Aller au contenu

Éros et Psyché/Partie 3/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 225-238).
◄  Duel
Le Vaincu  ►


CHAPITRE V

Le vainqueur


Et vos serments ? me répondit-elle en se levant. — J’étais un mortel quand je les fis. Vous m’avez fait un dieu… — Venez, me dit-elle alors. L’ombre du mystère doit cacher ma faiblesse… Venez…
Vivant-Denon, Point de Lendemain.


Jean Dué revenait au long des chemins familiers vers la demeure paternelle. Il songeait, hébété encore du changement réalisé depuis une heure en lui. Sa rigidité native de caractère ne cessait pas de s’exercer. Toutefois prenait-elle une forme inattendue. Il était maintenant l’amant de sa cousine Lucienne. Il avait donc conçu pour elle un sentiment nouveau, où la reconnaissance et le besoin de protection prenaient une valeur supérieure à tous les devoirs. Il avait même fait peur à sa cousine en lui exposant ses idées dès leur naissance. Habitué par l’entraînement des études à trouver dans tout système de pensées un principe directeur et une organisation hiérarchique, il n’hésitait plus à théoriser son désir. Lucienne lui semblait devenue son épouse et il eût volontiers proclamé le fait à son de tambour.

La jeune fille eut un mal infini à lui prouver que de telles visées allaient droit contre le vrai but que tous deux, admis leur amour, devaient se proposer désormais.

Il s’était mal laissé convaincre. Mais la lassitude agissait sur son esprit défait. Il finit par consentir à rentrer chez lui comme si nulle chose ne s’était passée.

Rien d’abord ne lui avait paru plus vil que cette façon sournoise d’envisager la vie, car Jean brûlait de manifester son amour, comme un dévot, de conversion récente, étale agressivement sa nouvelle religion.

Mais Lucienne Dué, parfaitement équilibrée, et devinant avec rigueur le groupe d’actes devenus utiles pour elle dans la circonstance, voulait profiter de l’aventure et non point s’y sacrifier. Tandis que le jeune homme voyait fermenter en lui, sous l’empire de l’émoi sexuel, toutes les littératures sentimentales et violentes dont sa jeunesse était gavée, elle méditait avec une pratique acuité. Certes la pudeur de son cousin et cette fièvre dont il se prouvait animé lui étaient, à elle aussi, un fort aphrodisiaque. Mais la femme sait qu’il y a temps pour le plaisir et temps pour les calculs ménagers. Elle ne confondait point les paroles que la volupté arrache, et dont la sincérité est brève, avec celles qu’on prononce pour vendre ou acheter, et dont la valeur se monnaye toujours. Son plan fut vite fait. Il était fruste mais non point sciemment méchant. Lucienne non plus ne connaissait pas avec rigueur les ordres de morale publique et les organisations sociales.

Elle voulait partir pour Paris. Paris lui semblait — à juste titre au demeurant — le seul refuge d’une jeune fille fuyant sa famille et propre, pas sa grâce et son esprit, à se bâtir, en marge, un petit destin acceptable. Mais encore fallait-il de l’argent…

Or, à qui en eût-elle demandé, sinon à son cousin ?

Ainsi s’enchaînait son raisonnement. Mais elle savait que tout ici-bas change de valeur apparente selon l’adresse avec laquelle on accole des mots convenables. Elle s’efforçait donc de guider délicatement son cousin sur la voie désirée.

Ce n’était pas difficile. Jean subissait le contre-coup de sa propre stupeur, née soudain en voyant le mensonge de toutes les paroles enseignées. Il aurait cru naguère que la possession de sa cousine dût l’emplir de honte et de remords. Il constatait en ce moment le contraire. Son allégresse était certaine en effet, et la plénitude de son bonheur physique évidente, aggravée même par une sorte de prostration.

Alors, que pouvait-il désirer de plus que renouveler indéfiniment ces minutes magnifiques et délicates ?

Voilà pourquoi il avait d’abord dit : « Je pars pour Paris avec toi ! » Lucienne lui prouva avec soin et prudence que le mieux serait d’y venir seulement lorsqu’elle se trouverait installée tout à fait.

