Étude sur l’Antiquité grecque - L’Art et la Prédication d’Isocrate

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ETUDES
SUR
L’ANTIQUITÉ GRECQUE

L’ART ET LA PRÉDICATION D’ISOCRATE.

I. Isocratis Opera. Recognovil, etc., G. E. Renseler, Lips. 1851. — Oratores Attici.. Isocrates..., cum translatione reficta a Carolo Mullero. Paris, Firmin-Didot, 1847. — Le Discours d’Isocrate sur l’Antidosis, traduit en français pour la première fois par Auguste Cartelier (inédit), etc.



Les érudits, qui ne se lassent jamais de revenir sur les monumens de l’antiquité, ne cessent pas, à la suite de Jérôme Wolf, d’Henri Estienne, d’Auger, de Coraï, de M. Bekker, de publier encore tous les jours des travaux sur Isocrate. Ceux qui écrivent l’histoire de la littérature grecque lui donnent naturellement sa place dans cette histoire[1] ; mais parmi les classiques des beaux siècles de la Grèce il n’en est guère qui soit moins lu du grand nombre, et dont on s’occupe moins hors des écoles. Fénelon s’est servi de son nom pour condamner la rhétorique, et, à la manière même dont il parle de lui, on voit qu’il le connaît à peine. Je ne sais si Voltaire, si curieux de tout, l’a seulement nommé. Thomas, qui faisait des éloges et qui écrivait sur les éloges, n’a pu l’oublier, et lui a accordé un chapitre, encore incomplet. La traduction française d’Auger, qui parut en 1787, à une heure peu favorable, n’était pas assez belle, malgré ses mérites, pour populariser Isocrate, et il ne s’en est pas fait d’autre depuis[2]. Barthélémy, dans le Voyage d’Anacharsis, a tracé en passant un portrait piquant de la personne d’Isocrate, sans s’arrêter à ses discours. La Harpe ne lui a pas même donné un article. Je ne trouve rien sur lui dans Chateaubriand. Courier seul s’est occupé d’Isocrate avec amour; mais Courier était presque un Grec, tout comme Boissonade[3]. Les critiques illustres de notre temps n’ont pas rencontré Isocrate sur leur chemin. Enfin ce talent si accompli et si renommé a besoin encore d’être interprété : c’est la justification d’une étude qui peut offrir un double intérêt, suivant que l’on considère Isocrate dans l’histoire à laquelle il s’est trouvé mêlé, ou qu’on n’envisage en lui que l’art et le talent de bien dire.

Parlons d’abord de l’histoire. La vie d’Isocrate, j’entends la partie de sa vie où il a eu de la renommée et de l’influence, s’étend de la fin de la guerre du Péloponèse à l’établissement de la domination macédonienne. C’est la dernière période de l’existence de la Grèce libre, époque des plus émouvantes, pleine des luttes des cités grecques, qui se ruinent l’une l’autre au profit d’un maître longtemps inaperçu, puis tout à coup inévitable; pleine aussi, pour chacune de ces cités, d’agitations intérieures qui les consument, mais qui donnent aux esprits et aux passions leur plus haut degré de vivacité et d’énergie. Athènes surtout, la seule de ces républiques qui soit bien connue, parce qu’elle a laissé une littérature que nous lisons, Athènes, la tête de la Grèce, la ville des orateurs, qui a toujours uni à l’action la pensée et la parole, et dont la voix s’est fait écouter du monde entier, a eu pendant cette période la vie la plus dramatique. Jamais on n’a pu mieux lui appliquer les paroles de Bossuet : « Une ville où l’esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles. » Ce n’est pas notre curiosité seule qui cependant est excitée, un sentiment plus grave et plus profond vient s’y joindre. Athènes a conçu et essayé la démocratie avant le temps; elle a aimé, du moins pour ses citoyens, l’égalité, le droit, la seule souveraineté de la loi et de l’opinion; elle a fait voir dans l’antiquité l’effort le plus indépendant et le plus hardi que la liberté humaine ait fait alors vers l’idéal polititique : la république de l’avenir a donné là ses prémices, bien imparfaites et cependant déjà grandes. Comment ne nous intéresserions-nous pas à Athènes dans ses bons et dans ses mauvais jours, tantôt l’admirant, tantôt la blâmant, mais la plaignant plus encore, je veux dire déplorant, dans les fautes et dans les malheurs qui l’ont conduite à la servitude, soit les défaillances de la nature humaine, qui reste toujours si au-dessous de ce qu’elle se propose, soit les dérisions d’une force aveugle qui se joue de l’homme et de ses ambitions même les meilleures, et leur donne parfois de si insolens et si cruels démentis? L’intérêt de cette histoire est inépuisable; de quelque manière qu’on la comprenne et qu’on l’interprète, on se plaît à y pénétrer tous les jours davantage, et déjà M. Mérimée dans la Revue, en rendant compte de la grande Histoire Grecque de M. Grote, a fait voir combien cette époque est considérable et combien elle paraît riche en enseignemens. Isocrate figure à plusieurs titres dans le tableau de ces temps. D’une part, il rend témoignage de ce qu’il voit faire; de l’autre, il agit lui-même, non pas précisément à la manière des autres orateurs, par des décrets, mais par des leçons ou par des reproches. C’est un conseiller moraliste qui prêche le peuple athénien. Il intéresse d’abord, comme tous les prêcheurs, en nous faisant connaître les mœurs de ceux à qui il s’adresse; mais il n’attache pas moins par l’image que ses discours nous tracent de lui-même, et où nous reconnaissons tout un ordre d’esprits. Ce sont ceux qu’on appelle les sages, les modérés, les honnêtes gens, j’entends ceux qui méritent vraiment ces noms. Dignes certes d’estime et de bienveillance, ils obtiennent d’ordinaire ces sentimens, et ils peuvent prétendre davantage, mais à la condition qu’ils ajoutent à leurs qualités utiles ou aimables une vertu et un sel qui ne s’y mêlent pas toujours. Autrement ils ne font pas tout le bien qu’ils semblent appelés à faire ; ils dégoûtent du mal plus qu’ils n’en guérissent; ils nous rendent plutôt raisonnables que bons et forts; ils se font honneur à eux-mêmes plus qu’ils ne rendent service à leur pays. Quelquefois aussi, faute d’assez d’ardeur, ils manquent cette sagesse même qu’ils poursuivent, et de moins judicieux en apparence jugent mieux qu’eux par le cœur. Ils gardent toujours pourtant le grand mérite de se préserver de tout ce qui est bêtise, folie ou scandale, et de se tenir en tout dans une mesure dont le gros de l’humanité est trop peu capable. Et s’ils montent au-dessus de cette mesure par quelque côté que ce soit, s’ils ont dans l’esprit quelque don qui les distingue, alors un vif intérêt vient se joindre à la considération qu’ils inspirent, et les hommes s’acquittent envers eux par des applaudissemens sympathiques, tout en gardant un amour plus tendre et une gloire plus vive encore à des maîtres dont la pensée a été plus haute et l’élan plus généreux. En un mot, nous voyons dans Isocrate ce que valent une vertu et une sagesse honorables, illustrées par un beau talent, mais jetées sans autre force au milieu des grandes crises de la vie des peuples; par où elles suffisent et par où elles manquent, combien elles sont précieuses, et quelle place cependant elles laissent à prendre à d’autres choses d’un plus grand prix.

