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Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre V

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CHAPITRE V.
De la Volonté et des Sensations de desirs.


Vous savez tous ce que c’est que desirer ; vous l’avez éprouvé : vous avez senti bien des desirs, et de très-vifs. On donne le nom de volonté à cette admirable faculté que nous avons de sentir ce qu’on appelle des desirs. Elle est une conséquence immédiate et nécessaire de la singulière propriété qu’ont certaines sensations de nous faire peine ou plaisir, et des jugemens que nous en portons ; car dès que nous avons jugé qu’une chose est pour nous ce que nous appelons bonne ou mauvaise, il nous est impossible de ne pas desirer d’en jouir, ou de l’éviter : d’où vous voyez que la seule façon d’empêcher la volonté de s’égarer, est de rectifier le jugement qui la détermine.

La volonté n’est, comme nos autres facultés, qu’un résultat de notre organisation ; mais elle a cela de particulier, que nous sommes toujours heureux ou malheureux par elle. Je puis bien avoir une sensation ou un souvenir qui ne me fasse ni peine ni plaisir. Lorsque je porte un jugement, ce qui m’importe, à cause des conséquences qui en résultent, c’est de porter un jugement juste ; du reste il m’est égal de sentir tel rapport ou tel autre ; ni l’un ni l’autre ne me sont par eux-mêmes agréables ou désagréables à sentir. Le desir, au contraire, exclut l’indifférence ; il est de sa nature d’être une jouissance s’il est satisfait, et une souffrance s’il ne l’est pas ; ensorte que nécessairement notre bonheur ou notre malheur en dépendent : et même, si par erreur nous nous avisons de desirer des choses qui nous soient essentiellement nuisibles, c’est-à-dire qui nous conduisent inévitablement à d’autres dont nous voudrions être préservés, il est indispensable que nous soyons malheureux ; car, de quelque côté que la chance tourne, il y a un de nos desirs qui n’est pas satisfait. C’est là une propriété bien remarquable dans la volonté.

Elle en a encore une autre bien incompréhensible et bien importante ; c’est qu’elle dirige les mouvemens de nos membres et les opérations de notre intelligence. L’emploi de nos forces mécaniques et intellectuelles dépend de notre volonté ; ensorte que c’est par elle seule que nous produisons des effets, et que nous sommes une puissance dans le monde. Quand je sens des sensations ou des souvenirs, ce sont des modifications que j’éprouve, elles n’affectent que moi ; quand je porte des jugemens sur ces sensations et ces souvenirs, que j’y sens des rapports, que j’y découvre des vérités, ce sont encore des choses qui se passent en moi, et n’influent que sur moi ; mais quand, par suite de ces jugemens, je ressens des desirs, et qu’en conséquence de ces desirs j’agis, alors j’opère sur tout ce qui m’environne. C’est donc ma volonté qui réduit en actes les résultats de toutes mes autres facultés intellectuelles. Je ne prétends pas dire néanmoins que toutes nos pensées et tous nos mouvemens soient absolument volontaires : je sais que beaucoup ont lieu à notre insu, et même malgré nous ; et j’examinerai quelque part jusqu’à quel point et suivant quel mode toutes nos facultés dépendent de notre volonté. Mais il n’en est pas moins vrai que nous faisons beaucoup d’actions quand nous le voulons, et que, par différens moyens, nous nous procurons aussi, à notre gré, beaucoup d’idées, et exécutons beaucoup d’opérations intellectuelles.

