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À travers le Grönland/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 71-88).


les îles vestmanna et l’eyafjallajökull au coucher du soleil.


CHAPITRE IV

de norvège en islande — l’écosse et les ferö



Pour gagner la côte orientale du Grönland, je devais me rendre d’abord en Islande, puis là m’embarquer sur un baleinier norvégien.

Il avait été convenu avec le propriétaire du Jason, de Sandeljord, que ce navire prendrait l’expédition en Islande et essayerait ensuite de la débarquer sur la côte du Grönland, à condition qu’aucun préjudice pour l’armateur ne résultât de cette tentative.

Le capitaine du Jason, M. Mauritz Jacobsen, était un bon marin, habitué à la navigation dans l’océan Glacial.

Au commencement de juin, le navire, en se rendant de Jan Mayen dans le détroit de Danemark, devait venir nous chercher en Islande dans l’Isafjord, ou, si les glaces interdisaient l’accès de cette baie, dans le Dyrafjord.

Le 2 mai, je quittai Kristiania pour me rendre par Copenhague et Londres à Leith, où avaient rendez-vous les autres membres de l’expédition. Le lendemain mes camarades s’embarquèrent pour l’Écosse. En nous faisant leurs adieux, beaucoup de gens hochaient la tête d’un air de doute. On n’osait pas nous l’avouer, mais tout le monde pensait ne plus nous revoir.

Balto raconte en ces termes le départ de là caravane : « Un grand nombre de messieurs et de dames nous suivirent au quai d’embarquement, pour nous souhaiter un heureux voyage. Lorsque le vapeur se mit en marche, tous poussèrent plusieurs hourras en noire honneur. Dans les petites villes situées entré Kristiania et Kristianssand, les habitants vinrent également nous saluer, pensant que nous ne reviendrions jamais. »

À Copenhague je m’entretins avec le commandant Holm, le chef de l’expédition danoise de 1885-1885 sur la côte orientale du Grönland. Il eut la bonté de me donner d’importants renseignements sur la banquise de la côte. Je vis également M. Maigaard, fonctionnaire danois, qui avait accompagné l’Américain Peary dans son exploration de l’inlandsis (1886). C’était une des rares personnes qui auguraient bien du résultat de notre voyage, et qui ne doutaient pas de la possibilité de traverser le Grönland.

À Leith je retrouvai mes compagnons, auxquels nos compatriotes résidant dans cette ville avaient fait un chaleureux accueil. Le consul de Norvège, raconté Balto, a été pour nous un second père. Au cours du voyage, notre Lapon a trouvé des « pères » dans beaucoup d’endroits.

Le 9 mai au soir nous nous embarquâmes à Granton sur le vapeur danois Thyra, appartenant à la Forenede dampskib Selskab de Copenhague. Ce navire entretient avec un autre vapeur le seul service régulier existant actuellement entre le Danemark et l’Islande.

Vers minuit, après avoir dit adieu aux derniers amis qui étaient venus nous conduire à bord, nous sortîmes du port pour faire route vers le Nord.


Au milieu de l’Atlantique nord, est situé l’archipel des Ferö. Il y a plus de mille ans, nos ancêtres découvraient ces îles et s’y établissaient. Longtemps ils possédèrent ce pays, et chaque année des navires norvégiens venaient le visiter. Ce temps-là est loin ; aujourd’hui nos compatriotes abordent rarement aux Ferö. Actuellement les Feröiens vivent au milieu de la mer, séparés pour ainsi dire du monde ; ils forment là en plein océan une petite tribu isolée de la race Scandinave. Ils ont assez bien conservé le caractère des anciens Normands et parlent encore la vieille langue de nos pères, que nous autres Norvégiens avons oubliée. Vivant dans l’isolement, ayant toujours présent à la mémoire les exploits des anciens Scandinaves, ce petit peuple a une individualité marquée comme le pays qu’il habite.


la falaise « kodlen » avec les récifs « risen et kjellingen » sur la côte
septentrionale des ferö. (d’après une photographie.)

