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Épreuves maternelles/09

La bibliothèque libre.
Hirt et Cie, Éditeurs (p. 96-110).

IX


Quand Denise se vit dans la rue, un grand découragement l’atteignit. Il lui semblait que chacun lisait dans ses yeux son désarroi et elle avait peine à se composer un maintien.

Cependant, il fallait qu’elle n’eût pas l’air hésitant. Chacun courait à ses affaires, et Denise ne voulait pas, parmi la foule, prendre l’allure d’une femme sans but.

Elle alla déposer son bagage dans la chambre d’hôtel occupée la veille. Elle s’y reposa quelques minutes, se demandant si elle y reviendrait le soir, ou si elle aurait une place nouvelle.

L’intention de s’enquérir près de l’hôtelier la traversa, mais elle eut peur qu’il ne lui offrît de rester chez lui. Elle ne l’aurait voulu à aucun prix. Aussi désireuse de travail, fût-elle, son éducation lui interdisait certaines promiscuités. Or, dans ce garni bon marché d’un quartier populeux pouvaient échouer bien des personnes équivoques.

Son rêve était d’entrer dans un ménage bourgeois et simple, où la maîtresse de maison, pas vulgaire, ne la considérerait pas absolument comme une inférieure. Sûrement ce ménage devait exister dans Paris, avec des milliers d’autres comme lui, mais il fallait le découvrir. Malheureusement, Denise était pressée.

Puis, ses pensées allèrent avec douleur vers ses chers petits. Des larmes jaillirent de ses yeux à cette évocation. Cependant, elle pouvait être assurée qu’il ne leur manquait rien. Elle payait leur bien-être de son calvaire. Si elle les eût emmenés, qu’eût-elle fait ? Que seraient-ils devenus tous les trois ? Elle frissonna en y songeant. Peut-être aurait-elle dû patienter encore ? Elle ne savait plus. Sa fuite avait été un geste tellement subit, dictée pour ainsi dire par une volonté plus forte que la sienne, qu’elle s’y était soumise sans la raisonner.

Cependant, Denise, voyant sa rêverie tourner à la désespérance, se leva brusquement du fauteuil où elle était assise. Elle devait agir et ne pas devenir la proie des idées sombres. La lutte se poursuivait et elle devait vaincre le sort.

Elle sortit. Où se diriger ? Elle vit une église non loin et s’en rapprocha pour y entrer. Il était onze heures du matin.

L’ombre des nefs, leur calme la calmèrent et la reposèrent. Elle pria avec une ferveur renouvelée afin que Dieu ne l’abandonnât pas dans sa misère. Une détente libéra son esprit. Elle se releva plus sereine, fortifiée par cette prière et cette invocation aux pieds de la Vierge, dispensatrice d’énergie.

Elle reprit son chemin incertain. Chez qui s’informer ? à qui demander le pain quotidien ? La prière que l’on dit du bout des lèvres : « Donnez-nous notre pain quotidien », prend un sens terrible quand on la formule dans le besoin. Les deux mots sonnent comme un glas, étreignent le cœur qui bat dans un corps vide.

Au hasard, Denise se dirigea vers une épicerie. Une espérance la soulevait, venue d’En-Haut, elle le savait.

Elle entra et attendit son tour d’être servie :

— Que désirez-vous, Madame ?

C’était sans doute la patronne, peu aimable personne ayant simplement la politesse du commerçant. Denise, un peu effarouchée par le visage sans bonté, balbutia :

— Je voudrais des tablettes de chocolat.

— Voici.

Denise paya, puis, d’une voix oppressée qui contrastait avec son courage intérieur, elle s’enquit :

— Ne me connaîtriez-vous pas une place de cuisinière ?

— Pour vous ?

— Oui, pour moi.

— Ma foi, non. Qui êtes-vous d’abord ? Je ne vous ai jamais vue dans le quartier.

— Je ne suis pas de ce quartier, c’est vrai, mais, je puis vous montrer un certificat.

— Ah ! la la !… les certificats ! vous pouvez vous en fabriquer à la douzaine… on sait ce que cela vaut !

— Je n’ai pas fabriqué le mien, riposta Denise qui reprenait de l’énergie, du moment qu’elle avait à se défendre. Vous pouvez d’ailleurs vous informer près de la personne qui me l’a donné.

