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À travers l’Indo-Chine - Le Haut Laos et le Mékong/01

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À travers l’Indo-Chine - Le Haut Laos et le Mékong
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 356-384).
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A TRAVERS L’INDO-CHINE

HAUT LAOS ET MEKONG


I. — DE XIENG-SEN A LUANG-PRABANG

C’est à Xieng-Sen que j’ai définitivement quitté les territoires britanniques pour entrer dans nos possessions françaises de l’Indo-Chine en descendant le Mékong jusqu’à Luang-Prabang. Un pittoresque sentier me permettra ensuite d’éviter le grand coude que fait le fleuve à Pak-Lay et d’arriver en dix jours à Vien-Tian, ce qui constitue le « record » de la vitesse. Puis tour à tour une succession de bateaux me mènera jusqu’à Savan-Nakek, nouvelle création française, en face de Ban-Mouk, au-dessus des grands rapides de Kemmarat ; de là, par une large tranchée en forêts clairières, vers la chaîne annamitique, franchie par la brèche d’Aï-Lao, j’arrive au grand pénitencier d’Annam ; enfin Maï-Lane et la rivière de Quang-Tri : tel est l’itinéraire dont les principales étapes m’ont conduite à Hué, la capitale d’Annam.

J’arrivai donc à Xieng-Sen, en pays français, au commencement de février 1897, et l’on comprendra aisément la grande satisfaction que j’ai ressentie, après quelques mois passés en pays étranger, de retrouver un compatriote en la personne d’un aimable officier de marine, isolé depuis un an sur le haut Mékong, et dont j’ignorais la présence en ce lieu. Nul n’était venu, d’ailleurs, depuis ce temps, le visiter ni le troubler dans les travaux qui avaient pour but de mener le La Grandière à la hauteur de Muong-Sing.

Nous passons ensemble toute une journée en promenades et en fêtes, et dès le matin nous partons avec des coolies armés de coupe-coupe, sabres laotiens, pour débroussailler la route qui même au grand Tât[1]. Du haut de son mamelon, la vieille pagode domine tout le pays de Xieng-Sen. Peu de villes comptent autant de ruines perdues dans la grande brousse. On a compté soixante-quinze pagodes dans l’enceinte de la ville et soixante-cinq dans le voisinage. On aperçoit de-ci, de-là, des vestiges dorés et sculptés, de nombreuses statues de Bouddha entassées, abandonnées sous la végétation envahissante. Ce sont des Bouddha-Niouen, aux longues oreilles. Les plus beaux sont si lourds, qu’il est impossible au collectionneur de céder à la tentation.

Le soir, il y a grand boun, concert laotien, auquel se presse toute la population, très curieuse de contempler la « madame Française » qui a traversé les pays hantés, les grandes forêts infestées de fauves et la plaine des pirates, toute la région où ce doux peuple n’oserait se rendre qu’en troupe. Aussi, le soir, sur les keuh, les harpes laotiennes, à tuyaux de bambou de deux et trois mètres de longueur, ou sur les flûtes en bambou des Khas-Moussouk, pirates descendus du nord, improvise-t-on des strophes en mon honneur, tandis que nous devisons du Laos, du Mékong et des rapides qui m’attendent. La musique laotienne, douce et un peu monotone, est beaucoup plus harmonieuse que la musique annamite, toujours criarde. Chanteurs-improvisateurs et musiciens viennent faire boun (fête), à la voyageuse comme ils le feraient à tout autre personnage qu’ils voudraient honorer. Celui-ci d’ailleurs, pas plus que les assistans, n’est obligé de les écouter : on cause, on rit, on s’amuse ; c’est boun enfin, et c’est tout ce qu’il faut.. La partie la plus originale de ce que nous appelons pompeusement le concert, c’est le duo, improvisé comme tous les chants laotiens, entre un jeune homme et une jeune fille. Ils sont assis à terre, comme tout l’auditoire. Ils s’approchent dans des mouvemens de balancement, avec des gestes accompagnés de chants, tournent à demi l’un autour de l’autre, agitant dans leurs mains de minuscules petites bougies, qui éveillent une ressouvenance de feux follets, et donnent à ce jeu une grâce, une originalité qui n’est pas sans charmes.

Le lendemain, je quittais la large plaine de Xieng-Sen, où le Mékong se répand superbement et baigne l’île Isabelle, gracieusement baptisée de mon nom par M. le lieutenant Simon, le chef savant et distingué de la mission hydrographique du haut Mékong. Il est d’usage sur le haut Mékong que toute pirogue qui porte un Français arbore notre drapeau ; et c’était pour moi une joie enfantine et une petite fierté de songer que nos trois couleurs flottaient une fois de plus dans ces hautes régions ! Je me souvenais d’une émotion analogue éprouvée au Liban : chaque Européen a coutume d’y abriter sa tente sous son drapeau national ; et lorsque, au premier jour, en arrivant à l’étape, j’ai aperçu nos trois couleurs battant au vent pour une humble femme, je crois vraiment que les larmes me sont venues aux yeux. Ce sont là joies de voyageur et d’autant plus intenses qu’on est plus loin et plus seul.

Aussitôt sortis de la plaine de Xieng-Sen, les rapides, les Kengs, comme on les nomme, commencent et se succèdent. Le Keng-Pakantoun, qui m’a été signalé comme le plus grand des rapides de cette première journée, me serait difficile à reconnaître parmi les autres, si un petit monument commémoratif ne le distinguait. Un fils de roi de Vien-Tian est mort en ce lieu, dans un combat contre les Hos ; et sur une grosse pierre, à peu près à l’état de nature, dressée à côté de pierres semblables, est représenté un personnage debout, en haut relief grossièrement sculpté.

Le soir, même j’arrivais à Xieng-Khong. Sur la rive française, le village de Ban-Houé-Saï[2], en face de Xieng-Khong, est pittoresquement perché sur une éminence. De très loin, on croirait voir une ville fortifiée importante, dressée sur sa falaise, en un coude du fleuve ; et, à mesure qu’on approche, on ne distingue plus que quelques maisons, dont l’une porte le pavillon français. C’est celle du commissaire du gouvernement, dont le commissariat est maintenant transféré à Vien-Poukha[3], à dix journées dans l’intérieur. Notre drapeau flottait également au-dessus de Xieng-Khong, sur la rive droite. Une douzaine de femmes khas, tout habillées de bleu foncé, le coupe-coupe ou le bâton à la main, couraient, à la queue leu leu, montant et descendant allègrement la haute berge. Je les prenais pour de gentils miliciens.

Le commissaire, M. Marolles, m’attendait, tout fier d’une récente capture faite la veille au soir, et qu’il avait bien voulu me réserver. C’était, au fond d’un large puits de six mètres de profondeur, un magnifique tigre de la plus grande taille, qui, chose extraordinaire sur le haut Mékong, avait, la semaine précédente, enlevé un jeune milicien, de garde au petit poste de la résidence. Effaré de son exploit, il avait traversé le feu avec sa proie, et, s’étant brûlé, il l’avait lâchée. Sans grandes blessures apparentes, l’infortuné milicien n’en était pas moins mort dans les trois jours. Un petit cochonnet avait été placé comme appât dans cette fosse recouverte de branchages. Le tigre, pris au piège, s’était trouvé si penaud de sa chute, qu’après quelques bonds verticaux effrayans, il n’avait pas même pensé à manger le cochonnet. Il l’avait pris pour oreiller ; et le lendemain, le pauvre petit animal était retiré intact. Aux cris que poussait à notre approche, le lendemain soir, le grand fauve, je pensai qu’il regrettait son cochonnet.

Les tigres du haut Laos ne sont pas toujours aussi hardis, si j’en crois les piroguiers du Mékong. Chaque soir, un méchant bambou piqué dans le sable retenait ma pirogue balancée au bruit du rapide d’amont ou d’aval. Tous mes hommes et mon cuisinier s’installaient sur le sable à cinq ou six mètres de la forêt, abrités seulement par quelques roufs, toits de pirogue, et par des feuilles de bananier. ils ne font de feu que pour cuire le riz, et n’entretiennent aucun foyer pendant la nuit ; ils laissent entre eux et l’eau, dit-on, la place du tigre ; et, le matin, quelquefois on peut voir les traces du fauve sur le sable, ce qui n’émeut pas les Laotiens. Il n’y a pas d’exemple que piroguier ait été mangé.


A Pak-Ta, à l’embouchure du Ta, comme son nom l’indique, je devais échanger mes deux pirogues pour un radeau : une jolie maison flottante, toute en bambou, composée de deux ou trois pièces. Mais le fleuve était si mauvais, quelques passes si resserrées aux basses eaux, que le passage ne pouvait être tenté qu’avec les étroites et longues pirogues, si bien ceinturées de bambous pour amortir les chocs. Les pirogues du Mékong sont creusées, à la petite hache laotienne, dans un tronc d’arbre mal dégrossi. On les chauffe pour les distendre, et on maintient l’écartement à l’aide de bâtons.

