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À travers ma vie/9

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 200-221).


CHAPITRE IX


Albert de Berthier de Sauvigny. — Le courrier de la malle. — Le maigre de Monseigneur de Toulouse. — Mort de mon père. — La révolution de juillet à Besançon. — M. de Terrier. — Un aristocratique confiseur. — Nomination à Dole. — Pons, de l’Hérault. — Son caractère. — Malencontreux changement de ministère. — Entrevue avec Casimir Périer. — Le recrutement des préfets. — Le comte d’Argout et le baron de Roujoux.


(Besançon, 31 août 1829.) Albert de Berthier de Sauvigny, lieutenant au 36e d’infanterie de ligne, en garnison ici, est venu nous faire ses adieux ce matin ; un ordre qu’il a reçu hier soir du ministre des affaires étrangères l’oblige à partir immédiatement pour Paris, d’où il sera dirigé sur un pays étranger qu’on ne lui désigne point. Cet ordre qu’il m’a laissé comme autographe est écrit en entier de la main du prince de Polignac, l’ami intime de son père et le protecteur de ses enfants. Je suis heureux du changement qui vient de s’opérer dans la position d’Albert de Berthier, parce que n’abandonnant pas la carrière militaire, le grade de capitaine et la décoration seront certainement la récompense du service qu’il est appelé à rendre. Je regrette beaucoup son éloignement ; c’est un jeune homme distingué, d’une nature hardie et aventureuse ; sa physionomie est vive et agréable, sa conversation variée, sa gaieté communicative. Il est royaliste ardent, mais il n’impose point son opinion ; quoique nous ne soyons presque jamais d’accord en politique, nous n’en sommes pas moins très liés, et j’espère que l’absence ne diminuera pas nos bonnes relations d’amitié.


Albert de Berthier, dont je parle plus haut, s’est acquis une célébrité assez triste quelques années plus tard en voulant, disait-on, essayer d’écraser avec son cabriolet le roi Louis-Philippe qui se promenait à pied dans la rue Saint-Honoré. Traduit pour ce fait devant la cour d’assises de la Seine, il a été acquitté. Je dois dire à sa louange qu’Albert, que j’ai revu plusieurs fois depuis, m’a juré sur l’honneur qu’il n’avait jamais eu l’ignoble projet de faire du mal au roi, mais seulement de lui faire peur.

Ruiné par les événements et peut-être aussi par ses dépenses à l’occasion d’une ou deux émeutes républicaines dans lesquelles le parti légitimiste prit couleur, Albert de Berthier s’est adressé directement à Louis-Philippe qui, sans la moindre rancune du passé, lui a fait donner une place assez importante en Algérie. On m’a dit qu’il avait eu, dans ses fonctions, des manquements regrettables à la suite desquels il fut révoqué. Je l’ai retrouvé à Paris où il publiait un journal sur l’Algérie ; il est mort presque dans la misère une ou deux années après son retour en France ; il était marié.

Ce jeune homme si distingué et dont la carrière s’était ouverte si brillante ne devait pas finir ainsi.

Mon père, dont les rapports avec la capitale étaient fort nombreux, avait l’habitude, pour que ses commissions fussent faites avec régularité, de choisir, parmi les courriers de la malle desservant la route de Paris à Besançon, celui d’entre eux que son ami le directeur de la poste, M. Gauffre, lui désignait comme le plus intelligent et le plus actif. Le dernier de ces courriers que j’ai vus à la maison s’appelait Décageux.

C’était un homme d’une soixantaine d’années ; il avait l’habitude de la bonne compagnie et son excellente tenue l’aurait fait prendre aisément pour un préfet en visite, s’il eût porté à sa boutonnière la rosette classique d’officier de la Légion d’honneur. Je le vois encore se promenant à Granvelle, vêtu d’un habit gris de souris effrayée et manœuvrant avec une grâce d’autrefois l’élégante badine qu’il avait à la main. Le père Décageux, comme nous le nommions toujours, était dans sa toilette d’une recherche extrême ; gai de nature, il savait beaucoup d’anecdotes curieuses qu’il racontait avec esprit, tout en laissant échapper de temps à autre de ces cuirs fastueux qui révèlent bien vite l’oubli d’une éducation première. Voici une de ces anecdotes narrée par lui-même :