— C’est bon… c’est bon… ne vous fâchez pas ! on est si souvent attrapé que l’on ne se méfie jamais assez. Pour le moment, je ne vois pas de place à prendre. Les bourgeois se restreignent, et là, où il y avait deux domestiques, il n’y en a plus qu’une et bien souvent, plus du tout. Non, ma fille, je ne sais où vous envoyer… Peut-être au 15 de la rue ? J’ai entendu la bonne dire qu’elle allait filer parce qu’on lui demandait trop et qu’on ne la laissait pas aller au dancing le samedi soir. Vous, il me semble que vous ne devez pas beaucoup danser ?

Denise ressentait des sentiments divers en écoutant l’épicière.

D’abord, l’appellation de « ma fille » lui coûtait toujours beaucoup à entendre. Puis, être traitée avec cette familiarité désinvolte la choquait profondément. Mais que pouvait-elle… Il n’y avait pas de rébellion possible.

Elle posa quelques questions :

— Quel est le genre des personnes habitant le 15 de la rue ?

— Ce sont d’anciens bouchers, retirés après fortune faite. Le monsieur n’est pas gênant, il est toujours sorti, mais la femme crie sans arrêt à cause des trois enfants, deux garçons turbulents qui ne songent qu’à faire des niches à la bonne, et une petite fille maladive. C’est surtout elle qui donne du tracas. Il faut lui faire des petits plats et elle n’est jamais contente. On ne peut rien dire, naturellement puisqu’elle est malade. Aux garçons, on peut encore leur lancer une giffle par-ci, par-là.

À ce moment, une gaillarde délurée, entra :

— Bonjour tout le monde !

— Ah ! voici justement mam’zelle Constance ! la bonne du 15. Alors ! vous les quittez vos patrons ?

— Pour sûr ! forcément d’ailleurs ; ils s’en vont dans le midi, par rapport à la petite, et puis, ils iront à Berck. Alors, moi, je n’aime pas voyager et je les lâche.

— Vous voilà renseignée, dit l’épicière en se tournant vers Denise. À vous de savoir si vous voulez voir du pays.

— Non, répondit doucement Denise, je préfère rester à Paris.

— Cette dame voulait donc me remplacer ? Ben, je lui souhaite du courage… Madame ne cesse de grogner, les garçons sont des monstres avec qui je me bats sans arrêt, et la petite est difficile comme pas une.

Denise en avait assez entendu pour ne pas désirer entrer dans cette maison.

— Allez dans un bureau de placement, lui conseilla la bonne. Là, vous trouverez à votre goût.

Denise remercia et sortit. Elle pensa à la boulangère serviable, mais ne voulut pas l’informer de sa situation. Elle craignait de lui donner de la méfiance. Cependant la nécessité la harcelait et elle jugeait indispensable de se placer au plus tôt.

Tout son être était tendu vers le gain immédiat, vers l’abri qu’il lui fallait à tout prix afin de se sauver de ces courses incertaines.

Elle se rendit dans un bureau de placement.

Maintenant l’âme fortifiée de Denise ne considérait plus avec autant d’amertume sa déchéance. Elle levait les yeux toujours plus haut et elle pensait à son frère qui assumait les besognes les plus ingrates et les plus viles pour plaire à Dieu, et pour aider ses frères à gagner le ciel.

Elle pensa plus fortement encore à lui lorsqu’elle s’assit au milieu des domestiques, en quête de place, femmes aux toilettes disparates.

S’il y avait des servantes modestes, habillées selon leur condition, il s’y trouvait aussi celles qui voulaient être à la mode et qui se paraient de souliers à hauts talons et de robes à tons criards.

On lui demanda son nom.

— Bon, quand j’aurai quelque chose pour vous, je vous ferai signe.

— Je suis très pressée.

— Il faut de la patience, mais vous n’attendrez pas longtemps, on est assailli de demandes, je crois que vous plairez, parce que vous n’êtes pas à falbalas.

Ceci, lancé à l’adresse des demoiselles à robes voyantes, provoqua quelques murmures, mais la patronne du bureau n’en prit nul souci.

Denise allait se retirer, quand une dame entra. Elle avait l’aspect doux et distingué. Elle formula le désir d’avoir une domestique pour un ménage de deux personnes.

La patronne désigna Denise :

— Celle-ci vous convient-elle, Madame ?

— Si elle est convenable et sans grandes exigences, son extérieur me plairait.

Denise s’avança :

— Il n’y a pas d’enfants dans votre intérieur, Madame ?

