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Élégies et Sonnets
Élégies et Sonnets, Texte établi par Tancrède de VisanSansot (p. couv.-103).

LOUISE LABÉ



LES ÉLÉGIES

ET LES SONNETS

de LOVÏZE LABÉ
LIONNOIZE


Précédés d’une notice
par
TANCRÈDE DE VISAN
Portrait d’après Woëiriot



À Paris
Chez SANSOT, Libraire, rue de l’Éperon, 7 et 9
près le départ des carrosses
d’Orléans

MCMX


LES ÉLÉGIES ET LES SONNETS

de LOUISE LABÉ












Petite Bibliothèque Surannée


LOUISE LABÉ

LES ÉLÉGIES
ET LES SONNETS

de LOVÏZE LABÉ,
LIONNOIZE

Précédés d’une notice


par
TANCRÈDE DE VISAN
Portrait d’après Woëiriot



À PARIS
Chez SANSOT, Libraire, rue de l’Éperon, 7 et 9,
près le départ des carrosses d’Orléans

MCMX
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
SIX EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL NUMÉROTÉS DE 1 À 6
ET 12 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS DE 7 À 18.


NOTICE


NOTICE


I



Il n’est pas de période, dans l’histoire de notre littérature lyonnaise, aussi prospère, aussi féconde en œuvres et, pour tout dire, aussi brillante que celle qui s’étend des premières années du XVIe siècle à 1562, date de la publication du Microcosme de Maurice Scève et de la révolte des protestants à l’aide des troupes du baron des Adrets.

M. Ferdinand Brunetière, un des rares critiques officiels qui aient daigné s’occuper de l’école lyonnaise, a donc eu raison d’écrire : « On exagérerait à peine si l’on disait de la ville de Lyon qu’elle était vraiment alors (vers le milieu du XVIe siècle), pour la seconde fois dans l’histoire, autant et plus que Paris même, la capitale intellectuelle et poétique de la France. »[1] Le plus récent comme le plus averti des biographes de Maurice Scève, M. Albert Baur, pense de même.[2] Cette situation littéraire privilégiée est due à plusieurs causes : économiques, sociales et morales, et l’on ne comprendrait rien au tempérament si original de Louise Labé si l’on n’en énumérait ici quelques unes.

II

Par sa position géographique Lyon s’offrit, dès le Moyen Âge, comme un centre de commerce de premier ordre. Située aux frontières de la France, du Dauphiné et de la Savoie, sur deux fleuves navigables qui la mettaient en communication directe avec la Bourgogne, la Suisse et la Provence, cette ville privilégiée était en même temps la porte principale du commerce italien avec le nord de la France, les Pays-Bas et une partie considérable de l’Allemagne.

Les financiers les plus habiles à cette époque et les plus influents, les Florentins, ne tardèrent pas à fonder à Lyon, dès le milieu du XVe siècle des succursales de leurs banques. Des échanges incessants s’établirent avec l’Italie. D’autre part Lyon fut choisie, lors de l’expédition de Charles VIII, comme base des opérations. Là se croisaient, en effet, les routes par où arrivaient les différentes parties de l’armée du roi de France. La cour faisait de fréquents séjours dans la ville. Sous Louis XII elle fut même plus souvent à Lyon qu’à Paris, ainsi que sous François I. Il en résulta une certaine émulation entre lyonnais et parisiens, lesquels considéraient avec jalousie cette préférence. Des fêtes magnifiques s’organisaient, rehaussées par le luxe, la beauté et la multitude des femmes richement parées. Comme la noblesse était en très petite quantité à Lyon, les femmes des bourgeois notables prirent part à ces réjouissances et retirèrent de cette vie brillante des manières délicates et une façon distinguée de s’intéresser aux choses de l’esprit.

Par le contact avec la joie et avec l’Italie s’introduit ici une nouvelle forme de penser et de sentir. On a très finement remarqué que la Renaissance ne s’est pas implantée à Lyon au moyen de livres et de sociétés pédantes, mais par la vie sociale, « par des rapports directs avec des hommes du monde… et elle s’est développée sous l’influence de l’art et du luxe italien, dans une société qui s’adonnait à la gaité et à des fêtes auxquelles les femmes prenaient part… Voilà pourquoi, ajoute M. Baur,[3] la Renaissance lyonnaise est polie, galante, sans aucune inclination à la gauloiserie du Moyen Âge, bien différente de celle du nord de la France qui a fait naître Rabelais et la plupart des humanistes français… Voilà aussi pourquoi les femmes prennent une part si vive à la vie littéraire de Lyon, beaucoup plus que dans aucune autre ville de la France. »

On comprend, dès lors, avec quelle force a grandi à Lyon le goût des belles lettres, facilité encore par l’extraordinaire développement de l’imprimerie dans notre ville. Des typographes tels que Seb. Gryphe, Jean de Tournes, Jean Frellon qui hébergeait Calvin, Étienne Dolet correcteur chez Gryphe, François Juste l’éditeur de Rabelais, tout dévoués à l’œuvre de Renaissance, ne pouvaient qu’attirer les érudits et les humanistes.

Ceux-ci affluèrent en grand nombre. Bonaventure des Périers demeurait à Lyon depuis 1535 pour collaborer avec Dolet à la publication des Commentaires de la langue latine. Rabelais y séjourne depuis l’été 1532 jusque vers la fin de 1538. Il remplit ses fonctions de médecin à l’Hôtel-Dieu avec si peu de zèle qu’il se voit congédié. C’est durant son séjour à Lyon qu’il lui naît un fils naturel — Théodule Rabelais — qui ne vécut que deux ans, mais que son père reconnut en lui donnant son nom. Marot vient en 1536 à Lyon. Il est tellement enchanté de la société mondaine de cette ville, des amitiés littéraires, des femmes charmantes et habiles en amour — en particulier de Jeanne Gaillarde — qu’il y retourne à plusieurs reprises et que chaque fois il la quitte à regret.

Adieu Lyon qui ne mords point
Lyon plus doux que cent pucelles…

N’oublions ni Lemaire des Belges, ni Mellin de Saint-Celais, ni Antoine du Moulin, ni Olivier de Magny, ni notre grand Maurice Scève. Illustres prosateurs ou poètes, érudits ou humanistes, archéologues ou artistes, collectionneurs ou mécènes se donnèrent rendez-vous à Lyon où, par surcroît, régnait une grande liberté religieuse et une complète indépendance de pensée.

De ces influences combinées devait naître une doctrine nouvelle qui a beaucoup contribué à l’élaboration d’un idéal tout neuf de l’amour, de la femme, de l’amitié, de la vertu : le Platonisme.

Cette religion de la beauté avait été importée à Lyon par les Florentins. Il y aurait, à ce sujet, une curieuse étude à tenter des différences entre le platonisme lyonnais et celui du nord de la France : celui-ci plus scientifique, plus directement poussé vers l’hellénisme et l’imitation de Platon ; celui-là plus italien, plus enclin aux questions de sentiment et à la joie de vivre. Le platonisme du nord fut introduit à Lyon par Marguerite de Navarre dont la cour était le foyer de la nouvelle doctrine. Le platonisme lyonnais antérieur ne repose pas d’abord sur l’étude des œuvres de Platon, mais sur l’imitation des usages de la société florentine et sur la connaissance intime de quelques œuvres de la littérature italienne, telle que le Cortegiano[4] de Baldassar Castiglione, l’Hécatomphile[5] de Léon Baptiste Alberti et surtout le Canzionere de Pétrarque.

« Le platonisme ne fit que rendre plus vive la vie sociale que l’italianisme et la longue période de fêtes avaient éveillée à Lyon. On se réunissait dans des salons et, chose remarquable, c’est déjà la maîtresse de la maison qui préside aux réunions. » Madame du Perron a eu son cercle littéraire ; Louise Labé et bien d’autres auront le leur, où les gens d’esprit se feront gloire de défiler.