L’appréciation de la rhétorique d’Isocrate et de son beau langage semble en comparaison un mince objet. Cependant, le style n’étant que l’expression des sentimens, on voit bien d’abord que les mêmes vérités qui ressortent de l’histoire ressortiront aussi de la critique littéraire, qui les présentera seulement sous un autre aspect. Il en est de la délicatesse, de la finesse, de l’élégance, de la distinction, de la dignité du discours, comme des qualités morales dont elles sont l’image; on les aime, on les honore, et même, portées à un degré assez haut, on les admire; elles mettent un écrivain à part du vulgaire. Ce sont des dons rares; ils n’enlèvent pas pourtant, comme fait une certaine verve d’esprit ou de génie qui pénètre et à quoi on ne résiste pas. Cet accord entre le goût et la conscience, jugeant l’un comme l’autre, est déjà une leçon utile qui se tire de l’analyse du talent de l’orateur; mais avec son talent il y a encore à considérer son art, ou plutôt l’art pris en lui-même, qui n’est pas seulement dans Isocrate, mais qui ne se déploie aussi bien et n’est autant en évidence chez nul autre. Que vaut l’art, c’est-à-dire l’emploi de procédés calculés pour l’effet, et d’une forme étudiée ou même apprêtée? Toute éloquence l’a toujours admis dans quelque mesure, et il y a tel genre d’éloquence qui en a fait grand usage. Quels en sont les avantages et les séductions? quels en sont aussi les inconvéniens et les périls? Ici on est frappé du contraste entre ce qu’on pourrait appeler l’excès de l’art dans Isocrate et son école — et une disposition des esprits toute différente, qui semble prévaloir dans le présent et dans l’avenir. De plus en plus la préoccupation du fond va effaçant celle de la forme, la rhétorique disparaît, la composition devient improvisation, on réduit autant que possible dans le style la dépense de temps et de travail comme superflue; le discours tourne à la conversation, le livre au journal, qui est la conversation écrite. En obéissant à ce mouvement, qui peut-être est bon, et non pas seulement irrésistible, ne donnerons-nous pas cependant un regret à d’autres habitudes littéraires, et ne prendrons-nous pas quelquefois plaisir encore à relire et à admirer ces œuvres polies que les maîtres de l’art élaboraient avec amour et avec orgueil?

Voilà les deux questions, l’une de morale politique, l’autre de critique littéraire, qui se trouvent comprises dans une étude d’Isocrate, et qui par elles seules paraîtraient déjà intéressantes. Elles se présentent d’ailleurs comme encadrées au milieu de souvenirs et de noms qui sont pour toujours en possession de toucher les hommes. Ce précepteur d’Athènes est un disciple de Socrate et un ami de Platon, et, par sa longue vie, un contemporain de Démosthène; leurs deux voix, fort différentes et trop peu d’accord, ont été entendues ensemble et à l’occasion des mêmes alarmes. Comme maître en discours, Isocrate paraît suivi des grands orateurs de l’époque macédonienne qu’il a tous formés, et, à deux siècles et demi au-delà de cette date, son école a poussé comme un rejeton magnifique dans l’éloquence de Cicéron; la gloire de Cicéron et de tout ce qu’il y a jamais eu de cicéroniens fait en quelque sorte partie de la sienne. N’en est-ce pas assez pour qu’on espère pouvoir retenir quelques momens l’attention du public, si distrait qu’il soit par d’autres pensées, sur cette renommée peu populaire?


I.

La Grèce et Athènes exerçaient avec amour, entre tous les arts, l’art de la parole. Elles étaient pleines d’hommes qui en enseignaient les secrets et en étalaient les merveilles : on les qualifiait d’artistes en discours; mais, parmi ces maîtres, la Grèce et Athènes n’en ont pas connu de plus parfait qu’Isocrate. Sa réputation est celle du premier des rhéteurs.

Lui-même néanmoins, tout fier qu’il est de son habile éloquence, il a de tout autres prétentions. Il se compte parmi les philosophes, et il appelle l’art qu’il professe philosophie. Est-il bien en effet un philosophe? Il est du moins sans contestation un moraliste; mais ce serait prendre le change que de discuter ici d’une manière abstraite la définition de la philosophie, et de rechercher si, en suivant avec Cicéron l’art de la parole jusqu’à sa source, on le voit se confondre avec le travail de la pensée. C’est historiquement qu’il faut se rendre compte de cette prétention d’Isocrate, en examinant non pas ce que c’est que philosophie en général, mais ce que c’était dans ce temps-là qu’être philosophe à Athènes. On reconnaît que l’école socratique y formait alors un parti, je dirai presque une église, car la mort de Socrate l’avait consacrée; elle avait une foi et un culte. En religion, en morale, en politique, les socratiques étaient en général animés d’un même esprit. Leurs croyances étaient plus raisonnées que celles du grand nombre, leurs mœurs étaient plus sévères; dans ce qui regarde la cité, leurs idées étaient également opposées à celles de la foule. Isocrate pensait comme Platon, comme Xénophon, comme Socrate; mais ce que Socrate et les siens disaient aux disciples qui philosophaient avec eux, Isocrate le répétait en partie dans le langage du monde au monde lui-même, et les philosophes lui en savaient gré. Platon a donné en quelque sorte à Isocrate, par la bouche du maître lui-même, le titre d’orateur de la philosophie. C’est dans le Phèdre, son premier ouvrage, où il oppose une rhétorique philosophique à l’art vulgaire des rhéteurs, et les attaque hardiment dans le plus parfait d’entre eux, dans Lysias. Phèdre est épris de Lysias; Socrate le contraint à voir le faible de ce qu’il admire. Socrate termine ainsi le dialogue : « Va dire tout cela à ton jeune ami. — Mais, dit Phèdre, il ne faut pas non plus oublier le tien. — Qui donc? — Le bel Isocrate. Que lui feras-tu dire, Socrate, et que prononcerons-nous sur son compte? — Isocrate est bien jeune encore; je veux dire pourtant ce que j’augure de lui. — Et quoi donc? — Il me semble qu’il y a dans son génie quelque chose de plus élevé que l’art de Lysias, et qu’il est d’ailleurs d’un tempérament plus généreux, de sorte qu’il ne faudra pas s’étonner, quand il avancera en âge, si d’abord, dans le genre où il s’exerce aujourd’hui, tous les maîtres ne paraissent auprès de lui que des enfans, et si même, ne se contentant plus de ces succès, il se sent porté vers de plus grandes choses par un instinct plus divin, car en vérité, mon cher Phèdre, il y a de la philosophie en lui. Voilà ce que nous pouvons aller dire, de la part des dieux que nous avons consultés, moi à mon Isocrate et toi à ton Lysias. »

Ceux qui trouveront ce témoignage trop magnifique essaieront peut-être de le récuser en disant que Platon a voulu flatter un orateur illustre et admiré, qui avait par-dessus lui quelques années et qui pouvait favoriser à son tour la renommée naissante de son ami. Peut-être ajouteront-ils que les esprits originaux n’ont pas trop de peine à louer des talens heureux, mais moins puissans, qui se font applaudir sans dominer, et qui ne sauraient être gênans, car ils n’ont pas la force, qui est la seule chose qui puisse faire obstacle. Quoi qu’on puisse dire et quoi qu’on veuille rabattre des hommages de Platon, il faudra toujours en tenir compte. Il a loué dans Isocrate un ami, je le crois; mais Isocrate a dû son amitié à cela même qu’il demandait ses inspirations aux principes qui étaient ceux de Platon. Chaque applaudissement que recueillait cette éloquence nouvelle profitait à la philosophie; c’est pour cela que Platon aime la gloire d’Isocrate et qu’il la sert. Il est son allié contre des adversaires communs, contre les partisans du goût vulgaire, qui sont aussi ceux des idées banales et des préjugés publics, contre les sophistes et les orateurs populaires, sous la ligue desquels, Socrate avait succombé. Et ce n’est pas à la personne de Lysias qu’il en veut, mais il attaque dans Lysias un art oratoire qui n’a pas reçu les leçons de la philosophie nouvelle et qui ne s’est pas mis à sa suite,