Cette question fit sourire la dame :

— Vous craignez la besogne. Tranquillisez-vous, nous sommes malheureusement seuls, mon mari et moi.

Denise rougit que l’on se méprît sur sa pensée. Si elle préférait qu’il n’y eût pas d’enfants chez ses nouveaux maîtres, c’est qu’elle appréhendait de nouvelles douleurs et de nouveaux reproches.

Elle fut engagée chez M. et Mme Rougeard. Lui, était un ancien magistrat humain et intelligent. Elle, était réputée, la bonté et la charité mêmes.

Denise ne pouvait être mieux que chez eux et c’est là que la Providence commença à lui donner une revanche.

Ses maîtres habitaient Colombes. Elle partit avec Mme Rougeard qui lui fixa un rendez-vous à la gare afin de lui donner le temps de rassembler ses hardes.

Elle éprouva un bien et un réconfort extrêmes quand elle se trouva de nouveau dans une maison spacieuse où l’organisation régnait.

Sa maîtresse lui parlait avec douceur pour lui expliquer son travail. Tous les matins, une femme de journée la seconderait dans sa tâche, de sorte qu’elle serait allégée d’une charge trop lourde.

Denise au bout de quelques jours, se trouva idéalement bien. Dans le silence de la maison, ses pensées prenaient plus de vigueur. Elle formait des plans pour l’avenir, se disant que sitôt que son pécule serait important, elle se remettrait à la recherche de ses enfants.

En attendant, elle travaillerait et supplierait Dieu de lui accorder le repos et le bonheur de revoir ses chers petits.

Elle ne songeait pas sans un frisson que pour son mari, elle était une mère indigne qui avait abandonné ses enfants. Elle regrettait aujourd’hui cette fuite déraisonnable. Servante pour servante, il eût mieux valu continuer à être celle de son mari, mais la révolte l’avait conseillée. Il fallait maintenant que Dieu jugeât. À force de racheter, peut-être gagnerait-elle la récompense espérée.

Ses maîtres étaient aimables et la commandaient avec politesse. Mme Rougeard la traitait d’égale à égale, ayant constaté sa bonne tenue et ses manières douces.

M. Rougeard, lui, par une habitude de magistrat, gardait une réserve froide en l’observant avec insistance.

Il disait à sa femme :

— Tu ne sais pas d’où elle vient, cette Marie Podel ? elle semble d’un monde supérieur aux travaux auxquels elle se livre.

— Je ne lui ai rien demandé, mais j’ai remarqué, comme toi, qu’elle est fort bien. Peut-être n’y a-t-il rien de surprenant à cela.

— Il est vrai que depuis la guerre, les classes se sont tellement mélangées.

— Puis, pourquoi ne trouverait-on pas des domestiques qui soient bien. Cela devient une situation moins discréditée depuis que les maîtresses de maison sont tenues de mettre la main à la pâte.

— Il y a cependant autre chose dans celle-ci… Ses gestes, quand elle sert, sont instinctivement harmonieux. Ce ne sont pas des gestes appris, mais innés. De plus, elle ne commet aucune faute de protocole, pas plus qu’une faute de langage. Aux yeux d’un observateur, cette femme est une personnalité.

— Je la surveillerai plus étroitement parce que je me méfie des gens qui sont trop bien.

— Je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter… le visage est franc.

— Puis, as-tu constaté qu’elle devient jolie ? elle avait pâtir. Pour moi, c’est une veuve dans le besoin.

— Tu ne sais même pas si elle est mariée ?

— Je n’ai pas encore trouvé l’occasion de la questionner. Elle m’a dit s’appeler Marie Podel, et je n’ai entendu ni madame, ni mademoiselle.

— C’est étrange… C’est peut-être une femme abandonnée par son mari. Qui sait ? celle que nous trouvons si bien est peut-être une femme coupable ou une mère dénaturée.

— Attendons pour juger, mon ami.

M. Rougeard reprit son journal à la suite de cette explication. S’il était perspicace, il ne devinait cependant pas le sombre destin de Denise.

Cette dernière ne se doutait pas qu’on épiloguait sur elle. Relativement heureuse, elle accomplissait son service avec facilité.

Mme Rougeard se louait d’elle, chaque jour davantage. Mais excitée par les paroles de son mari, elle eût voulu connaître le passé de celle qui la servait. Marie Podel parlait trop peu à son gré, et semblait éviter soigneusement de revenir sur le temps où elle n’était pas à Colombes.