Les Ferö sont constituées par des roches volcaniques, principalement par du basalte sorti jadis de la terre à l’étal fluide comme les laves émises par les volcans actuels. En s’écoulant, ces courants de basalte se sont entassés les uns par-dessus les autres. Ces différentes couches ont donné naissance à de grandioses escarpements, formant de gigantesques escaliers, balafrés de lignes de stratification d’une remarquable régularité. À l’origine, les Ferö formaient une grande terre comme aujourd’hui l’Islande. Dans le cours des âges, des érosions l’ont peu à peu morcelée en archipel. Ces îles, vestiges de cette terre disparue, présentent des paysages grandioses, surtout sur les côtes nord et ouest, particulièrement découpées. Là les falaises s’élèvent à des centaines et même des milliers de pieds à pic au-dessus de la mer ; en avant de ces escarpements, les vagues furieuses de l’océan Glacial se brisent
montagne à oiseaux des ferö.
contre des rochers aux formes fantastiques ; sans cesse la lame attaque ces récifs, et ses chocs répétés les entament lentement sans cependant pouvoir les faire disparaître.

Lorsque les hautes vagues se brisent en mugissant contre ces rochers crevassés, lorsque le flot jaillit en longs panaches d’écume blanche, ah oui ! c’est un beau spectacle dont aucune description ne peut donner l’idée. Sans cesse l’océan bat les rochers en poursuivant son œuvre de destruction, et d’année en année les îles deviennent plus petites. Dans cet archipel des Ferö vous ne voyez que des pierres et l’océan écumant, et à ce paysage extraordinaire un monde d’oiseaux donne une animation extraordinaire. Les terrasses des falaises vers nous un canot offrent de nombreuses places de pontes aux palmipèdes très abondants dans la région. Partout les rochers, le ciel et la mer grouillent d’oiseaux ; à voir tous ces corps blancs voleter
notre pilote feröien en costume national.
dans l’air on dirait des flocons de neige.

C’est vers cet archipel pittoresque que nousnous dirigeons. Après une traversée de deux jours, favorisée par un temps magnifique, nous arrivons à Trangisvaag, hameau de Suderö, l’île la plus méridionale. Le village, situé sur les bords d’une petite baie, dans un cadre de collines de basalte, ne présente rien d’intéressant que je sache.

Aussitôt que le vapeur a mouillé, arrive ramé par six jeunes et robustes indigènes en costume national. Ce costume se compose d’une culotte et d’une jaquette brune, ainsi que d’un bonnet garni d’un petit ruban bleu, rouge ou brun. Les Feröiens sont chaussés d’un mince morceau de peau attaché au pied comme une sandale. L’embarcation amenait à bord le médecin et le maire du pays. Pendant qu’ils restèrent à bord, j’essayai de converser avec les indigènes. Je savais qu’ils parlaient un dialecte dérivé de l’ancien norvégien, présentant, m’avait-on dit, une grande affinité avec nos patois ; toutefois au début je ne compris rien du tout à ce que me dirent les bateliers.


la petite dimon.

Après une relâche de plusieurs heures, le vapeur poursuit sa route. Au delà de Trangisvaag nous rencontrons de la brume et du gros temps ; néanmoins nous pouvons apercevoir la Grande et la Petite Dimon, deux îlots basaltiques s’élevant à pic au milieu de la mer. Sur la Grande Dimon se trouve seulement une habitation, située dans la partie méridionale de l’île. Les rochers sont tellement escarpés que les ballots doivent être descendus à l’aide d’une corde et que, pour parvenir au sommet de l’île, les indigènes doivent entreprendre une véritable escalade par un sentier de chèvres. La côte étant partout accore, il est impossible d’y conserver, l’hiver, des canots. En cette saison, si les habitants viennent à manquer de quelque chose, ils doivent faire un signal aux indigènes des autres îles, et ceux-ci viennent à leur secours quand l’état de la mer le permet. Notez que du commencement de novembre à la fin de mars il est très difficile d’atterrir à la Grande Dimon. Pendant tout ce temps les habitants sont pour ainsi dire séparés du reste du monde. Il y a quelques années, au commencement de novembre, m’a-t-on raconté, ces pauvres gens avaient laissé leur feu s’éteindre, ils n’avaient point d’allumettes et pendant six mois ils durent rester sans feu et sans lumière.