Isocrate s’est montré digne de l’honneur que lui fait Platon par sa fidélité à la cause de la philosophie, qu’il n’a jamais séparée de la sienne. Il se couvrait du nom de philosophe, quand on attaquait en lui l’art de la parole. Et après tout la cause de la parole est la même que celle de la pensée; si celle-là est décréditée, celle-ci ne saurait rester en honneur. Les lettres, c’est le nom moderne qui répond le mieux à ce qu’Isocrate appelle philosophie, enveloppent en elles la philosophie et l’éloquence comme les enveloppe en soi l’esprit humain, et c’est l’esprit humain en effet, c’est sa puissance et sa liberté que les ennemis de la parole tiennent pour suspects. Plus la parole était admirée et influente dans Athènes, plus elle y était attaquée, et, faute de pouvoir s’en prendre à tous ceux qui pensaient et qui parlaient, on s’en prenait aux maîtres dont l’enseignement avait cultivé ces facultés. Les disciples d’ailleurs peuvent être des magistrats, des généraux, des ministres: il faut bien qu’on les ménage; les maîtres ne sont que des parleurs, on a bon marché d’eux par le ridicule ou la calomnie. C’est la tactique qu’on suivait, à ce qu’il paraît, du temps d’Isocrate. Les uns disaient qu’on n’apprenait rien avec ces hommes, que leur enseignement n’avait aucun résultat; les autres protestaient qu’il était nuisible et corrupteur. Corrupteur de la jeunesse! On avait tué Socrate avec ce mot. Isocrate le repousse avec la plus noble ironie. Il défit qu’on lui montre les philosophes mêlés ni par eux-mêmes, ni par leurs disciples, à aucune manœuvre, à aucun scandale. Leurs noms ne figurent jamais là où ils pourraient être compromis, dans ces centres d’affaires, par exemple, qui sont les rendez-vous publics des mauvaises passions et des âpres convoitises. Loin de corrompre la jeunesse, ils la sauvent de la corruption : ils la distraient des débauches des sens par les jouissances de la pensée; mais quoi! ces mêmes censeurs, si prompts à s’indigner dès qu’ils voient un jeune homme qui réfléchit et qui s’efforce de donner un sens à sa vie et une règle à sa conduite, sont les plus faciles et les plus indulgens des hommes pour celui qui use son existence dans les voluptés grossières ou dans une indolence vide et stérile. Non, Athènes n’oubliera pas, il ne lui est pas permis d’oublier, que la pensée est son premier titre aux respects du genre humain, qu’ainsi ceux qui pensent et qui font penser sont ceux qui font le plus pour sa gloire, qu’au contraire les ennemis de la pensée sont aussi ceux de la patrie qu’ils déshonorent. Ces maîtres tant calomniés lui ont formé les grands hommes qui l’ont illustrée et servie; qu’elle ne soit pas ingrate envers eux ! Voilà le langage que tenait Isocrate dans un discours écrit à l’âge de quatre-vingts ans. Il n’en faut pas davantage pour justifier les complaisances de Platon et les promesses flatteuses qu’il place dans la bouche de son maître en faveur du jeune homme qui devait parler ainsi dans sa vieillesse. C’est bien là un digne élève de Socrate, et, pour s’en tenir aux paroles mêmes de Platon, qui l’honorent dans une si parfaite mesure, il y a de la philosophie en lui; mais on voit bien maintenant que la philosophie d’Isocrate n’est pas une sagesse abstraite ou banale, indépendante des événemens; elle est personnelle et vivante, elle est un ensemble d’opinions et de sentimens qui se rapportent à tout ce qui occupait alors les esprits, à tout ce qui intéressait Athènes. Il y a une pensée dominante qui conduit son travail et sa vie : quelle est cette pensée? qu’est-ce qu’il aime et qu’est-ce qu’il condamne? qu’est-ce qu’il soutient et qu’est-ce qu’il combat? Par ces questions nous voilà jetés au cœur de l’histoire.

Les idées d’Isocrate sont celles de l’école socratique, avec les nuances particulières de son caractère et de son esprit. Or la politique des socratiques à Athènes, comme en France la philosophie du XVIIIe siècle, était en opposition avec l’ordre établi, mais avec cette différence considérable que la philosophie française s’appuyait sur l’esprit de la démocratie, tandis que la philosophie athénienne était anti-démocratique, comme paraît déjà l’avoir été la philosophie pythagoricienne, dont elle recueillait les traditions.

C’est que les philosophes, impatiens du mal et ne pouvant manquer de l’apercevoir autour d’eux, ne sachant où trouver le mieux qu’ils conçoivent, et poussés pourtant, par un instinct naturel, à le placer quelque part, l’attachent volontiers à ce qui se présente comme le contraire de ce qu’ils connaissent. Les pythagoriciens voyaient la multitude régner, par ses chefs populaires ou tyrans, dans les cités d’Italie; les socratiques la voyaient régner par elle-même dans Athènes. Les uns et les autres désavouèrent également la démocratie, ou du moins ce qu’on appelait de ce nom; car, on le sait, il n’y avait là qu’une apparence, et le vrai malheur d’Athènes, non plus que d’aucune cité antique, n’a pas été d’aller jusqu’à la démocratie, mais plutôt de n’y pas atteindre. On ne voit nulle part, dans le monde grec, un peuple qui ne dépende que de lui-même, mais des villes sujettes d’une autre ville, et dans la ville maîtresse une population d’esclaves sous une plèbe privilégiée. Pour qui n’était pas citoyen, il n’y avait pas de droit proprement dit. Si c’était une grande nouveauté dans la physique que de briser la voûte de cette sphère, d’un si court rayon, où on enfermait l’univers, comme l’osèrent Démocrite et Épicure, ce ne fut pas une tentative moins hardie, dans la philosophie morale, que de franchir les bornes de la cité, comme le firent les stoïciens. Les socratiques ne s’occupaient encore que de la cité, et là point d’inégalité, point de maître; on buvait, comme dit Platon, le vin pur de la liberté, on s’en enivrait jusqu’au délire, et la raison des sages se heurtait avec colère aux folies démagogiques qui s’étalaient de toutes parts.

Il nous est facile aujourd’hui de reconnaître que le véritable principe de ces excès n’était pas l’égalité établie entre les citoyens, mais au contraire l’inégalité sur laquelle la cité était fondée. Et d’abord les délibérations de la multitude, amassée sur la place publique, seraient devenues chose impossible, si dans le peuple eussent été compris les esclaves, et plus impossible encore, si ces sujets d’Athènes, qu’on appelait ses alliés, eussent été tenus pour Athéniens, et n’avaient fait qu’un avec les habitans de l’Attique. Ainsi disparaissaient d’un seul coup l’extrême mobilité d’un gouvernement à vingt mille têtes, absolument incapable d’aucune suite; l’influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule assemblée deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle; le scandale de la souveraineté exercée pour un salaire par une population besoigneuse qui subsistait des oboles de l’agora ou des tribunaux; les fonctions publiques tirées au sort, non comme un service, mais comme un profit, tandis que les sages demandaient si ceux qui montent un navire ont coutume de tirer au sort celui qui gouvernera le vaisseau; une justice capricieuse comme une loterie, faite non pour les jugés, mais pour les juges, car il fallait leur fournir des procès pour les faire vivre, et ils recevaient des bons pour juger comme ils auraient reçu des bons de pain ; enfin les malheureux alliés faisant principalement les frais de cette justice, comme l’atteste Xénophon, et forcés, pour l’alimenter, de s’en venir plaider dans Athènes. Toutes ces misères ne résultaient pas de ce que la république athénienne était une démocratie, mais bien de ce qu’elle était la démocratie de quelques-uns, et non pas de tous. Cette multitude exerçait en réalité une tyrannie, et, comme les tyrans, elle usait de sa puissance pour satisfaire ses envies et pour se dispenser de ses devoirs.

Elle voulait régner par la guerre, et elle ne voulait pas faire la guerre : elle payait donc des mercenaires, et c’est la plainte perpétuelle des bons citoyens; mais avec quoi les payait-elle? Avec l’ar- gent des sujets. Sans les sujets, il n’y aurait pas eu de mercenaires, car qui les aurait payés? Et sans les esclaves, il n’y aurait pas eu non plus de mercenaires, car, si tous les habitans avaient été des citoyens, Athènes n’aurait pas eu besoin d’étrangers pour se défendre.