Nous voyons ainsi renaître l’idéal de la galanterie chevaleresque et un nouveau code d’amour se composer. Toute femme qui veut passer pour instruite s’essaye à la correspondance poétique, chante et joue du luth. Ce féminisme de bon aloi est bien une des plus curieuses caractéristiques de notre Renaissance lyonnaise. Dans la préface de ses œuvres parues chez Jean de Tournes avec privilège du Roi en 1555 Louise Labé, s’adressant à son amie Clémence de Bourges, s’exprime ainsi : « Estant le temps venu, Mademoiselle, que les lois des hommes n’empeschent plus les femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines : il me semble que celles qui ont la commodité, doivent employer cette honneste liberté que notre sexe ha autre fois tant désirée, à icelles apprendre : et montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisoient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvait venir. » Elle ajoute : « L’honneur que la science nous procurera, sera entièrement notre : et ne nous pourra estre oté, ne par finesse de larron, ne force d’ennemis, ne longueur de tems. » Et plus loin : « Ayant passé partie de ma jeunesse à l’exercice de la Musique et ce qui m’a resté de tems l’ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moymesme satifaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes : je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’eslever un peu leurs esprits par dessus les quenoilles et fuseaus, et s’employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons nous estre desdaignées pour compagnes tant es afaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir… Pource, nous faut-il animer l’une l’autre à si louable entreprise. »

Bref il s’agit d’un véritable plaidoyer en faveur de la femme écrivain, auquel souscrivent tous les artistes du temps. Chose assez digne de remarque, les relations entre les deux sexes sont si étroites qu’on voit les frères entraîner leurs sœurs, les amants leurs maîtresses « vers la terre nouvellement découverte : la Renaissance de la beauté, de la poésie et de la science. » Pernette du Guillet va jusqu’à remercier, Maurice Scève son amant, de ce qu’il a fait le jour dans la nuit de son ignorance.

III

Ces considérations nous ont semblé nécessaires pour situer Louise Labé dans son véritable climat psychologique et dans l’ambiance de cette Renaissance lyonnaise dont elle est le plus délicat parfum.

On ignore la date de la naissance de celle que Mme Desbordes-Valmore appelait « la nymphe ardente du Rhône. » La plupart des critiques qui se sont occupés de la Belle Cordière la font naître en 1526. Cette date, dit avec des raisons convainquantes M. Charles Boy,[6] qui nous a donné la meilleure étude sur la vie et l’œuvre de Louise Labé, doit être rejetée et la naissance de Louise située entre deux dates extrêmes 1515 et 1524.

Même incertitude sur le lieu de cette naissance. Les uns veulent que Louise ait vu le jour à Lyon, rue de l’Arbre sec où habitait son père Pierre Labé ; les autres la déclarent originaire de Parcieu en Dombes dans la campagne de sa mère, dont elle deviendra propriétaire et où elle sera enterrée.

Son père Pierre Charlin ou de Charlieu, dit Labbé ou Labé,[7] était cordier. Ce commerce semble fort honorable au XVIe siècle. Plusieurs familles des plus distinguées exerçaient ce genre de négoce. Pierre Labé avait une situation aisée, à en juger par plusieurs maisons lui appartenant en ville, ainsi que des terres aux environs, et suffisamment d’argent liquide pour cautionner des gens d’ailleurs insolvables. Il fut plusieurs fois marié, d’abord à la veuve Jacques Humbert prénommée Guillemie ou Guillemette, puis à une certaine Étiennette Roybet. Ces deux unions ne semblent pas l’avoir découragé puisqu’il convole en troisièmes noces avec Antoinette Taillard. Il meurt en 1552.

Louise Labé, croit-on, naquit de la seconde femme, Étiennette Roybet. Douée des plus précieuses qualités de l’esprit elle se consacra de bonne heure à l’étude des arts et belles lettres. Son père lui donna une éducation soignée et des maîtres excellents. Dans sa troisième élégie qui est presque une autobiographie, elle nous donne un tableau fidèle des occupations de sa jeunesse :

Lors qu’exerçoi mon corps et mon esprit
En mile et mile euvres ingénieuses.

La broderie qu’elle nomme l’art de peindre avec l’esguille l’occupe ainsi que la musique

Louise ha voix que la musique avoue
Louise ha main qui tant bien au luth joue.

Guillaume Paradin, dans ses Mémoires sur l’histoire de Lyon, déclare que Louise « estoit instituée en langue latine dessus et outre la capacité de son sexe. » Elle écrivait aussi en italien et en espagnol. Dans le même temps se placent ses premières expériences d’amour.

Je n’avois vu encore seize hivers
Lors que j’entray en ces ennuis divers :
Et ià voici le treizième esté
Que mon cœur fut par amour arresté.

Elle repoussa un vieux poète italien qui s’en fut mourir en Espagne et elle aima un certain homme de guerre qui, semble-t-il, l’a dédaignée. C’est alors qu’elle entreprend de chanter sa peine en vers tendres et passionnés où l’accent de la plus forte douleur lui dicte les plus belles strophes que l’amour ait jamais inspirées à notre Sapho lyonnaise. S’adressant à l’infidèle et, s’examinant devant Dieu, elle dit :

J’ay de tout tems vescu en son service
Sans me sentir coulpable d’autre vice
Que de t’avoir bien souvent en son lieu
D’amour forcé, adoré comme Dieu.

Et plus loin elle semble vouloir sacrifier son amour au bonheur de son amant. Cet élan enflammé lui dicte les beaux vers suivants :

Goûte le bien que tant d’hommes désirent :
Demeure au but où tant d’autres aspirent :
Je ne dy pas qu’elle ne soit plus belle ;
Mais que jamais femme ne t’aymera.
Ne plus que moy d’honneur te portera.

Ici se place l’aventure de Perpignan qui a tant occupé les commentateurs. La plupart ont cru que Louise Labé avait suivi à cheval l’armée commandée par le Dauphin en 1542 et avait assisté au siège de Perpignan, capitale du Roussillon. La légende est jolie et plus jolie encore le nom de Capitaine Loys que les gentilshommes, émerveillés de la bravoure de notre héroïne, lui décernèrent.

La vérité est tout autre. Il est de fait que Louise savait piquer un cheval et jouer de l’épée à ravir.

Elle même a écrit à ce sujet des vers révélateurs.

Mais quoi ? amour ne put longuement voir
Mon cœur n’aimans que Mars et le savoir.

Or ces qualités guerrières ne se montrèrent pas dans une expédition réelle contre les Espagnols, mais dans un tournoi auquel elle prit part sur la place Bellecour à Lyon, lors du passage du Dauphin dans notre ville, se rendant à Perpignan. Montluc déclare qu’il ne vit jamais armée plus brillante, plus luxueusement équipée. La jeunesse lyonnaise, partagée en deux camps, espagnols et français, simula la prise de la capitale du Roussillon. Louise Labé joua son rôle, aux côtés de son frère François Labé, ainsi qu’avaient accoutumé les dames, en ce temps où l’usage du cheval était commun aux deux sexes par suite du peu d’emploi des voitures.

Quoiqu’il en soit l’amour devient sa grande affaire. Très entourée, très désirée la Belle Cordière est célèbre pour sa beauté et son esprit. L’un trouve dans son nom l’anagramme de Belle à soy, un autre fait la description de ses charmes, un troisième l’appelle la dixième Muse. Ainsi se forme autour d’elle un cercle d’admirateurs et de beaux esprits qui la visitent, lui dédient des vers, goûtent ses « exquises confitures ». Sa maison est le rendez-vous de la haute société. « Elle y recevait gracieusement, écrit du Verdier, seigneurs, gentilshommes et autres personnes de mérite, avec entretien de devis et discours ; musique tant à la voix qu’aux instruments ou elle estoit fort duicte, lecture de bons livres Latins et vulgaires, Italiens et Espagnols, dont son cabinet estoit copieusement garni. »

Entre temps c’était son mariage, dont on ne saurait donner la date exacte. Une chose seule demeure certaine c’est que Louise était mariée en 1551, sans qu’on puisse dire depuis quand. Son époux, Ennemond Perrin, était marchand cordier à Lyon et beaucoup plus âgé que sa femme, car dans un acte daté de 1531, Ennemond Perrin agit comme majeur. De plus, le testament de Louise de 1565 nous apprend qu’il a cessé de vivre, puisque la Belle Cordière y est qualifiée de Veuve de sire Ennemond Perrin, en son vivant bourgeois citoyen de Lyon.

Dans des vers à la louange de Louise Labé on fait la description de son jardin en ces termes :

Un peu plus haut que la plaine,
Ou le Rone impetueus
Embrasse la Sone humeine
De ses grands bras tortueus,
De la mignonne pucelle
Le plaisant jardin estoit.

