sa lanterne et nous commençons une véritable perquisition domiciliaire, ouvrant toutes les portes qui ne résistent pas, examinant les placards. Dans une pièce qui nous avait paru vide, nous sommes assaillis par une volée d’injures Indoustani, nous fuyons en bon ordre. Ailleurs, nous réveillons un enfant qui se met à crier à tue-tête ; un singe apprivoisé attaché sur le balcon de véranda me saute au cou, le chauffeur en voulant me secourir casse la lanterne qu’une rafale de vent brûlant éteint. C’est un désarroi complet. Enfin, les domestiques ahuris, terrorisés, se jettent à nos pieds en nous conjurant de cesser ce jeu qui dure depuis trop longtemps et ils nous installent, l’un dans une espèce de boudoir, l’autre dans une alcôve qui ouvre sur un corridor et Siadous par terre dans la véranda, qui s’allonge claire et proprette autour du bungalow.


  1. Serpents très venimeux.