La multitude voulait encore avoir des fêtes, des spectacles, des distributions; elle se payait tout cela, avec quoi encore? toujours avec l’argent des sujets. Et comme ce n’étaient pas ses propres deniers qu’elle administrait, ni les fruits de son travail, mais ceux du travail d’autrui, elle les administrait mal, et perdait en dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les misères privées ou publiques, toutes les espèces d’infériorité que l’esclavage entraîne avec soi, Athènes y était condamnée, ainsi que le monde ancien tout entier. Il ne s’agissait donc pas, pour la délivrer des maux qu’elle souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle était menacée, de restreindre chez elle la démocratie; tout au contraire il aurait fallu l’élargir, là comme dans toutes les cités du monde antique, l’étendre jusqu’où la démocratie moderne s’est étendue, et faire de l’empire d’Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que nous appelons une nation, dont tous les membres, égaux et libres, servent au même titre la même patrie, et ne sont sujets que de la loi. Dans la démocratie véritable, la démagogie disparaît, ou du moins elle ne saurait être qu’un accident, un désordre passager et bientôt vaincu, puisqu’elle n’est autre chose que la passion de quelques-uns s’essayant contre la raison de tous, qui ne peut manquer de rester maîtresse.

Le temps de ces vérités n’était pas malheureusement et ne pouvait être le temps des socratiques. Nul n’était tenté alors, en face des excès de ce qui paraissait la liberté, de se sauver par une liberté plus réelle et plus large, dont on n’avait aucune idée. A la populace les sages ne s’avisaient pas d’opposer un peuple, mais une classe supérieure : c’était ce qu’ils trouvaient établi près d’eux, dans les cités doriennes, sous le nom d’aristocratie ou de gouvernement des meilleurs. Je dis près d’eux, mais pourtant à distance, à cette distance où les défauts ne s’aperçoivent pas, où il n’y a que les mérites qui soient en lumière; ils en entendaient parler plutôt qu’ils ne le connaissaient, ils l’imaginaient plutôt qu’ils ne le voyaient. La démocratie était pour eux la réalité, et l’aristocratie l’idéal : ils se donnèrent imprudemment à l’aristocratie. Quelquefois ils se déclarent pour une dictature, mais avec la condition clairement exprimée que cette dictature sera ou exercée ou dirigée par un philosophe. C’est la thèse du Dialogue politique de Platon.

Il serait bien inutile de combattre des doctrines condamnées aujourd’hui sans retour. La dictature de la philosophie, cette espèce de gouvernement ecclésiastique, où l’église est une école, ne paraît pas plus près que la théocratie elle-même d’être acceptée par les profanes, et quant à l’aristocratie, le monde moderne va la repoussant de plus en plus. Je ne m’arrêterai donc pas à marquer les erreurs de droit et de fait où tombaient les philosophes en attaquant la démocratie; mais il n’est pas sans intérêt de faire voir les dispositions fâcheuses que cette polémique contre un grand principe entretenait dans leur esprit, et qui ne se font que trop sentir dans leurs ouvrages; car les préjugés enfantent les préjugés, les fautes amènent d’autres fautes, et pour avoir méconnu la démocratie, l’immortel honneur d’Athènes jusque dans sa manifestation imparfaite, ils ont été entraînés à trois mauvais sentimens : l’ingratitude envers la patrie, la peur du progrès et de l’avenir, et le mépris des hommes, leurs semblables.

Les philosophes prennent volontiers le fait en dégoût et l’idée en amour. Le fait, c’était ce qu’on avait sous les yeux tous les jours à Athènes; l’idée, on voulait aussi la loger quelque part, et comme elle est l’antithèse du fait, on la plaçait à Lacédémone, qui était l’antithèse d’Athènes. On célébrait les institutions et les mœurs lacédémoniennes, on les admirait soit en elles-mêmes, soit, mieux encore, en les réfléchissant avec de plus belles couleurs dans les nuages des utopies ; on élevait à plaisir la grandeur de Sparte ; on présentait sans cesse aux Athéniens son nom et son image pour leur être une leçon et un reproche; on semblait fier de chaque faiblesse qu’on trouvait chez soi, et de chaque force qu’on croyait découvrir ailleurs; enfin on laconisait à Athènes, comme d’autres sages, sous des influences assez semblables, britannisent quelquefois parmi nous. Il est permis sans doute de voir les misères de la patrie et même de les étaler pour les guérir, et si elle a une grande rivale, qui, pour tel ou tel mal, paraisse avoir trouvé le remède, il n’est pas défendu de profiter de ses exemples, d’étudier, là où elle prospère, le secret de sa prospérité, de lui accorder tantôt le juste hommage auquel ont droit les vrais mérites, les services réels rendus au monde, tantôt l’admiration jalouse qu’on doit à un adversaire redoutable, et qui est un des moyens les plus sûrs de se défendre de lui. Il faut se garder cependant de perdre jamais, dans une étude trop complaisante de l’étranger, ni le respect, ni l’amour, ni même le goût de son pays, car ce n’est pas assez de l’aimer d’un amour sincère, je dis qu’il faut en avoir le goût, soit parce que l’amour tient difficilement où le goût manque et risque trop de sortir du cœur (le triste exemple de Xénophon en est la preuve), soit parce que celui qui ne sent pas cet attrait dominant pour sa république peut difficilement la bien connaître et la gagner autant qu’il le faut pour la servir, soit enfin parce que celui qui, ayant une patrie comme Athènes, ne s’en montre pas fier et charmé trahit par là, quelque intelligent qu’il soit d’ailleurs, sinon une borne de son esprit, du moins une faiblesse. Qu’ont fait la postérité et l’histoire de ce parallèle importun dont quelques Athéniens fatiguaient Athènes? Qui lui conteste aujourd’hui la première place? Qui doute qu’elle ait été ce que la Grèce a eu de plus grand? Et, loin qu’elle s’efface devant Sparte, ne peut-on pas se demander si sa supériorité ne subsiste pas en face même de Rome triomphante? Je ne reproche pas aux censeurs leur sévérité pour les fautes : l’amour peut être sévère, mais il n’est pas ironique ou méprisant. C’est l’honneur de Thucydide, en qui l’âme égalait l’esprit, d’avoir su donner des leçons à sa patrie en lui laissant sa dignité tout entière, de l’avoir consolée et glorifiée jusqu’au milieu de ses revers sans la tromper, sans l’enivrer, et simplement en lui parlant le langage de l’avenir, que sa raison et son cœur lui faisaient entendre par avance. Je voudrais trouver toujours chez les socratiques la même élévation d’idées et la même générosité de sentimens.

Quand ce n’était pas chez l’étranger qu’ils cherchaient des autorités pour leur politique aristocratique, c’était dans le passé, qu’il est si facile d’admirer de loin. L’abondance des témoignages historiques au temps où nous sommes rend parmi nous cette illusion moins aisée à ceux qui lisent; mais l’histoire et la connaissance de l’histoire se réduisaient à bien peu de chose à l’époque dont nous parlons. Cependant Athènes avait changé, non pas tant qu’on se le figurait peut-être, mais elle avait changé, et ce changement, qui était un progrès, on l’appelait une décadence. Dans l’impossibilité reconnue d’arracher à la démocratie le présent et l’avenir, on se rejetait en arrière pour essayer de lui échapper; on accoutumait les peuples à cette idée, qu’ils dégénèrent à mesure qu’ils se développent; on leur ôtait ainsi toute foi en eux-mêmes; on arrivait à leur faire concevoir comme la parfaite sagesse de ne plus ni vouloir ni agir, et de suspendre, d’étouffer partout le mouvement et la vie.

