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À travers ma vie/1

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 1-21).

À TRAVERS MA VIE

CHAPITRE I


Ma famille. — M. Courvoisier. — Son noble caractère. — Mlle de Richelieu chez ma grand’mère. — Aimé de Chevrand. — Les domestiques d’autrefois. — Mon père. — Le capitaine Lefaivre et le baron de Saint-Jacques. — Un mariage imprévu. — La sotte manie de changer son nom. — Le lycée de Besançon. — Éducation bonapartiste. — Mes camarades.


Quand je vins au monde, le 23 germinal an V (12 avril 1797), mes parents habitaient à Besançon, rue de Battant, une maison dont ils avaient hérité de mon grand-père paternel ; elle était vaste et commode, mais sans luxe, parée pourtant de ces vieux meubles solides et sévères qui valaient mieux pour l’hygiène et la commodité que les riens charmants entassés dans les appartements d’aujourd’hui. Ainsi on avait transporté dans un grenier quelques fauteuils du temps de Louis XV et de Louis XVI, provenant de successions diverses ; ils n’étaient plus en vogue et il eût été honteux de s’en servir, d’autant plus que les modes impériales commençaient à faire invasion avec leurs meubles durs parodiant mesquinement les trépieds élégants, les vastes couches et les amples chaises curules des Romains. Comme tout ici-bas, les goûts ont changé et, à l’heure actuelle, on relègue dans les combles le mobilier qu’on étalait jadis au salon, tandis qu’on étale au salon ce qu’on reléguait dans les combles.

Ma famille est originaire de Bonnay (Doubs), berceau de tous les Marquiset connus ; mon grand-père, né en 1733, y cultivait modestement ses vignes et ses champs quand il vint s’établir à Besançon vers 1760. Là, il épousa, le 3 août 1766, demoiselle Jeanne-Marguerite Froissard, dont l’oncle, M. Nicolas de Nervaux, était alors le curateur et conseil. Ma grand’mère paternelle était née à Chambornay-lez-Pin en 1735 et elle avait conservé de son éducation première des idées et un langage rappelant encore la domination espagnole, car, à l’annonce d’un événement malheureux, elle disait toujours : « Ça doit venir de ces coquins de Français ! »

Mon grand-père mourut à Besançon en 1806, ne laissant qu’un fils (mon père) né le 22 mai 1773. Quoique bien jeune au moment de la Révolution, celui-ci fut désigné pour faire partie de la députation du Doubs à la Fédération de 1790, puis lorsque les commissaires à l’armée du Rhin ordonnèrent la levée en masse de la garde nationale, on le nomma lieutenant de grenadiers. Avec ce grade, il assista au siège de Mayence, où il fut blessé d’une balle à la cuisse, ayant à ses côtés, dans sa compagnie même, son ami d’enfance, Joseph Droz, l’auteur de l’Art d’être heureux, et devenu depuis membre de l’Académie française.

Peu de mois avant cette campagne, mon grand-père et ma grand’mère, soupçonnés d’être suspects, avaient été jetés dans une maison de réclusion, et, frappé à son tour par une accusation aussi ridicule, mon père fut arrêté sous les murs mêmes de Mayence et ramené par la gendarmerie à Besançon, où il passa plusieurs mois dans la prison militaire. Dès qu’il eut recouvré la liberté, il renonça à la carrière des armes, se maria, et ne songea plus qu’à augmenter par le travail le petit patrimoine qui devait lui revenir.

Comme banquier, mon père joignait l’esprit de spéculation à des vues supérieures, et il était en relations suivies, dès le commencement de l’Empire, avec MM. Delessert[1], Saglio[2], Prost[3], Humann[4], etc. Ce dernier, qui avait pris place parmi les négociants les plus capables, les plus laborieux, les plus instruits, les plus riches de la ville de Strasbourg, a rendu plus tard, comme ministre, de véritables services à son pays en prenant l’initiative de l’économie pratique, mais son caractère bienveillant s’endurcit un peu avec l’âge. Mon père s’était épris d’une tendresse marquée pour lui, et M. Humann rendait à son ami de Franche-Comté affection pour affection, comme en font foi les nombreuses lettres de lui que je possède encore. C’est chez mon père qu’il connut un des orateurs les plus influents de la Chambre des députés, dont il cherchait l’appui pour l’importante question du monopole des tabacs. Je veux parler de M. Courvoisier[5].