Dès que le soleil cesse de darder ses rayons, je m’empresse de gravir la haute berge de sable, au-dessus de laquelle Pak-Ta allonge son unique rue parallèle au fleuve. Aux deux extrémités, se trouvent deux médiocres pagodes et leurs bonzeries. Les maisons sont assez gentilles, toutes en bambou et lattes de bambou, élevées généralement sur pilotis. Cependant le sala, — abri des voyageurs, — qui existe dans chaque village, n’est ici qu’une simple hutte au ras du sol. Une femme lus s’y repose avec ses enfans avant de regagner sa montagne. Les Lus vivent dans les montagnes et descendent dans les villages pour leurs affaires. J’aperçois au loin quelques-unes de leurs maisons disséminées dans la brousse, sur les pentes. Ils sont nombreux dans la vallée du Nam-Ta, et forment un important village à Ban-Hatsa, sur le Mékong.

On fabrique à Pak-Ta des pirogues, des paniers et des nattes. Le marché vient de finir ; et ils sont encore là, autour de moi, une vingtaine de Lus, prêts à remonter dans leurs forêts, partagés entre la peur et la curiosité. Tous, hommes et femmes, sont habillés de bleu foncé. Le costume des hommes est plutôt succinct : un pagne bleu, perdu en ficelle par derrière et retombant en un pan droit par devant. Au-dessus, une veste sans manches est embellie d’une garniture brillante à l’ouverture. Ils portent les cheveux longs, maintenus par une épingle à cheveux en argent d’un alliage très médiocre, et longue de plus de 20 centimètres. Les tatouages cessent au haut des cuisses ; et de ce fait, les montagnards des bords du Mékong sont appelés les Ventirs blancs, par opposition aux Ventres noirs, que j’avais rencontrés si nombreux avant d’arriver à Xieng-Sen. Ce ne sont plus les fins dessins du pays shan ; c’est ce que, en termes de tapisserie, on nomme teintes plates.

Hommes et femmes ont les bras chargés de bracelets faits d’un gros fil de cuivre enroulé en plusieurs tours. Les femmes portent autour du cou un de ces mêmes cercles, tourné plus d’une douzaine de fois et s’élargissant sur l’encolure. Sur leur tête est nouée une étoffe sombre, bleuâtre comme le reste, très haut montée en bonnet phrygien, et dont un bout carré, brodé et orné de paillettes, retombe sur le sommet du front. Une draperie étroite forme une jupe très courte, serrée plus ou moins haut sur la poitrine. Leurs bras sont tatoués en gants longs, et des dessins plus ou moins rituels, objets ou caractères, se voient sur la pointe de leurs épaules. Malgré la fraîcheur du soir, très sensible sur le haut Mékong, les Laotiennes riveraines portent presque toutes l’écharpe entièrement basse, laissant la poitrine et même le ventre à découvert. Les Laotiens ont les cheveux coupés court, comme les Siamois, et hérissés en broussaille comme les Cambodgiens.

Des femmes et des enfans venaient chercher l’eau au fleuve dans des tubes de bambou. Elles ont grand soin de les rincer avant de les emplir, et, pour les emplir, de les soulever afin de laisser échapper l’air. J’ai vu de pauvres fillettes et des femmes, grandes comme nos enfans de onze et douze ans, porter sur leur dos sept de ces tuyaux de bambou, mesurant 10 centimètres de diamètre sur 70 de profondeur. Elles les prennent adroitement dans un lien que resserre le poids des tubes, et elles les maintiennent sur leur front au moyen d’une lanière.

Un grand feu a été commandé sur la rive, auprès de ma pirogue, avec une garde de nuit. Ce peuple, le plus bavard et le plus noctambule qui soit, jaserait et rirait jusqu’à l’aube, si je n’y mettais bon ordre pour pouvoir reposer en paix sur mes nattes et dans mes couvertures, à la fraîcheur de la nuit.


De grands rochers brisés, déchirés, de couleur gris pâle comme le sable qui les avoisine, bordent le plus souvent le Mékong ; et au-dessus, et partout, toujours, la grande forêt qui ne finit pas, éclairée sur l’une des berges par ses arbres en fleurs. Je retrouve les belles fleurs roses du pays shan, retombant souvent en grand voile du sommet des plus hauts arbres jusque dans l’eau du fleuve. On entend sans cesse les grondemens des eaux, battant contre les troncs d’arbres accrochés dans le courant ou contre des îlots de rochers. On croirait à une chute d’eau terrible ; mais, quand on arrive, les piroguiers contournent si habilement recueil qu’on sent à peine la difficulté. Ailleurs, c’est un véritable entonnoir dans lequel on se lance ; et, une fois qu’on est pris par le courant, il faut aller jusqu’au bout, rencontrer plus ou moins le courant contraire, traverser ou tourner, comme on peut, les plus gros tourbillons, qui se poursuivent en clapotis pendant des kilomètres. De grandes cascades descendent des berges dans un fracas de tonnerre. On ne sort d’un rapide que pour en retrouver un autre ; souvent, un bruit de tourbillon s’élève, à l’improviste, au-dessus d’obstacles invisibles. Et ces piroguiers, qui, chaque soir, ont fumé l’opium avant de s’endormir, retrouvent devant l’obstacle une précision, une rapidité de coup d’œil absolument admirables et presque rassurantes, même pour une femme qui se sent peu d’héroïsme en face des périls nautiques. Il faut les voir, ces grands enfans, se jouant et luttant avec le fleuve terrible, et, dès qu’ils ont vaincu, riant comme l’enfant heureux du succès de son jeu. On prend confiance avec eux ; on s’électrise un peu soi-même dans la lutte.

Les nuits, cependant, m’étaient devenues assez pénibles, depuis qu’à ces bruits énervans de cataracte, je m’étais, un soir, remémoré toutes les histoires de pirogues parties au fil de l’eau. Je m’avisai alors, à l’étonnement et à la gaîté de mes gens, de faire enrouler l’extrémité de la corde d’attache de ma pirogue autour du corps d’un de mes dormeurs couchés sur le sable.

Nous avions pourtant déjà franchi le Keng-Lé, le plus étroit et le plus difficile de tous ces rapides, dans sa plus mauvaise saison, sans que j’eusse eu seulement le temps de m’en apercevoir. A Ban-Beng, sur la rive gauche, j’étais à moitié route de Luang-Prabang. C’est un important village de cases toutes neuves. Un certain nombre de pirogues y sont en construction ; on est en train de les couvrir et ceinturer de bambous. Il y a là un campement de chercheurs d’or indigènes qui lavent les sables et recueillent les pépites du Nam-Beng[4]. Un peu plus loin, au village de Ban-Pak-Ngoun, sur la rive droite, se trouve l’embouchure du Nam-Ngoun. Cette rivière descend d’une légère chaîne de montagnes, dont l’autre versant donne naissance à la branche la plus orientale du Ménam, la rivière siamoise. On prétend qu’à l’époque des hautes eaux, il suffirait de traîner une barque pendant trois ou quatre kilomètres au-dessus d’un petit dos-d’âne pour passer d’un bassin dans l’autre.

A Kassouane, nous atterrissons au-dessus de grands rochers très sauvages qui barrent le fleuve. Deux baraques et une douzaine de Laotiens y sont installés, me dit-on, pour le commerce du riz. Ils attendent que les Khas leur apportent la moisson, et ils se livrent à la pêche. Ils ont des bœufs, des porcs, des poules : je vais pouvoir, tout au moins, me réapprovisionner de volailles. On comprend d’ailleurs que je ne puis pas acheter un porc ou un bœuf pour en tirer un filet : c’est pourtant ce qu’il faudrait faire si j’en voulais avoir le moindre morceau. Les poulets coûtent six sous la paire : c’est moins cher qu’à Paris, mais ils sont moins gros et moins bons.

Le lendemain, nous allions à la dérive, dans un rapide, suivant le courant d’une rive à l’autre, lorsque tout à coup un courant contraire nous saisit ; nous sommes pris par un remous, à moins que nous n’ayons touché sur une roche, et la pirogue se retourne bout pour bout. Les hommes surpris se regardent alarmés et laissent tomber les avirons ; d’un seul geste, je les remets à l’œuvre, nous filons l’arrière à l’avant pendant (quelques minutes ; les hommes font bientôt force de bras pour virer, et le rapide est franchi.