Le mépris de la démocratie, c’est au fond le mépris de l’humanité. C’est un juste dédain, je l’avoue, que celui qu’inspirent à une raison droite et à une âme élevée les excès de sottise ou de bassesse dont les hommes peuvent se montrer capables : déplorable suite des misères trop souvent attachées à la condition humaine, et la pire sans doute de ces misères; mais ce sentiment n’est pur qu’autant qu’il demeure exempt de deux vices, le désespoir et l’orgueil. Il faut conserver le respect des bons instincts de la nature humaine avec le dégoût des mauvais, et ne pas oublier que ce qui s’est fait, après tout, de bien ou de beau dans le monde s’est fait par les hommes, ainsi que le mal; que le bien même est, plus que le mal, leur ouvrage, puisqu’ils n’ont pu le faire qu’en s’efforçant et en luttant, tandis que pour le mal ils n’ont eu qu’à se laisser aller aux forces de toute espèce qui les entraînent; qu’enfin cette somme du bien, si pitoyablement petite qu’elle soit, s’augmente pourtant avec les siècles, pendant que celle du mal diminue. Mais surtout que le philosophe se garde de prétendre assigner la sagesse aux uns et la déraison aux autres, imputer le mal au grand nombre, dont il se sépare, et faire honneur du bien à une élite où il se marque sa place. Qu’il ne dise pas, comme les stoïciens : «Voilà les fous, et je suis le sage! » Qu’il ne compare pas, comme Platon, la multitude qui l’entoure à une troupe de bêtes féroces au milieu de laquelle un homme est tombé, comparaison aveugle autant que superbe, puisqu’elle méconnaît tout ensemble et la bête que le plus sage entend gronder au dedans de lui, quand il prête l’oreille, et le cri de l’âme humaine, qui s’élève parfois si noble et si pur du fond de la foule. La science même, la plus légitime des aristocraties, n’emporte pourtant pas avec elle la sagesse, et encore moins la vertu. Le plus grossier peut monter bien haut, le plus raffiné peut tomber bien bas. Cet homme que vous dédaignez, il vous vaut déjà par certains côtés, il vaut mieux peut-être; et si par d’autres il vous est inférieur encore aujourd’hui, il doit vous atteindre demain, car ce doit être précisément le bienfait de votre philosophie, de l’élever où vous êtes arrivé déjà. Qui méprise la multitude méprise la raison elle-même, puisqu’il la croit impuissante à se communiquer et à se faire entendre; mais au contraire il n’y a de vraie philosophie que celle qui se sait faite pour tous, et qui professe que tous. sont faits pour la vérité, même la plus haute, et doivent en avoir leur part, comme du soleil.

Je n’ai rien dissimulé de ce qu’on peut reprocher à la philosophie athénienne : elle n’a pas eu assez de foi. Je ne prétends pas, quand elle en aurait eu davantage, qu’elle eût pu conjurer la mort politique d’Athènes et de la Grèce; ce n’est pas elle qui a fait les tristes jours de la fin du siècle, mais elle a subi les influences mauvaises qui les amènent. Elle est découragée et décourageante. Elle n’a pas dû s’étonner trop de Chéronée; or il n’y a de ressource que contre les maux dont on s’étonne. A force de se plaindre de la liberté, on risquait de se trouver résigné sous le gouvernement des garnisons macédoniennes, qui était pourtant, non pas seulement le gouvernement du sabre, mais du sabre tenu par les barbares. Des prétoriens qui sont en même temps des cosaques, voilà les maîtres de la Grèce au lendemain de la république de Platon : plus malheureuse encore que Rome, qui se réveille de celle de Cicéron sous les vétérans d’Antoine et d’Octave.

Mais ne soyons pas injustes : si la philosophie socratique n’a pas sauvé la liberté grecque et l’a plutôt laissé périr, elle a semé du moins sur ses ruines les germes salutaires dont l’humanité a vécu aux jours de la servitude. Elle a développé la délicatesse du sentiment moral, lien premier et essentiel de la société humaine, et la comédie nouvelle des Athéniens témoigne hautement, sous ce rapport, de son action bienfaisante. Elle rendait tous les jours plus chers les pères aux enfans, le frère au frère, l’épouse à l’époux; elle rapprochait même le maître et l’esclave, le citoyen et l’étranger; elle rendait plus odieuses les cruautés et les brutalités de toute espèce. Tandis que le monde grec était en proie aux barbares, elle voulait qu’il n’y eût plus de barbares, et tâchait de faire comme une seule famille du genre humain. Les philosophes qui poursuivent ce travail pendant tout le IIIe siècle ne font que continuer une œuvre déjà bien avancée par les socratiques au IVe. Et, pour ne parler que de ceux-ci, on pourrait dire qu’en vain leurs systèmes étaient aristocratiques, leur instinct ne l’était pas. Ils ne s’y sont pas trompés, ceux qui ont condamné Socrate. Leur indépendance à l’égard des traditions religieuses suffit pour montrer qu’ils ne sont pas véritablement du côté du passé, même lorsqu’il le semble, même lorsqu’ils le croient. Et à ce seul signe l’esprit moderne reconnaît en eux des frères. Par là leur philosophie est encore aujourd’hui toute vivante, leur action se perpétue; elle ne sera à son terme que le jour où le fantôme des superstitions, dissipé enfin à la lumière qu’ils ont les premiers allumée, aura cessé de peser sur l’humanité, réveillée pour jamais d’un lourd sommeil.

Je ne doute pas, quant à moi, que l’impatience que leur causait l’obstination aveugle des croyances populaires n’ait été pour beaucoup dans la défiance que la multitude leur inspirait. Un sentiment pareil arrachait à Voltaire des cris de colère contre la foule qu’il croyait vouée à l’erreur et au fanatisme pour toujours. Rien n’indispose autant à l’égard du grand nombre les esprits distingués et les cœurs ardens que de le voir se trahir lui-même et prêter sa force à ce qui l’accable. Les socratiques ne peuvent oublier que le peuple a tué Socrate. À ces ressentimens généreux se mêlent les suggestions moins pures de l’orgueil, je l’ai dit: mais je dirai aussi qu’à quelques préjugés, à quelques mécontentemens qu’ils obéissent dans leurs protestations anti-démocratiques, cependant, par cela seul qu’ils raisonnent et qu’ils apprennent au monde à raisonner, ils travaillent au profit de la démocratie véritable, et leur génie agit dans un sens tout contraire aux intérêts de leurs passions[4]. Ces laconisans ont plus fait que qui que ce soit pour la grandeur d’Athènes, puisqu’ils l’ont faite la maîtresse du genre humain et lui ont assuré à jamais l’empire des esprits. Ces amis du passé sont entraînés vers l’avenir par l’idéal où ils tendent. Ces aristocrates ont décrédité sans retour toute supériorité traditionnelle et factice, et introduit la seule souveraineté qui n’ait point à redouter de déchéance, la souveraineté de la raison.

Voilà donc les principes des socratiques, et Isocrate, à prendre l’ensemble de ses idées, est bien un moraliste de cette école, mais en même temps il est Isocrate. Ce que nous savons sur sa personne, principalement par lui-même, peut faire pressentir sa manière de penser. Il avait une excellente constitution et conserva jusqu’à près de cent ans une santé toujours florissante. Il était beau, nous avons entendu là-dessus le témoignage de Platon. Il était riche, et cette richesse, qu’il ne devait qu’à lui, n’avait pas été pourtant péniblement arrachée, soit par de rudes labeurs, soit par des luttes énergiques : la fortune s’était pour ainsi dire livrée d’elle-même à la séduction de son talent. Isocrate avait à la fois l’illustration et l’opulence, la faveur publique et de brillantes amitiés ; il était aimé, applaudi, comblé ; il n’était pas redoutable, il lui manquait, dit-il lui-même, d’avoir de la voix et d’oser, et j’ai peur que ce qu’il appelle oser ne soit simplement vouloir : son caractère n’avait pas ce ressort qui fait la force. Il ne s’était jamais fait une querelle avec personne, il mécontentait seulement par sa vanité ; mais, malgré cette vanité, qui fait sourire, il se croyait modeste, parce qu’il n’avait pas d’orgueil. Ajoutons à tous ces traits que nous ne connaissons d’Isocrate que sa vieillesse, car pas un de ses ouvrages, je dis de ceux qui comptent et sur lesquels on peut le juger, n’est de la première moitié de sa vie, quoiqu’il ait vécu presque centenaire. Le Discours panégyrique, qu’il publia à cinquante-cinq ans, représente pour nous sa jeunesse ; ses autres discours ont été faits à l’âge de soixante, soixante-cinq, soixante-quinze, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, et enfin quatre-vingt-quatorze et quatre-vingt-dix-sept ans. La vieillesse a dû tempérer encore un naturel déjà par lui-même sans âpreté, et nous pouvons compter que nous trouverons toujours chez lui la sagesse et la mesure.