Cet homme, qui tenait à notre famille, et dans l’intimité duquel les miens ont vécu, a toujours été considéré par nous comme un second père. Grand, mince, distingué autant au physique qu’au moral, M. Courvoisier avait une voix claire et douce qu’il maniait délicieusement dans les conversations et les veilles auxquelles il s’abandonnait avec laisser aller ; il y avait dans son discours familier une sorte de langueur, de suavité et d’intérêt touchant qu’aucune expression ne peut rendre. C’était un de ces hommes rares auxquels on s’attache dès le premier abord et qu’on aime pour la vie quand on les connait davantage. Il avait un cœur si bon, si candide, si expansif, qu’on se sentait meilleur, rien qu’en vivant sous le même toit que lui. Intimement lié avec mon père, il lui communiquait presque toutes ses réflexions politiques et lui soumettait nombre de ses lettres les plus importantes. Quoique fort dévoué aux Bourbons, ses idées étaient libérales, et je me souviens de la visite qu’il fit à mon père en passant à Besançon, lorsqu’en 1829 Charles X le nomma garde des sceaux : « Ce sont les ultras, nous dit-il, qui ramèneront un ministère constitutionnel. » Il nous embrassa tous et sortit en murmurant : « À bientôt ! » Ses prévisions étaient justes.

Impuissant contre l’aveuglement du roi, à quitta le ministère le 19 mai 1830 ; ceux qui ont connu cet homme tout d’honneur et de cœur savaient bien que son départ était le signal de la catastrophe qui se préparait et allait bientôt éclater. Quel malheur pour notre province que ce grand magistrat ne soit resté longtemps au pouvoir !

On me baptisa sous les prénoms de Louis-Armand et j’eus pour marraine Mme la marquise de Montcalm, sœur du duc de Richelieu. Les circonstances qui me dotèrent de ce patronage tiennent à la Révolution, elles sont assez curieuses.

Dans le moment le plus critique de la Terreur, Mlles Simplicie et Armandine de Richelieu, dont le frère émigré était allé chercher asile en Russie, craignant pour leur tête, demandèrent à quelques amis intimes sur quel point de la France elles pourraient être mises à l’abri d’une arrestation, et, dans ce temps-là, chacun se le rappelle, une arrestation, c’était la mort.

Un ami de ma famille, M. Aimé de Chevrand, arrivé la veille à Paris, se trouvait par hasard dans le salon où étaient Mlles de Richelieu. Cet honorable et courageux Franc-Comtois, qui avait pour la royauté un amour fanatique, lequel avait failli, à plusieurs reprises déjà, lui coûter la vie, fut consulté sur ce point délicat. Il dit qu’il se chargeait volontiers de mettre Mlles de Richelieu en lieu sûr, et qu’il en répondait sur sa tête. Ces dames se confièrent à la loyauté de M. de Chevrand, et elles eurent raison. Elles quittèrent Paris le lendemain et se dirigèrent sur Besançon, où elles arrivèrent sans obstacles, munies d’une lettre de Chevrand pour ma grand’mère, avec laquelle il était lié depuis l’enfance d’une étroite amitié. Ces dames, bien entendu, avaient obtenu des passeports sous de faux noms et, n’étaient suivies que d’un valet et d’une femme de chambre. On ne voit plus guère aujourd’hui de ces serviteurs dévoués et fidèles comme ceux dont nous parlons. Ceux de Mlles de Richelieu s’appelaient Mr et Mme Laravine, ils étaient mariés et ils faisaient partie, en quelque sorte, de la famille de ces dames ; j’ai tant entendu répéter ce nom, qu’après plus de quarante ans je ne l’ai point encore oublié.

Ces deux braves gens étaient de ces domestiques de race comme il y en avait encore alors ; gens nés au service d’une maison, et qui y mouraient, fiers de leur livrée comme d’un blason ; attachés à leurs maîtres quand même, et qui préféraient, ainsi que cela s’est vu pendant la première Révolution, les nourrir du prix de leur travail, au crève-cœur de ne plus leur appartenir. Ils étaient devenus les amis de leurs maîtresses, car, dans les malheurs de cette époque, c’était la vieille fidélité qui supprimait les distances et les titres entre maîtres et valets, et non point l’article d’une loi ridicule. Les maîtres, disons-le aussi pour être juste, prenaient dans ce temps plus d’intérêt à leurs domestiques qu’on ne le fait de nos jours ; ils accouraient quand il y avait un malheur à réparer, ils les soignaient dans leurs maladies et donnaient des aises à leur vieillesse. Actuellement, si l’on a un serviteur d’une santé délicate et que son service en souffre, on lui donne huit jours pour se pourvoir d’une autre place. C’est le progrès.