« J’étais, en 1787, piqueur chez M. le comte de Provence. Une grande chasse à laquelle devaient assister le Roi et toute la cour avait été ordonnée à l’occasion, je crois, de l’arrivée d’un prince étranger à Paris. On devait se réunir dans la forêt de Bondy. où un pavillon rustique, fort élégamment décoré à l’intérieur, avait été construit tout exprès pour cette réunion. C’était vers la fin de septembre. Chargé avec mon frère, qui occupait les mêmes fonctions que moi, du soin de remettre un cerf dans le canton qui nous avait été assigné, nous partîmes avant le jour et nous ne revînmes qu’après avoir accompli notre mission. Ayant marché pendant plus de quatre heures par un temps froid et humide, nous mourions de faim et de soif, et ce ne fut pas sans un plaisir extrême que nous retrouvâmes notre halte.

« Mon frère et moi avions été élevés dans les principes religieux les plus sévères et nous remplissions avec exactitude les lois prescrites par l’Église. Le jour de la grande chasse du roi était, par hasard, tombé un vendredi. Pour ne pas être exposés à manquer à nos habitudes pieuses au milieu de camarades moins scrupuleux que nous, et qui nous auraient sans doute poursuivis de leurs plaisanteries plus ou moins légères, nous nous étions munis d’un long pain dont ma mère avait remplacé la mie par une omelette copieuse. Après nous être réchauffés devant un grand feu qu’entouraient les meutes, nous nous retirâmes dans une clairière prochaine et nous nous mîmes à dévorer en secret notre maigre repas. Quelques œufs, pour des piqueurs affamés, sont vite engloutis. Nous retournions à notre poste lorsque des éclats de voix attirèrent notre attention du côté opposé à celui du rendez-vous général. Curieux de savoir ce qui se passait sur ce point, je me glissai facilement et sans bruit à travers les massifs, en faisant signe à mon frère de m’attendre un moment. Je n’étais pas à cent pas de lui que le spectacle le plus inattendu s’offrit à mes yeux. Monseigneur de Toulouse, qui avait fait demander au Roi la permission de suivre la chasse, déjeunait sous une tente élégante avec deux ou trois abbés de sa suite et plusieurs officiers de la vénerie. J’aperçus distinctement le noble prélat et ses pieux convives autour d’une table chargée de volailles, de gibier et de viandes froides de toute sorte, le vin coulait à flots dans des gobelets d’argent et une gaieté des plus folles se traduisait par de bruyants éclats. Non, jamais surprise ne fut égale à la mienne ; je regardais, je regardais encore, et quand je me fus bien assuré que je n’étais pas le jouet d’une illusion, je me hâtai de rejoindre mon frère qui ne demeura convaincu, à son tour, qu’après avoir lui-même vérifié le fait.

Qu’on se figure alors les réflexions que cette conduite scandaleuse d’un des plus hauts dignitaires de l’Église fit naître en notre esprit à une époque où les gens de notre classe, moins éclairés qu’aujourd’hui, auraient regardé comme une énorme faute la moindre infraction aux saints devoirs. Les volailles de Monseigneur de Toulouse bouleversèrent mes idées de fond en comble, mes sentiments religieux s’évanouirent et, dès lors, je n’ai pu me résoudre à faire maigre le vendredi ni à retourner m’agenouiller dans un confessionnal. Je ne dis pas certes que j’aie eu raison d’agir ainsi, mais j’étais jeune, impressionnable et ardent ; j’aimais le plaisir et je secouai, sans plus de réflexion, les entraves qui gênaient mes penchants et mes goûts. Si je suis coupable, Monseigneur de Toulouse l’est beaucoup plus que moi. »


Pendant la fin de la Restauration, j’habitai surtout la Franche-Comté, secondant les entreprises industrielles de mon père.