Je n’ai pas tenu compte, pour me représenter Isocrate, de quelques anecdotes dont on a paré sa vie, et dont on montrerait aisément l’invraisemblance, si c’était ici le lieu de ces discussions de détail. Je ne puis voir dans Isocrate un héros, mais un honnête homme et un sage. Son naturel est essentiellement modéré ; il ne comporte ni vertus suprêmes, ni torts graves. Il n’a pas les élans d’un Platon, la vivacité d’un Xénophon, la verve polémique qui commande aux esprits ; il est incapable aussi des excès et de l’irritation où d’autres s’échappent. On peut chercher ailleurs une volonté ou une pensée plus énergique : on ne trouvera nulle part une sagesse qui soit, pour ainsi dire, d’un tempérament plus heureux. Il avait la beauté de la figure, il a aussi la beauté des sentimens, et il se plaît dans les attitudes morales qui peuvent le mieux la faire valoir. Il écoute toujours attentivement sa conscience, et autant qu’elle peut-être les délicatesses de ceux à qui il parle, espèce de seconde conscience pour un talent qui ne peut se passer d’être loué et caressé. Il se plaît à entrer, toutes les fois qu’il lui est permis, dans les idées et même dans les passions honnêtes de son auditoire, et il ne le fait si adroitement que parce qu’il le fait naturellement et volontiers. Il n’oublie aucun devoir, et il voudrait s’acquitter de tous. Il n’est pas injurieux, s’il n’a été outragé lui-même. Si donc il attaque la démocratie, ce n’est qu’avec toute sorte de ménagemens. Des trois dispositions chagrines et dangereuses dont j’ai parlé, l’engouement du passé, l’inclination pour l’étranger, le mépris du peuple, il n’y a que la première à laquelle il se livre sans réserve, parce que celle-là était approuvée de tout le monde, et semblait se confondre avec l’amour même de la patrie. Athènes se contemplait avec complaisance dans l’idée qu’elle s’était faite de son passé, comme dans un portrait où elle s’était peinte ressemblante, mais embellie. Quant au reproche de laconiser, d’être un ennemi du peuple et de la démocratie, Isocrate a mis un soin extrême à l’écarter de lui. Il dépense à se justifier là-dessus des ressources d’esprit prodigieuses, qui ne convainquent pas toujours; mais là même où on le sent surtout fin et habile, il demeure vrai, en ce sens qu’il craindrait de se laisser aller à un mauvais sentiment autant que de le laisser, paraître, et qu’il tâche d’être irréprochable à ses propres yeux comme à ceux d’autrui. Il n’est pas d’ailleurs à craindre que par le mécontentement il arrive au découragement, ou qu’il y conduise les autres ; il en est préservé par une sérénité à toute épreuve, don précieux des prédicateurs, qui leur permet de croire que leur sermon va tout convertir, et que ce qui est perdu aujourd’hui peut être sauvé demain. Mais entrons dans le détail de ses opinions.

Quoique disciple de Socrate, il n’attaque jamais directement les croyances populaires, il a pour cela trop de prudence. Seulement à sa sobriété, à sa brièveté sur ce qui regarde les dieux, à son éloignement pour le superflu, si on peut parler ainsi, en fait de culte, au ton dont il répète ces sentences, que le vrai culte et le plus précieux sacrifice est de se montrer juste et homme de bien, et que cela vaut mieux que de prodiguer les victimes, on reconnaît que sa religion est plutôt selon les philosophes que selon les prêtres, et qu’il ne devait pas être compté parmi les dévots.

Il est plus à son aise en politique avec la sottise publique, et l’impatience que lui cause ce qu’il aperçoit de folie et d’aveuglement dans la multitude qui règne à Athènes est le trait dominant où le socratique se reconnaît en lui. Il se récrie sur la mobilité de la foule blâmant unanimement, au sortir de l’assemblée, ce qu’elle vient de voter unanimement. Il lui demande compte de l’intolérable tyrannie qu’elle exerce sur la Grèce. Il lui reproche son engouement pour la guerre, qui est toujours si fatale à la démocratie, et vers laquelle pourtant la démocratie se précipite toujours : cela dans le discours sur la Paix, écrit à l’occasion d’une guerre injuste et déraisonnable, car personne d’ailleurs n’a mieux senti et mieux célébré que l’auteur du Discours panégyrique les vraies grandeurs et le légitime éclat de la guerre. Il ne peut supporter surtout l’ascendant que le grand nombre laisse prendre aux plus imprudens, aux plus violens, aux plus décriés, qui passent sans difficulté pour démocrates, parce qu’ils font sans cesse le mal au nom du peuple, et, avec le mot d’aristocrates, jettent sur l’honnête homme qui essaie de leur tenir tête une impopularité dont ils l’accablent. Ce sont là des leçons dont les gouvernemens démocratiques les plus larges, dans les nations et les époques les plus éclairées, trouveront toujours à profiter. Il poursuit sans relâche les sycophantes, c’est le nom dont on nommait à Athènes ces aboyeurs misérables, ces dénonciateurs infâmes, qui donnent les citoyens à déchirer aux citoyens, jetant de préférence en proie aux passions publiques ceux dont ils redoutent le plus la raison ou la vertu. Aussi imposant dans l’accusation que dans l’éloge, il trouve contre les sycophantes des flétrissures presque égales à leur abjection. Il a tracé notamment, à la fin d’un de ses discours, un portrait de cette espèce d’hommes vraiment achevé et ineffaçable. Il a oublié un trait cependant, qui ne se dessinait pas encore : c’est que le sycophante contient en lui le délateur, c’est-à-dire ce qui se se présente de plus triste et de plus odieux dans l’histoire. Le délateur du temps des césars, c’est le sycophante sans la liberté.

Mais que va-t-il mettre à la place des excès qui le scandalisent? Le gouvernement, dit-il, non pas du peuple, mais d’hommes choisis par le peuple, jugés par lui, et en appelant à lui au besoin. Il ajoute seulement ceci, que ces hommes seront « ceux qui ont du loisir et de quoi vivre. » Et par là il n’entend pas exprimer ce fait, que si un homme, sous le poids du travail, n’a pas été libre de penser et de s’instruire, il ne peut pas être appelé aux fonctions du gouvernement; cela n’aurait pas besoin d’être dit. Il est clair qu’il refuse ces fonctions même à celui qui sait et qui pense, s’il n’est pas riche; que ce qu’il veut, c’est le gouvernement des grandes existences, comme on les appelle, l’aristocratie en un mot. Il ne se sert pas de ce mot, il la nomme la meilleure des démocraties, par où l’on voit que ces sortes de phrases n’ont pas été inventées de notre temps ; ce n’en est pas moins l’aristocratie, mais une aristocratie libérale. Isocrate ne peut se passer de la liberté ; il la suit avec orgueil à travers toute l’histoire d’Athènes ; il l’oppose fièrement soit à l’oligarchie oppressive de Lacédémone, soit à l’odieuse domination des trente. L’aristocratie d’Isocrate serait véritablement, suivant l’étymologie, l’autorité des meilleurs, soumise à la loi, sage, fraternelle, ayant par-dessus la foule moins encore des droits que des devoirs, et relevant d’elle enfin comme souveraine. C’est une conception qui égalerait nos aspirations les plus hautes, si la considération de la fortune, chose si grossièrement réelle, ne venait se mêler malheureusement à cet idéal.