Un peu au delà, sur la rive siamoise, dans un espace très herbu, paissent des troupeaux de buffles, que je suis fort étonnée de voir dans cette solitude. Ils regardent placidement couler le grand fleuve, sans souci des périls qu’il garde dans son cours, assurés peut-être qu’il ne les portera jamais. Plus loin, sur la rive droite encore, toujours du côté siamois, près du village de Ban-Houk-Kah, la montagne s’écarte du fleuve, et l’on voit dans un espace découvert défiler sur le sentier une longue caravane de deux cents bœufs chargés. Le village situé le plus au nord dans la grande boucle du Mékong avant Luang-Prabang est Ban-La-Han, riant et coquet, en plein soleil, au milieu d’arbres fleuris, fleurs blanches, fleurs jaunes dégringolant en rideaux, beaux arbres roses qui ressemblent à l’arbre de Judée, grands cotonniers aux bouquets d’un pourpre éclatant.

Mais en vain le sixième jour de cette navigation était-il plus paisible, j’avoue que je commençais néanmoins à m’énerver de cette inaction forcée, et de l’obligation de vivre assise ou couchée. Mon boy avait coutume de venir de l’arrière à l’avant de la pirogue pour m’apporter le petit panier de mon frugal déjeuner. Il marchait sur la ceinture de bambous de l’embarcation et s’accrochait d’une seule main au rouf, toiture mobile de la pirogue. Je ne m’étais pas rendu compte de la difficulté du passage et je n’avais pas vu que le rouf fléchissait sous ses efforts. Le dernier jour, comme il venait les mains vides, je crus comprendre, à quelques grattemens, qu’il éprouvait, à passer, plus de peine qu’à l’ordinaire. Aussitôt, je m’empresse de saisir la main qu’il avançait dans le vide ; mais il me fait signe de le lâcher pour lui laisser atteindre un bambou sur l’avant. Au même moment, le rouf tout entier dégringole : mon boy plonge, et il allait tomber dans le Mékong, si je ne l’avais repris vigoureusement par le bras. Les piroguiers m’expliquent que l’eau est en cet endroit très profonde. Je demande à l’indolent petit Malabar s’il sait nager : « Non, — me répond-il avec cette impassibilité orientale qui, pour nous, touche à l’engourdissement. — Madame pas tenu, moi noyé ! » Et il n’y pensait déjà plus.

J’avoue que c’est avec un bonheur extrême que j’ai salué la grande paroi blanche et perpendiculaire du rocher de Nam-Hou, en face de la rivière du même nom, à quelques heures de Luang-Prabang. A belle hauteur, sous des rochers déchirés qui semblent lui faire un baldaquin, s’enfonce une grotte bouddhique très vénérée. Un escalier escarpé, coupé de pentes périlleuses, mène au célèbre sanctuaire de Pak-Hou[5], décrit jadis par Francis Garnier. Il est composé d’une seule salle, peu profonde, encombrée de bouddhas, et précédée d’une sorte de balustrade creusée dans la pierre. La différence normale des crues est de 10 à 12 mètres, et, dans la saison des hautes eaux, le Mékong vient baigner l’escalier de la pagode. Le même jour, par un beau clair de lune, j’abordais joyeusement Luang-Prabang, à quelque six mètres au-dessous des grands escaliers de pierre qui forment, lors de la crue, un débarcadère de haute mine.


II. — LUANG-PRABANG, LES LAOTIENS ET L’ADMINISTRATION FRANÇAISE

C’est vraiment une gracieuse et aimable petite ville, à la fois capitale du royaume de Luang-Prabang, et centre administratif du haut Laos. La ville royale du Prabang, — ainsi nommée d’un bouddha fameux, — est enlourée d’eau de trois côtés par le Mékong et le Nam-Kane. Cette dernière rivière la divise en deux parties très inégales, et décrit un curieux détour avant de se jeter dans le grand fleuve. Luang-Prabang est bâti sur un plan régulier et prend l’aspect d’une cité importante lorsqu’on le contemple du Tiomsi, monticule rocheux et verdoyant, dressé presque à pic au-dessus de la ville. Un escalier droit et vertigineux monte d’un seul jet au sommet du Tiomsi, que couronne un Tut en ruine. Quelques bonzes gardent la vieille pagode appelée Ouate-Pouhsi[6] qui domine un merveilleux panorama. Deux grandes rues parallèles au fleuve, coupées à angle droit par des rues transversales, tous les pignons orientés symétriquement et entourés de verdure, forment un ensemble très inattendu sur le haut Mékong. Si maintenant, pour varier le paysage, vous vous placez sur la rive droite, au soleil couchant, à travers les bambous, les grands frangipaniers aux belles fleurs blanches, les manguiers, les faux cotonniers encore sans feuillage, mais chargés de fleurs empourprées, la vue de la ville, du Mékong, de l’embouchure du Nam-Kane et du cercle de montagnes qui s’estompe dans le lointain, est encore plus pittoresque.

Les berges du Mékong s’élèvent à une quinzaine de mètres ; les eaux, très basses, laissent voir de grands îlots de sable ; et le fleuve puissant et calme roule ses eaux limoneuses sur plus de 400 mètres de largeur. Tout le pays est joli et verdoyant ; le climat tempéré, l’hiver bienfaisant ; le thermomètre y descend, le matin, à 10 et même quelquefois à 2 degrés au-dessus de zéro, pour remonter, dans le jour, à 16 et 25 degrés. Et quelle jolie promenade, le matin, que la longue rue du bazar de Luang-Prabang, sous son avenue de grands cocotiers ! Marchandes et acheteuses, malgré la fraîcheur matinale, vont bravement, le buste découvert ou à peine voilé d’un léger tissu soyeux, le plus souvent noué à la ceinture au-dessus de l’écharpe qui enveloppe les jambes. Toutes les femmes, bien coiffées, ont un air de fête et portent des fleurs dans les cheveux. Les femmes khas mouks se souviennent de l’ancien servage et se tiennent encore tout à l’extrémité de la ligne des marchandes laotiennes. Je constate généralement chez elles un certain écrasement du cartilage du nez et un assez grand écartement des deux yeux. Il est probable que, de même qu’en Chine, l’écrasement est voulu, et ne vient pas tant de la nature que du procédé employé sur l’enfant. J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup à se méfier à cet égard de la nourrice chinoise.

Indolens par nature, ayant peu de besoins, les Laotiens ne pensent qu’à vivre le plus agréablement possible. Luang-Prabang est la ville des fêtes, le centre du plaisir pour les indigènes. Des fleurs partout : hommes et femmes ne se présentent jamais sans offrir un bouquet dans un cornet de feuille de bananier avec deux petites bougies en cire ; c’est, pour ainsi dire, la carte de visite du pays.

En ville, on se livre à peine à quelques industries artistiques, telles que la fabrication des bijoux, la ciselure de l’argent, et encore n’y travaille-t-on que pendant quelques heures de la journée. Les femmes tissent la soie, confectionnent les étoffes et vont au marché. Les fortunes sont médiocres et à peu près égales. Pourvu que chacun ait de quoi se loger, se nourrir, se vêtir, donner aux pagodes, il est content. Le reste serait du superflu ; les Laotiens préfèrent s’en passer plutôt que de renoncer à leur repos, à leur douce tranquillité. Aussi n’y a-t-il guère dans ce pays de métiers proprement dits ; mais l’aide mutuelle se pratique aisément. S’il s’agit de bâtir une maison, on se procure, on achète petit à petit les matériaux nécessaires, et, lorsque tout est prêt, on convoque les voisins. Tout le monde se met à l’œuvre ; en un jour la maison est faite ; et le soir il y a grand festin où tous les ouvriers prennent part. C’est encore une fête.

La religion est le bouddhisme, à peu près comme au Siam et en Birmanie ; mais tout le monde n’est pas obligé au Laos d’avoir été bonze durant une période quelconque de sa vie. Il ne s’ensuit pas que les vœux soient éternels, et le bonze qui ne se sent pas la vocation peut être relevé de ses vœux par son supérieur sur la demande de ses parens. La dévotion du peuple ne consiste guère qu’à se rendre aux pagodes aux jours de fête, à leur faire beaucoup de présens, et à nourrir les bonzes, qui représentent, dit-on, le dixième de la population.

Les pagodes sont très nombreuses ; celle de Ouate-Maï a le grand honneur de renfermer le Prabang[7], le bouddha debout, qu’on nomme le Bouddha des lavages d’or, parce qu’il serait fait avec de l’or du pays, auquel on n’aurait ajouté qu’un faible alliage d’argent. Cette statue renferme, prétend-on, des pierres précieuses et en particulier une petite statue, aussi en pierre précieuse également, qui, lors de la fonte, aurait été se placer d’elle-même dans le Prabang. Le dieu est représenté les mains ouvertes, pour signifier le bon accueil qu’il fait à ses visiteurs. Une autre pagode. Ouate-Yin-Song, est en forme de bateau, de cette forme évasée que les Orientaux donnent aux cercueils. Les bois qui composent les murailles sont sculptés avec une finesse, une délicatesse extrême. Dans une troisième pagode, Ouate-Tung-Nong, si je ne me trompe, je constate, sur la fresque du portail, d’un dessin absolument chinois, deux chapeaux gibus et deux casquettes à grandes visières. Quelques-uns y voyaient un souvenir du pas- sage de la mission Doudart de Lagrée et Francis Garnier.