Celui-ci avait eu souvent occasion de s’exprimer sur la politique générale, soit en présence des ministres, soit en présence des princes de la famille royale qui traversèrent Besançon à plusieurs reprises dans l’espace de trois ou quatre ans. Il n’en fallait pas davantage, sous un gouvernement ombrageux, pour le mettre au nombre des citoyens dont on soupçonnait et dont on redoutait l’influence ; aussi échoua-t-il lorsque, en 1824, il fut porté comme candidat à la Chambre des députés par les électeurs de l’opinion libérale du grand collège de Besançon. On lui préféra M. Emonin[1] l’aîné, l’un des hommes les plus nuls de la ville et qui n’avait d’autre titre à ce poste éminent que d’être le plat valet de M. le premier président Chifflet[2], royaliste empesé, fanatique et dévot.

À la révolution de juillet, on nomma mon père membre de la commission de cinq membres chargée d’administrer le département du Doubs, puis en septembre 1830, il partit pour Paris avec quelques notables chargés par la ville de présenter une requête à Louis-Philippe au sujet de l’école l’artillerie, mais ses forces le trahirent et il mourut dans la capitale, le 28 septembre, entre les bras de trois de ses enfants.

Dès qu’éclata la révolution de juillet, je lui prêtai mon concours en assistant à la réunion qui eut lieu à Besançon, le 2 août, chez le lieutenant général baron Lanusse, commandant la division, pour aviser aux meilleurs moyens à employer dans les circonstances critiques où l’on se trouvait. Appelé, comme officier de la garde nationale, par le général, je me rendis chez lui à cinq heures du soir, avec M. Maire, mon colonel, et M. Ducat, mon lieutenant-colonel. Nous trouvâmes là les généraux Chabert, commandant le département ; Dellard, commandant la place, et Boulard, commandant l’artillerie ; MM. de Lacombe, colonel du 3e régiment d’artillerie ; le baron Mylius, colonel du 46e de ligne ; Pâris, chef de bataillon d’état-major ; de Jouffroy, secrétaire général faisant fonctions de préfet, et le marquis de Terrier-Santans, maire de la ville de Besançon.

Le baron Lanusse, après nous avoir fait asseoir, s’adressa directement à moi et me dit : « Monsieur Marquiset, vous qui passez pour être d’une grande franchise, dites-nous s’il est vrai que la garde nationale ait le projet de faire arborer ce soir la cocarde tricolore ? — Non, mon général, répondis-je, il n’en a point été question jusqu’à présent, et la réunion qui doit avoir lieu dans une heure à Chamars n’a d’autre but que d’organiser les moyens de maintenir la tranquillité publique et d’arrêter les désordres que quelques malveillants seraient tentés de commettre. — Mais, ajouta le général, s’il paraissait un groupe portant le drapeau tricolore, pensez-vous que la garde nationale le repousserait par la force ? — Non, répliquai-je, elle ne le ferait pas. — Alors, reprit le général, quel parti, dans votre opinion, y aurait-il à prendre si ce cas se présentait ? — Il faudrait arborer bien vite le drapeau tricolore sur la façade de l’hôtel de ville afin d’éviter toute espèce de collision et de trouble. En allant ainsi au-devant des justes exigences du moment, les troupes de ligne et la garde nationale seront tout à fait en mesure d’exercer une police sévère pendant la soirée et pendant la nuit. »