Ce jardin faisait l’angle de la rue Confort et d’une ruelle tendant à Bellecour[8]. Le mari Ennemond Perrin possédait sur cet emplacement un jardin et une maison. C’est là que vécut notre héroïne jusqu’au temps où elle se retira à Parcieu, dans sa maison de campagne.

Ici doit prendre place la grave question des mœurs de Louise Labé. Devons-nous croire toutes les accusations d’impudicité dont on l’a accablée, ou essayer, comme s’est efforcé de le faire M. Cochard,[9] de laver son honneur et de la présenter, dans un siècle assez dissolu, comme un modèle de chasteté ? Disons tout de suite que ce problème, d’ailleurs secondaire, ne sera jamais résolu.

Dans ses Documents historiques sur la Vie et les Mœurs de Louis Labé M. P. M. Gonon s’est plu à réunir tous les textes témoignant pour ou contre la vertu de Louise. Ces documents sont amusants à feuilleter à cause de leur parfaite contradiction. Les uns la défendent de toute faute, les autres l’accusent des pires actes d’immoralité. Il est absolument impossible de peser à leur juste poids ces documents, et de discerner le vrai du faux. Autant il serait imbécile de refuser tout amant à Louise, comme le veut ce bon Cochard, autant il est peu naturel, par amour du scandale, de transformer cette charmante femme en gouge et en louve ivre. Quoi qu’il en soit, on ne peut citer des noms. Maurice Scève, bossu ou boiteux, et d’ailleurs l’amant de Pernette du Guillet doit être écarté. L’ode de Baif,

Ô ma belle rebelle
Las, que tu m’es cruelle…

n’est pas une preuve suffisante. Seul Olivier de Magny semble avoir eu des chances et avoir joui des faveurs de ce beau corps. Son rôle en cette affaire ne fut pas brillant. Il écrivit en 1559 des vers intitulés À sire Aymon où il ridiculise fort malhonnêtement Ennemond Perrin. Était-ce dépit d’amoureux éconduit, basse vengeance ou nécessité de l’amant qui décoche une flèche au mari avant de quitter le lit de l’épouse ? On ne sait qu’une chose : c’est que cette ode fut une mauvaise action.

Pour bien juger les mœurs de la Belle Cordière, on oublie peut-être trop de se reporter aux conceptions morales de l’époque où elle vivait. L’idéal de vertu de ce temps était bien différent du nôtre. La virtu italienne est surtout un appel à la puissance, à l’individualisme affranchi de préjugés, à la joie païenne, au libre développement des instincts.

La beauté et l’amour passent alors avant toute autre considération morale, si bien qu’on en vient à glorifier les courtisanes et que, le style lyrique aidant, on vante leur chasteté et leur honnêteté au point que de simples lecteurs peuvent se faire illusion sur la qualité sociale des héroïnes aussi célébrées. Nombre de courtisanes vivaient alors à Lyon où l’argent, rapidement gagné, était plus vite dépensé. Beaucoup d’entre elles étaient fort adroites en l’art de faire des vers et de jouer du luth. Leur instruction était assez étendue et leur conversation digne des plus fins lettrés. Lorsqu’on parle d’elles on dit toujours « la très chaste, très honorable, très vertueuse dame » ce qui déroute un peu. Louise Labé fut-elle du nombre des cortigiana onesta ? On n’a aucune chance d’éclaircir la question. Le mieux est encore de puiser dans les documents du temps, comme le dit si bien M. Baur, « sans cette galanterie posthume et cette pruderie sentimentale qui ont si souvent faussé les jugements sur cette femme célèbre ».

On peut semble-t-il alléguer en sa faveur les mœurs du temps qui permettent tout écart d’imagination et qui acceptent les plus grandes hardiesses de langage. Les admirateurs de Louise ont pu chanter en latin certains détails de sa beauté, comme dans la fameuse pièce imprimée à la suite de ses œuvres, De Aloysæ Labææ osculis, sans que personne y ait trouvé à redire. Il y a loin, à cette époque, de la parole aux actes.

Il faut aussi noter à sa décharge le rang distingué occupé par la Belle Cordière ; l’affection pour son mari qui lui permit d’éditer ses poésies, ce à quoi il n’aurait peut-être pas consenti si ses vers s’étaient adressés à d’autres qu’à des amants imaginaires, comme cela se pratiquait souvent ; son testament du 28 avril 1565 qui respire la plus angélique piété et où nous relevons des dons importants aux œuvres de charité et des legs pour célébrer des messes à son intention ; enfin son amitié pour Clémence de Bourges, jeune fille de haute noblesse, à qui elle dédie son livre. Peut-être n’aurait-elle pas osé se mettre ainsi sous le patronnage de la vertu si elle avait été connue de tous pour une femme de mauvaise vie. Il est vrai qu’on a reproché à Clémence de Bourges d’avoir été la maîtresse d’un homme que Louise Labé aurait ensuite détourné d’elle à son profit. Mais ceci est une légende. La jeune fiancée de Jean du Peyrat ne lui survécut pas, mourut jeune et entourée du plus haut respect. Ses funérailles furent magnifiques et son corps porté à découvert en grande pompe, le front couronné de fleurs blanches. Quant aux jugements des contemporains, certains sont évidemment suspects et parmi eux celui de Calvin, ce protestant hypocrite habitué aux calomnies et fertile en injures.

Par contre, presque toutes ces raisons alléguées en faveur de l’honnêteté de la Belle Cordière n’ont rien de probant et pourraient aussi bien être retournées contre elle. C’est ainsi, comme nous l’avons déjà fait pressentir, que le langage des contemporains n’est pas un gage sûr, les épithètes de très chaste, très honnête étant employées à tout propos et s’adressant aussi bien aux courtisanes qu’aux dames respectables. De plus, bon nombre de femmes légères étaient fort pieuses et s’appliquaient à soulager les pauvres et à soutenir des ordres religieux. Enfin des esprits chagrins trouveraient encore à suspecter l’amitié de Louise pour Clémence de Bourges. À l’époque où la Belle Cordière publia ses œuvres de fâcheux bruits commençaient à courir sur ses mœurs, peut-être voulut-elle y couper court en se mettant sous un haut patronnage, ce qui de sa part était fort habile. — Telles sont résumées, assez objectivement croyons-nous, les raisons pour et contre la vertu de cette Ninon du XVIe siècle.

Nous ne savons rien des derniers instants de Louise Labé. Elle vivait depuis plusieurs années dans la retraite de sa propriété de Parcieu, ne venant que peu à Lyon. C’est pourtant à Lyon que « malade et au lit » dans la maison d’habitation de Thomas Fortini, elle dicta son testament. Fortini appartenait à la colonie florentine si importante à Lyon au XVIe siècle, et nombre de ces riches banquiers, « ces messieurs de la nation florentine », avaient se rencontrer dans les salons de la Belle Cordière. Fortini était presque du même âge que Louise, étant né le 22 septembre 1513, et semble avoir été son conseiller. Il fut nommé exécuteur testamentaire. Louise lui confie l’administration de ses biens pendant vingt ans, sans aucune reddition de compte. N’ayant pas d’enfants elle élit pour ses héritiers universels Jacques et Pierre Charlin, dits Labé, ses neveux, et leur substitue, s’ils viennent à mourir sans enfants, les pauvres de l’Aumône générale de Lyon, avec défense d’aliéner ses propriétés. Heureuse disposition, car Jacques et Pierre Charlin ne survécurent pas longtemps à leur tante, puisque les pauvres des hospices de Lyon étaient déjà le 4 décembre 1569 en possession des biens qui leur avaient été substitués.

Pernetti place la mort de Louise Labé au mois de mars 1566. M. Brouchoud croit qu’on peut la reculer jusqu’au 25 avril ; enfin sur les registres de Delaforest M. Boy a lu : « Le vendredi 30 août 1566, Claude de Bourg, tailleur de pierres de Bourg en Bresse, demeurant à Lyon, confesse avoir reçu du sieur Thomas Fourtin, présent, la somme de douze livres deux sols t., pour avoir taillé une pierre de tombeau et sur icelle fait les escripteaux et armes de la feu dame Loyse Charly pour icelle eriger sur son vase à Parcyeu. » Cette pierre ne nous a pas été conservée.