Mais le problème financier ?

Dès qu’elle affronta cette question entre toutes ingrate, il dit : « Je vais prendre cinquante mille francs dans le coffre de mon père. »

Elle sentit le danger de ce plan violent. Interrogeant finement son cousin elle acquit toutefois la certitude que Jean pût emporter une somme relativement importante, quoique moindre, sans qu’on s’en aperçût immédiatement chez lui.

M. Dué n’était pas avare et il avait confiance en son fils. Il laissait donc toutes les clefs dans son propre bureau et comptait rarement son argent. On pourrait prendre dix mille francs des deux cent cinquante mille que Jean savait rangés par liasses sur le rayon le plus élevé du coffre.

Lucienne songea qu’avec dix mille francs elle ferait déjà bonne figure à Paris. Elle verrait d’ailleurs à se faire envoyer d’autres fonds plus tard. Jean lui avait dit devoir toucher à sa majorité — dans quatre ans — un héritage de cent mille francs. Elle se gardait de l’oublier. Si son art lui faisait réserver jusque-là ce cousin toujours amoureux, sa chance restait belle — sauf au cas où elle eût déjà fait fortune à Paris — d’être alors la véritable héritière…

Elle combinait tout cela en parlant avec Jean, devenu fiévreux et perdu dans une sorte de délire mystique. Combien faudrait-il de temps pour faire la saignée espérée à la fortune des Dué ? Lui disait pouvoir rapporter le trésor le soir même. La jeune fille trouvait bien cette hâte et cet enthousiasme trop prompts. Elle pensait qu’un peu plus de froideur calculée fût meilleur précurseur de réussites utiles. Mais elle ne détournait point Jean pour si peu. Lui se croyait déjà une sorte de héros d’amour, comme on en voit dans les livres. Il avait lu Le Père Goriot. Il ferait par amour d’amant plus que n’avait fait le héros balzacien par amour paternel.

Mais il leur fallait maintenant se séparer. Le temps passait. Lucienne réveilla son cousin et lui démontra la nécessité de regagner la ville. Comme, à ce moment-là, il se sentait subitement ardent et désireux de renouveler sa douce et chère pâmoison, elle lui promit :

— Ce soir ! ce soir !…

Il ne sut résister, se laissa mener jusqu’à la porte et partit. Il ruminait au long des chemins cet amour qui brûlait tout son passé comme un incendie détruit un immeuble cacochyme. Mais il allait reconstruire à la place une vie admirable. Bachelier, licencié en droit, avocat… Qu’est-ce que tout cela lui faisait maintenant ? Il se sentait, comme simple amoureux, du courage à faire trembler le monde. Il serait tout ce qu’il lui plairait d’être. Un homme d’énergie ne devait jamais manquer de réussir. Il ne voulait plus étudier, pour ne pas humilier Lucienne. Elle était sans culture et lui ne pousserait pas l’indélicatesse jusqu’à augmenter encore le fossé qui les séparait. Pour s’encourager à prendre l’argent dans le coffre de son père, Jean pensait que M. Dué pût se rembourser avec les fonds de l’héritage que son fils devait toucher à sa majorité. Il n’avait donc plus de raisons morales pour s’interdire cet acte, qui, la veille, lui aurait procuré, rien qu’à l’imaginer, une insurmontable horreur.

Dans son esprit désaxé passaient encore pêle-mêle un flot de rêves romanesques et de désirs précis. Il se voyait à Paris. Tout le monde brûlait de le servir parce qu’il était intelligent, dévoué, fidèle et juste. Et puis il avait une si jolie maîtresse ! On ne saurait rien refuser à l’amant d’une femme aussi exquise… Il évoquait la stupeur ahurie et admirative de ses camarades disant : « Dué est parti avec sa cousine… »

Il ne doutait pas de soi et se croyait désormais en mesure de conquérir la ville capitale. Que ne ferait-on pas, ayant possédé Lucienne Dué, pour renouveler indéfiniment un tel bonheur ?

