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Éros et Psyché/Partie 3/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 187-198).


CHAPITRE II

Complications


Mais en même temps, éviter d’enseigner (aux filles) l’excès de la politesse et de la propreté. Montrez-leur la meilleure manière de faire les choses, mais montrez-leur encore davantage à s’en passer.
Fénelon, Éducation des filles (Instructions sur les Devoirs).


Comme Jean sortait du lycée en conversant avec un de ses camarades, il vit une vieille mendiante qui semblait le guetter et lui faire des signes de son œil chassieux.

D’abord il n’y fit qu’une minime attention. Mais la vieille le suivait. Il lâcha donc son compagnon et se mit en marche par les ruelles les moins fréquentées que sa route pût comporter.

Lorsqu’il fut en un passage isolé et solitaire, il se retourna. La femme le suivait toujours. Elle accourut :

— Tenez ! dit-elle sans Préambule en tendant un papier plié.

— Qui vous a donné cela ? demanda le jeune homme avec un air sévère.

— C’est Lucienne Dué. Elle m’a dit comme ça : « Tu connais le fils Dué, de la famille ? Pensez si je vous connais… Haut comme ça… Je pouvais dire que je vous connaissais.… »

Jean interrompit ce verbiage.

— Où était-elle ?

— À Bel-Ebat, dans votre maison.

Jean avait bien deviné, dès le début de cette encontre étrange, qu’il ne pût s’agir que de sa cousine.

Mais la certitude l’encoléra. Ainsi toute la ville allait savoir son aventure. On clabauderait sans fin et bientôt ses parents eux-mêmes seraient informés. Cela finirait par une vraie catastrophe. On le soupçonnerait d’avoir été l’amant de la jeune fille. Le père de Lucienne ferait chanter M. Dué père. L’histoire le suivrait partout et le rendrait à la fois ridicule et louche. Ce serait un malheur complet,

— Quand l’avez-vous vue ?

— Hier à dix heures. Je revenais de ramasser du bois. Vous devez bien comprendre que je dois ramasser, l’été, du bois pour mon hiver. J’avais mon fagot sur le dos, lorsque, au coin de la sente, j’ai vu la petite. Elle m’a dit : « Tiens, porte ça à… »

— Elle vous a expliqué comment elle se trouvait là ?

— Bien sûr. Je connais l’histoire du forgeron. Il se vante partout qu’il a couché avec elle. Mais c’est un menteur. On le sait.

Jean demanda, comme malgré lui :

— Tiens… Il dit ça ?

— Oui…

La femme devina avoir trop parlé. Elle continua :

— Ah !… Ce qu’elle vous aime, cette enfant !

— D’autres que vous l’ont-ils vue ? demanda Jean.

La vieille fut dubitative.

— Je ne le pense pas. C’est si isolé, votre maison !

— Mais puisqu’elle était sur la route ?

— Oh ! elle est accourue en me voyant et elle est rentrée tout de suite.

Désireuse d’apaiser ce grand jeune homme grave, la mendiante reprit :

— Ce qu’elle est mignonne tout de même. Il n’y a pas la pareille, et bonne avec ça. Elle m’a donné trente sous.

Jean comprit l’appel. Il donna deux francs à la messagère, puis tourna les talons.

La femme courut après lui.

— Elle m’a dit qu’il y avait une réponse. Jean fronça coléreusement les sourcils.

— Quand devez-vous la revoir ?

— J’ai à y passer ce soir.

Il prit le papier et lut :


« Jean, mon aimé, j’ai besoin de te voir. Viens vite. Je t’attends cette nuit. »


Il y avait une demi-douzaine de fautes d’orthographe.

Il articula sèchement :

— Pas besoin de réponse écrite. Dites que j’y serai.

Alors il s’en alla nerveusement, sans un mot de plus.

Jean Dué était fort irrité contre sa cousine. Cette fois la mesure apparaissait comble. Il avait fait des choses moralement mauvaises. Il s’était compromis, et ne demandait d’ailleurs qu’à continuer. Soit ! Mais enfin fallait-il que la bénéficiaire de tant d’efforts les comprît et que ses actes à elle fussent sages et prudents ? Hélas !… L’éducation de cette enfant restait toute à faire. La différence des castes jouait. On ne devrait aimer que dans son milieu. Lucienne se conduisait en petite étourdie, en « Dué du bord de l’eau »… Tant pis pour elle. Jean l’expulserait. C’en serait fini de cette histoire.