Ce qui surprenait aussi sa maîtresse, c’est qu’elle n’éprouvait jamais le désir de sortir. Au contraire, elle paraissait se complaire dans l’ombre de la maison.

À vrai dire, Denise ne savait où aller. Elle aurait aimé voir ses enfants, seul but au monde qui l’intéressât, mais n’ayant aucun indice sur le lieu de leur résidence, elle patientait encore.

Elle tardait aussi à donner de ses nouvelles à la jeune Rose. Elle y pensait souvent, mais se réservait pour un peu plus tard.

Depuis qu’elle se portait mieux et qu’elle avait plus de loisirs, elle réfléchissait à l’étrangeté de sa vie. Elle retrouvait son équilibre. Son cerveau perdait l’horrible empreinte des jours où elle battait le pavé de Paris pour trouver de quoi se nourrir. Mais si quelque liberté lui permettait de se féliciter de la paix qu’elle avait obtenue, elle lui laissait également celle de penser plus étroitement à ses deux trésors perdus.

Cela devenait une hantise. Parfois, la nuit, elle se réveillait en sursaut, ayant l’angoisse d’un malheur survenu. Une sueur froide coulait de ses tempes et elle se désespérait de ne pas connaître l’endroit où leur père les cachait.

Elle se demandait si elle ne devait pas écrire à Paul Domanet afin de se renseigner. Mais elle se rendait vite compte de l’inanité de cette entreprise. Elle escomptait alors un miracle qui la mettrait en face d’eux. Tôt ou tard, il fallait bien que cette chose arrivât.

Une sécurité découlait de cet espoir et pour quelques jours, elle vivait calme.

Elle eût aimé aussi écrire à son frère, mais elle hésitait à lui dire qu’elle avait fui le toit conjugal. Elle savait qu’il la blâmerait d’avoir reculé devant son devoir. Pourquoi lui causer des tourments ? Il avait rejoint son poste lointain et quand il recevrait sa lettre, la situation serait peut-être changée pour son cœur maternel.

— Marie, venez travailler près de moi… Vous avez des torchons à ourler, et il n’y a pas de bonne place pour coudre dans la cuisine.

C’était exagéré, mais la chère dame voulait témoigner à sa domestique un peu d’affection. Denise se rendait docilement à cette invitation. Elle s’asseyait non loin de sa maîtresse et tirait l’aiguille en silence.

Bientôt Mme Rougeard commençait :

— Vous savez fort bien organiser votre temps, vous ne gâchez pas une minute, vous arrivez à tout et vous avez des heures de reste. Vous avez été fort bien guidée…

Denise ne relevait pas ces phrases insidieuses. Elle distinguait le but de la bonne dame, mais il lui répugnait de parler. Elle estimait qu’il valait mieux garder ses tristesses en soi. En discourir ne changerait rien aux faits.

Il valait mieux patienter jusqu’à ce que son mari revînt à une plus juste appréciation des réalités. Elle était persuadée qu’il ne pourrait pas toujours céler à ses enfants que leur mère était vivante.

Richard, déjà raisonnable, avait de la mémoire, et en grandissant, il ne manquerait pas de s’étonner de la bizarrerie de certaines circonstances.

Un dimanche, cependant, elle n’y tint plus et partit pour Paris. Elle avait un désir fou d’apprendre quelque chose sur ses chers petits, et elle se dirigea parmi la foule des oisifs, vers son ancienne demeure.

Le cœur lui battait affreusement. Passer devant la porte de son hôtel sans y entrer lui causa un déchirement. Derrière ces murs étaient peut-être ses chers petits. De toutes ses forces, elle retint son émotion pour que les passants ne pussent s’en apercevoir.

Rappelant son sang-froid, elle remarqua seulement que les fenêtres étaient closes comme si la maison était complètement inhabitée.

Son mari avait-il donc quitté Paris ?

Il lui sembla entendre du bruit dans la loge et elle en fut surprise, puisque Paul Domanet avait congédié ses concierges.

Elle s’enhardit à frapper.

Puis, soudain, brusquement, elle se souvint que son mari avait fait fermer tout l’hôtel au moment où elle y vivait en recluse.

Alors, ce bruit qu’elle avait entendu était provoqué peut-être par son mari et elle allait se trouver en face de lui ?