IV

L’œuvre de Louise Labé est légère. Elle se compose d’une épitre dédicatoire « à Mademoiselle Clémence de Bourges lionnoize », d’un charmant essai dialogué, en prose, intitulé Débat de Folie et d’Amour, de trois élégies et de vingt-quatre sonnets. Ainsi que cela se pratiquait alors sans vergogne, la Belle Cordière a fait suivre son œuvre des pièces de vers qu’elle avait reçues en hommage, sous ce titre : Escriz de divers poètes à la louenge de Louize Labé lionnoize.

Nous donnons ici son œuvre poétique entière telle qu’elle parut chez Jean de Tournes en 1555. Quant au Débat entre Folie et Amour sa longueur nous oblige à le supprimer de cette édition choisie. Et c’est grand dommage, car rien n’est plus gracieux que cette fable, « la plus jolie parmi les modernes », au dire de Voltaire, narrée avec entrain et maitrise par la Belle Cordière. Il s’agit de l’éternelle dispute entre la Folie et l’Amour pour connaître qui des deux doit céder le pas à l’autre, dialogue « traité en prose à une époque où tout n’était que ramage d’oiseaux et d’oisillons éveillés par Ronsard et Du Belay », dit un peu sévèrement M. Boy. Mais ce morceau domine tellement son siècle qu’on ne saurait trop l’apprécier. Le style est ferme, très clair, bien différent de celui des contemporains pétrarquisants, et pour dire le mot, un des chefs d’œuvre de la langue française. Cette œuvre seule prouverait à quel point Louise Labé diffère de Maurice Scève, dont quelques-uns ont voulu qu’elle ait subi l’influence. Rien de plus faux. À cette époque de formation de la langue on reste étonné de l’aisance du style et de la perfection de la forme. La prose de Rabelais peut seule rivaliser avec celle du Débat.

Quant à ses sonnets on a dit justement qu’ils représentaient en miniature un épisode du poème inépuisable de l’amour. Encore qu’il soit puéril de vouloir chercher dans ces vingt-quatre sonnets les débuts, le nœud et le dénouement d’une crise sentimentale, la pensée se poursuit avec méthode et ordre, et ces poèmes ne semblent plus des morceaux détachés, sans suite entre eux, mais « les assises méthodiquement élevées d’un petit temple réservé au culte d’une divinité. »

Celle-ci se nomme Amour. Louise Labé c’est tout l’amour et toute la poésie fervente. Les documents sur cette charmante femme, on l’a vu, manquent ou sont contradictoires. Nous avons précédemment réuni et cité ceux qui donnent le son le plus authentique. Mais qu’avons-nous besoin de confidences ou d’indiscrétions. Le plus précieux d’elle-même, ses trois élégies et ses vingt-quatre sonnets nous restent. Ils demeureront à jamais, car l’humanité est avide d’amour et, s’il nous suffit de dire d’un homme ou d’une femme « ils ont aimé », que dirons-nous d’un poète qui a su enguirlander ses transports de strophes fleuries, tout embaumées d’idéal, et cadencer ses vers au rythme de son cœur ![10]

T. DE VISAN.


ÉPITRE DÉDICATOIRE

À MADEMOISELLE
CLÉMENCE DE BOVRGES,
LIONNOIZE


Estant le tems venu, Mademoiselle, que les seueres loix des hommes n’empeschent plus femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines ; il me semble que celles qui ont la commodité, doiuent employer cette honneste liberté que notre sexe ha autrefois tant désirée, à icelles aprendre : et montrer aus hommes le tort qu’ils nous faisoient en nous priuant du bien et de l’honneur qui nous en pouuoit venir : Et si quelcune paruient en tel degré, que de pouuoir mettre ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire, et s’en parer plustot que de chaînes, anneaus, et somptueus habits : lesquels ne pouuons vrayement estimer notres, que par usage. Mais l’honneur que la science nous procurera, sera entièrement notre : et ne nous pourra estre oté, ne par finesse de larron, ne force d’ennemis, ne longueur de tems. Si j’eusse esté tant fauorisée des Cieus, que d’auoir l’esprit grand assez pour comprendre ce dont il ha ù enuie, ie seruirois en cet endroit plus d’exemple que d’amonicion. Mais ayant passé partie de ma ieunesse à l’exercice de la Musique, et ce qui m’a resté de tems l’ayant trouué court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouuant de moymesme satisfaire au bon vouloir que ie porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et en vertu passer ou égaler les hommes : ie ne puis faire autre chose que de prier les vertueuses Dames d’esleuer un peu leurs esprits par dessus leurs quenoilles et fuseaus, et s’employer à faire entendre au monde que si nous sommes faites pour commander, si ne deuons nous estre dédaignees pour compagnes tant es afaires domestiques que publiques, de ceus qui gouuernent et se font obeïr. En outre la reputacion que notre sexe en receura nous aurons valù au publiq, que les hommes mettront plus de peine et d’estude aus sciences vertueuses, de peur qu’ils n’ayent honte de voir preceder celles, desquelles ils ont pretendu estre toujours superieurs quasi en tout. Pource, nous faut il animer l’une l’autre à si louable entreprise : De laquelle ne deuez eslongner ni espargner votre esprit, ià de plusieurs et diuerses graces accompagné : ny votre ieunesse, et autres faueurs de fortune, pour aquerir cet honneur que les lettres et sciences ont acoutumé porter aux personnes qui les fuyuent. S’il y ha quelque chose recommandable après la gloire et l’honneur, le plaisir que l’estude des lettres ha acoutumé donner nous y doit chacune inciter : qui est autre que les autres recreacions ; desquelles quand on en ha pris tant que l’on veut, on ne se peut vanter d’autre chose, que d’auoir passé le temps. Mais celle de l’estude laisse un contentement de foy, qui nous demeure plus longuement. Car le passé nous réjouit, et sert plus que le présent : mais les plaisirs des sentimens se perdent incontinent, et ne reuiennent iamais, et en est quelquefois la memoire autant facheuse, comme les actes ont esté delectables. Dauantage les autres voluptez sont telles, que quelque souuenir qui en vienne, si ne nous peut il remettre en telle disposicion que nous estions : et quelque imaginacion forte que nous imprimions en la teste, si connoissons nous bien que ce n’est qu’une ombre du passé qui nous abuse et trompe. Mais quand il auient que mettons par escrit nos concepcions, combien que puis après notre cerueau coure par une infinité d’afaires et incessamment remue, si est ce que longtems apres reprenant nos escrits, nous reuenons au mesme point, et à la mesme disposicion ou nous estions. Lors nous redouble notre aise : car nous retrouuons le plaisir passé qu’auons ù ou en la matière dont escriuions, ou en l’intelligence des sciences ou lors estions adonnez. Et outre ce, le iugement que font nos fecondes concepcions des premieres, nous rend un singulier contentement. Ces deus biens qui prouiennent d’escrire vous y doiuent inciter, estant asseuree que le premier ne faudra d’acompagner vos escrits, comme il fait tous vos autres actes et façons de viure. Le second sera en vous de le prendre, ou ne l’auoir point : ainsi que ce dont vous escrirez vous contentera. Quant à moy tant en escriuant premièrement ces ieunesses que en les reuoyant depuis, ie n’y cherchois autre chose qu’un honneste passetems et moyen de fuir oisiueté : et n’auoy point intencion que personne que moy les dust iamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouué moyen de les lire sans que i’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceus qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les deuois mettre en lumière : ie ne les ay osé esconduire, les menassant ce pendant de leur faire boire la moitié de la honte qui en prouiendroit. Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules, ie vous ay choisie pour me servir de guide, vous dediant ce petit euure, que ne vous enuoye à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long tems ie vous porte, et vous inciter et faire venir enuie en voyant ce mien euure rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieus limé et de meilleure grace.

Dieu vous maintienne en santé.

Votre humble amie
LOUIZE LABÉ.
De Lion, ce 24. Juillet 1555.