L’amour n’avait plus aucune place dans sa pensée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rentrant chez lui, Jean commença de trembler que son père informé ne le fît appeler pour de méthodiques reproches. Il fut soulagé en voyant que nul n’avait l’air préoccupé. Donc l’affaire restait ignorée. Pendant le dîner il guetta ensuite toutes les paroles de sa mère, qui avait accoutumé de faire attendre longtemps et de préparer avec lenteur les observations jugées nécessaires.

Le calme lui revint enfin. Dès qu’il le put faire sans choquer les convenances familiales, sous prétexte de migraine, il se retira dans sa chambre.

Alors Jean se mit à lire en attendant que ses parents voulussent se coucher à leur tour. Cependant la colère, qui maintenant débordait en lui, occupait toutes les avenues de sa pensée. L’orgueil poussait chez ce jeune homme timide et modeste des tiges énormes et rapides. Il sentait monter dans son cœur un mépris écrasant pour tous les Dué pauvres et besogneux.

Ainsi, par bonté pure, il avait voulu plaire à une fillette chassée de sa famille. Rien de plus juste que son désir. Et voilà que sa récompense serait une multitude d’ennuis et de soupçons. Jean cultivait l’horreur des reproches injustifiés, et plus encore de ceux dont la fausseté ne pût être l’objet d’aucune preuve. Ainsi des rapports de sexes. Qui pourrait établir le degré des privautés prises envers Lucienne ? Or Jean, surtout parce qu’il n’avait pas osé la toucher, tenait à ce qu’on le sût bien, si on apprenait l’histoire. Mais il devinait fort nettement que personne n’ajouterait foi à ce vœu de chasteté.

Il aurait donc le désagrément — fort amer — de passer pour un séducteur, quand lui-même s’attribuait, avec l’infatuation de la jeunesse, toute la responsabilité volontaire et calculée d’un comportement pudique et correct.

Par-dessus le marché, son avenir en souffrirait peut-être. Les faits les plus minimes le concernant lui semblaient devoir être écrits dorénavant partout en traits de feu…

Il s’agaçait donc dans sa chambre pendant que la pendulette décomptait les secondes. Lucienne lui parut de minute en minute plus détestable. Il en venait à imaginer que toute l’affaire pût avoir été combinée, avec la complicité de Lucienne et des siens, par le ferrouillard désireux de discréditer les Dué de la magistrature. Et sentant qu’il exagérait. Jean voulait exagérer encore, afin de parvenir au degré le plus haut de rancune, pour le moment où il serait à Bel-Ebat devant sa cousine.

Ah ! cette fois, on pourrait lui offrir des tableaux vivants et des déshabillés galants. Il resterait froid. Bon de se laisser prendre une fois à ces entrevisions de chairs intimes. Il en était guéri pour la vie. Lucienne s’entendrait dire ses quatre vérités…

Longtemps, dans une rêverie demi-inconsciente, Jean laissa sa pensée divaguer ainsi. Par moments, sa colère était si grande qu’il se demandait s’il ne serait pas bien inspiré, en arrivant, de violer sa cousine, sans entendre ce qu’il imaginait de supplications…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le pas tranquille de M. Dué s’entendit dans le couloir. Le sang-froid revint à Jean. Il écouta avec acuité tous les bruits de la maison. La servante Angèle monta à l’étage au-dessus. Il entendit couper l’électricité et l’immobilité fut totale partout.

Un quart d’heure encore il attendit, faisant des efforts violents pour ne pas s’agiter frénétiquement. Enfin il se releva. Le moment était venu.

Jean ouvrit doucement sa porte. Déjà dans le couloir, il se souvint n’avoir pas d’argent et revint en prendre. Il ne sut pourquoi il agissait de cette façon. Comment imaginer en effet qu’il eût besoin d’argent pour aller exécuter la décision prise ? D’autant qu’il ne ressentait envers sa cousine aucun sentiment affectueux en ce moment… Il ferma enfin avec lenteur puis descendit l’escalier. En bas il poussa un soupir soulagé, traversa la cour et vint à la porte familière par où sortait la servante et passaient les fournisseurs. Il fut un temps infini à introduire la clef dans la serrure. Debout dans la venelle il écouta un instant la nuit. Le silence absolu l’entourait d’une sorte d’ombre spirituelle. Il se mit alors en marche, hâtivement. Il était si occupé à éviter les lieux où la lumière pouvait le faire reconnaître, et ceux où quelque passant l’eût croisé et deviné, qu’il en oubliait Lucienne. Au fond, il se reprochait crûment tant de précautions puisque ses actes restaient en fait sains, purs et moraux.