C’est sans doute la considération de ces effets de notre volonté qui nous a conduits à croire que nous étions plus essentiellement actifs dans l’exercice de cette faculté que dans celui des autres ; car si par être actif on entend seulement agir, sentir une sensation, un souvenir, un rapport, est une action tout comme sentir un desir ; ainsi nous ne sommes pas plus actifs dans un cas que dans l’autre. Si, au contraire, par être actif on n’entend pas seulement agir, mais agir librement, c’est-à-dire d’après sa volonté ; et si par être passif on entend agir forcément ou contre sa volonté, il n’y a peut-être pas une action dont nous soyons moins les maîtres que de sentir ou de ne pas sentir un desir : ainsi, à ce compte, il n’y aurait pas en nous une faculté plus passive que celle de vouloir. Mais cela rentre dans la question que je viens de promettre d’examiner ailleurs : je ne veux pas la traiter ici, parce qu’elle exige des explications que je ne puis pas encore vous donner, et parce qu’à présent je n’ai pour objet que de vous faire connaître ce que c’est que la volonté.

Une autre conséquence plus juste que l’on tire généralement des effets de la volonté, c’est le desir que nous avons tous que la volonté des autres soit conforme à la nôtre, nous soit favorable, c’est-à-dire qu’ils nous veuillent du bien, qu’ils nous aiment. Ce desir est la source du plaisir que nous goûtons dans l’amitié ; il est très-raisonnable ; car la bienveillance de nos semblables est pour nous une grande source de bonheur, puisqu’ils agissent d’après leur volonté.

Une suite encore très-juste de ce desir de la bienveillance est celui de l’estime ; car nous éprouvons tous que nous sommes très-disposés à vouloir du bien à ceux en qui nous connaissons de bons sentimens et de grands talens.

Et enfin, du desir de la bienveillance et de l’estime des autres naît, avec beaucoup de raison, le bien-être que nous éprouvons quand nous nous sentons animés de mouvemens de bienfaisance, et le malaise qui nous tourmente quand nous nous reconnaissons travaillés de passions haineuses, bien que l’un et l’autre soit encore ignoré ; car nous voyons très-bien en secret que, si nous venons à être connus, dans le premier cas tous les cœurs viennent à nous, et que dans l’autre nous sommes rebutés par tous nos semblables ; et nous entrevoyons confusément qu’il est impossible qu’un jour ou l’autre nos dispositions ne soient pas aperçues, ou du moins soupçonnées. Aussi tous les hommes bons ont l’habitude et les manières de la candeur et de la sérénité, et les méchans celles de la dissimulation et de la défiance ; mais cela même les fait reconnaître.

Ces observations, et un grand nombre d’autres qui y tiennent, demanderaient à être développées avec beaucoup de détails ; mais cela composerait un traité de morale, c’est-à-dire de l’art de régler nos desirs et nos actions de la manière la plus propre à nous rendre heureux. Ce n’est point ici le lieu d’approfondir un pareil sujet ; je me propose de le traiter quand nous connaîtrons complètement notre faculté de penser et toutes ses opérations ; l’art d’employer toutes nos facultés de la manière la plus propre à nous conduire au bonheur étant la plus belle application de la connaissance de ces facultés, et ne pouvant être, sans cette connaissance, qu’une routine aveugle dénuée de principes. Déjà vous voyez que cet art consiste presque uniquement à éviter de former des desirs contradictoires, puisque ce sont des sujets certains de chagrins ; à nous préserver autant que possible des maux physiques, puisque ce sont de vraies souffrances ; enfin, à obtenir la bienveillance de nos semblables, et à nous concilier notre propre approbation, puisque ce sont des biens réels.

Pour le moment, retenez seulement que de même que sans la faculté de juger nous ne saurions rien, sans celle de vouloir nous ne ferions rien ; que nos desirs dirigent nos actions, et sont la cause de presque tous nos plaisirs et nos chagrins ; et que, puisqu’ils sont la suite nécessaire des jugemens que nous portons des choses, le seul moyen de les bien régler est de porter des jugemens justes et vrais. Maintenant passons à autre chose : voilà des préliminaires suffisans pour aller plus loin.

Il semblerait que ce serait ici le moment d’examiner jusqu’à quel point nos autres facultés sont soumises à notre volonté, et comment notre volonté elle-même est susceptible d’être influencée ; mais il faut auparavant avoir vu les effets de ces différentes facultés. Je reviendrai ailleurs sur ce sujet.