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Éros et Psyché/Partie 1/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 71-84).


CHAPITRE V

Refoulement


Jaquet (dit-el) que j’aime mieux
Ny que mon cœur ny que mes yeux
Si tu n’aymes mieux ta galette
Que ta mignarde Robinette
Je te pry, Jaquet, jauche moy…

Ronsard, Folastrie III.


Jean Dué, blême et triste, redescendit et vint s’asseoir à nouveau devant la table où gisaient toujours le Shakespeare et l’histoire de France. Le jour naissait. Une lueur jaune entrait timidement par la fenêtre. Elle accrochait des teintes légères un peu partout et donnait aux choses un relief inattendu. Il frissonne.

Il venait de mener coucher sa cousine. Elle s’était mise au lit devant lui, Il revécut ces minutes aiguës.

Après, tout à l’heure, qu’ils eurent pleuré ensemble, Lucienne s’était excusée de son moment de découragement. Lui comprenait mieux maintenant cette âme ardente et portée vers les sacrifices extrêmes. Sa psychologie d’étudiant inspirée des formules raciniennes, lui rendait pourtant fort douloureuses certaines affirmations impudiques.

Il devina que désormais leur conversation serait une sorte de combat. Elle ne craignait point, en effet, le cynisme, ou ce qu’il tenait pour tel. Or Jean aurait voulu faire entrer de force ce petit destin, déjà infiniment chéri, dans un cadre strict, rassurant pour l’esprit, et surtout moral. Mais son impuissance à aborder une discussion exacte et certaine sur l’avenir de sa cousine lui apparut aveuglément.

Il dit alors :

— Lucienne, voulez-vous vous coucher ?

— Où ? dit-elle.

— Dans mon lit.

Elle le regarda âprement, avec, dans les plis de la bouche, une question non formulée, et qu’il ne sut lire avec précision. Il baissa les yeux.

— Oui, Lucienne. Moi, je vais rester ici. La bonne va arriver dans trois heures sans doute. Vous reposerez durant ce temps. Vous en avez plus besoin que moi. Je veillerai jusqu’à ce moment-là. Alors je monterai vous avertir et vous gagnerez la petite chambre, sous le toit, où l’on met les vêtements hors de saison. On y est moins bien que dans la mienne toutefois. Là, vous resterez cachée jusqu’à une heure après-midi. Angèle partira vers ce moment-là, comme de coutume, après avoir préparé le déjeuner, et je lui dirai ma très grande faim…

Lucienne répondit anxieusement :

— Oui… Oui !…

Ils montèrent tous deux en silence. Jean

regardait avec une sorte de crispation découragée la forme souple de ce corps deviné sous la mince jupe,

Lorsqu’elle fut dans la chambre du jeune homme, Lucienne défaillit, vaincue enfin par la lassitude.

— Mettez-vous au lit, cousine. Tantôt nous aurons des loisirs pour parler de ce que vous ferez demain.

Elle approuva.

— Je m’en vais, dit-il enfin, après un silence. Vous êtes chez vous.

Elle murmura :

— Asseyez-vous un instant. Jean. Nous nous quitterons ce soir et ne nous reverrons peut-être jamais. Il ne faut pas se fuir ainsi.

Il reprit :

— Mais, Lucienne, pour vous mettre au lit…

Elle haussa les épaules,

— Préjugé, Jean ! Je sais bien que rien ne peut vous troubler. Vous pouvez rester ici à converser jusqu’à ce que le sommeil me prenne. Seule, jamais je ne m’endormirai.

Il s’assit.

Elle quitta ses chaussures.

— Je vais m’étendre tout habillée.

— Vous voyez bien, c’est moi qui vous gêne ?

Elle le regarda avec un visible dédain :

— Non, Jean, je n’ai pas de secrets à vous cacher. Mais lorsque votre servante va venir, il me faudra peut-être fuir vite ?

— Non, Lucienne. Elle ira droit à sa cuisine et n’en sortira qu’une heure après. Il lui faut laver la vaisselle d’hier, allumer, faire mille choses qu’elle a laissées pour courir son galant.

— Cela ne vous ennuie pas que cette femme sorte ainsi.