La maison de ma grand’mère était fort modeste, et la police la plus ombrageuse n’aurait jamais soupçonné que cet asile pût renfermer deux aristocrates proscrites. Elles ne furent pas inquiétées un seul instant pendant les deux années qu’elles passèrent chez mon aïeule. Le danger alors rapprochait les distances et confondait les rangs.

Touchées des bontés, des attentions délicates que l’on avait pour elles, ces dames s’habituèrent sans peine à la vie uniforme, douce et calme de ce petit intérieur qui ne se composait que de trois personnes, la mère, la fille et le mari de celle-ci. Ma mère, Marguerite-Sophie Duport des Herbeys, avait épousé, au sortir d’un des meilleurs couvents de Dijon, Laurent Marquiset, mon père, beau jeune homme de vingt-quatre ans, fils d’un négociant estimé de Besançon, et qui arrivait de l’armée. Mon père était renommé pour sa jolie tournure, son physique plein de distinction et l’éclat passager que jetaient sur lui sa campagne sur le Rhin et sa blessure en firent, lorsqu’il fut de retour dans sa ville natale, un des jeunes gens les plus recherchés.

Heureuses de n’avoir plus de craintes pour leur vie, Mlles de Richelieu se lièrent bien vite avec ma mère qui était de leur âge (vingt-deux à vingt-trois ans). Celle-ci avait de fines manières, une charmante figure, de la grâce, beaucoup d’esprit naturel, et, sous ces divers rapports, allait parfaitement de pair avec ses nobles amies.

Je vins au monde plusieurs mois après l’arrivée de Mlles de Richelieu, et la seconde, Mlle Armandine, dont ma mère préférait la douceur angélique et les démonstrations aimantes au caractère décidé, malin de sa sœur, voulut être ma marraine. Ces dames, qui ne cessaient de rêver le retour des Bourbons, répétaient constamment à mes parents que si leur rêve se réalisait jamais, elles se chargeraient plus tard de me placer d’une manière convenable. Ah ! les promesses !

Mlles de Richelieu retournèrent à Paris lorsque Bonaparte eut rétabli la paix intérieure, et les lettres écrites à cette époque prouvent combien Mme de Montcalm en particulier avait de tendresse pour ma mère.

Pour prix de son dévouement à la royauté, M. de Chevrand fut nommé, au début de la Restauration, agent comptable du dépôt d’étalons établi à Besançon. C’était le seul but de ses modestes désirs, aussi Mme de Montcalm lui obtint facilement cet emploi. Ce bon fou, que j’ai encore connu dans toute la force de l’âge et dans toute la fougue de ses opinions, faisait enrager les patriotes pendant la Révolution ; il était de tous les clubs, y portait la parole, se moquait effrontément des idées en vogue et persiflait sans cesse et partout les partisans du nouveau régime, dont il était la bête noire.

Chevrand, c’était l’austérité même, sous l’indulgence, la naïveté des montagnards franc-comtois. Longtemps ballotté par les événements de la Révolution, émigré, jeté d’un bord à l’autre, il était comme ces rudes pierres de nos montagnes que les tempêtes ont roulées dans le torrent, que le torrent a limées et polies pendant des siècles, qui sont devenues luisantes et douces au toucher, mais qui n’en restent pas moins pierres sous la surface qui les adoucit.

Mêlé à des aventures et à des hommes divers, il savait tout le siècle par cœur. Le côté plaisant et ironique des choses lui apparaissait toujours avant tout, il ne prenait au sérieux que Dieu et l’honneur. Tout le reste était pour lui de la comédie humaine. Il se moquait de la pièce, mais il avait pitié des acteurs.