Elle sentit que le sang se retirait de ses veines. Elle aurait voulu fuir, mais ne le pouvait pas.

La porte s’ouvrit.

Un inconnu s’inquiéta de ce qu’elle désirait et elle balbutia, soulagée et surprise :

— Je désirerais parler à M. Domanet.

M. Domanet a vendu l’hôtel et je ne sais pas son adresse.

Vendu l’hôtel ! Tous les chers souvenirs seraient donc dispersés ! Les chambres de ses chéris composées avec tant d’amour. Son boudoir coquet où elle se réfugiait pour trouver un peu de calme. Tout ce passé était détruit sans qu’on la consultât.

Cependant il fallait qu’elle répondît à cet homme qui attendait une explication.

— Vous ne savez pas si les enfants de M. Domanet sont avec lui ? Je suis leur ancienne gouvernante et j’aurais voulu les revoir, acheva-t-elle pour aller au-devant de l’étonnement du concierge.

— Je ne puis vous renseigner. Il faudrait que vous demandiez cela à mes maîtres. Pour le moment, ils sont en voyage. Vous pourriez leur écrire.

Il donna un nom que Denise connaissait bien comme étant de leurs relations.

L’homme ajouta :

— J’ai entendu dire que les enfants étaient auprès de leur mère, en Suisse. Cette dame va mieux, paraît-il, et vous comprenez, ça lui fait du bien à cette personne d’avoir cette gaieté près d’elle.

Le visage de Denise s’illuminait. Paul Domanet racontait cette fable ! Cela lui était doux et cruel en même temps. Elle s’imagina qu’elle était en Suisse avec ses chers trésors.

Elle lança :

— Merci, monsieur.

Puis elle se sauva, joyeuse. Mais cette lumière ne l’éclaira pas longtemps. L’hypocrisie de son mari ressortait plus féroce.

Quel prétexte avait-il allégué pour vendre son hôtel ? Sans doute la faisait-il passer pour très malade, ce qui coupait court à tout commentaire. On plaignait le malheureux mari et le pauvre père. Maintenant, il la rayait de sa vie.

Un frisson la secoua. Ce qui l’abattait surtout, c’était de ne pouvoir saisir aucune trace de ses enfants. Elle aurait pu les voir au moins de loin, et cela aurait suffi momentanément à sa joie.

Savoir qu’ils restaient en bonne santé, qu’ils grandissaient, se fortifiaient, devenait un besoin pour elle. Mais il fallait encore patienter, attendre le miracle que la Providence lui enverrait sûrement.

Elle rentra lasse, le visage fermé, ayant perdu la flamme qui l’animait la veille, alors qu’elle croyait arriver à un résultat.

Elle se morigéna, sentant toute l’ingratitude de son attitude. Son sort était excellent, comparé à celui qu’elle avait vécu un mois auparavant. Cette pensée la réconforta sans qu’elle pût cependant atténuer les signes de sa déception.

Mme Rougeard s’aperçut du changement de physionomie de la servante :

— Vous n’avez pas fait une bonne promenade, Marie, vous avez l’air chagrin.

Denise essaya de se reprendre et répondit :

— Je suis un peu lasse… j’ai peu l’habitude de marcher au hasard.

— Vous ne possédez donc pas de parents que vous puissiez aller voir ?

Mme Rougeard tentait par tous les moyens, de pénétrer le mystère qui entourait cette domestique impeccable. Si elle n’avait pas eu, aussi vite que son mari, l’impression qu’elle tenait une exception, maintenant elle en était convaincue.

Mais à l’encontre des autres servantes qui se racontaient volontiers, celle-ci ne dévoilait rien.

Était-elle mariée ou non ? Mme Rougeard ne parvenait pas à le deviner.

Elle n’osait la questionner, arrêtée, elle ne savait par quel sortilège, devant la réserve de cette jeune femme.

Chaque soir, elle déclarait : demain, je lui parlerai… peut-être pourrons-nous l’aider.

Denise lui devenait de plus en plus sympathique, mais elle ne pouvait démêler si c’était à cause du secret qu’elle pressentait ou du charme qui émanait d’elle.

Comme le lendemain, Marie se présenta, la mine encore plus défaite, elle supposa que cette malencontreuse sortie lui avait causé quelque désagrément. Elle eût été bien surprise et fort apitoyée, si elle avait su que la malheureuse avait pleuré une partie de la nuit, tourmentée par la disparition de ses enfants. Des cauchemars enfiévrés avaient hanté son peu de sommeil, lui montrant sa petite fille lui tendant les bras en l’appelant.