Les Laotiens croient aux , c’est-à-dire aux mauvais esprits. Ils semblent rendre quelque culte aux forces de la nature. Ils honorent la lune, et pendant les éclipses des salves retentissent. Au temps de la pleine lune, les filles de Luang-Prabang s’en vont chaque soir, le buste presque toujours découvert, en longue théorie ou par groupes, et les bras enlacés, chanter à l’astre nocturne leurs plus tendres aspirations : histoires d’amour ou invocations improvisées. Princesses et filles du peuple se mêlent ensemble, et, quand deux troupes se rencontrent, on échange de joyeux propos. Chaque couplet finit toujours en un cri modulé, prolongé, qui, dans les chaudes nuits, se continue jusqu’à deux et trois heures du matin, et reste comme la caractéristique des chants des filles laotiennes.

Ces jolies filles de Luang-Prabang vivent sans mérite et sans défaut, doux et charmans animaux, faciles et joyeux comme ce peuple indolent et bien portant, qui n’a de réelle énergie que pour rire, chanter et s’amuser. Un peuple de vrais païens, dont la jouissance et le plaisir sont les dieux ! Jeunes gens et jeunes filles n’aiment rien tant que plaisanter, chanter et parler d’amour. Ce sont, comme on l’a dit, des cours d’amour perpétuelles. Leurs poèmes improvisés relèvent du naturalisme : quelques refrains seraient d’une crudité à ne se répéter qu’en latin ou en laotien. Je ne parle ni l’un, ni l’autre.

Tous les garçons de Luang-Prabang font leur poubao (les beaux galans) : ils apportent des fleurs aux jeunes filles, aux pousao, ils leur font de la musique, leur récitent des vers, jouent aux cartes avec elles, ou, par groupes, filles et garçons réunis, jouent aux petits jeux. Jadis une loi dispensait les jeunes Laotiens du service militaire et de l’impôt, parce qu’ils se devaient avant tout aux jeunes filles. L’article est aboli, mais il révèle l’état d’esprit du peuple. Je les voyais, le soir, dans les pagodes, ou bien encore chez un mandarin, un pya, qui relevait de maladie, sauvé, disait-il, par l’intercession des bonzes. Un grand baraquement était construit sur le bord du Nam-Kane, en face de son grand pont qui fléchit sous le pied. Sur une estrade très élevée, on a dressé une sorte d’autel rempli de bouddhas, avec une chaire pour la lecture, et deux bonzes, en gardes d’honneur, s’y tiennent constamment couchés, tandis que, sur une autre estrade plus basse, une centaine de bonzes réunis psalmodient et récitent des prières. A côté, sur une estrade semblable, toute une ligne de jolies filles sont assises sur leurs talons, le dos appuyé au mur : elles feignent d’éplucher et de préparer diverses graines et friandises pour Le repas des bonzes. Sûrement, les vieilles femmes seront encore obligées, le lendemain, de se lever à trois heures du matin ; car ce sont les femmes qui doivent préparer les alimens des prêtres, tenus de prendre avant midi leurs deux repas de la journée.

Un orchestre, tout auprès des pousao, fait entendre ses mélodies profanes sans souci des bonzes ; et voici que bientôt s’avance la phalange des poubao. Ils montent les degrés de la terrasse, l’écharpe rejetée sur la tête ; chaque amoureux vient s’asseoir en face de celle qu’il a remarquée, le visage voilé, pour l’intriguer peut-être, ou pour lui conter et chanter plus librement ses improvisations. L’un joue de la guitare ou bien du kenh, la grande harpe laotienne à longs et légers tuyaux de bambou ; l’autre joue de la flûte ; cet autre encore frappe du tam-tam. Jusqu’à deux heures du matin, ce peuple noctambule et paresseux se livre ainsi au flirt. De même, sur la terrasse de sa maison, la pousao va, la soirée entière, causer à l’écart avec son poubao. S’il en arrive mal et que la fille se plaigne, le garçon doit l’épouser ou payer quinze roupies. Si la faute a des conséquences, il paiera trente roupies. Le poubao ne se défend pas ; il avoue toujours qu’il lui avait promis le mariage et qu’il pensait qu’elle ne se plaindrait pas. Toutes les offenses aux femmes sont taxées ; chaque baiser est coté selon son importance. L’adultère est très rare, et passible d’une très forte amende, — deux cents roupies, je crois.

Les disputes sont inconnues dans ce joyeux pays, le Laotien est doux comme un enfant. Et cependant, quand j’y suis arrivée, tout Luang-Prabang venait d’être bouleversé par un de ces événemens qui pourraient bien marquer la fin des temps : deux femmes s’étaient disputées au marché I peut-être prises au chignon ! Et le roi avait été obligé de promulguer un édit qui fut affiché au bazar ! Dans des pays plus civilisés, j’entends dire que des hommes, des mandarins élus même, se malmènent assez bruyamment, et nul ne s’en émeut plus.

Les conditions sanitaires sont favorables aux Européens ; et je ne rencontre pas dans le haut Laos les pâleurs et les embonpoints qui caractérisent si souvent l’anémie dans nos colonies, et qui résultent la plupart du temps du manque d’exercice. Je ne voudrais pas citer trop souvent les colonies anglaises, sous prétexte que je les ai parcourues avant les nôtres ; mais elles peuvent être un terme de comparaison auquel il est bon de se reporter. Les Anglais, avec leur amour et leur habitude de tous les sports, se maintiennent aux Indes dans de meilleures conditions hygiéniques que nous. Les fonctionnaires, payés plus que les nôtres, mais obligés de faire les frais de leurs voyages pour aller en congé, en sont plus économes ; ils font de plus longs séjours dans la colonie et y résistent plus aisément. D’autre part, en Birmanie comme aux Indes, le gouvernement les tient en haleine par des déplacemens continuels. Ils doivent, pendant des six et huit mois par an, parcourir les districts et bien souvent vivre sous la tente.


Ce système n’est pas moins utile à la bonne conduite de l’administration qu’à la bonne santé des administrateurs. Quoiqu’on nombre restreint, les fonctionnaires anglais ont le pays bien en main ; sachant les langues et maintenus longtemps dans les mêmes postes, ils sont plus en contact avec les indigènes que ne sauraient l’être nos innombrables fonctionnaires de tout ordre, résidant à poste fixe, tenus en lisière, et changeant sans cesse, qui, selon un mot connu, sont comme de la poussière de fonctionnaires.

Je dois reconnaître que l’inconvénient est moins apparent dans le haut Laos que dans le reste de notre colonie. J’ai pourtant compté environ quatorze fonctionnaires à Luang-Prabang ; mais c’est un point de centralisation, et nous portons au loin toutes les subdivisions de notre administration.

Dans le reste de la région, les commissariats sont à des dix jours, vingt jours et davantage de la résidence du commandant supérieur[8]. Les territoires qui en relèvent sont considérables et exigeraient du commissaire une activité continuelle, dans une contrée où tout est à faire et où le résultat dépend uniquement de la valeur de ce fonctionnaire.

Ces commissariats sont au nombre de cinq :

Vien-Tian, dont j’aurai l’occasion de parler en cours de route ;

2° Le Tran-Ninh, véritable sanatorium, sur un vaste plateau, à 1 600 et 1 800 mètres d’altitude.

L’élevage y a été très florissant. Chevaux et bœufs, très recherchés pour leur force et leur grosseur, s’y comptaient par milliers lorsque les Siamois les ont capturés avec une partie des habitans. Vainement ces Laotiens réclament à Bangkok leur retour au pays d’origine et la restitution du bétail enlevé. Des bases d’évaluation avaient été établies en 1889 par le résident de Vinh, et nous sommes impuissans à obtenir satisfaction du roi de Siam, malgré le texte formel du traité de 1893. Puisque nous sommes les « protecteurs » de ces populations, pourquoi ne pas exercer nos droits et remplir nos devoirs ? Le port de Vinh est à peu de distance de cette riche contrée, qui est favorable à l’agriculture comme à l’élevage. Le fer y est réputé le meilleur de ces pays, et des mines d’or y sont exploitées.

3° Les Hua-Panh sont placés entre le Luang-Prabang et Hanoï, et pourraient relier ces deux villes par une route terrestre.