Grâce au zèle qu’il montrait pour la prospérité de l’industrie locale, grâce à ses rapports d’amitié avec les hommes les plus instruits de notre province, MM. Clément, devenu questeur de la Chambre, Joseph Droz, de l’Académie française, J.-J. Ordinaire, de l’Académie des sciences morales, Emmanuel Jobez, député du Jura, grâce à son intimité avec M. Courvoisier, que son noble caractère et son beau talent avaient rangé, dès les premiers jours de la Restauration, parmi les politiciens les plus influents, mon père jouissait d’une juste considération à l’extérieur. Par contre, à l’intérieur, il faisait à ses enfants plus peur que le diable ; d’un seul de ses regards impératifs, il nous aurait fait passer par le trou de la serrure ou rentrer en terre. L’influence de l’éducation influe puissamment sur tout le reste de notre vie.

Occupé d’affaires d’un grand intérêt et qui l’absorbaient sans cesse, nous passions dans les arrangements de sa vie après le travail et nous nous sommes ressentis plus d’une fois de ce manque de soins.

Ma mère, d’une nature aimante, exceptionnelle, parfaite, tâchait, dans les circonstances délicates, de servir de contrepoids à la sévérité paternelle, mais ce contre-poids était parfois trop fort, trop brusque, et dépassait le but. Il en résultait un craquement général dans l’appareil, peu combiné d’ailleurs, de notre système d’éducation, et cela nous amenait des scènes fâcheuses dont la première victime était notre pauvre mère.

Préoccupé constamment de spéculations industrielles, abîmé dans les soucis qui en étaient la suite, mon père n’admettait jamais d’observations à aucun de ses ordres, et jamais non plus, soldats de compagnie de discipline n’ont été menés plus militairement, plus droit que nous.

Ma grand’mère maternelle avait été d’une beauté remarquable et mon grand-père, M. des Herbeys, capitaine d’artillerie avant 1793, appartenait à une ancienne famille noble du Dauphiné[6]. Ma grand’mère était royaliste à l’excès, quoique la Révolution ne lui eût enlevé ni château ni titres, mais elle souffrit comme tout le peuple de la rareté du pain et des excès commis. Je ne me la rappelle que comme une excellente femme, un peu vive, criant fort lorsqu’on ne lui obéissait pas, mais d’un très bon cœur et s’occupant de nous avec une tendresse qui ne s’est jamais démentie.

Le frère unique de ma grand’mère était M. Lefaivre, ancien fournisseur des fourrages de l’armée à Mézières. Né vers 1750, il avait de la fortune, l’élégance et la politesse d’un homme de l’ancien régime ; il portait d’habitude une culotte courte, d’étoffe claire, des bas de soie chinés, un gilet brodé à larges revers et sa tête était ensevelie sous un vaste chapeau à la française fort en usage encore à l’époque de ma jeunesse chez les gens de cet âge. Malgré l’outrage des ans et ses infirmités, mon grand-oncle avait conservé la passion des femmes et quelques actrices, plus intéressées que friandes, lui avaient mangé trois ou quatre cent mille francs qui eussent agréablement tinté dans la giberne de son fils. Celui-ci, Jean-Baptiste Lefaivre, a fait les campagnes de l’Empire à la Grande Armée de 1806 à 1814 et est devenu colonel dans l’arme du génie[7]. Son mariage fut assez singulier.

À son retour des pontons de Portsmouth où il avait été envoyé après la prise de Badajoz, mon oncle, jeune encore, fut placé dans l’état-major du génie de la place de Besançon. Il retrouva là un de ses anciens camarades d’école, le baron de Saint-Jacques, capitaine au Ier régiment d’artillerie légère. Les liens d’une vive amitié se resserrèrent plus étroitement que jamais entre les deux jeunes gens ; on les voyait presque toujours ensemble dans les mêmes promenades, dans les mêmes maisons. La famille du notaire Chéry était une de celles qu’ils fréquentaient le plus assidûment. Cette famille se composait du père, de la mère qui était une des plus belles femmes de la province à l’époque de Robespierre, de deux filles, Adèle et Élise, et d’un fils mort depuis. Mlles Chéry, dont la cadette rayonnait alors d’une rare beauté, étaient reçues dans les salons les plus distingués ; liées d’une étroite amitié avec Mlles de Bry, filles de notre préfet, elles étaient leurs compagnes fidèles dans les sorties et les bals.

