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Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV.
Que l’attraction agit dans toutes les opérations de la nature, et qu’elle est la cause de la dureté des corps. — L’attraction cause de l’adhésion et de la continuité. Comment deux parties grossières de matière ne s’attirent point. Comment les parties plus petites s’attirent. Attraction des fluides. Expériences qui prouvent l’attraction. Attraction en chimie. Conclusion et récapitulation.

Vous voyez que tous les phénomènes de la nature, les expériences et la géométrie concourent de tous côtés pour établir l’attraction. Vous voyez que ce principe agit d’un bout de notre monde planétaire à l’autre, sur Saturne et sur le moindre atome de Saturne, sur le soleil et sur le plus mince rayon du soleil.

Ce pouvoir si actif et si universel ne semble-t-il pas dominer dans toute la nature ? N’est-il pas la cause unique de beaucoup d’effets ? Ne se mêle-t-il pas à tous les autres ressorts avec lesquels la nature opère ?

Il est, par exemple, bien vraisemblable qu’il fait seul la continuité et l’adhésion des corps : car l’attraction agit en proportion directe de la masse ; elle agit sur chaque corpuscule de la matière ; elle fait donc graviter chaque corpuscule en ce sens, comme Saturne gravite vers Jupiter.

Voyons ce qui arrive aux corps qui sont sur la surface de la terre.

1° Que je mette ces deux boules d’ivoire A B, C D, l’une contre l’autre (’’figure’’ 73), elles s’attirent ; mais leur tendance réciproque est détruite par leur gravitation vers la terre.

2° Que le diamètre de chaque boule soit deux lignes, c’est 120 secondes de ligne pour chaque diamètre ; qu’il y ait l’espace d’une seconde entre ces deux corps.

Le point D est éloigné de C de 120 secondes. Les corps au point de contact s’attirent en raison renversée du cube des distances, et dans une proportion encore plus grande. Ne prenons ici que le cube ; alors le point D attire moins, et est moins attiré que le point C un million sept cent vingt-huit mille fois ; et comme les points A et D sont à quatre lignes l’un de l’autre, ces points A et D s’attireront dix millions neuf cent quarante-quatre mille fois moins que les points B et C.

Or la masse de la terre est à la masse de chacune de ces deux boules comme le cube de quinze cents petites lieues de France, valant trois milliards trois cent vingt-cinq millions de lieues, est au cube de deux lignes qui vaut huit lignes, La pesanteur de chaque boule vers le centre de la terre est donc incomparablement plus grande que leur attraction mutuelle.

3° Mais si les deux boules sont de la dernière petitesse, alors leur diamètre est regardé comme infiniment petit ; toute leur substance se touche presque au point de contact ; la force de l’attraction peut devenir immense par rapport aux autres forces contraires : alors les deux petits corps, joints ensemble, composent un corps massif et continu.

4° Les corps les plus petits sont ceux qui ont le plus de surface, et par conséquent ceux qui auront le plus de points de contact. Les masses des corps solides seront donc composées de molécules plus petites, attirées les unes par les autres.

5° L’attraction agit dans les fluides comme dans les solides. Deux gouttes d’eau, deux globules de mercure, se joignent, et, dans l’instant même, elles ne forment qu’un globule. L’air ne peut en être la cause, puisque le même effet arrive dans la machine purgée d’air. Aucun éther, aucune matière subtile qu’on supposerait presser ces gouttes, ne peut causer cette union : car la prétendue matière subtile ne pourrait presser ces gouttes que sur le plan où elles sont ; elle empêcherait leur contact, en pressant entre deux ; elle les diviserait, les éparpillerait, bien loin de les unir en pressant sur elles.

C’est donc en s’attirant qu’elles se joignent, c’est en s’attirant également l’une et l’autre qu’elles composent un corps rond.