Vien-Poukha[9], à dix jours au nord de Xieng-Khong, comprend les territoires de Xieng-Khong, Xieng-Sen et Muong-Sing. La restitution de Muong-Sing fut faite le 10 mai 1896 par mon hôte de Xieng-Tong, M. Stirling, délégué du gouvernement britannique, aux mains de M. Vacle, commandant supérieur du haut Laos, délégué du gouvernement français, mon hôte de Luang-Prabang et l’un de nos plus habiles fonctionnaires, si j’en juge par l’œuvre qu’il a accomplie en trois années. Muong-Sing, sur la frontière des Sip-Song-Pana, la plaine aux rizières fertiles, aux innombrables troupeaux, est traversé par de nombreuses caravanes venant de Chine et du pays des Sip-Song-Pana, pour se rendre en Birmanie et à Xieng-Kong. C’est la région des mines de saphir. Il s’y fait un grand commerce de cire, et le thé, spécialement préparé, est envoyé en Birmanie pour y être chiqué.

Le successeur de M. Mazeran au commandement du La Grandière doit continuer à faire monter notre canonnière de Xieng-Lap dans la direction de Xieng-Hong, l’objectif des Anglais sur la route de Se-Mao, — et cette manœuvre, si j’en crois les inquiétudes de nos voisins, doit grandement servir notre influence dans ce pays.

5° Le cinquième commissariat est le Muong-Hou, sur le haut Nam-Hou, à la frontière du haut Tonkin et de la Chine. Ce territoire nous a été cédé en 1895. Outre le riz qui se cultive dans tout le haut Laos, on y cultive surtout le benjoin, la gomme laque et la cardamone, dont la vente est toujours assurée à Bangkok. Il se fait encore un important commerce d’opium, de défenses d’éléphant, et aussi de cornes de rhinocéros et de cornes molles de cerf, très employées les unes et les autres dans la pharmacie indigène, et qui se vendent fort cher. L’élevage et l’agriculture pourraient y être exercés par les colons français avec les meilleures chances de succès.


L’immense débit de bois de tek fait à Bangkok a considérablement appauvri les forêts du Ménam, et c’est maintenant sur la rive droite du Mékong qu’on trouve la plus grande quantité de ces bois précieux. Près de Xieng-Khong et de Pak-Laï il y a de belles forêts, et il est à remarquer que si les grandes futaies de tek que je traversais entre Xieng-Tong et Xieng-Sen, de même que les nombreuses forêts de la rive droite, sont situées en dehors de notre territoire, leurs produits n’ont pourtant pas d’autre issue que le Mékong. Réunis en trains ou abandonnés au fil de l’eau, ces teks ne peuvent relever que de nos marchés de Phnom-Penh et de Saigon. Cependant le bois nécessaire à notre marine de guerre, qu’on peut évaluer à 500 ou 600 tonnes, a encore été acheté cette année à Bangkok par deux officiers envoyés au Siam à cet effet.

Je suis toujours étonnée du peu de foi que nous avons en nos colonies. En France, nous ne nous y intéressons que par une initiation lente, et, en Indo-Chine, la situation n’est pas meilleure : la Cochinchine dédaigne l’Annam, l’Annam méprise le Laos et ainsi de suite. Chacun vante les ressources de la région qu’il pratique et met en question celles de la région voisine, qu’il ne connaît pas, et dont il nie les qualités. Cependant ce haut Laos renferme des richesses considérables. Tout le territoire de Luang-Prabang compris entre le Nam-Hou et le Mékong abonde en terrains aurifères. Des filons ont été reconnus ; j’ai vu des pépites d’or natif, remarquables par leur volume et leur poids, apportées par les différens cours d’eau et les pluies qui entraînent les sables. Les alluvions sont chaque année lavées et relavées par les indigènes. Près de l’embouchure du Nam-Beng, j’avais été tout étonnée de trouver une agglomération considérable de cases neuves et de gens occupés à des lavages sur le bord du Mékong. J’ai dit que des filons avaient été reconnus, mais jamais les indigènes n’ont su exploiter la partie rocheuse, la plus riche en or. Une exploitation technique s’impose, pour laquelle un capital sérieux serait nécessaire, si l’on veut ne pas arriver à un échec, et qui mettrait sans doute en lumière des richesses depuis trop longtemps inutiles.

Malheureusement l’épargne française, très friande de mines d’or, croira peut-être difficilement à celles qui sont en pays français, et qui seraient capables de contribuer à la prospérité de l’une de nos colonies. Une société étrangère nous conviant au Klondike ou au Transvaal obtiendrait certainement plus de crédit. On ne s’effraierait ni de la température glaciale de l’un ni du manque d’eau de l’autre. Au Laos, l’eau est partout, la température supportable en toute saison et les vivres abondans : poulets, porcs, bœufs, poissons, légumes. La seule infériorité du haut Laos résulte de son éloignement de la mer, de la navigation difficile de ses cours d’eau, et de sa population trop clairsemée.

Un service de bateaux à vapeur, aussi régulier que possible, étant données les immenses difficultés de l’entreprise, est établi maintenant depuis deux ans entre Saïgon et Vien-Tian. Plusieurs bateaux circulent dans les grands biefs, reliés par des embarcations indigènes sur les points où nos bateaux ne peuvent passer. De grands travaux de régularisation et de balisage s’imposent encore et sont sans cesse demandés par la Compagnie fluviale de Cochinchine.

J’ai entendu avec bonheur depuis mon retour, assurer qu’après trois mois de trafic incessant pendant la saison des hautes eaux, hélas, trop courte, les vapeurs n’avaient pu, dès la première année, répondre à toutes les demandes des chargeurs. C’est donc un nouveau courant qui s’établit et se dirige vers notre colonie de Cochinchine. Il appartient à nos industriels de savoir en profiter et de ne pas continuer à forcer les Laotiens d’aller se fournir à Bangkok d’articles anglais et allemands, que notre commerce pourrait leur procurer aussi avantageusement. Je ne puis oublier que deux mois auparavant, en haute Birmanie, où la population est non moins clairsemée qu’au Laos, j’avais trouvé à 1 250 kilomètres de la mer[10] une ligne de chemin de fer doublant un fleuve navigable en toute saison sur 1 600 kilomètres.

Que demain une société se crée au haut Laos pour exploiter les mines d’or ou les mines de saphir plus septentrionales, la population arrivera nombreuse, et, avec elle toutes sortes d’industries se créeront autour de ces mines. L’agriculture et l’élevage, trouvant à vendre leurs produits, prendront un nouveau développement. Les voies de communication s’imposeront d’elles-mêmes. Et ce haut Laos qui ne nous a pas coûté une seule colonne pour le conquérir, puisque à eux seuls M. Vacle et ses trois collaborateurs en ont paisiblement pris possession, deviendra une colonie florissante, si l’on a recours à des mesures administratives assez libérales, et si l’on sait ne pas reculer devant les sacrifices nécessaires au début de semblables entreprises. J’ai entendu les gens les mieux renseignés et les plus autorisés m’affirmer, avec une foi absolue, le succès de ces mines le jour où l’on voudra bien s’en occuper, et m’assurer qu’en peu d’années, le pays couvrirait ses dépenses.

Malheureusement il semble que ce résultat, le seul que nous ayons à poursuivre, soit retardé comme à plaisir par l’initiative inopportune et anti-économique de certains de nos agens. En effet, le 30 juin 1897, dès le début du trafic développé par le service des Messageries fluviales, on s’est empressé de frapper de droits de sortie tous les produits naturels d’exploitation immédiate du bas Laos : le riz, la cardamone, la gomme laque, le benjoin, l’ivoire, la cire, les pirogues, les ossemens, cornes et dépouilles d’animaux (bœufs, buffles, tigres, cerfs). Les recettes prévues de ce chef au budget du bas Laos pour 1898 ne dépassent pas 15 000 francs, une misère. La même mesure est maintenant étendue, depuis le mois de juillet de la même année, au haut Laos. Or une douane intérieure dans un pays neuf, dans un pays qui pouvait entrevoir la possibilité de s’enrichir avec les produits de son sol, c’est folie et contradiction. Pourquoi ouvrir sur le Mékong une voie de communication, si c’est pour la fermer par des tarifs ? La conséquence est fatale : le mouvement qui s’était créé par l’organisation du service régulier des Messageries fluviales et le courant économique orienté sur Saigon seront arrêtés net par la création de cette barrière intérieure à la sortie du Laos.