À ce souvenir, une flamme coulait dans ses artères. Il se retrouvait le mâle ardent qui ploie et possède la nymphe fugace dans tant de poèmes antiques et s’arrêtait aussitôt, en disant :

« Je ne puis la quitter comme cela. Il faut que j’y retourne… »

Mais il revoyait le sourire de Lucienne lorsqu’elle l’avait quitté en lui baisant le front : « Ce soir ! » Oui, ce soir. Il serait ce soir celui qui aime et qui sait aimer au delà des forces humaines…

Le levant commençait à se teinter de grisaille. Sous l’horizon, là-bas, le soleil répandait sa lumière. La campagne se dessinait maintenant, vulgaire et sournoise, dans ses chemins, emplis par les flaques de fiente ou de boue piétinée, et ravinés de profondes ornières où moisissait une eau sale. Au loin, les maisonnettes aperçues avaient l’air étrangement misérable. Jean en imaginait la malproprété hideuse avec l’odeur de purin qui les entoure. La vie lui apparaissait désormais ignoble et triste en cette ville, et partout autour d’elle.

Ah ! Paris…

Paris avec Lucienne Dué, qui serait à la fois une divinité vivante, un alcool, un perpétuel désir et la justification de sa vie même.

Malgré la fatigue qui lui tirait les jarrets et lui affaissait l’échine, Jean était radieux et alacre. Il se sentait devenir un héros…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les ruelles vieillottes par lesquelles le jeune homme regagna sa demeure l’écœurèrent. Il avait aimé longtemps ce pittoresque de petite cité provinciale, ces gîtes à encorbellement, vétustes et croulants, ces venelles tortueuses et bordées de murs qui avaient vu cinq siècles d’histoire. Maintenant il songeait exclusivement aux vastes voiles parisiennes, que des autos ronflantes emplissent de leurs borborygmes. Il se disait même, si Paris lui devenait ingrat, que New-York, avec ses cinq ou six millions d’habitants, ferait une auréole à Lucienne Dué.

Il ne rencontra personne en ce retour tardif. Le jour commençait de poindre lorsque avec précaution Jean Dué entr’ouvrit la porte de sa maison. Il monta l’escalier avec lenteur.

Lorsqu’il fut enfin dans sa chambre, il regarda son lit comme s’il ne l’avait jamais vu. Soudain, il se souvint que quarante-huit heures plus tôt Lucienne s’était couchée dedans. Alors il se dévêtit hâtivement pour retrouver l’image du corps chéri.

D’abord il ne put s’endormir. Une hallucination trop précise le crispait. Mais cette hallucination, à force de se prolonger, devint hypnotique et il sombra dans un sommeil agité et tumultueux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures moins vingt Jean Dué s’éveilla. On frappait à sa porte. Il cria :

— Ça va ! J’y vais |

D’un bond il sauta à terre et s’habilla. C’était trop tard pour passer sous la douche. Il aurait pourtant eu grand besoin de se tremper un peu. Il avait la bouche amère et râpeuse. Comment se fait-il que l’amour vous donne si mauvaise bouche ? Il se hâta. En bas il dévora hâtivement son chocolat et se précipita aussitôt vers le lycée. Ses parents n’étaient pas encore levés et cela lui plut. Quand il reviendrait du lycée, toutes traces de sa nuit seraient effacées.

Le matinée fut pour lui ténébreuse et vide. La fatigue, cette fois, était maîtresse de son corps. Il lutta avec une énergie féroce contre le sommeil qui lui abaissait la tête vers les feuillets où il écrivait sur Jean-Jacques Rousseau. Le professeur, par chance, était un faiseur de cours. Il parlait, de huit à dix heures, et les jeunes gens devaient simplement prendre des notes. Le dos courbé, faisant semblant de suivre de près l’éloquence professorale, Jean fermait les yeux et se laissait aller dans une ombre douce et muette. Mais, brusquement, son front penchait en avant et il s’éveillait, horrifié.

Les deux heures passèrent sans plus d’accrocs. À la sortie un de ses camarades lui dit :

— Qu’est-ce que tu as fait, Dué, cette nuit ? à

Jean le regarda avec un air menaçant.

— Quoi ! on dirait que je te demande de coucher avec ta femme ?

Jean devint plus rogue. LU

— Cette nuit, j’ai fait ce qui m’a plu.