Isocrate n’est pas un partisan de la royauté, quoiqu’il se mette volontiers en frais d’éloquence pour les rois. Ces rois qui s’élevaient, au milieu de tant de républiques, sur certains points du monde grec, courtisaient les écrivains de la Grèce libre plutôt qu’ils n’en étaient courtisés. Ils demandaient à leur éloquence la renommée, et la payaient magnifiquement. Le roi de Cypre, Nicoclès, sollicitait d’Isocrate un discours, comme cent ans auparavant il aurait sollicité une ode de Pindare. L’orateur écrivit pour lui l’éloge funèbre du roi Évagoras, son père, et une exhortation morale sur les devoirs de la royauté. On peut croire que l’éloge était sincère, car Évagoras, qui s’était affranchi de la domination des Perses et avait soutenu contre eux la lutte avec succès, avait droit d’être célébré par l’orateur qui prêchait avec tant d’éclat la guerre d’Asie. Pour l’exhortation, elle est digne en tous points d’un philosophe, et Isocrate a pu se vanter plus tard à bon droit du langage libéral qu’il avait su parler à un roi. Il veut que le roi de Cypre, pour se faire une obligation de la sagesse et de la vertu, considère qu’il est insupportable que les méchans commandent aux bons et les fous aux hommes raisonnables. Le ton de l’orateur est celui d’un Athénien, à qui une monarchie, lors même qu’il lui rend hommage, paraît toujours une étrangeté et une espèce de paradoxe, qui ne l’honore qu’avec défiance et lui fait entendre qu’elle a beaucoup à faire pour se faire pardonner. Si d’une part il est ébloui de l’éclat de la suprême puissance, de l’autre il en étale fortement l’odieux et le péril. Thésée seul a su y échapper, et à la manière dont il l’en loue, on voit que c’est une chose extraordinaire à ses yeux, un miracle des temps héroïques dont il n’y a rien à conclure. La seule royauté qui lui agrée est celle des rois de Lacédémone, espèce de consuls héréditaires dont la dignité n’était que le couronnement et comme la décoration de l’aristocratie Spartiate.

Mais, vers la fin de sa vie, Isocrate a été en rapport avec un roi d’une tout autre importance que le roi de Cypre. Il a adressé à Philippe une lettre oratoire qui est un de ses principaux discours. Il écrit cette lettre au moment où vient de se terminer la guerre célèbre par la prise d’Olynthe, et où Athènes a conclu avec le Macédonien cette paix menaçante qui anéantit les Phocéens et qui ouvrit la Grèce à Philippe. Il avait alors quatre-vingt-dix ans. On ne s’étonnera pas qu’il se soit laissé aller à des illusions qui étaient universelles. Jamais une paix ne fut accueillie plus avidement; Démosthène tout le premier la subissait, et n’essayait pas de lutter, du moins ouvertement et hautement, comme il fit plus tard, contre ceux dont l’influence la faisait conclure. On le voit au contraire, dans la cinquième des Philippiques, prendre le parti d’une résignation complète et s’employer à faire supporter aux Athéniens jusqu’à ce décret des amphictyons qui déférait au Macédonien la présidence des jeux pythiques, et le consacrait ainsi aux yeux des Grecs. Il pense que tout présentement vaut mieux que de rompre ; le moment viendra où l’on pourra reprendre les armes avec avantage : il n’est pas encore venu. Le pacifique Isocrate souhaitait qu’il ne vînt jamais, et il l’espérait de la sagesse de Philippe, conduite par la sienne. Il compte le détourner de toute ambition mauvaise en lui proposant une noble ambition. Qu’il soit non pas le maître des Grecs, mais leur chef librement choisi; qu’il marche à leur tête contre l’Asie, et la famille grecque, lui devra à jamais ces bienfaits incomparables, la grandeur au dehors, la concorde dans la liberté au dedans.

Belle morale, et qui fait plaisir à entendre, pour peu qu’on oublie un instant ce que sont les hommes et comment se passent les choses ! Isocrate l’oubliait sans peine; il était tout à son thème et à la satisfaction de le bien traiter. Il compte que, ses conseils étant également profitables au roi de Macédoine et à sa patrie, l’un et l’autre également lui en sauront gré. Lui qui se montre toujours si fier de son Discours panégyrique, le voilà qui le désavoue en quelque sorte. Il tient pour vide et stérile cette espèce de prédication solennelle qui, allant à tous, ne va par cela même à personne; il n’y a d’utile que les conseils qui s’adressent à un homme unique, également capable de parler et d’agir.

Dix ans auparavant, dans le discours sur la Paix, il rassurait déjà les Athéniens sur l’ambition de Philippe, affirmant qu’il n’avait mis la main sur Amphipolis que pour se garder lui-même des entreprises d’Athènes; « mais, dit-il, si nous changeons de conduite et que nous donnions meilleure opinion de nous, non-seulement il ne touchera pas à notre territoire, mais il sera le premier à nous céder du sien, pour acquérir l’utile amitié d’Athènes. » A toutes les époques de l’histoire, on voit de ces confiances candides, toujours prêtes aux rapprochemens et aux embrassemens, telles que celles qui promettaient au sénat romain la fidélité de César, ou à la contitution de 91 le concours sincère de la cour. Isocrate continue, dans sa Lettre à Philippe, de se porter garant de la loyauté du Macédonien contre les gens malintentionnés qui lui imputent des desseins mauvais. Il est vrai qu’à voir comme il le presse de se garder de tout ce qui pourrait donner lieu à ces bruits fâcheux, on peut penser que lui-même n’est pas sans inquiétude, et qu’il cache ses propres soupçons ingénieusement (car il ne pouvait cesser d’être ingénieux) sous ce qu’il dit des pensées des autres. Néanmoins l’ensemble du discours témoigne assez qu’il espère plus qu’il ne craint, et ne peut croire que Philippe résiste ni à l’attrait de la vraie gloire et de la vraie grandeur, ni à la séduction de sa parole. Huit ans après, Philippe étouffait la Grèce.

On sait que Démosthène, un jour que les amis de la Macédoine, tâchant d’entraîner les Athéniens dans la guerre sacrée, proposaient de consulter l’oracle de Delphes, répondit que la pythie était philippiste. Faut-il en dire autant de l’éloquence d’Isocrate? Non certes, si on entend par là qu’il trahissait sa patrie et la conduisait de propos délibéré à la servitude. Au contraire, c’est pour qu’elle échappe à la servitude qu’il pousse son rival à une ambition plus haute et plus pure : c’est pour qu’il renonce à conquérir la Grèce qu’il lui parle de conquérir l’Asie à la tête des Grecs. L’honnête homme se montre dans toutes ses paroles, et cette honnêteté va jusqu’à l’élévation dans la péroraison du discours, lorsqu’il se flatte de n’avoir pas été livré, en le composant, aux seules inspirations de son génie, mais d’avoir écrit sous celle des dieux amis de la Grèce, des dieux qui suggèrent les bonnes pensées et les salutaires conseils. Isocrate n’est que la dupe de Philippe, et c’est trop déjà. Non-seulement cela témoigne contre sa sagacité en politique, mais son honnêteté même, si elle avait eu plus de force et de ressort, l’aurait éloigné d’un tel commerce par une instinctive antipathie. Il n’eût pas traité Philippe comme une nature généreuse, s’il eût été lui-même d’un tempérament plus généreux. Les démarches du barbare, tour à tour insolentes et tortueuses, l’auraient également révolté. Il est clair qu’il lui a manqué

…………. Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.


Il a aimé Philippe lorsque Philippe était, pour un moment il est vrai, l’allié d’Athènes humiliée[5]; il l’a admiré, il l’a patronné, il a reçu son argent sans doute, car ce nouveau disciple n’a pas dû récompenser moins libéralement que Nicoclès le maître illustre qui lui adressait des leçons et des complimens en si beau style. Les moralités du vieillard ne le gênaient guère ; en les écoutant avec respect et en les payant, il achevait d’endormir ces honnêtes gens qu’Isocrate représente si bien, et qui ont plus fait pour sa fortune, à ce que j’imagine, que les traîtres qui lui étaient vendus. Cependant Isocrate lui déférait la suprématie sur toute la Grèce, et tout en prenant sa plus grande voix pour lui faire honte d’en devenir le tyran, il lui offrait naïvement d’en être le général et le roi. C’était trop encore une fois, et il n’y a pour Isocrate qu’une excuse, l’âge auquel il a écrit. À quatre-vingt-dix ans, il écrivait encore, il était encore éloquent. C’est déjà chose assez rare ; pourrait-on exiger qu’il eût conservé tout entière la faculté de bien voir et de bien sentir ?