On comprendrait, à la rigueur, l’établissement de droits sur les marchandises exportées dans les territoires étrangers voisins : Chine, Siam, Birmanie. Mais la mesure concerne aussi bien la Cochinchine, le Tonkin, l’Annam et le Cambodge, c’est-à-dire tous les débouchés vers la mer qui sont encore le territoire français. Et tandis que les Anglais multiplient les ports francs et ouvrent toutes les portes au commerce, nous introduisons en Indo-Chine des octrois qui sont nos murailles de Chine. C’est entraver de gaîté de cœur l’essor commercial qu’allait prendre le Laos. Les habitans de la rive siamoise, que nous avions réussi à faire revenir sur la rive gauche française, repasseront sur la rive droite pour s’affranchir de ces mesures aussi onéreuses que vexatoires, car, indépendamment de ces charges nouvelles, le Laotien paie en territoire français un impôt de capitation de deux à trois piastres. Lorsqu’il voyage, il doit payer son permis de circulation pour lui, son personnel, ses coolies, sa marchandise. Il paie même un permis de chasse !

Or il est devenu nécessaire que chacun pourvoie à sa sécurité personnelle, dans ces immenses territoires que commencent à envahir des bandes de pillards et de malfaiteurs pourchassés de la rive siamoise, qui se trouvent plus à l’aise pour opérer sur la rive française. Déjà en 1897, pendant ma traversée du pays, on parlait de quelques attentats dans le moyen Laos. Voici aujourd’hui que des convois de pirogues circulant entre les biefs navigables sont attaqués et pillés par des bandes parfaitement organisées, dirigées, m’assure-t-on, par des Chinois habitant la rive gauche, et encouragées par l’inertie de ceux qui ont pour mission de faire respecter l’ordre et de protéger les colons et leurs biens. Il faut se hâter de revenir sur toutes ces malencontreuses mesures et d’assurer la sécurité de l’indigène, ou bien il faut renoncer à tirer du Laos le parti que ses incontestables richesses nous permettent d’espérer.


Le royaume de Luang-Prabang n’est qu’une partie du haut Laos, mais ce n’en est pas la moins intéressante.

Lorsque M. Vacle est arrivé, en 1894, il n’a trouvé aucune organisation administrative. Il fallait, tout en respectant le plus possible les coutumes des habitans, et sans froisser les susceptibilités du roi, des mandarins et des bonzes, prendre les mesures utiles aux intérêts du pays et du peuple. Après trois années d’occupation, quatre réformes capitales étaient déjà accomplies sans secousse, sans froissement.

La première a été l’émancipation des Khas, ce bon petit peuple travailleur, corvéable à merci, qui était livré aux mandarins laotiens, et devait leur fournir toutes les ressources nécessaires à l’existence. C’est là une mesure de premier ordre, si l’on considère que ces primitifs, généralement traités de sauvages, représentent les races d’avenir du Laos, et que nous commençons à nous appuyer sérieusement sur elles. Au début de l’occupation, ils fuyaient notre approche ; aujourd’hui, ils sont les premiers à apporter leurs protestations et leurs réclamations au Po-Mè, c’est le nom qu’ils donnent au commandant supérieur et qui signifie « père et mère[11]. » Pour les familiariser avec nous et les initier à nos procédés de culture, on choisit dans les villages, à l’occasion de la corvée à faire, qui est pour tous de vingt jours par an, des hommes qu’on renvoie, leur service accompli, avec des graines pour récompense. Le chef de village en est informé et a l’obligation de veiller à ce que les graines soient semées et à ce que ces hommes apprennent aux autres la manière de les cultiver.

La seconde réforme a été la libération des esclaves. Ces mots, beaucoup trop gros, disent improprement la chose, car les esclaves étaient, pour parler exactement, les cliens de leurs patrons. Ils faisaient partie de la famille, mangeaient avec elle, et profitaient quelquefois des bénéfices qu’elle leur assurait. Pour garantir l’exécution de cette mesure dans les conditions les moins défavorables pour les uns et les autres, les esclaves pour dettes — si nombreux dans ce pays, où l’on se vend et où l’on donne ses enfans en paiement — se sont vu diminuer leur dette de quatre ticaux, environ 6 fr. 40 par mois. Cette mesure, d’après le calcul établi avec le roi, doit aboutir à la suppression totale de l’esclavage en deux ans et demi.

La troisième réforme a eu pour objet de rendre tout le monde égal devant le justice. Certaines castes privilégiées échappaient à la juridiction du tribunal ordinaire, et ne relevaient que du roi et de quelques grands fonctionnaires. Cela n’existe plus.

Par la quatrième réforme, l’impôt, qui n’atteignait autrefois que le peuple, a été unifié. Tout le monde aujourd’hui, fonctionnaires, princes et mandarins, est soumis à une taxe, une capitation, de deux piastres par an, soit environ de 5 francs à 5 fr. 50.

Des impôts perçus sur le territoire du roi de Luang-Prabang, soit sur la rive française, soit sur la rive siamoise, car son royaume s’étend à la fois sur l’une et l’autre rives, le gouvernement français touche une moitié, et le trésor royal encaisse l’autre moitié. Un agent français pour notre compte et un agent indigène pour le compte du roi, assurent le service des finances. Le budget du royaume est établi à Luang-Prabang, par un accord entre le roi et le commandant supérieur, et il est approuvé par le gouverneur général. Les recettes proviennent des impôts, des amendes et des frais de justice, des mines et des régies de l’opium et de l’alcool. Les dépenses comprennent la liste civile du roi, du second roi, du frère du roi ; le traitement donné aux fonctionnaires en échange des villages khas qui leur ont été retirés ; la moitié des frais de construction de l’école et de l’hôpital français de Luang-Prabang, qui servent pour tout le haut Laos ; certaines dépenses prévues de travaux publics ; un jardin d’essais nouvellement créé par M. Vacle ; et enfin toutes les dépenses indigènes afférentes au royaume de Luang-Prabang.

Autrefois, quand le Luang-Prabang était tributaire du Siam et lui devait « les fleurs d’or et d’argent, » le Siam envoyait le feu qui devait brûler les rois. Aussi, aux fêtes luxueuses qui avaient eu lieu un an avant mon arrivée pour les funérailles du vieux roi, le commandant supérieur dut-il présenter en grande pompe le « feu de France. » Une longue pièce d’étoffe, tendue du char funéraire au sommet de la pagode, symbolisait la voie qui devait mener au ciel le roi défunt. Vingt grands plateaux furent solennellement présentés au cours de la cérémonie ; chacun d’eux portait deux cent cinquante fruits ; dans chacun de ces fruits était renfermée une pièce de 1 franc ou même de 1 roupie, et ces cinq mille fruits furent jetés au peuple. Les fêtes durèrent huit jours, avec luttes de boxe, combats à l’épée et à la canne, et feux d’artifice tous les soirs. Le nouveau roi devait, matin et soir, se rendre à la pagode dans le plus solennel apparat.

Le roi actuel, Sa Majesté Zaccharine, a succédé à son père en 1896 et a été couronné par le commandant supérieur le 14 juillet de cette même année. Il est pour nous l’allié et l’auxiliaire le plus précieux que nous puissions rencontrer. Si nous avons des craintes à concevoir dans ce pays, elles ne peuvent naître que du fait des Siamois, résolus à nous créer beaucoup de difficultés sur le Mékong. D’ailleurs, notre attitude passive à Bangkok et notre peur des complications leur ont permis, depuis longtemps, d’envahir sur la rive droite du fleuve la bande neutre de 25 kilomètres stipulée par la convention de 1893 et cela pourra plus encore compromettre l’avenir de l’Indo-Chine. Il suffirait, ce qu’à Dieu ne plaise ! qu’une nation ennemie voulût étendre la main pour s’emparer du merveilleux grenier d’abondance qui s’appelle Bangkok et le Siam.

Le second roi est délégué à l’administration du territoire de la rive siamoise. Dans cette dualité royale, le premier roi représente la sagesse, la raison : esprit très ouvert et très pondéré, il est le régulateur de la situation. Le second roi représente l’initiative et l’action : nature plus ardente, il aime le progrès, mais son autorité est plus rude ; très intelligent, prompt à s’enthousiasmer pour une idée, il est énergique dans l’exécution. Bref, ces deux princes, par la diversité de leurs qualités, se complètent admirablement l’un l’autre.

Le Sénam est le conseil royal composé héréditairement des membres de certaines familles. Le roi peut créer de nouveaux membres du Sénam, mais il ne peut jamais les révoquer. Jusqu’à l’occupation française, le Sénam intervenait au nom du roi. C’était une sorte de Chambre des pairs très puissante, investie du droit de remontrance. Les actes du gouvernement portaient : « Le Sénam et le Roi ; » cet ordre est à remarquer. Maintenant le roi donne seul la signature. Il y a tout un cérémonial pour porter au Sénam un message du roi. C’est un page, un matélek, qui doit le remettre ; et pendant qu’il parle au nom du roi, il se tient debout devant les mandarins. Son message accompli, il se prosterne, et se tient à terre devant ses supérieurs.