— Hé ben, mon vieux, dis-lui, à celle qui t’a plu, qu’elle prenne plus de précautions. Elle t’a démoli tout à fait. Tu parais déterré.

Jean haussa les épaules.

— Veux-tu faire un peu de boxe ?

— Non, merci. Dis donc, est-ce que cette Alphonsine Dué qui fait… enfin : qui fait le truc, est de tes parentes ?

— Mais non, mon vieux.

— Tu la connais ?

— Oui, elle m’a accosté l’autre jour comme je me promenais.

— De jour ?

— De nuit !

— Elle est bien. Mais j’aimerais mieux l’autre Dué, tu ne la connais peut-être pas, cette jolie gosse qui se nomme Lucienne ?

Jean haussa les épaules.

— Tu me dégoûtes.

Il rentra mécontent de soi. L’air dissipait son besoin de sommeil, mais une fois dans sa chambre, il le retrouva. Il n’osait se coucher sur son lit fait et somnola avec peine et ennui sur un fauteuil.

Le repas fut morne, personne ne fit au jeune homme d’observations, comme il le craignait, sur sa mine. D’ailleurs il y avait des invités, deux parents d’une ville voisine. Après déjeuner, jusqu’à deux heures, ce fut de nouveau la somnolence dans sa chambre close, puis le cours vespéral.

À quatre heures, se sentant toujours plus las, Jean alla se promener un peu au bord de l’eau. Il revit le spectacle qui l’avait charmé l’avant-veille. La nature perdait sous la grande lumière solaire son mystère et sa douceur nocturnes. Pourtant la rivière coulait un flot argenté entre deux rives d’un vert cru et délicat. Au loin, les prairies s’étendaient avec leurs clôtures d’une couleur noirâtre, où les arbres élançaient parfois des tiges étamées terminées par des houppes feuillues. Des pêcheurs, sur des bateaux amarrés en plein courant faisaient des silhouettes hiératiques. On voyait en un geste lent et majestueux les bras lancer la grande gaule au bout de laquelle filait un mince rayon blanc.

De temps à autre le bras soulevait le fil et tendait l’extrémité du bambou, qui inscrivait dans l’air calme une hyperbole parfaite. Puis une masse frétillante et étincelante s’agitait au soleil, un poisson vaincu par l’homme.

Jean songea que les êtres sont tous, devant des forces qui les dominent, comme ce poisson devant le pêcheur. Et entre tant de forces despotiques et invincibles… l’amour…

Il voyait le corps nu de Lucienne telle qu’elle était sortie de son lit le dimanche précédent, à la venue d’Angèle. Un trouble cuisant et délicieux coulait en lui. Il songeait : « Ce soir… »

Il rentra enfin. Maintenant allait commencer la chose terrible : l’attaque du coffre de son père.

Lorsqu’il y pensa, Jean sentit encore au fond de lui-même un frisson épouvanté ; mais un frisson timide et minime, vaincu d’avance.

L’heure du dîner vint. Jean se découvrit un appétit d’ogre, étrangement mélangé avec une vague et pénible migraine. Il parla peu. M. Dué était particulièrement anxieux de savoir si les machines agricoles qu’on attendait pour sa grande propriété seraient pratiques et si les domestiques de ferme sauraient en tirer parti. Cette préoccupation seule fit le sujet de la conversation. Mme Dué partageait les soucis de son mari. Une vanité particulière s’ajoutait à son tourment, car un autre Dué avait acheté trois cents hectares de terres à vingt kilomètres de là. Or, lui aussi allait faire de la culture industrielle. Il s’agissait de ne point lui être inférieur, d’autant qu’il avait passé quelques mois dans une propriété beauceronne, chez son gendre, où des résultats extraordinaires étaient obtenus. L’honneur des Dué les plus anciens de la branche aînée était engagé…

Jean sortit sitôt le dîner clos pour ne rentrer qu’après le coucher de ses parents. Il serait mieux à l’aise pour… Sitôt dehors il alla dans un mastroquet inconnu, et, à la terrasse obscure, désirant qu’on ne sût point qui il était, but coup sur coup trois verres de rhum…