À force de mirer ses coquettes moustaches dans les beaux yeux d’Élise, le baron de Saint-Jacques sentit son sang fermenter dans ses veines et le mal d’amour s’empara si bien de toute sa personne qu’il pria son ami Lefaivre de demander, en son nom, la main de Mlle Élise Chéry. À une proposition si brusque, Lefaivre s’écria : « Tu es fou !… Élise est jolie comme les trois Grâces, mais elle est enfant gâté et pourrait bien avoir un caractère peu facile ; de plus, elle n’a pas un sou de dot et ton aisance ne te permet pas de prendre une femme sans fortune. Bref, ton idée est stupide. »

Franc et loyal, Lefaivre n’avait aucune arrière-pensée. Son conseil était sage ; médiocre raison pour qu’il fût suivi. Cependant M. de Saint-Jacques, après quelques réflexions, l’adopta et sur sa propre demande fut envoyé en garnison à Toulouse. Sa passion pétilla comme un feu de paille et s’éteignit aussitôt. Pendant ce temps, Lefaivre perdit complètement la tête et malgré les justes observations faites jadis au baron de Saint-Jacques et répétées à lui mot à mot par une voix amie, il épousa Mlle Élise Chéry ! Aurait-il mieux fait de changer de garnison ? Il peut seul répondre à cette question indiscrète.

Quoique héroïque soldat consacré par l’Empereur, quoique colonel, quoique commandeur de la Légion d’honneur et chevalier de Saint-Louis, mon oncle eut plus tard la ridicule fantaisie de vouloir ajouter à son nom celui de des Ayvelles qui était le nom de sa mère ou même de sa grand’mère. Lorsque j’étais au ministère de l’intérieur, il vint un jour m’y demander quelles étaient les démarches à faire pour parvenir à ce but. Il était facile de voir que Lefaivre, dont les habitudes simples, modestes et surtout le bon sens ont été de tout temps appréciés, n’avait pu concevoir cette pensée de son chef. — « Cette idée de changer de nom, lui dis-je de suite, ne vient pas de toi ; elle a pris naissance dans le cerveau fêlé de ton fils Victor, qui est plein de vanité puérile et n’aime que le clinquant. — Oui, en effet, me répondit mon oncle, Victor dit que tout le monde s’appelle Lefaivre, et avec un nom si mal sonnant, on n’entre pas résolument dans un salon. — Pauvre et futile raison, répliquai-je. Quoi ! quand des gens ne vous reçoivent que pour votre nom et non pour celui qui le porte, on ne met pas les pieds chez eux. C’est là de la fierté noble et bien entendue. Et puis toi, qui t’es fait un nom honorable, glorieux, connu de toute l’armée, tu irais troquer ce nom contre un nom sans force, sans valeur et qui viendrait effacer tout ce qu’il y a dans ta vie de beau et de grand ? Quelle sottise ! »

Lefaivre ne me paraissant pas convaincu, je lui proposai d’aller consulter notre vieil ami et compatriote, le général de Préval, dans le jugement duquel il avait une pleine confiance. Aussitôt dit, aussitôt fait. Arrivés chez le général, je lui expliquai sans préambule l’objet de notre visite : « Quelle idée absurde vous avez là, mon cher Lefaivre, s’écria notre excellent compatriote ; elle est trop en dehors de vous pour que vous l’ayez conçue ; elle vient nécessairement de votre fils Victor, que je reconnais bien là. Envoyez-le moi, je le confesserai et je vous le renverrai convaincu qu’il ne peut que perdre à changer de nom. » Lefaivre parut décidé à en rester là de ses démarches, mais depuis que j’ai quitté Paris, on m’a assuré qu’il avait présenté une demande officielle afin d’obtenir et qu’il avait obtenu, en effet, l’autorisation d’ajouter à son nom celui de des Ayvelles. Je n’ai pas vérifié le fait, mais je ne serais pas surpris qu’il fût exact, parce qu’en général, plus une idée est saugrenue, plus vos amis vous en montrent le côté ridicule, plus on y persiste.

Lefaivre avait une sœur qui épousa en premières noces M. Musely, sous-lieutenant au 2e régiment suisse de la garde royale et qui, d’un second mariage, eut une fille, Idalie, idéale enfant dont les yeux profonds donnaient le vertige. Elle se maria en 1840 avec M. de Courteil, lieutenant d’infanterie. Je voyais beaucoup à Paris ce charmant ménage, mais depuis 1845, je n’ai jamais plus rencontré ma cousine de Courteil. Ainsi va la vie.