Quelle torture elle avait ressentie de se savoir impuissante à rejoindre sa mignonne Rita.

Vers le matin, elle avait reconquis son courage, mais les stigmates de ses inquiétudes restaient sur ses traits.

Mme Rougeard lui dit brusquement :

— Allons, Marie, ne vous contraignez plus avec moi vous savez que ce n’est pas la curiosité qui me pousse à vous demander qui vous êtes… J’ai de l’affection pour vous, et si nous pouvions vous secourir, mon mari et moi, ce serait de grand cœur.

Denise, pleine d’effarement, regarda Mme Rougeard. Sa détresse était si grande qu’elle eut la tentation de répondre à cet appel, de confier son désespoir à cette personne compatissante dont le langage paraissait sincère.

Qu’adviendrait-il de ces confidences ?

M. et Mme Rougeard, dans leur parfait désir de lui rendre service, pourraient-ils changer le caractère de Paul Domanet ?

Il aurait une réponse toute prête : elle s’était enfuie du domicile conjugal.

Un magistrat dirait que la cause était mauvaise. Pourrait-elle convaincre ses protecteurs qu’elle était martyrisée moralement ?

En une seconde, toutes ces réflexions tournoyèrent dans son âme agitée.

Elle reconnut qu’elle ne gagnerait rien à trahir son identité et qu’il valait mieux rester dans l’ombre. Le meilleur était de se dissimuler afin de reprendre des forces. L’avenir, sans doute, elle priait Dieu pour cela, amènerait une occasion plus propice dont elle saurait profiter.

Elle ne connaissait pas la discrétion des Rougeard et voulant l’aider, ils pourraient peut-être lui nuire. Son mari qui la disait dans une maison de repos, aurait toute latitude de lancer des insinuations de folie et ce serait le comble de l’infortune.

Il pouvait, sous couleur de la soigner, la forcer à réintégrer le foyer et qu’y subirait-elle d’outrageant encore ? Elle était bien là, dans son obscurité ; et elle suppliait Dieu de l’y laisser encore.

Farouchement, elle garderait son secret, jusqu’au moment où le miracle qu’elle attendait l’en déliât.

Elle répondit donc avec fermeté à Mme Rougeard :

— Je remercie Madame pour sa bonté. Je n’ai nul besoin d’être secourue. Je suis on ne peut mieux chez Madame où le service est facile. Je ne désire qu’une chose : c’est de plaire à Madame autant qu’elle me plaît.

Ces paroles étaient aussi délicates que définitives, et Mme Rougeard eut l’impression de recevoir une leçon. Cela l’excita. Elle ne capitulerait cependant pas devant une servante. Elle notait que sa subordonnée possédait des armes adroites et elle essaya de l’égaler :

— Ma bonne Marie, je vous sais gré de ne pas vous plaindre de moi. C’est assez rare parmi vos compagnes. Mais il ne faut pas vous défier de moi. Je vois clairement que vous avez eu de la peine, hier.

Denise essaya une dénégation :

— Vous avez mal dormi c’est certain, reprit Mme Rougeard, avec autorité. Vos traits indiquent une souffrance.

La jeune femme jeta un regard de détresse sur celle qui lui parlait. C’était un aveu muet, car les lèvres se scellèrent.

— Vous n’avez plus de parents ? questionna impitoyablement la dame énergique.

— Non, Madame.

— Vous êtes bien jeune encore, cependant ?

— J’ai vingt-six ans.

— Vous avez été mariée ?

Denise ne répondit pas. Cet interrogatoire la suppliciait.

Mme Rougeard en conclut que la jeune femme coupable avait un enfant dont son mari avait la garde. Sans doute avait-elle des jours fixes pour aller le voir et ce dernier dimanche en était un.

Sûre du roman qu’elle imaginait, Mme Rougeard demanda, la voix assourdie :

— La séparation a été contre vous, ma pauvre Marie et vous avez un bébé, j’ai bien deviné, n’est-ce pas ? et ce petit était malade, hier, quand vous êtes allée le voir ?

Ce ton, cette pitié firent déborder le cœur de Denise. Sans rien avouer, un flot de larmes jaillit de ses yeux et elle voila son visage de ses mains.

Mme Rougeard se retira, la laissant seule pour pleurer, se réservant de lui arracher quelques précisions un peu plus tard.

