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Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 7

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Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 180-183).

CHAPITRE VII

DE LA MÉCANIQUE

Il faut dire quelque chose de la mécanique, que l’on considère communément comme la première application de la géométrie à l’expérience. On oublie en cela que la géométrie et même l’algèbre, comme aussi l’arithmétique, et comme toutes les sciences, sont des sciences de la nature. Mais pour la mécanique, c’est encore plus évident. C’est pourquoi il faut montrer ici encore cette même méthode de reconstruction en partant des simples. Je considérerai des exemples connus, mais bien frappants. Je lance une pierre en l’air verticalement ; elle retombe selon la même ligne ; il ne s’agit que de décrire correctement ce qui s’est passé. Et voici ce que c’est, selon la pure mécanique ; je négligerai seulement la résistance de l’air, afin que mon exemple ne soit pas surchargé. Premièrement j’ai communiqué à la pierre un mouvement vers le haut d’une certaine vitesse, soit vingt mètres par seconde. Par l’inertie, qui est négation de force simplement, cette pierre ira tout droit sans fin, toujours avec cette vitesse. Bon. Mais tous les corps tombent ; ce mouvement de la pierre n’empêche point qu’elle tombe, ainsi que tout corps libre au voisinage de la terre. Elle tombe, cela veut dire qu’elle parcourt verticalement d’un mouvement accéléré près de cinq mètres dans la première seconde ; ainsi en même temps elle a monté de vingt mètres et elle est descendue de cinq ; la voilà à quinze mètres en l’air. À la fin de la deuxième seconde, toujours courant, elle serait à trente-cinq mètres, car elle a toujours sa vitesse de vingt mètres ; oui, mais en même temps elle a tombé, pendant cette deuxième seconde, de quinze mètres environ. Au total, la voilà à vingt mètres en l’air seulement. Suivez cette analyse, vous verrez la pierre redescendre et rencontrer enfin le sol, ce qui met fin à son mouvement. J’ai analysé ce cas si simple avec rigueur et paradoxalement, comme il le faudrait absolument pour d’autres exemples, afin de faire apparaître le principe de la composition des mouvements, dont on voit clairement que ce n’est pas l’expérience qui le suggère, mais au contraire qu’il fait passer les apparences à l’état d’expérience ou d’objet. Et l’on voit bien aussi que si la résistance de l’air a été négligée, il serait aisé de l’introduire comme une force accélératrice, si je puis me permettre ce pléonasme, mais dirigée en sens inverse du mouvement. Le mouvement d’un obus s’analyse de même ; le mouvement d’une planète, de même.

Je veux rappeler ici encore un bel exemple de cette composition des mouvements, dû à Descartes, et livré depuis aux critiques des hommes du métier, ce qui fait voir que science et réflexion sont deux choses. Descartes, donc, analyse le mouvement d’une bille supposée élastique et qui rencontre un plan dur ; je laisse ces définitions. Il examine d’abord le cas le plus simple, où la balle tombe normalement sur le plan ; elle rebondit selon la même route, car, par les définitions, tout est identique autour de la normale. Mais voici l’analyse audacieuse. Je lance la balle obliquement ; il me plaît de considérer ce mouvement comme résultant de deux autres que ferait la bille en même temps, l’un normal au plan, et l’autre parallèle au plan. Le premier est renvoyé normalement, le second se continue sans obstacle, ce qui donne, par une construction simple, l’égalité de l’angle de réflexion à l’angle d’incidence. Rien n’éclaire mieux que la peur des esprits faibles devant cette hardie décomposition. Ils n’ont pas vu ce que c’est que plan, et qu’une rencontre oblique n’est rien, le plan ne définissant que la direction normale à lui. Ainsi cette analyse ne fait que maintenir l’idée, en rejetant les preuves d’imagination que donne le jeu de billard. Telle est la sévérité du jugement, sans laquelle il n’y a point de chemin véritable vers la haute analyse, où l’esprit ordonne lui-même tous ses objets.

L’idée de travail est encore une de ces idées simples, et qui a illuminé la mécanique moderne sans qu’on sache au juste quel est le Thalès observateur à qui elle s’est montrée dans sa pureté. Un seau d’eau est élevé d’un mètre, voilà un travail ; deux seaux d’eau sont élevés d’un mètre, voilà un travail double qui a à vaincre un poids double. Mais j’élève un seau d’eau de deux mètres ; voilà encore un travail double. D’où l’idée que, d’après cette unité de travail, un seau d’eau élevé d’un mètre, le travail pour dix seaux, élevés de quinze mètres, s’obtiendra en multipliant le poids ou la force par la longueur. Et si tous ces seaux retombent sans obstacle, leur choc au sol se mesurera par ce travail même, qui s’appellera alors force vive. Mais voici des applications bien plus étonnantes. En général lorsque l’on met un corps solide en mouvement, toutes ses parties vont du même train ; ce n’est que translation. Mais dès qu’un des points du corps est fixé, on peut obtenir une rotation, dans laquelle il est clair que toutes les parties ne font pas le même chemin dans le même temps. Ainsi sont les leviers et les roues. Les poulies montées en moufle donnent aussi un mouvement plus rapide de certaines parties ; et la presse hydraulique aussi. Décidant que ces arrangements, qu’on appelle machines, ne peuvent rendre d’autre travail que celui qu’on dépense à les mouvoir, on écrit dans tous les cas FL = F′L′ d’où il suit que les forces sont entre elles inversement comme les chemins parcourus. Ainsi je saisis d’un coup la puissance d’une grue à engrenages, ou hydraulique, sans regarder seulement comment le mouvement se communique. Mais j’avoue qu’une analyse dans chaque cas, des poulies, des engrenages qui sont leviers, ou des pressions, éclaire mieux l’esprit que cette opération presque machinale. Et cet exemple nous conduit à l’algèbre, étonnante machine à raisonner.