ÉLÉGIES

ÉLÉGIES


I


Av tems qu’Amour, d’hommes et Dieus vainqueur,
Faisoit bruler de sa flamme mon cœur,
En embrassant de sa cruelle rage
Mon sang, mes os, mon esprit et courage :
Encore lors ie n’auois la puissance
De lamenter ma peine et ma souffrance.
Eucor Phebus, amis des Lauriers vers,
N’auoit permis que ie fisse des vers :

Mais meintenant que sa fureur diuine
Remplit d’ardeur ma hardie poitrine,
Chanter me fait, non les bruians tonnerres
De Iupiter, ou les cruelles guerres,
Dont trouble Mars, quand il veut, l’Uniuers.
Il m’a donné la lyre, qui les vers
Souloit chanter de l’Amour Lesbienne ;
Et à ce coup pleurera de la mienne.
Ô dous archet, adouci moy la voix,
Qui pourroit feindre et aigrir quelquefois,
En recitant tant d’ennuis et douleurs.
Tant de despits, fortunes et malheurs.
Trempe l’ardeur, dont iadis mon cœur tendre
Fut en brulant demi reduit en cendre.
Ie sen déſia un piteus souvenir,
Qui me contreint la larme à l’œil venir.
Il m’est avis que ie sen les alarmes,
Que premiers i’u d’Amour, ie voy les armes,
Dont il s’arma en venant m’assaillir.
C’estoit mes yeus, dont tant faisois saillir
De traits, à ceus qui trop me regardoient,
Et de mon arc assez ne se gardoient,

Mais ces miens traits ces miens yeux me defirent
Et de vengeance estre exemple me firent.
Et me moquant, et voyant l’un aymer,
L’autre bruler et d’Amour consommer :
En voyant tant de larmes espandues,
Tant de souspirs et prieres perdues,
Ie n’aperçu que soudein me vint prendre
Le mesme mal que ie soulois reprendre :
Qui me persa d’une telle furie,
Qu’encor n’en suis apres long tems guerie :
Et meintenant me suis encore contreinte
De rafreschir d’une nouuelle pleinte
Mes maus passez. Dames, qui les lirez,
De mes regrets auec moy soupirez.
Possible, un iour le feray le semblable,
Et ayderay votre voix pitoyable
À vos trauaus et peines raconter,
Au tems perdu vainement lamenter.
Quelque rigueur qui loge en votre cœur,
Amour s’en peut un iour rendre vainqueur.
Et plus aurez lui esté ennemies,
Pis vous fera, vous sentant asseruies,

N’estimez point que lon doiue blâmer
Celles qu’a fait Cupidon enflamer.
Autres que nous, nonobstant leur hautesse,
Ont enduré l’amoureuse rudesse :
Leur cœur hautein, leur beauté, leur lignage,
Ne les ont su preseruer du seruage
De dur Amour : les plus nobles esprits
En sont plus fort et plus soudein espris.
Semiramis, Royne tant renommee.
Qui mit en route auecques son armee
Les noirs squadrons des Ethiopiens,
Et en montrant louable exemple aus siens
Faisoit couler de son furieus branc
Des ennemis les plus braues le sang,
Ayant encor enuie de conquerre
Tous ses voisins, ou leur mener la guerre,
Trouua Amour, qui si fort la pressa,
Qu’armes et loix vaincue elle laissa.
Ne meritoit sa Royalle grandeur
Au moins auoir un moins fascheus malheur
Qu’aymer son fils ? Royne de Babylonne,
Ou est ton cœur qui es combaz resonne ?

Qu’est deuenu ce fer et cet escu,
Dont tu rendois le plus braue veincu ?
Ou as tu mis la Marciale creste,
Qui obombroit le blond or de ta teste ?
Ou est l’espée, ou est cette cuirasse.
Dont tu rompois des ennemis l’audace ?
Ou sont fuiz tes coursiers furieus,
Lesquels trainoient ton char victorieus ?
T’a pù si tot un foible ennemi rompre ?
Ha pù si tot ton cœur viril corrompre,
Que le plaisir d’armes plus ne te touche :
Mais seulement languis en une couche ?
Tu as laissé les aigreurs Marciales,
Pour recouurer les douceurs geniales.
Ainsi Amour de toy t’a estrangee,
Qu’on te diroit en une autre changee,
Donques celui lequel d’amour esprise
Pleindre me voit, que point il ne mesprise
Mon triste deuil : Amour peut estre, en brief
En son endroit n’aparoitra moins grief.
Telle i’ay vù qui auoit en jeunesse
Blamé Amour : apres en sa vieillesse

Bruler d’ardeur, et pleindre tendrement
L’apre rigueur de son tardif tourment.
Alors de fard et eau continuelle
Elle essayoit se faire venir belle,
Voulant chasser le ridé labourage.
Que l’aage avoit graué sur son visage.
Sur son chef gris elle avait empruntee
Quelque perruque, et assez mal antee :
Et plus estoit à son gré bien fardee.
De son Ami moins estoit regardee :
Lequel ailleurs fuiant n’en tenoit conte,
Tant lui sembloit laide, et auoit grand’honte
D’estre aymé d’elle. Ainsi la poure vieille
Receuoit bien pareille pour pareille.
De maints en vain un temps fut reclamee,
Ores quelle ayme, elle n’est point aymee.
Ainsi Amour prend son plaisir, à faire
Que le veuil d’un sait à l’autre contraire.
Tel n’ayme point, qu’une Dame aymera :
Tel ayme aussi, qui aymé ne sera :
Et entretient, neanmoins, sa puissance
Et sa rigueur d’une vaine esperance.

II


D’vn tel vouloir le serf point ne désire
La liberté, ou son port le nauire,
Comme i’attens, helas, de iour en iour
De toy, Ami, le gracieus retour.
La, i’auois mis le but de ma douleur,
Qui fineroit, quand i’aurois ce bon heur
De te reuoir : mais de la longue atente,
Helas, en vain mon désir se lamente.
Cruel, Cruel, qui te faisoit promettre
Ton brief retour en ta premiere lettre ?
As tu si peu de memoire de moy,
Que de m’auoir si tot rompu la foy ?

Comme ose tu ainsi abuser celle
Qui de tout tems t’a esté si fidelle ?
Or que tu es aupres de ce riuage
Du Pau cornu, peut estre ton courage
S’est embrasé d’une nouuelle flame,
En me changeant pour prendre une autre Dame :
Ià en oubli inconstamment est mise
La loyauté, que tu m’auois promise.
S’il est ainsi, et que desia la foy
Et la bonté se retirent de toy :
Il ne me faut emerueiller si ores
Toute pitié tu as perdu encores.
Ô combien ha de pensee et de creinte,
Tout à par soy, l’ame d’Amour esteinte !
Ores ie croy, vù notre amour passee,
Qu’impossible est, que tu m’aies laissee :
Et de nouuel ta foy ie me fiance,
Et plus qu’humeine estime ta constance.
Tu es, peut estre, en chemin inconnu
Outre ton gré malade retenu.
Ie croy que non : car tant suis coutumiere
De faire aus Dieus pour ta santé priere,

Que plus cruels que tigres ils seroient,
Quand maladie ils te prochasseroient :
Bien que ta fole et volage inconstance
Meriteroit auoir quelque soufrance.
Telle est mo foy, qu’elle pourra sufire
À te garder d’auoir mal et martire.
Celui qui tient au haut Ciel son Empire
Ne me sauroit, ce me semble, desdire :
Mais quand mes pleurs et larmes entendroit
Pour toy prians, son ire il retiendroit.
I’ay de tout tems vescu en son seruice,
Sans me sentir coulpable d’autre vice
Que de t’auoir bien souuent en son lieu
D’amour forcé, adoré comme Dieu.
Desia deus fois depuis le promis terme
De ton retour, Phebe ses cornes ferme,
Sans que de bonne ou mauuaise fortune
De toy, Ami, i’aye nouuelle aucune.
Si toutefois, pour estre enamouré
En autre lieu, tu as tant demeuré,
Si s’ay ie bien que t’amie nouuelle
À peine aura le renom d’estre telle,

Soit en beauté, vertu, grace et faconde,
Comme plusieurs gens sauuans par le monde
M’ont fait à tort, ce croy ie, estre estimee.
Mais qui pourra garder la renommee ?
Non seulement en France suis flatee,
Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee.
La terre aussi que Calpe et Pyrenee
Auec la mer tiennent enuironnee,
Du large Rhin les roulantes areines,
Le beau païs auquel or’ te promeines,
Ont entendu (tu me l’as fait à croire)
Que gens d’esprit me donnent quelque gloire.
Goute le bien que tant d’hommes desirent :
Demeure au but ou tant d’autres aspirent :
Et croy qu’ailleurs n’en auras une telle.
Ie ne dy pas qu’elle ne soit plus belle :
Mais que iamais femme ne t’aymera,
Ne plus que moy d’honneur te portera.
Maints grans Signeurs à mon amour pretendent,
Et à me plaire et seruir prets se rendent,
Ioutes et ieus, maintes belles deuises
En ma faueur sont par eux entreprises :

Et neanmoins tant peu ie m’en soucie,
Que seulement ne les en remercie :
Tu es tout seul, tout mon mal et mon bien :
Avec toy tout, et sans toy ie n’ay rien :
Et n’ayant rien qui plaise à ma pensee,
De tout plaisir me treuue delaissee,
Et pour plaisir, ennui saisir me vient.
Le regretter et plorer me conuient,
Et sur ce point entre en tel desconfort,
Que mile fois ie souhaite la mort.
Ainsi, Ami, ton absence lointeine
Depuis deus mois me tient en cette peine.
Ne viuant pas, mais mourant d’un Amour
Lequel m’occit dix mile fois le iour.
Reuien donq tot, si tu as quelque enuie
De me reuoir encor’ un coup en vie.
Et si la mort auant ton arriuee
Ha de mon corps l’aymante ame priuee.
Au moins un iour vien, habillé de deuil,
Enuironner le tour de mon cercueil.
Que plust à Dieu que lors fussent trouuez
Ces quatre vers en blanc marbre engrauez.