Denise se blâmait d’avoir succombé à l’influence de cette commisération. Maintenant elle allait subir ce mépris compatissant que l’on prodigue aux malheureuses dont on excuse les entraînements.

Mais que lui importait. Il valait encore mieux que l’on crût à ce malheur. Cela permettrait de rester triste quand ses tourments l’envahiraient par trop.

Devant elle, sans aucun doute, on agiterait les problèmes compliqués des droits de la mère, et si une larme perlait à ses paupières, elle seule saurait de quelle valeur elle serait.

Mme Rougeard se montrait satisfaite. Son habileté se couronnait de succès, et elle continua de bâtir un roman qui lui expliqua les silences, les rêveries et les mélancolies de sa domestique.

Elle alla trouver son mari et lui dit :

— C’est bien ce que tu avais déduit… Cette pauvre Marie a été mariée, et je ne sais pour quelles raisons, elle est séparée de son mari… elle a un bébé et ce petit est malade, parce qu’elle est revenue bouleversée de sa sortie.

— Elle t’a raconté son histoire ?

— C’est-à-dire que je l’ai questionnée et son silence m’a livré son secret.

— C’est toujours la même histoire, murmura pensivement le magistrat. Deux jeunes employés se rencontrent et sans réfléchir si leurs caractères pourront se convenir, ils se marient vivement, pour « jouer » au mariage… Ils ne savent rien l’un de l’autre et vont à la mairie et à l’église comme s’ils allaient déjeuner sur l’herbe. Au bout de quinze jours, les travers se dévoilent… on s’aime encore à travers les défauts qu’on commence à se jeter à la figure, puis on finit par ne plus pouvoir se supporter. Quelle cruauté renferment ces déceptions !

— La faute doit être imputable au mari, car cette femme me semble bien douce.

— Les faits sont là… elle n’a pas son enfant.

— Peut-être n’avait-elle pas de quoi le nourrir.

Pendant qu’on discutait son cas, Denise se jurait qu’elle ne sortirait plus et qu’elle s’éviterait ainsi de nouvelles questions.

Elle ne prévoyait pas que Mme Rougeard se lamentait presque en songeant à la complication que suscitait la situation qu’elle venait de découvrir. Il faudrait naturellement donner quelque liberté à cette mère dont l’enfant était malade. Le service, si bien établi, allait en souffrir.

Mais l’excellente dame fit taire cette voix égoïste, et dès le lendemain, elle proposa à sa servante :

— Marie, au lieu de nettoyer les carreaux qui peuvent attendre, vous pourriez aller vous rendre compte de la santé de votre petit.

— Merci Madame, je ne sortirai pas aujourd’hui.

Madame Rougeard, perplexe, considéra la bonne. Jamais elle n’avait vu que l’on refusât une permission. Elle n’insista pas.

Elle continua d’être surprise, quand le dimanche suivant, Marie ne quitta pas le jardinet qui entourait la villa. Silencieusement, elle s’occupa d’un travail de couture, tout l’après-midi.

D’autres dimanches passèrent sans que Marie franchît le seuil de la maison, sans qu’elle parlât de cet enfant mystérieux qui tenait tant au cœur de sa patronne.

— C’est décidément une femme bien singulière, confia Mme Rougeard à son mari. Elle a l’air indifférent maintenant, alors qu’elle est revenue presque en larmes de Paris, il y a trois semaines.

— C’est que l’enfant se portait bien, conclut le magistrat, et la mère a donné ce prétexte, Mais en réalité, elle est peut-être allée supplier son mari de reprendre la vie commune.

Ce mystère agitait Mme Rougeard et elle y pensait sans cesse, cherchant les occasions de converser avec Marie. Elle n’obtenait plus aucun succès. La servante ne se prêtait nullement à ses avances, et son ton était aussi déférent que bref.

Alors, il arriva que sa maîtresse qui la plaignit d’abord beaucoup, l’accusa de manquer de sentiments maternels. Elle qui déplorait de n’avoir pas d’enfants, elle ne pouvait comprendre qu’une mère se détachât du sien.

Elle traita Marie avec plus de sécheresse, mais celle-ci ne s’en aperçut pas. Toute à son rêve intérieur, elle vivait mécaniquement, et il aurait fallu pour la tirer de cet état hypnotique, des événements plus sensationnels qu’un changement d’attitude.