— Ma mère n’aimerait pas cela. Je ne crois pas qu’elle la mette néanmoins à la porte pour si peu. Mais moi je comprends bien qu’Angèle n’a aucun bonheur sur terre et qu’il faudrait être féroce pour la priver de celui-là.

— Vous êtes bon !

— Je voudrais l’être, Lucienne. Mais on n’est pas bon quand on veut.

Elle avait quitté prestement ses bas, pour ne pas montrer sans doute qu’ils fussent troués. Lui avait deviné et semblait s’attacher à regarder ailleurs. Nu-pieds, elle resta debout, hésitante.

— Fermez les yeux, Jean !

Il les ferma.

— Vous ne les rouvrirez pas par surprise ?

— Lucienne, je suis un homme d’honneur.

Elle eut une courte injure au bord des lèvres, puis avec un rire silencieux, quitta sa jupe. Elle alla l’étendre sur une chaise derrière Jean, pour pouvoir passer près de lui.

Comme elle le frôlait sciemment il étendit la main et saisit le corps presque nu.

— Vous trichez, ce n’est pas bien.

— Non, Lucienne, je n’ai pas ouvert les yeux et ne les ouvrirai que sur votre ordre.

Elle lui échappa, défit son corsage, puis une ceinture basse, caparaçonnant le ventre, et rapide, ouvrit le lit où elle se glissa.

Elle attendit un instant.

— Je puis regarder ? demanda-t-il.

— Ah non ! pas encore, dit-elle gaiement. Je suis toute nue.

— Bon ! j’attends.

— Allez-y alors !

Il regarda.

— Vous êtes bien ?

— Bien.

— Allez-vous dormir ?

— Si je suis assurée que vous ne profiterez pas de mon sommeil.

— Moi, profiter. Lucienne, vous me jugez mal !

— Je riais.

— Il ne faut pas rire comme cela. Tout soupçon d’indélicatesse m’est pénible.

Elle sortit du lit son bras nu.

— Jean, il y a souvent deux indélicatesses opposées, l’une qui consiste à dire oui, l’autre à dire non. Quelle est la mauvaise ?

— Je ne vous comprends, pas, Lucienne.

— Tenez, je suppose deux amoureux ensemble.

— Oui ! Hé bien ?

— Aux yeux de la femme qui aime ne serait-il pas indélicat de se conduire avec elle en monsieur correct, mais froid ?

Jean leva les sourcils en signe d’étonnement.

— Ma cousine, il me semble que vous avez raison. Mais je ne sais pas du tout, dans la pratique, comment la délicatesse et son contraire inspirent les rapports d’amants.

— Enfin, Jean, vous ne lisez donc que des livres dont l’amour est absent.

— Mais non, cousine. Les œuvres que nous lisons sont même exclusivement des histoires amoureuses. Il en est de hardies, comme la Phèdre de Racine.

— Alors, vous devez avoir une opinion là-dessus ?

— Lucienne, si je parlais à un homme de mon âge, j’aurais une opinion. Je ne crois pas qu’elle serait bien fameuse mais elle existerait. En tout cas elle ne m’engagerait à rien.

— Hé bien, avec moi cela vous engage.

— Oui, Lucienne, car je vous trouve belle et même je suis embarrassé pour vous le dire. Je suis donc gêné pour vous parler d’amour.

— Venez m’embrasser, mon cousin, et sauvez-vous. Je crois que vous me diriez des choses…

— Hélas non, Lucienne, je ne vous dirais rien.

Il se penchait sur le lit. Elle sortit ses deux beaux bras nus et le prit par la nuque.

— Jean !

— Lucienne ?

Elle lui posa encore ses lèvres sur la bouche et il connut la même détente galvanique sentie en bas une heure plus tôt.

— Jean, vous êtes un petit sot.

— Je le sais, Lucienne. Mais excusez-moi de toutes les sottises que l’ignorance m’a fait vous dire.

Elle le tenait toujours.

— Ah ! Jean, dire que dans quelques heures nous nous quitterons pour peut-être ne jamais plus nous voir…

Il était entraîné malgré lui et s’appuya pour se retenir des deux mains sur les épaules lisses qui sortaient des draps. Elle eut un frisson violent à ce contact et il l’entendit nettement grincer des dents. D’un geste encore, elle attira la tête du jeune homme et le mouvement dénuda les seins.