C’est sur la Grande Dimon que le héros des Ferö, le Norvégien Sigmund Bresteson, fut battu par son ennemi Trand, et c’est là qu’après sa défaite il sauta à la mer avec ses frères Thorer et Einar, pour gagner à la nage Suderö, située à un « mille » au sud. Si la légende est vraie, ce dont je doute, le héros aurait accompli un véritable exploit. Sigmund porta à la nage son frère Einar jusqu’au moment où ce dernier rendit le dernier soupir, puis son frère Thorer jusqu’au rivage, distant encore d’environ 2 kilomètres. Ce
porte faite d’un maxillaire de baleine.
dernier fut roulé par le ressac pendant que Sigmund prenait pied. Ce tour de force aurait été accompli en hiver dans un bras de mer où les courants sont particulièrement violents. Voilà des hommes vigoureux dignes de faire partie d’une expédition polaire !

Dans l’après-midi nous arrivâmes à Thorshavn, la capitale des Ferö, résidence du préfet et des autres fonctionnaires de l’archipel. Dans cette ville importante se publie un journal, le Dimmalœtting, imprimé en feröien et paraissant chaque samedi. Thorshavn est défendu par un fort renfermant trois canons. La garnison a un effectif de douze hommes, m’ont dit certains indigènes ; suivant d’autres, il n’y aurait dans l’île aucune force armée. Ayant trouvé les portes de la forteresse fermées, nous pûmes pénétrer dans l’enceinte en sautant par-dessus les remparts. La ville est bâtie sur les bords de deux baies, sur un terrain très accidenté, dans un cirque de collines. Au loin apparaissent des montagnes qui lors de notre passage étaient couvertes de neige. De la mer, Thorshavn ressemble à une petite ville de la côte occidentale de Norvège.

Les habitants de cette capitale, comme tous ceux de l’archipel, vivent principalement des produits de la pêche et de l’élevage du mouton. Nulle part ailleurs dans le monde, ces animaux ne sont aussi nombreux qu’ici ; pour un habitant on compte dix-huit moutons.


montagnes de basalte du kvralsund, à l’ouest du klaksvig.

Une tempête ayant retenu le vapeur à Thorshavn du samedi au lundi matin, nous eûmes l’occasion de voir danser les indigènes. Chaque dimanche soir, à dix heures, s’ouvre le bal. La danse feröienne est fort curieuse. Hommes et femmes confondus forment un grand rond ou une chaîne. Le pas est celui d’une sorte de polka, rythmé par un air ancien chanté en chœur, presque toujours en feröien, quelquefois en danois, sur un ton très monotone. Tout ce monde fait un bruit épouvantable, chacun crie comme s’il voulait couvrir la voix de son voisin. La ronde continue jusqu’à une heure ou deux heures du matin, quelquefois plus tard dans les grandes circonstances. A-t-on envie de danser, on rompt le cercle et l’on y prend place. C’est ce que firent plusieurs membres de l’expédition, en ayant soin de se mettre entre deux jolies filles.

Cette ronde, la seule danse des Feröiens, provient des anciens Normands. Aux siècles passés, les Islandais en pratiquaient une du même genre, connue sous le nom de vikivaka. En Norvège, elle a disparu depuis longtemps. Les Feröiens se réunissent chaque dimanche soir pour se livrer à cette danse, depuis longtemps tombée en désuétude dans les autres pays scandinaves, et pour chanter des airs anciens.

Dans la matinée du lundi nous arrivâmes à Klaksvig, le port le plus septentrional que le vapeur visite aux Ferö. Il est entouré par de hautes montagnes de basalte qui s’élèvent en terrasses, disposition topographique qu’on observe rarement sur ces îles.

Après une relâche de plusieurs heures, le paquebot continue sa route vers le nord ; après avoir admiré les pittoresques falaises de la côte septentrionale de l’archipel, nous faisons route vers la pleine mer.

