Âmes solitaires (Jarry)

La bibliothèque libre.
Âmes solitaires (Jarry)
L’Art littéraire (p. 21-25).

ÂMES SOLITAIRES


Toute connaissance étant comme forme d’une matière, l’unité d’une multiplicité, je ne vois pourtant en sa matière qu’une quantité évanouissante, conséquemment nulle s’il me plaît, et cela seul et véritablement réel qu’on oppose au vulgairement dénommé réel (à quoi je laisse ce sens antiphrastique), la Forme ou Idée en son existence indépendante.

Encore que j’aime plus au théâtre le déroulement du rêve en banderolles mauves ou fils de Vierge que la marche échiquière de thèses dont nulle n’est ni ne peut être neuve, chacune est trop asymptote à sa réalisation pour que Gerhart Hauptmann ne nous ait pas donné, au lieu de la tabletterie redoutée, une pièce de très haut Idéalisme, touchant plus même que l’Ennemi du Peuple, parce que plus près de nous. Ceux qui vont les yeux baissés vers la terre dénombrent les lessives, tartines beurrées, pour eux réminiscences zoliques, inexpérients que l’Idéalisme s’exhausse plus aisément sur le marchepied du Réel qu’il ne se suspend à la Cardan en un nimbe ; et que platoniciennement il fut défini d’un mode très large la Vie des Idées.

Or voici ceux qui les incarnent :

Johannes Vockerat tout intellect ; Kaethe toute sensibilité, qu’imitatrice elle mêlera de quelques germes moins sympathiques que cérébraux, d’après Anna Mahr : par faiblesse et besoin n’appui. Johannes, orgueil fait de force suffisante solitaire, s’enroule au cartésien anneau de son intelligence. Deux sphères fermées incompréhensibles l’une à l’autre quant aux langues adéquates à leur essence ; phares qui contingemment tournent, plus souvent librent. L’une chez Johannes s’échancre et s’irrite à l’intrusion de Kaethe : les Pensées que son front exsude, ainsi faisant acte de Vie, s’interrompent en éparpillement effrité : du choc de l’intellectuelle existence et de la vie pratique, le néant, comme un serpent de sulfocyanure à sa naissance flamboyante rentrant ses cornes oculaires sous le dôme tombant d’un doigt. Or Kaethe un instant imitatrice encore sans doute et par comme Johannes nécessité d’analyse, discute, empruntant le verbe marital, devient donc partiellement intellect et compréhension de Johannes ; qui par contre-coup partiellement aussi s’identifie à Kaethe. Par deux points contingents et tangents de leur âme et seuls ils coïncident.

Chacune dans sa tour de diamant percée d’une fenêtre ou meurtrière unique, les Âmes (conservons ce mot de Cohen plus philosophiquement explicatif et précisant que traduisant, malgré le titre du drame édité chez Fischer : Einsame Menschen) dorment solitairement centrales aux hamacs arachnéens, se croyant ouvert le domaine des vérités parce que le transparent dur les encercle imperçu ; leurs grands yeux glauques de fœtus ouverts sur le piano où tout dans les accords d’Anna Mahr se résume : « Zum Tode gequält durch Gefangenschaft, bist Du jung gestorben. Im Kampfe für Dein Volk hast Du Deinen chrlichen Kop niedergelegt. » Et symboliques sur tous ces ronds glacés dans la verdoyance de cornée du lac tournent huhulants, cerfs-volants japonais sonores en leurs cercles railleusement inextensibles, les trains engoulevents.

Johannes vit pour la Pensée, et pour la Pensée Anna Mahr. Donc, syllogistiquement… mais intellectuels, amis non amants, juste assez de charnel inconsciemment désiré, d’envoûtement senti nécessaire (photographies) pour faire l’amitié vivace, sans potacheries, trop philosophes pour ignorer que l’Idée déchoit qui passe à l’Acte ; l’une gynandre en spontanéité, l’autre d’irrésolution (parfois) androgyne, semblables par l’interversion de leurs sexes : union de noblesse socratique ; Nisus et Euryale cérébraux, non musculaires, avant les nuits sous la même tente.

Égoïstes tous deux, d’après la banale définition de l’amitié ou de l’amour. Pour le petit Philippe, pour ses vieux parents, pour Johannes, Kaethe de toutes ses forces « d’oiselet blessé ». Pour tous, les parents, avec moins d’efforts, confiants que Dieu les soutient.

Dieu solitaire comme les âmes inférieures ; sphère fermée comme son Image, parce que parfaite à la fois et embryonnaire : nature naturante pour le panthéiste Johannes, auguste artisan pour le pasteur et les vieux Vockerat et Kaethe peut-être ; rien ou l’inexpliqué fatigant pour Braun, il s’abstient d’intervenir au frottement âpre des êtres aveugles. Chez Hauptmann, pas de poncif panégyrique de Darwin ni de Haeckel, malgré l’entrée comique de Kollin au cirque des portraits ; mais Dieu au-dessus de tout en sa gravitation planée et par là écarté — d’où l’inutilité d’expliquer sa nature — ; et des Dieux subalternes autonomes et autodoules, le Quatrième-Commandement, frappant lancés par la malédiction l’être à abattre au gré mécanique de qui même incompétent les invoque.

Âmes solitaires heurtées sans pénétration — mêlée sans mélanges — en éclats douloureux, d’autant moins conscientes de leur solitude que moins intellectuelles, le vieux Vockerat et sa femme, simples par l’esprit, souffrent le moins — et ils ont où se cramponner. Kaethe, l’Idololâtré englouti, tombe les mains s’effarant au vide du piédestal. Mais elle vit pour l’amour, et de son amour est né, sur qui il se reportera, une créature terrestre. — Johannes Vockerat et Anna Mahr, Dieu l’un pour l’autre, selon une tant vieille théorie, au souffle des trains — chœur antique — dans les sabliers vides et du tic-tac lunaire horé de fugitifs ailerons, perdent tout appui séparés. Et seuls leur esprit est assez grossissant pour s’enneiger à la trame de verre circulaire où s’étiquette leur moi. La grosse chouette noire griffue sur les rails a ricané le départ d’Anna Mahr ; et Johannes, frappant pour l’avertir d’ouvrir son linceul le plat tambour de l’eau, la tête plongeante de graine flottante qui crèverait vers le nadir sa collerette horizontale, se perd dans un cercle — toujours — mais grandissant de diamètre jusqu’à l’infini, avec les bornes de sa Solitude.

Les Idées volent ct sautèlent de leurs pieds feutrés, animant des acteurs exactement adéquats à l’œuvre signifiée, dans le demi-deuil autour de la Lampe verte sur les tables rouges, où Vuillard a allumé la vie végétative qui fait si pâles les mains de Kaethe. Les Idées volent et sautèlent par les plis du chef-d’œuvre bien hauptmannien, combien que des similitudes déforment les encéphales apédeutes qu’écrase encore Rosmersholm et qui rêvassent de Maeterlinck encore aussi pour quelques phrases brèves de sortie, un enfant emmailloitté de Mélisande, et le prologue ventriloque et grandiose avec les hou-hou lointains du décor dans leur debout de servantes noires lessiveuses de meurtres futurs, plus souvent couchés et fuyant — faisant par contraste plus hérissés les cheveux écouteurs — roux et velus de queues de renards passant sur des plats danois de porcelaine qui luisent ; couchés et fuyants aussi comme les pas de cette vieille par l’escalier de service ou le prurit dans les tympans, après un stupre démonial, des hoquets dans la rue d’un chariot de ferraille.

Alfred Jarry.