Le lendemain de mon arrivée à Luang-Prabang, je suis allée avec le commandant supérieur faire visite à Sa Majesté Zaccharine, qui a la plus sérieuse physionomie de souverain d’Orient qu’il m’ait été donné de voir. A la porte du palais royal, les petits miliciens en ligne ont sonné le clairon, le cher clairon français, que j’avais retrouvé à Xieng-Khong avec les miliciens, tous Khas-Kouang, organisés par le commandant supérieur pour la garde du royaume. Tandis que nous montions à la terrasse du palais, le roi est venu au-devant de nous d’un air affable. Il est plein de dignité et de simplicité, son expression de physionomie est tout européenne. Toutes ses questions portent. C’est un homme qui raisonne et qui comprend. Il a une courtoisie raffinée, une bonté et une aménité charmante, un tact parfait.

Il nous reçut dans une grande salle, aux colonnes de bois de tek formant véranda, d’un aspect assez simple mais ayant bon air. Comme je lui faisais compliment de sa ville de Luang-Prabang, il en reporta tout l’honneur à M. Vacle, avec une nuance sincèrement reconnaissante et une sérieuse affection. Le départ prochain du commandant supérieur le jetait dans une grande inquiétude pour l’avenir ; et je sais que, au jour de l’an 1898, il lui a envoyé en France une dépêche télégraphique avec ses souhaits de bon retour.

Tout le monde se tient prosterné sur le passage du roi et en sa présence. Autrefois c’était bien plus encore, on se traînait sur les genoux et les bras pour s’approcher de lui, car personne ne devait jamais se trouver au-dessus de Sa Majesté ; et, à moins d’être en grande cérémonie sur son trône, Sa Majesté se tenait ordinairement assise à terre sur des coussins.

Maintenant Zaccharine nous offre le thé autour d’une table à l’européenne. Sa Majesté me fait demander ma photographie. Elle y inscrira la date de ma visite, dit-elle gracieusement, pour me voir encore alors que je serai partie, et pour la conserver dans les archives du royaume, comme marque du passage de la première Européenne venue seule dans ses États. Elle ajoute aimablement qu’elle tiendra à me rendre cette première visite.

Sur ma demande de voir la reine, le roi s’est empressé avec un geste aimable de nous mener chez elle, et de nous conduire lui-même dans le grand hall de son appartement. Les cheveux coupés en brosse, il marche d’une allure très masculine, peu commune en Orient, bref, il a une belle attitude. Il se drape dans son joli sampot (écharpe pantalonnante comme au Siam) en soie bronze clair à petits dessins brodés. Ses grands bas de soie rouge cardinal remontent jusqu’aux plis du sampot. Il porte une petite veste sombre, fermée par devant avec quelques ornemens d’or, et le grand collier de commandeur de la Légion d’honneur.

La reine nous attendait en grande toilette : écharpe drapée en jupe, tissu de soie rouge et or ; veste très ornée ; innombrables bijoux, énormes anneaux crevant le lobe de l’oreille ; doigts encombrés de bagues. Elle est parfaitement laide d’ailleurs, et sa physionomie est peu intelligente. Comme je fais compliment d’une certaine écharpe de la reine, le roi nous déclare que c’est la façon de porter l’écharpe pour recevoir « un grand personnage. » Très flattée en vérité ! C’est le protocole de l’écharpe. Le thé est présenté par deux jeunes et jolies servantes en charmant costume, les épaules nues et l’écharpe très bas, conformément sans doute au protocole qui convient à leur rang, et qui ne manque pas de charme. La conversation a toujours pour sujet mon voyage, la vaillance des femmes de France et les embarras de la meilleure route à prendre pour le départ. J’entends dire communément qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que les Français soient si braves si leurs femmes sont aussi courageuses.

De l’appartement de la reine, nous allons encore, toujours menés par le roi, chez la reine mère. C’est une grande femme de soixante-dix ans, en deuil du vieux roi. Pour marquer ce deuil, elle est vêtue d’une grande draperie de cotonnade blanche brodée de soie de même nuance. Elle a les cheveux rasés et porte l’écharpe blanche dans le négligé obligatoire. Elle nous attend sur la galerie, dans une pose absolument hiératique et une attitude superbe de style. Elle a dû être remarquablement belle ; mais ses cheveux ras et son costume lui donnent l’aspect d’un vieux bonze. D’un entrain et d’une vivacité tout à fait amusante, elle a de l’esprit, de la drôlerie. Elle dit volontiers ce qui lui passe par la tête ; et représente assez bien, par les vivacités de ses reparties, une de nos vieilles duchesses de comédie égarée dans le haut Laos. Cependant sa beauté de jadis et son esprit n’avaient pas empêché le vieux roi, dont elle porte le deuil, d’être très éclectique. Il était regardé comme le père de son peuple au sens propre du mot. Il ne craignait jamais de se mésallier, et ses faveurs s’étendaient volontiers à ses jolies sujettes, même en dehors du palais.

La reine mère n’est que la belle-mère de Zaccharine. Elle l’a élevé, et il la traite comme sa mère. Ce doux peuple est très respectueux envers les parens : j’observais avec plaisir de quelle manière touchante Zaccharine aidait la vieille reine, dont la goutte déformait les longues mains, à prendre sa tasse de thé. Elle nous conte comment, étant allée dans sa jeunesse à Bangkok, elle avait fait frémir toute la cour de Siam avec son laisser aller de conversation laotienne, qui appelle un chat un chat et ne se plaît à deviser que de choses d’amour ; comment son père possédait huit cents femmes, comment il les recevait toutes chaque matin avec ses nombreux enfans, ce qui m’empêcha de voir une sinécure dans le métier royal ; comment enfin, dans cette énorme famille, il n’y avait pas la moindre querelle. Le plus admirable est qu’elle rapportait ce dernier trait comme le plus naturel du monde.

Chaque semaine le roi sort de son palais pour aller à la campagne, soit par eau, soit à cheval. Quand il se rend, pour affaires, chez le commandant supérieur, il y vient à cheval ou en voiture, avec une très petite escorte et sans apparat, tout comme un Occidental. Mais dans le grand cérémonial et à la grande fête du douzième mois, qui est leur jour de Tan, il est porté sur un trône, la couronne d’or sur la tête, entre deux lignes de ses pages, les matéleks, agenouillés sur son passage, et présentant la garde de leurs sabres en faisant le salut.

De même, — et j’ai été autorisée à en prendre un instantané, — dans les grandes audiences, il est entouré de ses mandarins ; et les mateleks forment devant le trône deux longues lignes concentriques le sabre abaissé.

Le commandant supérieur, fonctionnaire purement civil, est très aimé de toute la population, et il a su trouver de l’appui et des aides dans toutes les classes de la société. Les bonzes eux-mêmes lui ont été d’un grand secours, et surtout le plus influent d’entre eux, le vieux satou de la pagode de Wat-Maï (satou veut dire prince ou monseigneur). Adepte fervent de nos idées, le chef de la pagode de Wat-Maï a été l’auxiliaire le plus précieux de M. Pavie et de M. Vacle. Il se préoccupa surtout de faire pénétrer dans l’âme des Laotiens l’amour des Français. Il saisit aisément l’utilité de nos mesures, et s’efforce de les faire adopter. Je le voyais quelquefois, le soir, vers dix ou onze heures, apparaître, entre les draperies d’une porte du grand hall de la résidence. Drapé dans ses soieries pâles, il se tenait fixe et silencieux comme un spectre, jusqu’à ce qu’on s’avisât de sa présence. Il ne sort que la nuit, il ne peut supporter la lumière du soleil après les nombreuses années qu’il a passées dans l’obscurité des grottes bouddhiques. Il avait une immense influence sur le vieux roi. Il est l’ami de Zaccharine ; et, dans ce petit et intéressant royaume, toutes les grosses questions qui depuis trois ans ont été résolues et tranchées, sans secousse, mais non sans peine, ont été préparées avec lui dans de longs entretiens nocturnes. Sa figure impassible prend une finesse et une malice extrême dès qu’il s’anime. Il s’amusait fort de mes questions sur les mœurs, les usages et les légendes du pays et des réponses qui m’étaient faites.

Les Laotiens proprement dits habitent les centres, les vallées, les parties basses. Plus grands que les Khas, le teint plus clair, ils sont la race supérieure. Ils sont généralement tête nue, les cheveux en brosse, vêtus d’un simple sampat.

Les Lus, les Méos, les Yaos occupent les parties hautes de la montagne. Les Méos cultivent surtout l’opium, et les Yaos, venus de Chine, se livrent avec grand succès à la culture et à l’élevage.

Au marché de Luang-Prabang, j’ai souvent rencontré ces curieux habitans des montagnes et surtout les Khas, trois fois plus nombreux que les Laotiens, et qui se subdivisent en plusieurs branches. Généralement de petite taille, ils ont le teint foncé, le nez large et épaté, les cheveux plats retombant sur le front et réunis en (chignon en arrière. C’est la race exploitée par messieurs les Laotiens ; et voilà pourquoi les femmes khas se tiennent encore isolées tout à l’extrémité de la longue avenue du marché.