Par toy, Amy, tant vesqvi enflamee
Qv’en langvissant par fev svis consvmmee,
Qvi covve encor sovs ma cendre embrazee,
Si ne la rends de tes plevrs apaizee.

III


Qvand lirez, ô Dames Lionnoises,
Ces miens escrits pleins d’amoureuses noises,
Quand mes regrets, ennuis, despirs et larmes
M’orrez chanter en pitoyables carmes,
Ne veuillez point condamner ma simplesse,
Et ieune erreur de ma fole ieunesse,
Si c’est erreur : mais qui dessous les Cieus
Se peut vanter de n’estre vicieus ?
L’un n’est content de sa sorte de vie,
Et toujours porte à ses voisins enuie :
L’un forcenant de voir la paix en terre,
Par tous moyens tache y mettre la guerre :

L’autre croyant pureté estre vice,
À autre Dieu qu’Or, ne fait sacrifice :
L’autre sa foy pariure il emploira
À deceuoir quelcun qui le croira :
L’un en mentant de sa langue lezarde,
Mile brocars sur l’un et l’autre darde :
Ie ne suis point sous ces planettes nee,
Qui m’ussent pù tant faire infortunee.
Onques ne fut mon œil marri, de voir
Chez mon voisin mieux que chez moi pleuuoir.
Onq ne mis noise ou discord entre amis :
À faire gain iamais ne me soumis.
Mentir, tromper, et abuser autrui,
Tant m’a desplu, que mesdire de lui.
Mais si en moy rien y ha d’imparfait,
Qu’on blame Amour : c’est lui seul qui l’a fait.
Sur mon verd aage en ses laqs il me prit,
Lors qu’exerçoi mon corps et mon esprit
En mile et mile euures ingenieuses,
Qu’en peu de tems me rendit ennuieuses.
Pour bien sauoir avec l’esguille peindre
I’eusse entrepris la renommee esteindre

De celle là, qui plus docte que sage,
Auec Pallas comparoit son ouvrage.
Qui m’ust vu lors en armes fiere aller,
Porter la lance et bois faire voler,
Le deuoir faire en l’estour furieus,
Piquer, volter le cheval glorieus,
Pour Bradamante, ou la haute Marphise,
Seur de Roger, il m’ust, possible, prise.
Mais quoy ? Amour ne put longuement voir.
Mon cœur n’aymant que Mars et le sauoir :
En me voulant donner autre souci.
En souriant, il me disoit ainsi :
Tu penses donq, ô Lionnaise Dame,
Pouuoir fuir par ce moyen ma flame :
Mais non feras, i’ai subiugué les Dieus
Es bas Enfers, en la Mer et es Cieus.
Et penses tu que n’aye tel pouuoir
Sur les humeins, de leur faire savoir
Qu’il n’y ha rien qui de ma main eschape ?
Plus fort se pense et plus tot ie le frape.
De me blamer quelquefois tu n’as honte.
En te fiant en Mars, dont tu fais conte :

Mais meintenant, voy si pour persister
En le suiuant me pourras resister.
Ainsi parloit, et tout eschaufé d’ire
Hors de sa trousse une sagette il tire,
Et decochant de son extrême force,
Droit la tira contre ma tendre escorce :
Foible harnois, pour bien couurir le cœur,
Contre l’Archer qui toujours est vainqueur.
La bresche faite, entre Amour en la place,
Dont le repos premierement il chasse :
Et de trauail qui me donne sans cesse,
Boire, manger, et dormir ne me laisse.
Il ne me chaut de soleil ne d’ombrage :
Ie n’ay qu’Amour et feu en mon courage,
Qui me desguise, et fait autre paroitre,
Tant que ne peu moymesme me connoitre.
Ie n’auois vu encore seize Hivers,
Lors que i’entray en ces ennuis diuers :
Et ià voici le treiziéme Esté
Que mon cœur fut par Amour arresté.
Le tems met fin aus hautes Pyramides,
Le tems met fin ans fonteines humides :

Il ne pardonne aus braues Colisees,
Il met à fin les viles plus prisees :
Finir aussi il ha acoutumé
Le feu d’Amour tant soit il allumé :
Mais, las ! en moy il semble qu’il augmente
Avec le tems, et que plus me tourmente.
Paris ayma Oenone ardamment,
Mais son amour ne dura longuement :
Medee fut aymee de Iason,
Qui tôt après la mit hors sa maison.
Si meritoient elles estre estimees,
Et pour aymer leurs Amis, estre aymees.
S’estant aymé on peut Amour laisser,
N’est il raison, ne l’estant, se lasser ?
N’est il raison te prier de permettre.
Amour, que puisse à mes tourmens fin mettre ?
Ne permets point que de Mort face espreuue,
Et plus que toy pitoyable la treuue :
Mais si tu veus que i’ayme iusqu’au bout,
Fay que celui que i’estime mon tout,
Qui seul me peut faire plorer et rire,
Et pour lequel si souuent ie soupire,

Sente en ses os, en son sang, en son ame,
Ou plus ardente, ou bien égale flame
Alors ton faix plus aisé me sera,
Quand auec moy quelcun le portera.


FIN DES ÉLÉGIES.

SONNETS

II


Ô beaus yeus bruns, ô regards destournez,
Ô chaus soupirs, ô larmes espandues,
Ô noires nuits vainement attendues,
Ô jours luisans vainement retournez :

Ô tristes pleins, ô desirs obstinez,
Ô tems perdu, ô peines despendues,
Ô mile morts en mile rets tendues,
Ô pires maus contre moi destinez.

Ô ris, ô front, cheueus, bras, mains et doits :
Ô lut pleintif, viole, archet et vois :
Tant de flambeaus pour ardre une femelle !

De toy me plein, que tant de feus portant,
En tant d’endrois d’iceus mon cœur tatant,
N’en est sur toy volé quelque estincelle.

III


Ô longs desirs, ô esperances vaines,
Tristes soupirs et larmes coutumieres
A engendrer de moy maintes riuieres,
Dont mes deus yeus sont sources et fontaines :

Ô cruautez, ô durtez inhumaines,
Piteus regars des celestes lumieres :
Du cœur transi ô passions premieres,
Estimez-vous croitre encore mes peines ?

Qu’encor Amour sur moy son arc essaie,
Que nouueaus feus me gette et nouueaus dars :
Qu’il se despite, et pis qu’il pourra face :

Car ie suis tant nauree en toutes part,
Que plus en moy une nouuelle plaie,
Pour m’empirer ne pourroit trouuer place.

IIII


Depuis qu’Amour cruel empoisonna
Premierement de son feu ma poitrine,
Tousiours brulay de sa fureur diuine,
Qui un seul iour mon cœur n’abandonna.

Quelque trauail, dont assez me donna,
Quelque menasse et procheine ruine :
Quelque penser de mort qui tout termine,
De rien mon cœur ardent ne s’estonna.

Tant plus qu’Amour nous vient fort assaillir,
Plus il nous fait nos forces recueillir,
Et tousiours frais en ses combats fait estre :

Mais ce n’est pas qu’en rien nous fauorise,
Cil qui les Dieus et les hommes mesprise :
Mais pour plus fort contre les fors paroitre.

V


Clere Venus, qui erres par les Cieus,
Entens ma voix qui en pleins chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail et souci ennuieus.