Grâce à l’air du pays natal, ma taille augmentait chaque jour, mais mon accent comtois en faisait autant, et mon père effaré m’envoya passer un an dans une école de Troyes, espérant que la société des jeunes Champenois me ferait perdre jusqu’à la dernière trace de ce terrible accent. Pendant ce temps, mes deux frères, Achille et Alphonse, partaient pour un pensionnat de Colmar dans le but d’apprendre l’allemand. Le résultat de ce double déplacement a été médiocre, car mes frères parlent fort ordinairement l’allemand et je n’ai jamais pu perdre tout à fait notre national roulement des r.

Après avoir quitté Troyes, j’entrai, au commencement de l’année scolaire de 1809, au lycée de Besançon, où mes deux frères ne me rejoignirent que deux ans plus tard et où mon troisième frère, Alfred, n’entra qu’en 1815. L’esprit qui y régnait nous faisait détester l’horrible régime disparu ; d’ailleurs, tous les membres de ma famille, composée d’honnêtes gens, semblaient regretter les Bourbons ; ma mère surtout ne nous entretenait que de traditions de respect et d’amour pour les pauvres exilés, dont, au dehors, nous n’entendions jamais parler. D’autre part, on nous inspirait un profond dégoût pour les hommes de la Révolution et les orgies sanglantes de la Terreur. Malgré cette éducation royaliste, nous partagions l’enthousiasme guerrier de nos camarades du lycée ; nous étions éveillés chaque matin au bruit du tambour, les heures se partageaient entre Quinte-Curce, Cicéron, Virgile et l’école de peloton, les études classiques et le maniement d’armes. L’Empereur voulait faire de chaque collège une pépinière de soldats et il y avait réussi.

On nous lisait les bulletins de la Grande Armée arrivés de la veille, et souvent cette lecture se faisait en présence du général Marulaz qui était accompagné de tout l’état-major de la place, dont les élégants uniformes tournaient les têtes et faisaient étinceler nos yeux. On rêvait déjà les joies du champ de bataille, les épaulettes de général, et ma flamme patriotique était entretenue par les nouvelles que nous recevions parfois de mes sept cousins Marquiset, tous braves soldats qui suivaient les aigles impériales à travers l’Europe[8].

Je me rappelle encore avec quel chagrin je me vis trop jeune d’une année pour endosser le brillant dolman des gardes d’honneur, monter à cheval et partir avec mes aînés que je croyais bien heureux d’aller se faire estropier ou tuer dans les plaines de Lutzen ou de Bautzen. J’étais pourtant d’une nature calme, sans passion, mais il était impossible de résister à cet enivrement, à cette fièvre de gloire militaire qui s’emparait alors de toute la jeunesse des lycées, et quand je vis mes camarades Fleurus de Bry, Grosbort, Alexandre de Boulot, Gros, Véjus, Quirot et tant d’autres passer leur revue de départ, les larmes me vinrent aux yeux et je m’écriai : « Qu’on me laisse donc les suivre ! »

Ces souvenirs d’enfance, ces souvenirs du lycée ne me reviennent jamais à l’esprit que frais et couleur de rose. J’en appelle à mes compagnons habituels : Pourcy, les deux Thorigny, dont l’aîné est mort lieutenant-colonel du 4e régiment de chasseurs à cheval ; Paul Dormoy, aujourd’hui général de brigade ; Xavier Huvelin et ses frères ; Malterre cadet, ancien officier d’infanterie légère, décoré, aujourd’hui capitaine des sapeurs-pompiers de Vesoul ; Henri de Conflans[9], tué accidentellement à la chasse par son garde ; les trois Anthony, dont l’un a péri lors de la retraite de Russie ; les Louvot, les Marquis, que depuis 1814 on appela de Tallenay, de Saint-Maurice-Lavernette, les deux de Bry, dont l’aîné, Fleurus, est mort sous-préfet de Péronne, et dont le cadet, Fortuné, est en ce moment préfet de la Côte-d’Or ; Francis Conscience, Hippolyte de Taxenne, d’Oussières, les deux Grasse, de Talbert, Bizot, général du génie devant Sébastopol ; de Vercia, Fuschambert, Albert de Ferrier, les deux Gaume, les deux Pécot, dont l’ainé, Aristide, a péri à la retraite de Moscou, et le second, Auguste, est mort à Besançon, laissant la réputation justement établie d’un excellent médecin et d’un très habile opérateur ; Étienne Larchey, qui, après être sorti de Saint-Cyr dans l’artillerie, a été pendant la guerre d’Orient commandant militaire de Constantinople et vient de rentrer en France avec le grade de général de division, etc., etc.