On distingue les Khas-Lemet, les Khas-Kouang, les Khas-Mouk, les Khas-Mouceu, Khas-Païe et les braves Khas-Sak, dont la simplicité et la bonté font l’objet de mille légendes.

Ce sont eux, lorsque le roi change de demeure, qui viennent tirer des flèches dans les poutres du palais pour en chasser les mauvais esprits. Ce sont eux encore qui viennent chaque année prier solennellement les dieux de leur réserver toutes les calamités, et de les épargner à « leurs frères cadets » les Laotiens. Les Khas et les Laotiens se tiennent en effet pour frères, ils se disent sortis les uns et les autres de la « citrouille, » et jusqu’à présent les Khas ont gardé pour eux toutes les misères.

On raconte qu’au temps jadis Khas et Laotiens étaient partis ensemble de Dien-Bien-Phu pour aller au Laos occuper le territoire de Luang-Prabang. Il avait été entendu que les premiers arrivés feraient une entaille à un certain arbre pour établir leur droit et que le pays leur appartiendrait. Les Laotiens étaient partis dans une pirogue d’or, tandis que les Khas avaient une pirogue de cuir, qui « filait comme poisson dans les rapides. » Ce que voyant, les Laotiens, dont la pirogue était chargée de vivres, proposèrent à leurs « frères aînés « de changer de pirogue. Le changement eut lieu ; mais les Khas ramaient si bien et si fort qu’ils n’en arrivèrent pas moins les premiers. Ils marquèrent l’arbre, puis s’en allèrent voir le pays dans la montagne. Quand ils revinrent les Laotiens étaient installés. En vain les Khas montrèrent sur l’arbre la marque qu’ils y avaient faite, les Laotiens prétendirent être arrivés les premiers et firent voir à leurs frères une autre marque tout au haut de l’arbre. Et les Khas s’inclinèrent et s’en allèrent vivre dans la montagne.

Selon une autre légende, le royaume de Luang-Prabang devait appartenir à celui dont la branche, plantée devant la pagode, pousserait le plus vite. Les Laotiens plantèrent la leur dans une tige de bananier, dont la sève la fit germer rapidement, et le Prabang leur appartint.

Ailleurs encore, on raconte que le royaume devait échoir à ceux qui pourraient planter leurs flèches dans le rocher de Nam-Hou, la grande paroi qui se dresse à pic en face de la rivière du même nom. Les Laotiens enduisirent la pointe de leurs flèches de cire vierge qui se colla au rocher, tandis que les flèches des trop honnêtes Khas retombèrent au Mékong.

On rapporte enfin qu’il y avait deux éléphans, une mère et son petit, qu’il s’agissait de se partager. Les « petits frères » choisirent le jeune éléphant. Et celui-ci criait sans cesse et appelait sa mère, qui revenait toujours auprès de lui, ce qui procura aux « petits frères » les deux éléphans. Il restait encore à partager deux « gongs, » un gros et un petit. Instruits par l’exemple du gros éléphant, les bons Khas choisirent le petit gong, et se mirent à taper dessus tant qu’ils purent, espérant que le grand gong viendrait rejoindre le petit. Le grand gong ne vint pas ; et les malins Laotiens eurent tout à la fois le grand gong et les deux éléphans.

Les nuocs, les serpens, jouent un grand rôle dans les légendes laotiennes. Il y a les nuocs du fleuve, les sirènes qui vous enlacent et vous entraînent au fond des eaux, pour vous y sucer le sang. Leur demeure n’est pas au fond des eaux, paraît-il, mais c’est là qu’ils vous font mourir, sans jamais vous emmener jusque dans leurs demeures. Si l’on parvient à prendre un nuoc dans un filet, il déchire le filet et entraîne avec lui toute la pêche. On parle aussi du nuoc, qui a été si fort en colère après le passage du La Grandière qu’une montagne à pic qui dominait le fleuve a glissé et s’est écroulée. On a bien vu que le nuoc aurait voulu lui barrer le passage.

Les poissons ont aussi leurs légendes, tel certain gros poisson au nez écrasé qui porte la marque infamante du crime d’un ancêtre. Il était autrefois une fille de roi qu’un prince aimait et voulait épouser. Le roi, en père cruel, s’opposait à ce mariage, et ne voulait l’autoriser qu’à une seule condition : le prince prendrait un grand plateau chargé de riz et le jetterait dans le Mékong ; la jeune fille ne serait à lui que s’il pouvait retrouver et rapporter tous les grains de riz. L’amoureux confia donc sa peine aux poissons ; il fut si éloquent, et les poissons du Mékong si sensibles, qu’ils s’engagèrent à lui rapporter tous les grains de riz. Mais quand on vint à faire le compte, il manquait un grain de riz, un seul grain. Un poisson, infidèle à la promesse commune, l’avait mangé. Le coupable fut vite découvert, et le prince furieux lui cassa le nez. Depuis ce temps, tous les poissons de son espèce ont gardé la marque infamante.

Si nous ne sommes plus au pays des Natt, les mauvais esprits birmans, les pîs du Laos ne sont pas moins extraordinaires ; on a pour eux une grande vénération, et la sorcellerie est fort en honneur.

On raconte sérieusement que dans les Hua-Panh, les Thaïs-Neua peuvent faire tenir des bambous suspendus dans l’air ; et que des hommes se pendent vainement à ces bambous sans pouvoir leur faire toucher terre. Certains sorciers peuvent mettre des buffles dans le ventre des hommes et des femmes, ce qui doit être bien gênant. Ils commencent par y mettre un morceau de cuir et d’étoupe, qui se gonfle et devient buffle. Et c’est si vrai qu’un homme a été jugé, à Luang-Prabang, il y a trois ans, sous l’inculpation d’avoir fait mourir de cette manière douze ou quinze personnes ; or le morceau de cuir avait été retrouvé dans l’abdomen. Les gens étaient malheureusement morts avant l’éclosion des buffles ; autrement le cas eût été bien intéressant pour la science. Le Khas, d’ailleurs, a avoué son crime ; il opérait, a-t-il dit, tout simplement en regardant ses victimes. Ajoutons, ce qui nous donnerait, à nous autres sceptiques, l’explication du mystère, que ces indigènes se nourrissent volontiers de la peau des animaux et de celle du buffle en particulier.

Un bonze de Luang-Prabang vient de manquer, au préjudice de sa renommée, une de ses plus intéressantes sorcelleries.

Il faut savoir d’abord que la milice laotienne est formée d’Annamites, de Laotiens et de Khars-Or, et que deux Laotiens avaient imaginé, avant d’être enrégimentés, de se rendre invulnérables. Le sorcier bonze leur avait donné toutes les formules. Ils avaient exécuté prescriptions et prières, et se croyaient assurés du résultat. Malheureusement avant le départ, très glorieux de cet heureux état, ils viennent trouver le bonze et lui demandent d’en juger par lui-même. Le sorcier, un peu hésitant avant l’épreuve, leur demande s’ils sont bien sûrs de se sentir invulnérables. Mais l’affirmation est si énergique qu’il saisit son coupe-coupe, le grand sabre laotien, il en assène un coup sur l’épaule du futur soldat le plus rapproché, et lui enlève un énorme morceau de chair. Son camarade court encore, ne se flattant plus, hélas ! d’être invulnérable. Le sorcier-bonze a dû quitter Luang-Prabang, où son crédit avait en vérité trop souffert de cette mésaventure. Tous ces récits faisaient sourire le vieux satou de Wat-Maï, avec son air sceptique et très fin. Souvent, une voix forte se mêlait à nos causeries nocturnes, celle d’un personnage invisible. Elle sort de derrière un cadre, ou du plafond, ou de l’arbre voisin. Elle crie : takou, takou, keu, keu, hô, hô, hô et finit en un gros éclat de rire. Les indigènes ne lui feraient jamais de mal, c’est l’ami de la maison, le jecko, un gros lézard vert très inoffensif et destructeur d’insectes, qu’on nomme le plus communément takou par onomatopée.


ISABELLE MASSIEU.

  1. Pagode.
  2. Ban veut dire village.
  3. Vien signifie fort.
  4. Nam signifie rivière.
  5. Pak veut dire embouchure.
  6. Ouate, Wat, en laotien, en siamois et en birman, signifie pagode.
  7. Pra signifie Bouddha, bang veut dire debout.
  8. Le commissariat de Muong-Hou est à quarante jours de Luang-Prabang.
  9. Vien signifie fort, forteresse.
  10. A Myitkila.
  11. On sait que les Chinois donnent le même nom à leurs mandarins : fou-mou.