Mon œil veillant s’atendrira bien mieus,
Et plus de pleurs te voyant gettera.
Mieus mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaus voyant témoins tes yeus.

Donq des humains sont les lassez esprits
De dous repos et de sommeil espris.
I’endure mal tant que le Soleil luit :

Et quand ie suis quasi toute cassee,
Et que me ſuis mise en mon lit lassee,
Crier me faut mon mal toute la nuit.

VI


Deus ou trois fois bienheureus le retour
De ce cler Astre, et plus heureus encore
Ce que son œil de regarder honore.
Que celle là receuroit un bon iour,

Qu’elle pourroit se vanter d’un bon tour
Qui baiseroit le plus beau don de Flore,
Le mieus sentant que iamais vid Aurore,
Et y feroit sur ses leures seiour !

C’est à moi seule à qui ce bien est du,
Pour tant de pleurs et tant de tems perdu :
Mais le voyant, tant luy feray de feste,

Tant emploiray de mes yeus le pouuoir,
Pour dessus lui plus de credit auoir,
Qu’en peu de tems feroy grande conqueste.

VII


On voit mourir toute chose animee,
Lors que du corps l’ame sutile part :
Ie suis le corps, toy la meilleure part :
Ou es tu donq, ô ame bien aymee ?

Ne me laissez pas si long tems pamee,
Pour me sauuer après viendrois trop tard.
Las, ne mets point ton corps en ce hazart :
Rens lui sa part et moitié estimee.

Mais fais, Ami, que ne soit dangereuse
Cette rencontre et reuuë amoureuse,
L’acompagnant, non de seuerite.

Non de rigueur : mais de grace amiable,
Qui doucement me rende ta beaute,
Iadis cruelle, à present favorable.

VIII


Ie vis, ie meurs : ie me brule et me noye.
I’ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
I’ay grans ennuis entremeslez de ioye :

Tout à un coup ie ris et ie larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment i’endure :
Mon bien s’en va, et à iamais il dure :
Tout en un coup ie seiche et ie verdoye.

Ainsi Amour inconstamment me meine :
Et quand ie pense avoir plus de douleur,
Sans y penser ie me treuue hors de peine.

Puis quand ie croy ma ioye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

IX


Tout aussi tot que ie commence à prendre
Dens le mol lit le repos desiré,
Mon triste esprit hors de moy retiré
S’en va vers toy incontinent se rendre.

Lors m’est auis que dedens mon sein tendre
Ie tiens le bien, ou i’ay tant aspiré,
Et pour lequel i’ay si haut souspiré ;
Que de sanglots ay souuent cuidé fendre.

Ô dous sommeil, ô nuit à moy heureuse !
Plaisant repos, plein de tranquilité,
Continuez toutes les nuiz mon songe :

Et si iamais ma poure ame amoureuse
Ne doit auoir de bien en vérité.
Faites au moins qu’elle en ait en mensonge.

X


Quand i’aperçoy ton blond chef couronné
D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre,
Que tu pourrois à te suiure contreindre
Arbres et rocs : quand ie te vois orné,

Et de vertus dix mile enuironné,
Au chef d’honneur plus haut que nul atteindre :
Et des plus hauts les louenges esteindre :
Lors dit mon cœur en soy passionné :

Tant de vertus qui le font estre aymé,
Qui de chacun te font estre estimé,
Ne te pourroient aussi bien faire aymer ?

Et aioutant à ta vertu louable
Ce nom encor de m’estre pitoyable,
De mon amour doucement t’enflamer ?

XI


Ô dous regars, ô yeus pleins de beauté,
Petis iardins, pleins de fleurs amoureuses
Ou sont d’Amour les flesches dangereuses,
Tant à vous voir mon œil s’est arresté !

Ô cœur félon, ô rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant i’ay coulé de larmes langoureuses,
Sentant l’ardeur de mon cœur tourmenté !

Donques, mes yeus, tant de plaisir auez,
Tant de bons tours par ses yeux receuez :
Mais toy, mon cœur, plus les vois s’y complaire,

Plus tu languiz, plus en as de souci,
Or deuinez si ie suis aise aussi,
Sentant mon œil estre à mon cœur contraire.

XII


Lut, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irreprochable,
De mes ennuis controlleur veritable,
Tu as souuent avec moy lamenté :

Et tant le pleur piteus t’a molesté,
Que commençant quelque son delectable,
Tu le rendois tout soudein lamentable,
Feingnant le ton que plein auoit chanté.

Et si tu veux efforcer au contraire,
Tu te destens et si me contreins taire :
Mais me voyant tendrement soupirer,

Donnant fauueur à ma tant triste pleinte,
En mes ennuis me plaire suis contreinte,
Et dous mal douce fin espérer.

XIII


Oh si i’estois en ce beau sein rauie
De celui là pour lequel vois mourant :
Si auec lui viure le demeurant
De mes cours iours ne m’empeschoit enuie,

Si m’acollant me disoit, chere Amie,
Contentons nous l’un l’autre, s’asseurant
Que ia tempeste, Euripe, ne Courant
Ne nous pourra desioindre en notre vie :

Si de mes bras le tenant acollé,
Comme du Lierre est l’arbre encercelé,
La mort venoit, de mon aise enuieuse :

Lors que souef il me baiseroit,
Et mon esprit sur ses leures fuiroit,
Bien ie mourrois, plus que viuante, heureuse.

XIIII


Tant que mes yeus pourront larmes espandre,
À leur passé auec toy regretter ;
Et qu’aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre :

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour ces graces chanter :
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendre :

Ie ne souhaitte encore point mourir.
Mais quand mes yeus ie sentiray tarir,
Ma voix cassee, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel seiour
Ne pouuant plus montrer signe d’amante :
Priray la mort noircir mon plus cler iour.

XV


Pour le retour du Soleil honorer,
Le Zéphir, l’air serein lui apareille :
Et du sommeil l’eau et la terre esueille,
Qui les gardoit l’une de murmurer

En dous coulant, l’autre de se parer
De mainte fleur de couleur nompareille.
Ia les oiseaus es arbres font merveille,
Et aus passans font l’ennui moderer :

Les Nymfes ia en mille ieus s’esbatent
Au cler de Lune, et dansans l’herbe abatent :
Veus tu Zéphir de ton heur me donner,

Et que par toy toute me renouuelle ?
Fay mon Soleil deuers moy retourner,
Et tu verras s’il ne me rend plus belle.

XVI


Apres qu’un tems la gresle et le tonnerre
Ont le haut mont de Caucase batu,
Le beau iour vient, de lueur reuétu.
Quand Phebus ha son cerne fait en terre,

Et l’Ocean il regaigne à grand erre
Sa seur se montre avec son chef pointu.
Quand quelque tems le Parthe ha combatu,
Il prent la fuite et son arc il desserre.

Un tems t’ay vù et consolé pleintif,
Et defiant de mon feu peu hatif :
Mais maintenant que tu m’as embrassee,

Et fuis au point auquel tu me voulois,
Tu as ta flame en quelque eau arrosee,
Et es plus froit qu’estre ie ne soulois.

XVII


Ie fuis la vile, et temples et tous lieus,
Esquels prenant plaisir à t’ouir pleindre,
Tu peus, et non sans force, me contreindre
De te donner ce qu’estimois le mieus.

Masques, tournois, ieus me sont ennuieus,
Et rien sans toy de beau ne me puis peindre :
Tant que tachant à ce désir esteindre,
Et un nouuel obget faire à mes yeus,

Et des pensers amoureus me distraire,
Des bois espais sui le plus solitaire :
Mais i’aperçoy, ayant erré maint tour,

Que si ie veus de toy estre deliure,
Il me conuient hors de moymesme viure.
Ou fais encor que loin sois en seiour.

XVIII


Baise m’encor, rebaise moy et baise :
Donne m’en un de tes plus sauoureus,
Donne m’en un de tes plus amoureus :
Ie t’en rendray quatre plus chaus que braise.