Le colonel de Lacombe fut le premier de mon avis, puis ensuite le colonel Mylius, et enfin toutes les autorités civiles et militaires. Il s’établit alors un vif colloque entre le baron Lanusse et le marquis de Santans pour savoir qui donnerait l’ordre d’arborer le drapeau tricolore. Cet incident vidé, le maire me dit : « Prenez une compagnie de la garde nationale et allez placer le drapeau tricolore sur la façade de l’hôtel de ville, je ne m’y oppose pas. — Non, monsieur le maire, répondis-je, les choses ne peuvent se faire ainsi ; donnez-moi un ordre par écrit et j’irai. » En ce moment même, la porte du salon s’ouvrit bruyamment et le capitaine d’état-major Charlon annonça que le drapeau tricolore était promené dans toute la ville et que la foule qui l’accompagnait venait du côté de l’hôtel du général. L’officier de garde se présenta presque au même instant pour demander ce qu’il y avait à faire. Le général Lanusse lui donna tout simplement l’ordre de mettre ses soldats en bataille et de laisser passer le drapeau. À peine cet ordre était-il donné que l’on entendit au dehors des cris tumultueux de Vive la charte ! Un des officiers généraux présents ouvrit aussitôt la porte donnant sur les jardins et, de là, nous aperçûmes dans la rue Neuve un groupe nombreux dont le chef portait un immense drapeau bleu, blanc, rouge. « Il n’y a pas de temps à perdre, s’écrièrent plusieurs des officiers supérieurs, car les chefs de poste des différents corps de garde sont dans leurs petits souliers. » Telle fut l’expression. — « Si M. le maire veut m’y autoriser, repris-je aussitôt, je vais dire de sa part à un valet de ville d’arborer le drapeau tricolore. » Le maire y consentit en présence de toute l’assemblée et cette autorisation ou cette adhésion, comme on voudra l’appeler, me fut répétée par un des généraux. La décision prise, le général Dellard prescrivit, ensuite de l’ordre qu’il en reçut de M. le baron Lanusse, au commandant Pâris de se transporter immédiatement sur la place Saint-Pierre pour donner aux officiers de service l’ordre de laisser arborer le drapeau tricolore et aux troupes l’ordre de prendre la cocarde aux mêmes couleurs. Le commandant Pâris et moi sortîmes précipitamment pour faire exécuter les ordres donnés[3].

Le nom du maire de Besançon, lequel était d’ailleurs fort galant homme, me remet en mémoire une particularité touchant la famille de Terrier-Santans, une des meilleures de notre province.

Au moment de la révolution de 1789, un jeune de Terrier, venu à Paris on ne sait trop ni comment ni pourquoi, fut réduit à se faire garçon de magasin chez un célèbre confiseur de la rue des Lombards ; il montrait dans cet état tant d’intelligence, tant d’aptitude, que le maître de l’établissement le prit bientôt en grande affection et finit, lorsqu’il eut atteint un âge raisonnable, par l’associer à son commerce. Ce maître, dont le nom m’échappe, étant venu à mourir, le jeune de Terrier reprit la suite de ses affaires, et alla, peu de temps après, établir dans la rue Saint-Honoré, en face du passage de l’Orme, un grand magasin de confiserie qu’il a rendu célèbre sous son nom et qui avait pour enseigne : Au Palmier.

La révolution de 1830 m’avait trouvé dans les idées de progrès que j’avais toujours professées ; j’avais pris la charte de 1814 au sérieux, et m’étais toujours aussi borné à en demander l’application sincère ; je faisais partie, sous la Restauration, de ce libéralisme sage, auquel la génération nouvelle accordait toutes ses sympathies ; je ne pouvais pas oublier non plus que, vierge de toute opinion politique autre que celle du gouvernement royal, j’avais été brutalement destitué de mes fonctions, et qu’une carrière qui semblait s’ouvrir pour moi sous les plus heureux auspices avait été brisée tout à coup dès mes premiers pas ; cet acte injuste avait irrité mon cœur, et j’en conservais contre les Bourbons une aigreur que je ne dissimulais pas.

Appelé le 16 août 1830 à la sous-préfecture de Dole, j’abandonnai des intérêts certains de fortune pour reprendre des fonctions qui ne m’avaient laissé que des chagrins et des regrets. Mais il s’agissait de coopérer à la fondation d’un gouvernement qui plaisait à mes opinions modérées, à mes goûts, enfin à mes sentiments patriotiques, je n’hésitai donc point.

Mes débuts n’eurent pourtant rien de fort engageant, avec le préfet que je possédais et dont je veux ici faire le portrait : M. Pons, de l’Hérault, est un excellent père de famille ; il ne se trouve heureux qu’auprès de sa femme et de ses enfants qu’il aime à la passion. L’intérieur de ce petit ménage ressemble à une Académie de province dont tous les membres passent leur temps à s’admirer et à se le dire.

