À travers l’Inde en automobile/16

La bibliothèque libre.


1er JUIN.


Le soleil se lève à peine, illuminant progressivement les rives de la Baghirati et les barques immobiles où dorment encore les pêcheurs, quand nous sortons du parc du palais. Nous quittons définitivement Moorshidabad, en emportant les vœux de nos amis et le souvenir ineffaçable de cette charmante étape.

Nous nous dirigeons vers Patna par le Gange, que nous allons rejoindre à Godogari, un hameau du district de Moorshidabad. Toujours, partout, l’unique paysage du Bengale, du riz, des villages de boue et de chaume, des allées de manguiers, des plaines où paissent de grands troupeaux gardés par des pâtres indolents, des cultures de jute frissonnant au moindre souffle de la brise, des palmiers nains vigoureux, envahissants.

À Bhagavangola, il n’y a plus de route et sans le secours des « policemen », nous n’arriverions pas à gagner une factorerie de jute abandonnée où nous prenons conseil d’un babou, qui l’habite en qualité de concierge.


Embourbés

Godogari se trouve en face de nous, mais sur l’autre rive d’un bras de rivière, qu’il faut franchir. Nous essayons d’un gué ; le sable brûlant s’écroule sous le poids de Philippe, les roues patinent et l’insolation nous guette, si nous nous obstinons dans cette entreprise. Nous retournons à la factorerie, traversant des champs de jute, nous embourbant à tous les pas, haletants, épuisés, nous nous laissons tomber sur une natte, chez le babou, et nous dormons toute la journée.

Pendant notre sommeil, il parcourt à cheval les agglomérations de bateliers jusqu’à 10 kilomètres d’Assoria, notre gîte, sans trouver une seule embarcation qui puisse supporter le poids de la machine. Quelques fortes barques ont des côtés tellement élevés qu’il faudrait établir une sorte de plancher entre les bords, pour embarquer Philippe, sans le laisser tomber au fond du bateau. Le babou a néanmoins ramené de son excursion un ami musulman, qui se charge de nous préparer, pour demain matin, un radeau ainsi compris.

Son habileté et surtout sa célérité m’inspirent peu de confiance, il parte d’aller quérir des coolies et des bambous à une grande distance et nous laisse entendre, qu’après tout, il ne répond pas du succès. La mauvaise humeur nous gagne, nous le malmenons, je crois, un peu trop, car le babou, tremblant, me dit confidentiellement à l’oreille de ne pas offenser le « musulman gentleman ». Il nous ramène au bungalow, nous offre des verres et des rafraîchissements et s’ingénie à nous empêcher d’aller activer les coolies, qui, lentement, maladroitement, se sont mis au travail. Le babou s’efforce de distraire notre attention, il entame une longue dissertation sur la guerre russo-japonaise, nous fatiguant de son enthousiasme pour la nation jaune. Les victoires des Japonais sont pour lui le signal de la prochaine émancipation de toutes les races d’Orient assujetties aux principautés européennes. Il voit l’Inde libérée, par leur concours, des Anglais, puis abandonnée à la caste brahmaniale dont il fait partie et il se délecte, par anticipation, dans les joies, les puissances, les richesses, résultant de ce nouvel état de choses.

Inutilement, je lui représente que l’Angleterre s’est créée des sympathies et des pouvoirs dans toutes les castes guerrières, les seules qui combattraient ; il veut me convaincre de la force d’un petit nombre, résolu, courageux, contre une multitude moins vaillante : il invoque l’exempte de Napoléon vainqueur des coalitions !!

La fatuité incommensurable dont est pétrie l’âme de ces indigènes, déformés par l’instruction anglaise, l’empêche de saisir le ridicule de ses comparaisons. Il continue à nous égayer de ces propos historiques pendant une partie de la soirée.

Au matin, la barque est prête à nous conduire à Godogari. Les bateliers ont hissé des voiles de toile rouge que gonfle un vent léger, ils attendent patiemment, appuyés sur leurs perches de bambou.

Le soleil indiscret nous poursuit de ses chauds rayons, nous finissons par nous étendre sous les ailes de l’auto pour lui échapper.

Les rives plates, solitaires, défilent devant nos yeux aveuglés de lumière ; pas un bruissement, pas un cri d’oiseau ne rompent le silence de cette campagne monotonement verte et fertile. Des tourterelles aquatiques se perchent dans la mâture, puis elles s’envolent, effleurant l’eau du bout de leur bec de corail.

Aux endroits où le sable agrippe la quille, les bateliers se mettent à l’eau et nous remorquent, en se relayant jusqu’à ce que la barque soit renflouée.

Le trajet est long, ennuyeux ; bientôt, nous entrons dans une plaine d’eau immense, grisâtre, calme et unie : c’est le Gange, « le divin Pudda ». L’on distingue à peine, le long des bords couverts de jungle, les coques de noix fragiles et rapides dont se servent les indigènes pour la pêche, les voiles paraissent à l’horizon, coquettes et blanches comme un vol de mouettes. Le vent nous pousse, les matelots jettent leurs rames inutiles au fond du bateau et font un bout de toilette avant l’arrivée. L’un d’eux laissait tremper ses pieds dans l’eau, il les retire si brusquement qu’il fait quasiment chavirer notre esquif. Ses yeux, convulsés de frayeur, semblent rivés sur la tête hideuse et la mâchoire menaçante d’un crocodile énorme qui baille à fleur d’eau.