Las, te pleins tu ? ça que ce mal i’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereus.
Ainsi meslans nos baisers tant heureus
Iouissons nous l’un de l’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suiura.
Chacun en soy et son ami viura.
Permets m’Amour penser quelque folie :

Tousiours suis mal, viuant discrettement
Et ne me puis donner contentement.
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

XIX


Diane estant en l’espesseur d’un bois,
Apres avoir mainte beste assenee,
Prenait le frais, de Nynfes couronnee :
I’allois resuant comme fay maintefois,

Sans y penser : quand i’ouy une vois,
Qui m’apela, disant, Nymfe estonnee,
Que ne t’es tu vers Diane tournee ?
Et me voyant sans arc et sans carquois,

Qu’as tu trouué, ô campagne, en ta voye,
Qui de ton arc et flesches ait fait proye ?
Ie m’animay, respons ie, à un passant,

Et lui getay en vain toutes mes flesches
Et l’arc apres : mais lui les ramassant
Et les tirant me fit cent et cent bresches.

XX


Prédit me fut, que deuoit fermement
Un iour aymer celui dont la figure
Me fut descrite : et sans autre peinture
Le reconnu quand vy premierement :

Puis le voyant aymer fatalement,
Pitié ie pris de sa triste auenture :
Et tellement ie forçay ma nature,
Qu’autant que lui aymay ardentement.

Qui n’ust pensé qu’en faueur deuoit croitre
Ce que le Ciel et destins firent naitre ?
Mais quand ie voy si nubileus aprets,

Vents si cruels et tant horrible orage :
Ie croy qu’estoient les infernaus arrets,
Qui de si loin m’ourdissoient ce naufrage.

XXI


Quelle grandeur rend l’homme venerable ?
Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?
Qui est des yeux le plus emmieleur ?
Qui fait plus tot une playe incurable ?

Quel chant est plus à l’homme conuenable ?
Qui plus penetre en chantant sa douleur ?
Qui un dous lut fait encore meilleur ?
Quel naturel est le plus amiable ?

Ie ne voudrois le dire assurément,
Ayant Amour forcé mon iugement :
Mais ie fay bien et de tant ie m’assure,

Que tout le beau que lon pourroit choisir,
Et que tout l’art qui ayde la Nature,
Ne me sauroient acroitre mon desir.

XXII


Luisant Soleil, que tu es bien heureus,
De voir tousiours de t’Amie la face :
Et toy, sa seur, qu’Endimion embrasse,
Tant te repais de miel amoureus.

Mars voit Venus : Mercure auentureus
De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glasse :
Et Iupiter remarque en mainte place
Ses premiers ans plus gays et chaleureus.

Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits diuins ensemble lie :
Mais s’ils auoient ce qu’ils ayment lointein,

Leur harmonie et ordre irreuocable
Se tourneroit en erreur variable,
Et comme moy travailleroient en vain.

XXIII


Las ! que me sert, que si parfaitement
Louas iadis et ma tresse doree,
Et de mes yeux la beauté comparee
À deus Soleils, dont Amour finement

Tira les trets causez de ton tourment ?
Ou estes vous, pleurs de peu de duree ?
Et Mort par qui deuoit estre honoree
Ta ferme amour et iteré serment ?

Donques c’estoit le but de ta malice
De m’asseruir sous ombre de seruice ?
Pardonne moy Ami, à cette fois,

Estant outree et de despit et d’ire :
Mais ie m’assure, quelque part que tu sois,
Qu’autant que moy tu soufres de martire.

XXIIII


Ne reprenez, Dames, si i’ay aymé :
Si i’ay senti mile torches ardantes,
Mile trauaus, mile douleurs mordantes :
Si en pleurant i’ay mon temps consumé,

Las que mon nom n’en soit par vous blamé.
Si i’ai failli, les peines sont presentes.
N’aigrissez point leurs pointes violentes :
Mais estimez qu’Amour, à point nommé,

Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,
Sans la beauté d’Adonis acuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses.

En ayant moins que moy d’ocasion,
Et plus d’estrange et forte passion.
Et gardez vous d’estre plus malheureuses.


fin des evvres de lovïze labe lionnoize


ESCRIZ
DE DIVERS POETES
À LA LOVENGE
DE LOVIZE LABÉ LIONNOIZE

ESCRIZ
DE DIVERS POETES
À LA LOVENGE
DE LOVIZE LABÉ LIONNOIZE



EN GRACE DV DIALOGVE D’AMOVR ET DE FOLIE, EVVRE
DE D. LOVÏSE LABE LIONNOIZE[11]

Amour est donq pure inclinacion
Du Ciel en nous, mais non necessitante :
Ou bien vertu, qui nos cœurs impuissante
À resister contre son accion ?

C’est donq de l’ame une alteracion
De vain desir legerement naissante,
À tout obiet de l’espoir perissante,
Comme muable à toute passion ?

Ia ne soit crû, que la douce folie
D’un libre Amant d’ardeur libre amollie
Perde son miel en si amer Absynthe,

Puis que lon voit un esprit si gentil
Se recouurer de ce Chaos sutil,
Ou de Raison la Loy se laberynte.

non si non la.

DES BEAVTEZ DE D. L. L.[12]


Ou print l’enfant Amour le fin or qui dora
En mile crespillons ta teste blondissante ?
En quel iardin print il la roze rougissante
Qui le liz argenté de ton teint colora ?

La douce grauité qui ton front honora,
Les deus rubis balais de ta bouche allechante,
Et les rais de cet œil que doucement m’enchante,
En quel lieu les print il quand il t’en decora ?

D’où print Amour encor ces filets et ces lesses,
Ces haims et ces apasts que sans fin tu me dresses
Soit parlant ou riant en guignant de tes yeux ?

Il print d’Herme, de Cypre, et du sein de l’Aurore,
Des rayons du Soleil, et des Graces encore.
Ces attraits et ces dons, pour prendre hommes et Dieus.

À ELLE MESME[13]

 Ô ma belle rebelle,
Las que tu m’es cruelle !
Ou quand d’un dous souzris
Larron de mes esprits,
Ou quand d’une parole
Si mignardement mole,
Ou quand d’un regard d’yeus
Traytrement gracieus,
Ou quand d’un petit geste
Non autre que céleste.
En amoureuse ardeur
Tu m’enflammes le cœur.
 Ô ma belle rebelle,
Las que tu m’es cruelle !
Quand la cuisante ardeur
Qui me brule le cœur,

Veut que ie te demande
À sa brûlure grande
Vn rafrechissement
D’un baiser seulement.
 Ô ma belle rebelle,
Que tu serois cruelle !
Si d’un petit baiser,
Ne voulois l’apaiser,
Au lieu d’alegement
Acroissant mon tourment.
Me puisse-ie un iour, dure,
Vanger de cette iniure :
Mon petit maitre Amour
Te puisse outrer un iour
Et pour moy langoureuse,
Il te face amoureuse,
Comme il m’a langoureus
Pour toy fait amoureus.
Alors que ma vengeance
Tu auras connoissance
Que vaut d’un dous baiser
Vn Amant refuser.

Et si ie te le donne,
Ma gentile mignonne,
Quand plus fort le desir
En viendroit te saisir :
Lors apres ma vengeance.
Tu aurois connoissance
Quel bien fait, d’un baiser
L’Amant ne refuser.

TABLE


TABLE


Pages
 9
Élégie I
Élégie II
Élégie III

Sonnets

Escriz de diuers Poëtes


Imprimerie Lucien Volle
Privas.
  1. Ferdinand Brunetiére : La Pléiade française, L’École lyonnaise, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1900.
  2. Albert Baur : Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise. Champion, Paris 1906.
  3. Albert Baur : opus cit p. 6.
  4. Le Cortegiano eut deux éditions lyonnaises en 1537 et 1538.
  5. Hécamtomphile, Lyon, Juste, 1534.
  6. Œuvres de Louise Labe publiées par Charles Boy, 2 volumes, Paris, Lemerre 1887.
  7. Nous retrouvons ce nom écrit L’Abé, L’Abbé ou Labé.
  8. Notice sur la rue Belle-Cordière à Lyon, contenant quelques renseignements biographiques sur Louise Labe et Charles Bordes. Lyon J.-M. Barret, 1828.
  9. C. f. la notice sur Louise Labé que M. Cochard à mise à l’édition de ses œuvres parues chez Durant et Perrin, Lyon 1824.
  10. Qu’il me soit permis de remercier ici M. Cantinelli, le distingué bibliothécaire de la ville de Lyon, et M. Desvernay, qui ont bien voulu m’aider de leurs conseils et de leur érudition.
  11. Ode attribuée à Maurice Sève dont la devise mystérieuse non si non la se retrouve dans le Microcosme.
  12. Sonnet d’Olivier de Magny.
  13. Ode de Baif.