Chaque fois que nous nous retrouvons dans le monde où nos carrières diverses nous ont dispersés, nous ne parlons jamais qu’avec une douce émotion de nos années de collège, nous aimons surtout à nous remettre en mémoire les détails de ces goûters champêtres que nous faisions sur la lisière d’un bois, dans nos longues promenades du dimanche ou du jeudi. Deux cantinières, la mère et la fille, désignées ad hoc, suivaient les élèves ou se rendaient directement au lieu de notre halte qui leur était désigné d’avance par notre commandant ; chacune d’elles portait sur la tête un panier qui contenait du jambon, du saucisson, de l’huile et du vinaigre, du vin, de la bière et enfin de la pâtisserie de toute sorte. Les élèves qui avaient de l’argent se divisaient par groupes, invitaient ceux de leurs camarades qui n’en avaient pas, et la gaieté la plus vive présidait à ces repas d’une fraternité qui, certes, n’était pas menteuse. Une salade de pissenlits, je ne me rappelle pas le nom propre ou plutôt le nom technique de cette plante, était ordinairement notre plat de prédilection, car c’est nous qui en avions fait la récolte et qui les avions apprêtés et lavés.

C’est alors qu’on partageait franchement avec ceux qui étaient moins heureux, ou, pour mieux dire, qui n’étaient pas assez heureux pour faire comme nous et qui n’avaient pas la possibilité d’offrir aux autres. Quel plus grand bonheur au monde que de donner ? Mais, plus tard, la civilisation et une politique cafarde aidant, on perd sa bonne nature, on devient comédien à son tour, et si l’on partage quelque chose dans l’âge mûr, c’est à la condition que la plus grosse part du gâteau reviendra à l’auteur de la proposition de partage. J’ai vu beaucoup de ces misérables et heureux comédiens sur les tréteaux des champs de foire du monde, mais leur succès ne m’a pas gâté le cœur et ne m’a pas fait devenir comédien moi-même. Aussi n’ai-je pas fourni une carrière brillante. O charlatanisme, tu seras donc de tous les temps !