Au delà des Ferö baisse le thermomètre. Enveloppés dans leurs päsk en fourrure, nos deux Lapons ne s’apercevaient pas de ce rafraîchissement de la température ; quelques-uns d’entre nous, au contraire, commençaient à trouver l’air un peu froid. Cela fit faire à Ravna de sérieuses réflexions, qu’il s’empressa de confier à son ami Balto, et l’autre à son tour n’eut rien de plus pressé que de nous faire part de ces confidences. « Ravna, nous raconta-t-il, vient de me dire : « Pourquoi diable sommes-nous partis avec ces gens-là, qui sont si peu vêtus ? Je le vois bien, ils grelottent maintenant et certainement ils trouveront tous la mort au Grönland, où il fait si froid. Mais alors, nous aussi, nous mourrons, dans l’impossibilité où nous serons de trouver notre chemin vers les lieux habités. » Ajoutons que la vie maritime ne convenait pas très bien à Ravna. Au début il avait été malade, et, d’autre part, il ne pouvait reposer dans l’entrepont, où il faisait trop chaud pour lui. Il alla alors s’installer dans un coin sur le pont ; après avoir tiré son päsk par-dessus la tête, il y dormit aussi bien que nous dans les cabines.

Pendant la traversée d’Écosse en Islande et durant le voyage d’Islande au Grönland je pris tous les jours des échantillons d’air pour pouvoir déterminer la quantité d’acide carbonique qu’il contient. Ces échantillons furent pris dans des tubes spéciaux, dont j’ai donné la description dans le chapitre ii.

Aux Ferö nous avions appris l’état défavorable des glaces autour de l’Islande. De mémoire d’homme, la banquise, disait-on, n’était jamais descendue aussi loin vers le sud que celle année, et l’accès de la côte orientale de l’île était barré par les glaces. Ces prédictions étaient vraies ; après vingt-quatre heures de route nous rencontrâmes la glace à 120 milles au large de la côte est. Pensant trouver dans la banquise une ouverture qui nous permettrait d’atteindre la côte, nous poursuivîmes notre route vers le nord. Cette tentative demeura sans résultat : partout nous nous heurtâmes à une nappe de glace impénétrable. Les équipages de plusieurs voiliers rencontrés dans ces parages nous racontèrent que la banquise s’étendait très loin vers le nord.

Le 16 mai au matin, la Thyra essaye de nouveau d’atteindre la coteau large du Berufjord ; à 20 milles de terre, la route lui est fermée par les glaces. Dans ces conditions il ne nous reste qu’à faire route au sud et à suivre la côte d’Islande. Vers le soir nous passons devant l’Oræfajökull, la plus haute montagne de l’Islande ; elle s’élève à pic à environ 2000 mètres, paysage particulièrement grandiose avec les neiges empourprées par les rayons du soleil descendant dans la mer.

L’Oræfajökull est situé dans la partie méridionale du Vatnajökull, le plus vaste glacier de l’Islande et même des terres arctiques après l’inlandsis du Grönland. C’est un ancien volcan. Depuis l’arrivée des Normands en Islande il n’a eu qu’un petit nombre d’éruptions, néanmoins il a causé d’importants dégâts[1]. Au milieu du xive siècle il dévasta deux paroisses ; d’après l’ouvrage de Thorvaldur Thoroddsen, Lysing Islands, il détruisit tout le Litlahérad. Quarante fermes furent anéanties et un grand nombre d’indigènes périrent dans le désastre. Le volcan rejeta une telle quantité de pierres et de sables, qu’une grève se forma à un endroit où la mer était profonde de trente brasses. La dernière éruption de l’Oræfajökull date de 1727 ; elle détruisit également un grand nombre d’habitations et beaucoup de bétail.

À l’ouest de l’Oræfajökull, mais plus loin dans l’intérieur du pays, est situé le Lakis, une série de cratères, qui produisirent en 1785 la plus formidable éruption dont l’Islande ail été le théâtre depuis l’époque de l’occupation normande. Aucun autre volcan de la terre n’a rejeté, écrit Thoroddsen, autant de lave que le Lakis lors de cette éruption. Le cube de tous ces matériaux est, dit-on, égal à celui du mont Blanc[2].