Jean sentit un exécrable désir de porter la main sur ces formes légères, harmonieuses et crêtées de pourpre. Il se releva, détachant le lien délicat des bras de sa cousine.

— Lucienne, vous allez attraper froid !

Elle ne se couvrit pourtant pas, les mains ouvertes au bout des bras écartés et les draps abaissés sur la poitrine. Ses yeux assombris regardaient le plafond avec un air de douleur et de haine.

Jean remonta les draps sur les seins.

— Je vous laisse, Lucienne. Dormez. La journée sera chargée.

Il se dirigea vers la porte. Elle n’abaissa pas son regard.

Il sortit. Alors, avec un mouvement nerveux des épaules, Lucienne murmura un mot de mépris.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean n’avait pas entendu le mot d’adieu de sa cousine, mais il avait le sentiment très net de ne savoir lui parler. Que fallait-il dire et comment ? Il l’ignorait. Il agirait toutefois de son mieux, pour être agréable et utile à la fillette en fuite. Jamais il ne lui serait venu à l’esprit de profiter de ce que Lucienne fût chez lui pour tenter des attouchements et des jeux capables de mener… Il savait très bien, si neuf qu’il fût, où cela menait. Mais outre le préjugé précis d’un mur élevé entre sa cousine et lui, il pensait que son rôle de protecteur dût avilir infiniment tout ce qu’il pourrait tenter de salace. Il considérait, avec un sens moral exact, que, recevant la jeune fille, seule et perdue dans la vie désormais, surtout si elle ne rentrait plus chez elle, il avait toute l’autorité nécessaire pour abuser de la situation. Donc il ne le ferait pas. Il ne se trompait point d’ailleurs en ses vues d’ensemble. L’erreur commençait dans la fallacieuse importance attribuée aux actes par lesquels se manifesterait l’abus.

Mais surtout veillait en lui une curieuse flamme d’orgueil. Même à supposer qu’il oubliât tant de raisons justifiant où nécessitant sa correction d’attitude, il ne se serait point décidé à tenter ce rapprochement galant qu’il ne connaissait que par une littérature, abondante certes et minutieuse, mais tout de même inférieure à l’expérience. Jamais il n’aurait, en effet, osé montrer à sa cousine qu’il fût un petit apprenti en matière d’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il revoyait toutes les minutes passées là-haut avec Lucienne. Au fond, elles lui laissaient un souvenir délicat et parfait, que nul regret ne venait polluer. Il pourrait donc, dans sa vie, garder mémoire de cette nuit curieuse sans y mêler aucune amertume née d’actes fâcheux.

Pourtant, au fond de lui-même, veillait un étrange désir informulé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour était venu. Grisâtre et triste, il convoyait, eût-on dit, une humidité glaciale dans sa lumière fade. Jean Dué rêvait, l’esprit vide et le cœur las. La fuite de sa cousine lui offrait un sujet de curiosité toujours renaissant. Non pas qu’il mit en doute sa légitimité. Il pensait en effet qu’à certaines circonstances on ne peut faire face que par des actes libératoires qui attentent aux communs préjugés. Mais devant la jeune destinée de Lucienne cela n’en ouvrait pas moins de terribles perspectives. Il avait l’esprit juste et savait penser avec méthode, aussi admettait-il encore l’acte accompli sur lequel on ne saurait revenir. De toute évidence, Lucienne ne pouvait plus reparaître chez ses parents sans danger. Mais le danger était-il moins grand dans la vie d’aventures que la jeune fille provoquait ? Jean aurait voulu le savoir et tentait par le seul raisonnement de résoudre ce problème qui lui échappait. En même temps qu’il dirigeait droitement ses pensées, voulant se convaincre que seul l’intérêt humain et familial le guidait, une trouble curiosité venait le hanter. Il se souvenait des attitudes lascives de l’adolescente.

La matière ne lui laissait toutefois pas de louche tentation.