Il marcha longtemps par les voies les plus méprisées, datant sans nul doute de six ou sept siècles. Enfin, les maisons s’espacèrent autour de lui. Il côtoya des murs de jardins muets, puis des cultures bordées de palissades. Au bout d’une demi-heure il fut en pleine campagne, dans la forte odeur de terre et de végétaux. La lune apparaissait au nord-est. On la voyait poindre au-dessus des arbres. L’air était tiède et doux. Des maisons rares et basses s’entrevoyaient çà et là dans la solitude sombre et vaporeuse. Très loin un chien hurlait par moments. Des hauts peupliers dessinaient de mystérieuses arabesques sur le ciel gris et limpide. En se retournant Jean discernait les dernières lumières de la ville, pareilles à des clous brillants et jaunes. Sur le sol feutré de mousses du sentier champêtre, où les voitures ne passaient pas, la marche fut douce et charmante. Un cri d’oiseau nocturne lui vint d’un haut buisson côtoyé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean marchait tranquille et serein. Le grand air et la tristesse nocturne calmaient sa fièvre. Il se trouvait maintenant beaucoup moins pressé d’arriver. Il songeait à la peine de sa cousine, lorsqu’il prononcerait les mauvaises paroles. Alors une vague bonté lui disait de se moins hâter. Puisqu’il en viendrait là, pourquoi ne pas attendre le dernier moment ?

À certaine minute il vit au loin des ombres venant en sens inverse sur sa route. Pour ralentir encore, il se dissimula dans un buisson. Un homme et une femme passèrent, des campagnards, qui parlaient haut d’un ton criard, Jean attendit que derrière lui ils fussent disparus pour se remettre en marche.

Alors il reprit son chemin. Il trouvait un charme infini à ce sentier large comme une grand’route mais que le passage d’une voie ferrée avait jadis coupé, en lui refusant un passage à niveau.

Dans le jour, ce coin de campagne était déjà bucolique. Mais la nuit, et sous la lune, cette verdure étendue comme un tapis de cérémonie, ces arbres d’un noir magnifique et doux, cet horizon découpé et délicat, à travers un air plus fluide, eût-on dit, donnaient à toutes choses un agrément infini, une poésie de tendre et émouvante finesse, une voluptueuse et chaste beauté.

À mesure que Jean avançait, la lune montante dessinait mieux le ténébreux paysage. Entre les masses arborescentes, la campagne faisait maintenant de larges taches d’un vert sourd et rabattu de grisaille. Le ciel devenait d’une couleur inconnue, vert liquide autour de l’astre, lui-même pareil à un morceau d’étain reflétant du velours rouge, et dégradé jusqu’à certain bleu épais et profond, où les étoiles, piquées comme des épingles, jetaient de petits jours minuscules et tremblotants.

Il s’arrêta un instant :

— Est-ce beau, tout cela est-ce beau ?

Il mêlait Lucienne à son émotion et se sentait ensemble envie de jouir et de pleurer.

Soudain il entendit au fond de sa conscience une sorte de voix qui disait :

« Tu trouves cela beau parce que tu portes en toi du malheur… »

Il retourna cette idée redoutable qui lui semblait atrocement vraie. Aussitôt tout sombra dans une tristesse écrasante. Il ne reconnut plus le décor et commença de souffrir.

Des grenouilles flûtaient au loin. Des bestioles inconnues frottaient quelque part de crissants élytres. Le vent agitait gentiment des feuilles pareilles à de la soie. Un bruit de voiture extrêmement éloigné apportait, comme une plainte déchirante, le grincement d’un essieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La maison familiale apparut dans son jardin clos.

Une sourde émotion sangla brutalement la poitrine du jeune homme. Le moment tragique était venu.

Il tira de sa poche une clef et fut étonné de la sentir si froide.

La porte fut à trente mètres, à vingt, à dix, à cinq…

Elle est là…

Jean trouve lentement le trou de la serrure et s’efforce d’ouvrir sans bruit.

Il entre et referme avec les mêmes précautions. Le voici dans une allée sablée. Il croit reconnaître une odeur familière, fondue avec la silhouette du grand poirier taillé en rhombe.

Il avance. Ah ! avoir le courage de se sauver à toutes jambes !…

Mais pourquoi donc, Jean Dué, portes-tu cette émotion absurde. N’es-tu pas chez toi ?

Il approche de la maison. Pas un bruit n’en sort, pas une lumière n’est visible. Cette tristesse sombre lui broie le cœur.

Ramassant tout son courage, cohérant ses idées et prêt soudain à dire les paroles violentes qu’il a préparées, il entre…