6° Tout solide et tout fluide, étant ainsi soumis à l’attraction, la dureté des corps palpables n’est autre chose qu’une attraction de parties. Plus un métal contient de matière sous un petit volume, plus il est dur ; mais plus il contient de matière, plus chaque partie a un contact immédiat avec sa partie voisine, c’est alors qu’est la plus grande attraction ; qu’on y songe bien. C’est dans le temps éclairé où nous sommes qu’aucun philosophe ne peut rien trouver qui satisfasse sur la cause de la continuité, de l’adhésion, de la cohérence, de la dureté des corps. Je ne m’en étonne pas : ils n’en trouvent point, et n’en trouveront jamais, parce qu’il n’y en a point. Quelque fluide, quelque enchaînement qu’on imagine, il reste toujours à savoir pourquoi les parties de ce fluide, pourquoi ces parties enchaînées sont contiguës. Il faut qu’il y ait une force donnée de Dieu à la matière qui en lie ainsi les parties, et c’est cette force que je nomme attraction ; je l’ai déjà dit, il n’y a point de philosophie qui mette plus l’homme sous la main de Dieu.

7° Si vous posez l’un sur l’autre deux corps aussi polis qu’ils puissent être, soit acier, soit étain, soit cristal, vous ne pourrez plus les séparer que difficilement ; et si vous mettez entre eux quelque matière qui remplisse les inégalités de leurs surfaces, comme de la poix, alors vous ne pouvez plus les séparer du tout. Pourquoi ? Parce que les parties de la poix touchent immédiatement les parties de ces verres, qui ne se touchaient pas ainsi auparavant. Alors l’attraction augmente à proportion de la plénitude du contact.

8° Pourquoi les tubes qu’on nomme capillaires attirent-ils dans leur capacité toutes les liqueurs dans lesquelles on les plonge ? Ce n’est pas, encore une fois, l’air qui en est la cause : car la pesanteur de l’air, qui fait monter le mercure à près de 28 pouces dans le baromètre, ne peut le faire du tout dans le tube capillaire ; de plus cette expérience des liqueurs, montant dans cette extrêmement petite capacité, se fait dans la machine pneumatique comme dans l’air. L’éther, la matière subtile n’y ferait pas davantage. Au contraire, elle presserait la cavité de ce tuyau, elle empêcherait l’eau d’y monter.

C’est donc l’attraction seule du haut du verre qui est la cause de ce phénomène. La preuve en est palpable.

1° L’eau monte toujours d’autant plus dans ces tubes capillaires qu’ils sont plus longs ; et l’air, au contraire, ne laisse jamais monter le mercure à plus de hauteur que sa pesanteur n’en détermine, quelque longueur qu’ait le baromètre.

2° L’altération de la pesanteur de l’air, de son élasticité, fait varier la hauteur du mercure dans le même baromètre, et jamais la hauteur de l’eau ne varie dans le même tube capillaire, parce que l’attraction est toujours la même.

Maintenant, si cette force domine sur tous les corps, elle doit entrer pour beaucoup dans une infinité d’expériences de physique et de chimie dont on n’a jamais su se rendre raison.

Les actions des acides sur les alcalis pourraient bien être des chimères philosophiques, aussi bien que les tourbillons. On n’a jamais pu définir ce que c’est qu’un acide et un alcali ; quand on a bien assigné les propriétés de l’un, on trouve à la première expérience que ces propriétés appartiennent aussi à l’autre ; ainsi tout ce qu’on sait jusqu’à présent, c’est qu’il y a des corps qui fermentent avec d’autres corps, et rien de plus. Mais si on songe qu’il y a une force réelle dans la nature, qui opère la gravitation de tous les corps les uns vers les autres, on pourra croire que cette force est la cause de toutes les dissolutions des corps et de leurs plus grandes effervescences.

Examinons ici la plus simple des dissolutions, celle du sel dans l’eau.