Ainsi dans ce cerveau ardent roulaient mille choses opposées et sans lignes. L’articulation des raisons et de la logique ne se faisait pas et Jean laissait flotter cette foule mentale, tandis que là-haut, dans sa chambre, une fillette curieuse et passionnée, insoucieuse de l’orage qu’elle avait créé, reposait sans rêves, aussi à l’aise que si son destin eût été tissu d’avance, jusqu’à la tombe, de roses et d’or.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit heures sonnèrent. Jean s’éveilla d’un cauchemar absurde et dégradant. Ses paupières collaient aux yeux. Il avait l’échine raide et les pieds glacés. Les muscles de son cou lui étaient douloureux et fragiles, comme si le moindre mouvement eût dû les briser. Il regarda autour de lui, ayant peine à se remettre dans le courant des réalités.

Une lueur filtra peu à peu dans sa pensée obscurcie. Il dut en centrer les rayons, séparer les choses réelles du rêve qui avait accompagné son cerveau jusqu’à éveil.

D’abord il mélangea à ses sensations d’éveil cette course éperdue qu’il accomplissait en songe avec une femme courant devant lui et qu’il avait un mal exténuant à suivre. Il revoyait sa compagne arrêtée par une foule hurlante qui la piétinait. Désarmé et désespéré, il s’efforçait de la défendre, mais ne sortait-elle pas intacte et riante de la colère publique. Et c’était Lucienne qui se moquait en disant : « Pourquoi n’es-tu pas venu me frapper le premier ?… »

Il se passa la main sur le front.

Quelle nuit… Pourquoi se sentait-il si las ? Combien le devoir et le plaisir doivent être difficiles à découvrir lorsqu’on est ainsi déprimé ? Pourquoi n’était-il pas allé se coucher ? Il y avait des lits dans la maison. Deux chambres de réserve et deux chambres domestiques non occupées. Mais le désir profond de sa chair et de sa pensée était que l’aventure lui fût lourde. Il se serait méprisé de dormir en paix et sans souci quand une partie du destin de sa cousine reposait sur ses propres décisions.

Et au tréfonds de son esprit se formulait encore cette idée : « Je suis d’un rang social au-dessus d’elle et c’est mon devoir d’avoir souci de choses la concernant qu’elle ignore et néglige. »

Pourtant il savait qu’elle fût au fond mieux informée que lui des contingences de la vie matérielle. Que tout cela était donc difficile à démêler !

Il erra dans la vaste maison. Une poussée secrète tendait à le ramener vers sa chambre, là où Lucienne reposait, mais il n’avait pas un net sentiment de ses propres impulsions. Une force contraire aussi, luttait pour qu’il se conduisît en galant homme et laissât sa cousine dormir jusqu’à l’heure dite.

Il visita la cuisine et s’aperçut d’avoir laissé ouvertes les portes du placard aux vins et liqueurs. Il remit le porto à sa place et lava gauchement les verres dont Lucienne et lui avaient usé. Il effaça les traces de cette extraordinaire visite qui bouleversait si profondément sa pensée, et cela le divertit un moment. Il allait de çà de là, oubliant la fatigue d’une nuit blanche. Il but du café froid et tenta de retrouver son calme intellectuel coutumier. La nouveauté de l’événement, tantôt lui paraissait exquise et « littéraire », tantôt emplissait son avenir de menaces. Et partout le sourire aguicheur de Lucienne le hantait, avec, de temps à autre, les souvenirs des seins nus et des bras frais haut levés qui se refermaient sur sa nuque pour le mener, comme les diables font sur les tableaux de primitifs, aux barathres infernaux où l’amour est maudit…

Il tenta de coordonner sa pensée en consultant quelque auteur renommé pour être de bon conseil. Il lui eût fallu un Montaigne. Mais le sien était dans sa chambre et il n’osa entrer dans le bureau de son père. Il avait toutefois une Bible, il l’ouvrit à trois reprises sans y lire la réponse désirée. À qui demander conseil ? Il trouva encore un Virgile. Il le saisit et laissa le volume bâiller seul. Avec hésitation, comme s’il accomplissait un acte décisif, il porta les yeux au hasard vers le milieu d’une page et lut :


Oculisque errantibus alto.
Quæsivit cœlo lucem ingenuitque reperta


Un flot de sang inonda sa face et il jeta le livre avec colère. Car, en lisant, c’était le buste nu de Lucienne Dué qui s’offrait à travers les mots latins…