Il y a, en apparence, chez M. Pons, une extrême bonhomie, on est reçu chez lui avec bienveillance et cordialité ; il est honorable sans ostentation et son abord est simple et facile. Ces qualités qu’on apprécie dans l’homme du monde doivent l’être davantage dans celui qui occupe de hautes fonctions publiques, mais seules elles ne suffisent pas pour constituer l’administrateur.

Et d’abord, l’extérieur de ce brave préfet ne prévient pas en sa faveur ; il est commun, voire même un peu charge et nuit beaucoup à l’effet que doit produire dans les salons et sur l’esprit des masses celui que le gouvernement a revêtu d’une mission toute de dignité et de délicatesse. Son nez d’une grosseur phénoménale attire toujours l’attention. Imaginez-vous une énorme truffe écarlate s’épanouissant entre deux joues empourprées et portant avec une fatuité comique une lourde paire de lunettes en or qui chevauche péniblement sur son éminence la plus prononcée. En voyant ce nez fabuleux que connaissent tous les enfants du Jura, le facétieux général Verdière, qui commande le département, s’est écrié : « Ah ! quel beau nez (bonnet) rouge ! »

M. Pons, que l’on peut regarder comme un honnête homme, est loin de posséder le mérite et la tenue qu’on exige ou plutôt qu’on devrait exiger dans les préfets du jour. Son accent méridional se marie peu avec l’accent des habitants de notre pays, mais il convient parfaitement à ses allures et à son genre de conversation. Toujours il est en scène, toujours il parle de lui en termes exagérés. Ses longues histoires, ses anecdotes dans lesquelles il figure, bien entendu, en héros, sont tellement en dehors de la vérité que l’on ne croit guère à ce qu’il dit.

À entendre M. Pons, l’empereur le consultait chaque fois qu’il avait un discours à faire ; le gouvernement actuel ne peut se passer de lui dans son conseil privé et le ministère de la marine ne marchera que le jour où on lui en aura confié la direction. Si l’empereur Napoléon débarquait de nouveau, il retrouverait M. Pons tel qu’il l’a laissé il y a seize ans. Ce magistrat n’a pas fait depuis lors un seul pas en avant. C’est une pâle décoration de l’empire que le temps a respectée.

M. Pons est libéral, très libéral même en fait de despotisme ; il est républicain parce qu’il est persuadé que la république le nommerait consul. Un des défauts les plus saillants de cet ancien préfet du Rhône est la susceptibilité ; il le pousse si loin que pour savoir ce qu’on pense de lui, il ouvre souvent, mais toujours par hasard, des lettres qui ne lui sont pas adressées. J’ai ressenti deux fois moi-même les effets de sa coupable curiosité. Toutefois, il est confiant et son amour-propre ne s’offense pas de la vérité, pourvu qu’on la lui présente sous un manteau chamarré d’éloges.

Son caractère est un mélange confus de tant de choses opposées qu’il faudrait un immense talent pour le définir. M. Pons peut être comparé à une mosaïque de mille couleurs diverses dont la première vue jette quelque éclat, mais ce moment passé, les couleurs disparaissent et il ne reste plus au fond qu’une nuance uniforme et des plus ternes.

M. le préfet du Jura passe son temps à écrire en style lourd et ampoulé des circulaires qu’on ne lit pas, et dont il remplit chaque semaine les feuilles de son mémorial. Il aime beaucoup aussi les proclamations et, en ce genre, il n’est pas toujours heureux. M. Pons est trop habituellement dans l’exagération pour être d’accord avec le jugement et avec lui-même. Ceux qui le connaissent, ses amis les plus intimes lui reprochent ce travers dont il ne se corrigera jamais. Il m’écrivait dernièrement : « La loi ne m’autorise point à déplacer les prêtres ; je ne puis pas même les atteindre et mon bras n’est vigoureux qu’alors que je puis frapper la loi à la main. Toutefois je ferai enlever au premier jour tous ceux qui seront dangereux dans cette mauvaise engeance. »

Les lettres de M. Pons offrent souvent des contradictions aussi marquées, mais ces mêmes contradictions reparaissent à chaque instant dans ses causeries interminables ; il en résulte des observations, des propos et des plaisanteries qui enlèvent à un premier magistrat le respect dont il a besoin.