Jetez dans le milieu d’un bassin plein d’eau un morceau de sel, l’eau qui est aux bords sera longtemps sans être salée ; elle ne peut le devenir que par le mouvement. Elle ne peut être en mouvement que par les forces centrales ; les parties d’eau les plus voisines de la masse du sel doivent graviter vers ce corps de sel ; plus elles gravitent, plus elles le divisent, et cela en raison composée du carré de leur vitesse et de leur masse ; les parties divisées par cet effort nécessaire sont mises en mouvement ; leur mouvement les porte dans toute l’étendue du bassin : cette explication est non-seulement simple, mais fondée sur toutes les lois de la nature.

[1]Concluons, en prenant ici la substance de tout ce que nous avons dit dans cet ouvrage :

1° Qu’il y a un pouvoir actif qui imprime à tous les corps une tendance les uns vers les autres ;

2° Que, par rapport aux globes célestes, ce pouvoir agit en raison renversée des carrés des distances au centre du mouvement, et en raison directe des masses ; et on appelle ce pouvoir l’attraction par rapport au centre, et gravitation par rapport aux corps qui gravitent vers ce centre ;

3° Que ce même pouvoir fait descendre ces mobiles sur notre terre, dans les progressions que nous avons vues ;

4° Qu’un pareil pouvoir est la cause de l’adhésion, de sa continuité et de la dureté, mais dans une proportion toute différente de celle dans laquelle les globes célestes s’attirent ;

5° Qu’un pareil pouvoir agit entre la lumière et les corps, comme nous l’avons vu, sans qu’on sache en quelle proportion[2].

À l’égard de la cause de ce pouvoir, si inutilement recherchée et par Newton et par tous ceux qui l’ont suivi, que peut-on faire de mieux que de traduire ici ce que Newton dit à la dernière page de ses Principes ?

Voici comme il s’explique en physicien aussi sublime qu’il est géomètre profond.

« J’ai jusqu’ici montré la force de la gravitation par les phénomènes célestes et par ceux de la mer ; mais je n’en ai nulle part assigné la cause. Cette force vient d’un pouvoir qui pénètre au centre du soleil et des planètes sans rien perdre de son activité, et qui agit, non pas selon la quantité des superficies des particules de matière, comme font les causes mécaniques, mais selon la quantité de matière solide ; et son action s’étend à des distances immenses, diminuant toujours exactement selon le carré des distances, etc. »

C’est dire bien nettement, bien expressément, que l’attraction est un principe qui n’est point mécanique.

Et quelques lignes après, il dit : « Je ne fais point d’hypothèses, hypotheses non fingo. Car ce qui ne se déduit point des phénomènes est une hypothèse ; et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit des suppositions de qualités occultes, soit des suppositions de mécanique, n’ont point lieu dans la philosophie expérimentale. »

Je ne dis pas que ce principe de la gravitation soit le seul ressort de la physique ; il y a probablement bien d’autres secrets que nous n’avons point arrachés à la nature, et qui conspirent avec la gravitation à entretenir l’ordre de l’univers.

La gravitation, par exemple, ne rend raison ni de la rotation des planètes sur leurs propres centres, ni de la détermination de leurs orbes en un sens plutôt qu’en un autre, ni des effets surprenants de l’élasticité, de l’électricité, du magnétisme. Il viendra un temps, peut-être, où l’on aura un amas assez grand d’expériences pour reconnaître quelques autres principes cachés. Tout nous avertit que la matière a beaucoup plus de propriétés que nous n’en connaissons. Nous ne sommes encore qu’au bord d’un océan immense : que de choses restent à découvrir ! mais aussi que de choses sont à jamais hors de la sphère de nos connaissances !

FIN DES ÉLÉMENTS DE LA PHILOSOPHIE DE NEWTON.

  1. Dans l’édition de 1756 et ses réimpressions, qui ne contiennent ni le commencement de ce chapitre, ni les deux qui le précèdent, on avait formé de ce qui suit un Chapitre XII, intitulé Conclusion. (B.)
  2. Toujours l’attraction ou la répulsion exercée sur les rayons lumineux quand ils se réfractent ou se réfléchissent. (D.) — Cet alinéa fut aussi supprimé en 1756. (B.)