Les régions sud-ouest et centrale de l’Islande sont particulièrement volcaniques. Les agents qui ont formé jadis les Ferö et l’Islande sont encore en activité dans ce dernier pays. Depuis les temps historiques les laves ont recouvert dans cette dernière île une surface de 9000 kilomètres carrés, s’étendant sur des tufs, des basaltes et des laves dont l’émission est antérieure à la période glaciaire. Tandis que les Ferö ne sont plus qu’une ruine, l’Islande est encore intacte.
côte nord des îles vestmanna.
En Islande les couches inclinent vers le centre de l’île, dessinant une sorte de coupe ; la même disposition se retrouve au Ferö, mais il n’y a plus là que les débris de la coupe. Si l’on admet que la terre se soulève par suite de la dilatation subie par les couches inférieures au fur et à mesure de la disparition des masses superficielles, la théorie proposée par M. Andréas Hansen dans un article sur les anciennes lignes de rivage (Strandlinier) (Nyt archiv for mathematik og naturvidenskab, Kristiania) me paraît exacte[3]. Lorsque la mer érode une terre comme aux Ferö et en Islande, les couches supérieures des côtes disparaissent peu à peu, la pression supportée par les couches inférieures devient par suite moins forte, et le sol éprouve un mouvement d’exhaussement. Aux Ferö, les côtes septentrionale et occidentale sont particulièrement soumises à l’érosion, et c’est là précisément qu’a eu lieu le soulèvement le plus marqué. En Islande, l’océan agissant avec une grande énergie sur le littoral, les côtes se sont exhaussées tandis que le centre du pays est resté en place.

Le lendemain matin, 17 mai, les îles Vestmanna sont en vue. Par un soleil étincelant et sur une mer unie comme un miroir, le navire glisse entre des escarpements de basalte pour atteindre le port de Heimaey, la plus grande des îles de l’archipel et la seule habitée. En attendant le canot qui doit venir de terre, nous avons le temps de contempler le paysage et de le photographier.

Les îles Vestmanna présentent de magnifiques escarpements de
le reykjanæs et le seul phare de l’islande.
(dessin de th. holmboe, d’après un croquis de m. nansen.)
basalte découpés de grottes et de portes. Avec la belle lumière qui luit aujourd’hui, le paysage volcanique a un aspect tout méridional : il rappelle les sites pittoresques de Capri. Le navire passe au pied de hautes murailles de basalte, contre lesquelles la mer se brise en panaches d’écume. Tout autour tourbillonnent des nuées de palmipèdes dont les cris produisent un vacarme étourdissant. Le soleil est étincelant, la mer transparente comme un beau cristal, et tout là-bas, sur la côte d’Islande, brillent dans la radieuse lumière d’une belle journée d’été les neiges de l’Eyafjallajökull (1 700 mètres). Plus loin, dans l’intérieur du pays, on voit d’autres glaciers ; la coupole blanche de l’Hekla attire surtout les regards.

Nous continuons à longer la côte, et bientôt ce beau panorama disparaît dans la mer. Seuls l’Hekla, le Tinnfjallajökull et l’Eyafjallajökull sont encore visibles au-dessus de l’horizon. Dans l’après-midi le vapeur double le Reykjanæs. Sur ce cap se trouve le seul phare de l’Islande, bâti sur un escarpement dominant à pic la mer. Dans ces dernières années, plusieurs tremblements de terre se sont produits
reykjavik. (d’après une photographie.)
sur ce point ; lors du dernier, la tour du phare s’est écroulée, en même temps qu’une masse énorme de rochers s’éboulait dans la mer. Un jour prochain, tout ce morceau de terre sera englouti. Le phare est situé sur un sol essentiellement volcanique[4].

Il y a six ans, j’ai visité ce promontoire. De ma vie je n’ai vu paysage aussi triste. Rien que des rochers de lave nus, ici rouges, là jaunes, au milieu la maison du gardien du phare perdue dans cette solitude. Seuls plusieurs moutons, en quête de nourriture, animaient ce désert. Au-dessus de sources sulfureuses éparses sur la presqu’île s’élevaient des fumerolles, bleuâtres comme celles des fours à chaux.

Devant le Reykjanæs se trouvent plusieurs récifs. Le plus curieux est le Melsæk (Sac de Farine), dont la silhouette rappelle en effet vaguement celle d’un sac placé sur la mer. Ces rochers étaient fréquentés jadis par le grand pingouin (Alca impennis).