En définitive, malgré ses défauts, M. Pons n’est point un méchant homme, il est même obligeant et je crois qu’il faut le laisser à la préfecture qu’on lui a donnée. D’ailleurs, il n’a pas de fortune, et, puisqu’on lui a fait abandonner la direction des affaires qu’il avait à Paris, il y aurait cruauté à lui enlever aujourd’hui des fonctions dont le traitement est indispensable à son existence et à celle de sa famille.

Mes services furent sans doute appréciés par mes chefs, car au moment de quitter le Jura par suite de la douloureuse maladie névralgique dont il était atteint, le comte d’Orfeuil, ancien préfet de l’Empire et fils d’un ancien intendant de Champagne, donna sa démission en 1831 et me désigna pour lui succéder. Il écrivit donc à M. de Montalivet une lettre très chaleureuse à mon égard et je partis pour Paris muni de cette précieuse dépêche.

En arrivant à Troyes, où la malle-poste s’arrêtait quelques heures, j’entrai au café le plus voisin et, pendant qu’on me préparait à déjeuner, je jetai un coup d’œil sur le Moniteur du jour que le garçon venait de placer près de moi. Stupéfaction ! En tête de la feuille officielle s’étalait une ordonnance royale qui nommait M. Casimir Périer ministre de l’intérieur en remplacement du comte de Montalivet ! J’envoyai le malencontreux garçon au diable, mon déjeuner à sa suite et je sortis brusquement du café, cherchant un moyen d’aborder le nouveau ministre qui ne me connaissait pas, alors que je connaissais personnellement son prédécesseur. Découragé, je continuai ma route sur Paris, où j’arrivai à cinq heures du matin. Je courus m installer à l’Hôtel d’Italie, je m’habillai, et à neuf heures j’étais au ministère de la rue de Grenelle. Comme je demandais à être introduit auprès du ministre pour une mission importante de la part d’un préfet : « Cela est impossible, me dit le cerbère en habit noir, M. le ministre est en conférence avec les ambassadeurs de la Porte et de la Perse et je ne puis interrompre cette audience, mais si vous voulez parler à M. de Rémusat, chef du cabinet, je puis vous annoncer à l’instant même. » J’acceptai cette proposition et me voilà en présence de M. de Rémusat, ne sachant par où commencer mon discours ; mais en échangeant avec lui quelques phrases banales, préliminaires ordinaires de ceux qui hésitent à entrer franchement en matière, je me rappelai tout à coup que mon interlocuteur était un ami intime de Théodore Jouffroy et qu’ils avaient coopéré ensemble à la création du Globe. Je savais M. de Rémusat homme d’esprit, et son air bienveillant m’enhardit à lui faire la confidence de l’objet de mon voyage : « Votre mission est sérieuse, me dit-il, un préfet obligé de se retirer dans des circonstances semblables, cela mérite l’attention du cabinet, et, dès que M. Casimir Périer en aura fini avec ses ambassadeurs, je lui proposerai de vous recevoir. Prenez la peine d’attendre un moment. » Une demi-heure après, j’étais introduit près de M. Casimir Périer ; c’était un fort bel homme au teint bilieux, à la physionomie énergique, et portant relevées sur le front d’énormes lunettes d’or ; il était appuyé, les mains croisées derrière le dos, contre la tablette de la cheminée. En me voyant entrer et en m’entendant nommer, le ministre baissa les lunettes sur son nez et me fouilla, en plein visage, d’un regard scrutateur que je soutins bravement, sans baisser les yeux.

moi

« Monsieur le ministre, je suis chargé de remettre à vous seul une dépêche importante de la part de mon préfet, M. le comte d’Orfeuil, préfet du Jura. »

le ministre

« Donnez, monsieur le sous-préfet. »

Le ministre ouvre la lettre et la lit avec une grande attention, puis, après l’avoir achevée, il me dit :