Séparateur

  1. Delessert (Jules-Paul-Benjamin, baron), 1773-1847. banquier, filateur, raffineur, régent de la Banque de France en 1802 et membre de la Chambre de commerce en 1804. Il fut député de la Seine sous la Restauration et Louis-Philippe.
  2. Saglio (Mathias-Florent-Antoine),1777-1841. Négociant et conseiller municipal de Strasbourg. Député du Bas-Rhin en 1819.
  3. Prost (Louis-Balthazar-Frédéric), 1760-18 . Banquier, industriel. Député du Bas-Rhin en 1815. On lit dans les Mémoires militaires du général baron Boulart, page 348 : « Cette fois j’acceptai un logement chez M. Prost, ex-banquier, riche capitaliste, demeurant sur le Breuil, à qui j’avais été recommandé par un de ses amis de Besançon, M. Marquiset. Je fis chez lui la connaissance de M. Humann. »
  4. Humann (Jean-Georges), 1780-1842. Commerçant de Strasbourg, conseiller général, puis député du Bas-Rhin, ministre des finances en 1832, pair de France en 1837.
  5. Courvoisier (Jean-Joseph-Antoine), né à Besançon en 1770, mort à Lyon en 1835. Fils d’un professeur à l’Université de Besançon, il émigra avec lui, servit à l’armée de Condé, dans les cavaliers nobles, les hussards de Rohan, les chasseurs de Bussy où il reçut la croix de Saint-Louis, puis dans le régiment hongrois des hussards de l’empereur d’Autriche avec lequel il combattit à Marengo contre les Français. Rentré en France à la fin de 1802, il se fit recevoir avocat, devint conseiller-auditeur à la cour de Besançon en 1808, et fut nommé député du Doubs le 4 octobre 1816, poste qu’il occupa jusqu’en 1824 après avoir été vice-président de la Chambre. Il était procureur général à Lyon quand Charles X le nomma garde des sceaux le 8 août 1829, mais ne pouvant partager les malheureuses idées du roi et de M. de Polignac, il remit son portefeuille le 19 mai 1830. Nommé le même jour ministre d’État et membre du Conseil privé, il sortit de la vie politique à la révolution de juillet.
  6. La famille Duport des Herbeys, originaire de Savoie, s’est établie à la Mure en 1659 et s’est divisée en deux branches, l’une dite de Pontcharra, actuellement représentée par le marquis de Pontcharra, l’autre dite des Herbeys, à laquelle appartenait François des Herbeys, ancien capitaine d’artillerie, qui fit ouvrir en 1777, dans le bassin de Chauffayer (Hautes-Alpes), le canal d’arrosage qui porte son nom. — Au sujet des généalogies de cette famille, voir Guichenon et Rivoire de la Batie.
  7. Lefaivre (Jean-Baptiste-Marie), né à Mézières en 1783, sortit de l’École polytechnique, fut nommé sous-lieutenant du génie en 1803, capitaine en 1809 et colonel en 1840. Il était commandeur de la Légion d’honneur et chevalier de Saint-Louis.
    On lit dans les Mémoires de Sainte-Hélène, par le général Montholon, page 154 : « l’Empereur ne comprend pas que l’armée anglaise ait pu s’emparer de la citadelle de Badajoz, sans lâcheté ou trahison de la part de l’officier chargé de la défense de ce poste ; car la ville a fait une défense héroïque, et il se rappelle que les officiers du génie Lamand et Lefaivre se sont signalés par leur sang-froid et leur activité intelligente pendant l’assaut et pour la défense des brèches que ce dernier avait hérissées de tous les obstacles imaginables. »
  8. Marquiset (Bonaventure), capitaine au 14e d’infanterie légère, mort en captivité de la peste à Carthagène ;
    Marquiset (Lazare), capitaine au 119e d’infanterie de ligne, était alors en Espagne ; Marquiset (Claude-Joseph), lieutenant au 119e d’infanterie de ligne, en Espagne ;
    Marquiset (Jean-Baptiste-Lazare), lieutenant porte-aigle au 106e d’infanterie de ligne, en Italie ;
    Marquiset (Joseph), sous-lieutenant au 64e d’infanterie de ligne, en Espagne ;
    Marquiset (Claude-Antoine), sergent aux grenadiers à pied de la vieille garde, retraité pour infirmités contractées pendant la campagne de Pologne ;
    Marquiset (Pierre-Bonaventure), sergent au 34e d’infanterie de ligne, blessé grièvement à Saalfeld et retraité.
  9. Le père de Henri était fils d’un petit bourgeois-cultivateur, du village de Conflans ; la fortune de sa famille lui permit de l’envoyer étudier la médecine à Montpellier, d’où il revint licencié, c’est-à-dire docteur ; il s’établit alors dans sa commune natale, et y exerça son art, pendant quelques années. À la création des justices de paix, au moment de la Révolution, M. Henri, père de mon camarade de lycée, fut élu à cet emploi pour le canton de Conflans, et à la réorganisation des justices de paix sous le Consulat, en l’an XII, il fut conservé et nommé juge de paix pour le canton de Saint-Loup, canton embrassant dans sa juridiction les justices de paix de Conflans et de Fougerolles qui, précédemment, comptaient chacune un titulaire particulier.
    On peut conclure de ça que M. Henri était un homme estimable, qui jouissait de l’estime, de l’affection de ses concitoyens, et de la confiance du gouvernement.
    M. Henri avait épousé une demoiselle Poncelin de Raucourt, dont le père ou le grand-père (d’après les révélations de M. de Magnoncourt, père de l’ancien pair de France, dans ses procès contre cette famille) aurait débuté par être pâtre au village de Pissencourt, puis la fortune arrivée, on ne sait trop comment, il aurait acheté des propriétés à Raucourt, dont il aurait plus tard usurpé le nom seigneurial, que ses successeurs ont dès lors conservé, par suite sans doute de cet adage, que ce qui est bon à prendre est bon à garder. (Note de l’auteur.)