Après avoir lutté contre le vent et la mer, qui parfois arrêtaient complètement sa marche, la Thyra arriva dans la nuit à Reykjavik. Notre relâche devant être courte dans la capitale de l’Islande, nous nous levâmes le lendemain de grand matin pour la visiter.

Trois ou quatre cents baraques en bois disséminées sur une plaine, voilà tout Reykjavik. On y voit seulement quelques constructions en pierres, l’Alting — le Parlement islandais — et la cathédrale, tous deux en lave du pays. Il est curieux qu’on ne bâtisse pas davantage avec ces matériaux, alors qu’on doit faire venir les bois de construction de l’étranger, principalement de Norvège. Devant l’Alting se trouve une place couverte de gazon, l’Austarvöllur, ornée d’une statue en bronze de Thorvaldsen, né, paraît-il, de parents islandais.

La capitale de l’Islande est une petite ville de trois à quatre mille habitants. Dans ce nombre on ne compte pas moins de quarante fonctionnaires : un fonctionnaire pour cent habitants ! Pauvres Islandais, on pourrait croire que votre pays est riche, en voyant qu’il peut donner des rentes à tant de gens inutiles !

Dans l’après-midi nous quittons Reykjavik après avoir salué les officiers du croiseur danois Fylla qui entrait dans le port juste au moment où nous en sortions.

Une fois en mer, le cap est mis sur le Snefellsnæs, d’où nous nous dirigeons vers l’Isafjord. Le soir, au moment du coucher du soleil, nous doublons le grandiose Snefellsjökull, ancien volcan situé à l’extrémité même du promontoire. S’élevant à pic à 1 500 mètres au-dessus de la mer, il constitue un excellent point de repaire pour les marins.

Dans la matinée du 19, lorsque nous montons sur le pont, le temps a changé. Aujourd’hui soufflent du nord de violentes rafales, accompagnées de grains de neige et de grêle. De la base au sommet
la « thyra » devant le snefellsnæss.
(dessin exécuté d’après une esquisse de m. nansen.)
les montagnes sont toutes blanches, et en mer apparaissent quelques glaçons. La banquise ne doit pas être loin. Le temps grossit toujours, bientôt le vent souffle en tempête : dans ces conditions le capitaine juge prudent d’aller mouiller dans l’Önundarfjord. La brise fraîchit toujours ! quelle violence elle a dans ces régions du Nord ! Sur le pont personne ne se hasarde à moins d’y être forcé : à peine peut-on y tenir debout. Le mouillage est bon et, comme c’est le jour de la Pentecôte, nous prenons nos mesures pour passer gaiement le temps. La neige qui tombe masque la plus grande partie du paysage environnant. Toute la région semble constituée par le basalte et est encore revêtue du linceul blanc de l’hiver.


l’extrémité supérieure du dyrafjord et le glámujökull.
(dessin exécuté d’après un croquis de m. nansen.)

Le lendemain, au réveil, nous sommes dans l’Isafjord, où nous devons débarquer. Ici comme dans l’Önundarfjord une épaisse couche de neige recouvre le sol. Le hameau, construit sur les bords de la baie entre de hautes montagnes, est la seconde ville d’Islande.

La banquise se trouve, nous dit-on, au sud du cap Nord. Sous la poussée de tempêtes du nord elle peut dériver plus loin et bloquer l’entrée du fjord. En pareil cas, l’embarquement à bord du Jason serait très difficile. Pour ne pas être exposé à pareille éventualité je pris le parti d’aller attendre le baleinier dans le Dyrafjord qui, lui, n’est jamais barré par les glaces. Je laissai à Isafjord une lettre pour le capitaine du Jason l’avertissant de cet itinéraire.

Le lendemain nous entrons par un temps magnifique dans le Dyrafjord et bientôt arrivons à Thingeyre. Autour de cette baie la neige a en partie disparu ; dans ce district le printemps commence à faire sentir sa douce influence. Nous disons adieu au capitaine de la Thyra, le remercions de son aimable accueil à bord, et bientôt après le navire s’éloigne au bruit des acclamations poussées en notre honneur par l’équipage.