« Cette lettre est fort honorable pour vous, et je suis heureux de connaître par moi-même un fonctionnaire si favorablement apprécié et qui donne de si précieuses garanties à l’administration et au gouvernement ; mais je dois vous déclarer avec franchise que j’ai des engagements sérieux avec le Constitutionnel pour la première préfecture vacante. »

moi (ébahi)

« Mais, monsieur le ministre, si vous faites préfets les rédacteurs de journaux qui déclarent la guerre au gouvernement, ne craignez-vous pas que la presse ne devienne pour vous une sorte d’hydre de Lerne, qui doublera ses têtes à chaque vacance d’une préfecture ? »

le ministre

« Je ne le pense pas ; mais, au surplus, j’examinerai votre position particulière et je réfléchirai à ce que je dois proposer au roi. Retournez à votre hôtel et attendez-y dans le calme ma décision, que je vous ferai connaître probablement après-demain mercredi. »

moi

« Permettez-moi de vous remercier, monsieur le ministre, de la manière bienveillante avec laquelle vous m’avez accueilli, etc., etc. »


Rentré près de M. de Rémusat, je lui rendis compte de mon entretien avec M. Casimir Périer ; il me promit affectueusement de s’occuper de mon affaire, et je retournai chez moi le cœur plein d’espérance et le visage tout radieux. Pauvre naïf ! La semaine entière se passa sans que je reçusse un seul mot ni du ministre ni de son chef de cabinet. Après trois semaines d’une attente vaine et cruelle, et plusieurs tentatives infructueuses pour revoir le ministre, je pris congé de M. de Rémusat, qui persistait à vouloir me retenir, et je revins à Dole.

Six semaines après mon départ de Paris, M. Léon Thiessé, auquel la publication des Lettres normandes et sa coopération à la rédaction du Constitutionnel avaient valu en 1830 la sous-préfecture de Compiègne, fut nommé préfet du Jura.

M. Casimir Périer, comme on le voit, avait hésité longtemps entre les deux candidats. Si j’étais resté à Paris, ainsi que M. de Rémusat m’y engageait, et avec l’appui des amis députés influents que j’avais alors à la Chambre, j’aurais pu peut-être l’emporter sur mon concurrent. Il était un peu tard pour y songer.

Qu’un gouvernement naissant cherche à avoir pour lui les savants, les littérateurs, les artistes, les supériorités de tout genre, rien de mieux ; mais il ne fallait cependant pas considérer les préfectures et les sous-préfectures comme des places taillées indistinctement pour toutes les capacités, toutes les encolures. La preuve la meilleure et la plus décisive de ce que j’avance, c’est que les hommes qui s’étaient fait une réputation comme écrivains n’ont rien ajouté à cette réputation en devenant préfets ou sous préfets ; ils ont même laissé dans ces emplois les plus belles plumes de leurs ailes, c’est-à-dire qu’ils ont cessé d’être écrivains, poètes, historiens, sans avoir rien innové, rien inventé, rien amélioré comme administrateurs. On peut les comparer tous à cet incomparable Lamartine qui a brisé son luth, et que ce sacrifice malheureux et si regrettable n’a point fait devenir un homme d’État.

Il est remarquable, d’autre part, que le personnel des procureurs généraux, qui ne compte que vingt-six titulaires, a fourni, pendant les dix-huit années du dernier règne, plus d’hommes de valeur que celui des quatre-vingt-six préfets. MM. Sylvain Dumon, Hébert, Barthe, Martin du Nord, Vivien, étaient sortis des rangs du parquet et l’on ne peut citer que M. Jayr qui, de préfet, soit devenu ministre sous la dernière monarchie, et quelles traces de monuments, d’institutions utiles, M. Jayr a-t-il laissées de son passage aux affaires, soit à Lyon, soit à Paris ?

Quoi ! on ne peut pas devenir, en France, ingénieur, piqueur des ponts et chaussées, garde général des eaux et forêts, employé des contributions directes ou indirectes, sans passer par une école spéciale ou un surnumérariat quelconque, et un préfet, qui est appelé à donner la direction, à imprimer le mouvement à toutes les branches si compliquées du service administratif et à les contrôler, peut être pris au hasard, sans avoir fait d’études spéciales, dans les rangs les plus infimes de la société ! À l’exception de quelques rares talents d’élite qui surgissent quand même, comment veut-on que des administrateurs, ainsi créés, puissent accomplir convenablement pour l’État les fonctions importantes, difficiles, délicates qui leur sont confiées ?