Le négociant de Thingeyre, M. Gram, nous offrit la plus cordiale hospitalité pendant notre relâche. Le nom de Thingeyre est composé de deux mots, Thing et eyre. Ils rappellent qu’autrefois le tribunal (Thing) se réunissait sur un banc situé au milieu du fjord qui découvre à basse mer (eyre en islandais). Ce banc est une ancienne moraine de l’époque glaciaire. En arrière se sont échelonnées d’autres moraines, les unes émergées, les autres recouvertes d’eau. Tous les matériaux qui en ont été arrachés encombrent le fjord et en rendent la navigation difficile pour les embarcations. Le Dyrafjord est entouré d’escarpements de basalte aussi abrupts que ceux des Ferö, et barré à son extrémité supérieure par le puissant Glámujökull. Cette montagne, dont l’altitude ne dépasse pas, d’après mes observations, 910 mètres, est le point culminant du Vestfirdir, la grande presqu’île du nord-est de l’Islande que réunit au reste de l’île un isthme large de 10 kilomètres. Le Glámujökull est constitué par des basaltes comme toute la région environnante.


la partie méridionale du vestfirdir, vue prise de glámujökull
(dessin exécuté d’après un croquis de m. nansen.)

Un jour nous fîmes l’ascension de ce glacier. Nous prîmes les ski et en outre des raquettes, pensant trouver là-haut une neige épaisse et détrempée. La neige était au contraire sèche et glissante, beaucoup trop glissante même, comme l’un de nous put en faire l’expérience à ses dépens. Favorisés par un temps magnifique, nous eûmes du sommet une vue magnifique. À perte de vue s’étendait un immense plateau couvert de neige tombant de tous côtés à pic sur la mer. Dans le lointain apparaissait au sud le Snefellsjökull, reconnaissable à son sommet en forme de dôme.

À la vue de ce paysage on comprend comment le pays s’est formé. Les courants de basalte se sont épanchés dans toutes les directions les uns par-dessus les autres et ont finalement constitué un plateau. Puis les agents météoriques, ensuite les glaciers pendant la période quaternaire ont érodé les bords de cette surface, et y ont creusé les fjords et les vallées. Le travail de délitement ne s’est guère exercé que sur la lisière de la formation ; depuis l’époque de sa constitution le sommet du plateau a subi peu de modifications.

Après avoir contemplé cet intéressant panorama, nous descendons à toute vitesse les pentes du Glámujôkull sur nos ski. La neige verglassée est glissante comme une nappe de verre. Tout à coup Balto, qui s’était lancé imprudemment, culbute par-dessus un petit rocher, et dans sa chute se donne une entorse. Pendant l’ascension il s’était vanté tout le temps d’être un bon patineur ; nous autres Lapons, racontait-il, nous passons partout, nous mettons notre bâton entre les jambes et jamais il ne nous arrive aucun accident. Ce fut précisément en voulant nous montrer cette manœuvre que Balto tomba.

Pendant quelque temps notre compagnon resta invalide et nous craignîmes de ne pouvoir l’emmener avec nous. Je songeai même à engager un Islandais pour le remplacer. Grâce à des massages quotidiens, un mieux sensible s’étant produit, nous pûmes espérer son rétablissement. Lui n’y comptait guère et ne cessait de se lamenter.

Pendant notre séjour à Thingeyre nous passâmes notre temps à gravir des montagnes, à chasser, à faire des excursions à cheval, et à visiter les habitations du voisinage. Les promenades sur les poneys nous amusaient particulièrement. Aux premiers pas sur ces petits chevaux vous éprouvez un sentiment de méfiance, vos jambes touchent presque terre et vous vous demandez si l’animal pourra longtemps vous porter. Mais, lorsque vous le voyez galoper au milieu de pierres roulantes, traverser des marais où il enfonce profondément, gravir des pentes escarpées et lisses, passer sans broncher partout où un autre cheval se casserait les jambes au premier pas, votre sentiment change et vous reconnaissez que le poney islandais est le meilleur cheval de montagne qui existe au monde. Avez-vous à traverser une rivière, votre monture la passe à gué ou à la nage pendant que le cavalier s’arrange de son mieux pour ne pas être trempé. Si le cours d’eau n’est pas profond, on place les jambes sur le cou du cheval : mais en pareil cas il faut se garder de tout mouvement brusque pour ne pas prendre un bain complet dans la rivière. En Islande, il n’existe ni route, ni pont : tous les voyages se font à cheval ou à pied.