Je vécus en fort bons termes avec M.Thiessé qui, le 10 septembre 1831, envoya à Casimir Périer des notes trop flatteuses à mon endroit ; elles furent appuyées quelque temps après par une lettre charmante de l’excellent général Delort et le résultat fut… que le ministre m’oublia complètement.

(Mars 1833.) J’ai dîné hier soir chez M. le comte d’Argout, ministre de l’Intérieur.

M. d’Argout, que je ne connaissais pas même de vue, m’a donné l’idée la plus complète d’un pantin vivant. D’une très haute stature, ses jambes et ses bras sont d’une longueur sans bornes et s’agitent incessamment comme si ces membres désunis n’avaient pas de nerfs pour en contenir les mouvements désordonnés. Son corps souple, flexible, ressemble à celui d’une anguille qui se mettrait en frais de coquetterie. M. le ministre de l’intérieur se tord, se ploie et se reploie avec une prodigalité comique et jette invariablement, à chacun des arrivants, des saluts multipliés qui ne s’arrêtent que lorsque son nez gigantesque va toucher le parquet.[4] Il m’a très gracieusement accueilli et m’a fait placer à table entre mon compatriote le général Bernard et lui. Après le dîner, comme nous prenions le café au salon, on annonça le baron de Roujoux. Ce préfet, qui comptait de très honorables services sous l’Empire, venait d’être destitué pour n’avoir pas, disait-on, prêté un concours assez actif au gouvernement dans les recherches alors ordonnées pour l’arrestation de Madame la duchesse de Berry.

J’étais debout près de la porte d’entrée, causant avec le général Bernard, lorsque parut le baron de Roujoux, petit homme rond comme un mounin de marchand de tabac et paraissant embarrassé d’un ventre que ses efforts visibles ne parvenaient pas à dissimuler. Le comte d’Argout vola près de lui plutôt qu’il n’y courut et lui dit en lui serrant la main avec une sorte de frénésie : « Bonjour, mon cher, bonjour. Comment vous portez-vous ? — Monsieur le ministre, répondit le préfet destitué, je ne vais pas bien, et je n’irai mieux que quand je serai rentré dans vos bonnes grâces. — « Mais, mon cher, riposta M. d’Argout, vous ne les avez pas perdues, mes bonnes grâces, vous les avez au contraire en entier et vous les aurez toujours. » Et le ministre quitta brusquement le baron de Roujoux pour aller jouer avec un nouveau venu la même comédie.

S’il faut être ainsi roué pour parvenir, je ne parviendrai pas.



Séparateur

  1. Emonin (Jean-Louis-Aubin), 1780. Député du Doubs de 1824 à 1827. Il était ministériel jusqu’au fanatisme et la Biographie des députés de la Chambre septennale dit de lui : « Il a obtenu la croix de la Légion d’honneur ; on ignore si c’est à titre de ministériel ou à titre de négociant, ou bien à tous les deux. »
  2. Chifflet (Marie-Béaigne-Ferréol-Xavier, vicomte), 1766-1835. Fils d’un président du parlement, il émigra pendant la Révolution et entra dans l’armée des princes ; conseiller à la cour impériale de Besançon, puis député en 1815, il fut nommé président la même année. Non réélu en 1816, il reparut à la Chambre le 13 novembre 1820, fut appelé à la pairie en 1827 et disparut de la scène politique à la chute de Charles X.
  3. Cette rédaction, sous orme de procès-verbal, fut signée par tous les officiers généraux et supérieurs et les autorités civiles présentes, le 5 août 1830, enregistrée à Besançon le 9 août, et l’original fut déposé le 3 août en l’étude du notaire Rolle, pour être mis au rang de ses minutes.
  4. Voici comment le Rivarol de 1842 décrit M. d’Argout : « Un nez majuscule, naguère ministre, actuellement directeur de la Banque de France. »