J’achetai un poney chez un fermier habitant près du Dyrafjord. « J’avais l’intention, écrivais-je en Norvège, de m’en servir pour traîner nos canots et nos bagages sur la banquise de la côte orientale du Grönland et ensuite de l’employer comme bête de bât pour
une ferme islandaise.
(dessin exécuté d’après une photographie.)
transporter les bagages aussi loin que possible sur les montagnes du littoral. En tout cas, si nous ne pouvons l’utiliser, il nous fournira un jour à venir une bonne provision de viande fraîche. » Ce poney ne nous fut guère utile, comme on le verra par la suite. En Islande, le fourrage étant fort rare, je ne pus en emporter que pour un mois environ. Notre petite bête, ayant été attelée à la charrue, avait l’habitude de tirer, ce qui n’est pas commun en Islande, les chevaux du pays n’étant employés que comme bêtes de bât ou de selle.

Un matin, arriva dans le Dyrafjord le croiseur danois Fylla. Dans la société des aimables officiers de ce navire, que d’heures agréables nous passâmes !

Maintenant, d’un jour à l’autre, le Jason pouvait paraître et nous commencions à être impatients de le voir arriver. Le 5 juin dans la matinée, un petit vapeur est en vue, se dirigeant vers le fond du fjord. Pendant quelque temps, tout le monde se demande quel peut bien être ce bateau ; enfin on reconnaît un des petits baleiniers appartenant à la compagnie norvégienne établie dans l’Isafjord. Le navire hisse le pavillon norvégien, jette bientôt l’ancre dans le port et envoie un canot à terre. Quelle n’est pas notre joie lorsque nous voyons débarquer le capitaine du Jason ! Le Jason était venu nous chercher dans l’Isafjord ; ne nous y trouvant pas, il allait se diriger vers le Dyrafjord lorsqu’un vent contraire très violent s’éleva. Avec sa haute mâture, ce navire n’aurait pu avancer que très lentement contre cette brise. Le directeur de l’établissement norvégien dans l’Isafjord eut alors l’amabilité d’envoyer le vapeur Isafold nous embarquer.

Immédiatement nous nous occupons de porter à bord notre matériel, aidés dans cette besogne par un grand nombre d’indigènes. Tout le monde s’intéresse particulièrement à l’embarquement du poney. Pauvre bête, s’il eût connu le sort qui l’attendait, il ne se serait pas laissé conduire aussi docilement.

Une fois les bagages dans les cales, et nos adieux faits aux habitants du Dyrafjord, le navire lève l’ancre et fait route au nord au son de l’hymne national norvégien, joué par la musique de la Fylla.

Dans la soirée nous arrivons dans l’Isafjord, au bruit des saluts que nous envoient l’Isafold et le Jason. En notre honneur, le bâtiment est pavoisé ; tous ces pavillons font l’effet, d’après Balto, de mûres rouges éparses au milieu d’un marais ; lorsque nous mettons le pied sur le pont, les soixante-trois hommes de l’équipage nous saluent d’un vigoureux hourra.

Le Jason avait fait relativement bonne chasse : autour de Jan Majen, il avait capturé environ seize cents phoques.


paysanne islandaise en costume national.
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie.)

  1. Dans les éruptions de volcans recouverts de glaciers, la lave est transformée en poussière. En même temps une certaine étendue du glacier fond, et de grands blocs s’en détachent en roulant sur les pentes. Toute une masse épaisse de glace, de grosses pierres et de boue s’écoule vers les régions inférieures, en renversant tout sur son passage. C’est le phénomène appelé Jökulhlaup. La rapidité avec laquelle ils se meuvent rend les Jökulhaup beaucoup plus redoutables que les courants de lave.
  2. Voir A. Helland, Lakis Kratere. Unir, program., Kristiania, 1886.
  3. D’après certains géologues, le soulèvement survenu depuis l’époque glaciaire serait dû à la dilatation des couches supérieures du sol, qui s’est produite après la disparition de la carapace de glace dont elles étaient recouvertes.
  4. Le Reykjanæs est une plaine de lave située au milieu de la mer.