Mais tandis que je parle d’Isocrate, qui n’a déjà pensé à Démosthène ? Je l’ai dit pourtant, la divergence entre l’un et l’autre n’était pas si grande au moment où parlait Isocrate qu’on l’imagine d’après les idées que le nom seul de Démosthène réveille aujourd’hui en nous. On trouverait même telles paroles d’Isocrate contre ces politiques trop clairvoyans qui savent si positivement chacun des pas que Philippe va faire vers l’asservissement de la Grèce, lesquelles semblent imitées de Démosthène. Seulement, tout en raillant les alarmistes qui traçaient d’avance au Macédonien son programme, Démosthène ajoutait : « Pour moi, je le crois volontiers, par tous les dieux, que la grandeur de ses succès l’enivre, et qu’il roule bien des rêves de ce genre dans sa pensée. » Et l’ensemble de la déclamation d’Isocrate contre ceux qui calomnient Philippe, hommes qui, en même temps qu’ils en veulent à lui, sont dans leur cité du parti de l’agitation et du désordre, qui disent que la puissance du Macédonien grandit, non pas pour la Grèce, mais contre elle, et que depuis longtemps déjà il travaille contre tous les Grecs, cette déclamation, il faut l’avouer, enveloppe Démosthène avec tous les orateurs de son parti. Les rhéteurs qui ont mis Démosthène et Isocrate en parallèle, en les prenant seulement par le dehors et l’empreinte différente de leur style, plus élégant ou plus vigoureux, ne peuvent suffisamment nous en rendre compte. Allons au fond, le contraste est entre l’orateur passionné qui réveille Athènes assoupie et le précepteur tranquille qui la berce de son doux parler et lui fait faire de beaux songes.

On ne peut guère douter qu’Isocrate n’ait confondu Démosthène parmi les parleurs publics dont la rhétorique lui semblait si inférieure à ce qu’il appelait sa philosophie. Il apercevait chez lui comme chez les autres, et peut-être n’apercevait-il que cela, les petitesses inséparables d’une parole mêlée aux débats de tous les jours. Au lieu des hauts objets qui sont le texte habituel d’une prédication morale, et qui intéressent dans tous les lieux et dans tous les temps, il le voyait occupé de ces détails mesquins dont se composent même les grandes affaires, et qui nous rendent souvent aujourd’hui aride et laborieuse une lecture suivie de ses discours. Il le voyait entraîné par la polémique, soit devant les juges, soit même dans l’assemblée du peuple, tantôt à des détours, des chicanes et des contradictions d’avocat, tantôt à ces personnalités violentes et à ces injures grossières qui nous répugnent si fort dans les discours sur l’ambassade ou sur la couronne. Il le voyait obligé de flatter les passions de la foule, de ménager ses plus fâcheux entêtemens, de sacrifier quelquefois les principes. J’ajoute qu’il jugeait sans doute les torts de conduite et les faiblesses de l’homme avec la sévérité impitoyable de celui qui n’est pas à portée des tentations ni de la faute. Certains traits du Panathénaïque contre ceux qui, après avoir dépensé leur patrimoine en débauches, cherchent à refaire leur fortune aux dépens du public, ou ceux qui, pour parler au peuple sur le ton qui lui plaît, le jettent dans toute sorte d’embarras et de misères, peuvent paraître dirigés contre Démosthène quand on lit d’un autre côté dans Eschine : « De citoyen inscrit au rôle des plus imposés (je tourne cela à la française), il devient fabricant de discours, ayant dépensé misérablement son patrimoine... » Isocrate, qui était des premiers parmi ces plus imposés, s’associait probablement à ces mépris; mais, sans rechercher ses sentimens sur la personne du grand orateur, tenons-nous-en à ce qu’il devait penser de son langage. On lit dans la harangue de Démosthène sur la Liberté des Rhodiens ces propres paroles : « Pour moi, je crois juste de restaurer la démocratie rhodienne; mais lors même que cela ne serait pas juste, je crois encore qu’il faudrait vous le conseiller. » Combien un tel discours devait choquer le vieil orateur qui avait écrit, quelques années auparavant, un si beau développement sur l’utile inséparable du juste !

Il ne serait pas impossible que dans ce passage Démosthène eût précisément en vue de répondre à Isocrate, ou du moins à quelque orateur adverse qui s’était servi contre lui du brillant lieu-commun d’Isocrate. Et si nous écoutons cette réponse, elle ne nous scandalisera peut-être pas autant qu’on aurait pu s’y attendre d’abord.


« Il y a parmi vous, Athéniens, des hommes qui savent très bien établir les droits des autres sur vous; je n’ai qu’un conseil à leur donner, c’est de tâcher d’établir aussi vos droits sur les autres, s’ils veulent tous les premiers faire approuver leur conduite. Il est absurde en effet qu’ils prétendent vous enseigner votre devoir sans remplir le leur, et le devoir d’un bon citoyen n’est pas de chercher des raisons contre vous, mais pour vous. Car au nom des dieux, je vous prie, d’où vient qu’il ne s’est trouvé personne à Byzance pour détourner les Byzantins de surprendre Chalcédoine, qui est au roi, qui a été à vous, mais sur laquelle ils n’ont absolument rien à prétendre, ou de s’assujettir Sélymbrie, ville autrefois votre alliée, de la faire leur tributaire, et de comprendre son territoire dans le leur, au mépris des sermens et des traités qui garantissent son autonomie ; personne pour dissuader Mausole quand il vivait, ou depuis sa mort Artémise, de mettre la main sur Cos, sur Rhodes, et autres villes également grecques, desquelles le roi, seigneur d’Artémise et de Mausole, s’était dessaisi par les traités en faveur des Grecs, et pour lesquelles les Grecs, dans ces temps-là, ont bravé tant de périls et accompli tant d’exploits ? Ou s’il se trouve quelqu’un pour tenir aux uns ou aux autres ce langage, il n’y a personne du moins, à ce qu’il paraît, pour l’écouter. Pour moi, je crois juste de restaurer la démocratie rhodienne, mais lors même que ce ne serait pas juste, je crois encore, quand je vois comment agissent les autres, qu’il faudrait vous le conseiller. Pourquoi? Parce que si tout le monde, Athéniens, prenait d’un commun accord le droit pour règle, il serait honteux de nous refuser seuls à l’observer ; mais quand de tous côtés on prend ses mesures pour pouvoir violer la justice, nous borner à mettre le droit en avant sans nous assurer de quelque chose, ce n’est plus respecter le droit, c’est manquer de résolution. Je vois que les droits se mesurent toujours sur les forces, et je vous en donnerai un exemple connu de vous tous. Il y a deux traités entre les Grecs et le roi, celui qui a été conclu par notre république, et que tout le monde célèbre, ensuite celui des Lacédémoniens, qu’on blâme, comme vous savez. Et le droit établi par ces deux traités n’est pas le même. C’est que pour les particuliers sans doute le droit dépend des lois de la cité, qui assurent aux grands et aux petits une égale justice ; mais dans le droit public de la Grèce, c’est le plus fort qui fait la part du plus faible. Si donc vous avez déjà pour vous une chose, la résolution d’agir suivant le droit, il reste à faire en sorte que vous en ayez aussi le pouvoir. Et vous ne l’aurez que si vous demeurez les patrons de la liberté commune. »


Que cela est vif et entraînant! mais après tout que cela est vrai! Non qu’il ne soit absolument bon d’être juste, mais il arrive dans les affaires humaines que tel parti n’est pas juste absolument et en tout, et c’est au fond tout ce que l’orateur veut dire. Un droit rencontre devant lui, non pas des intérêts seulement, mais un autre droit; celui des traités, par exemple, vient se heurter comme ici à celui de légitime défense. Je ne prends point parti dans le débat auquel se rapporte ce discours : nous n’avons pas aujourd’hui assez de lumières pour le vider; je parle en général et sous forme d’hypothèse. S’il se présente un de ces conflits entre le droit et le droit où c’est à la conscience des peuples de décider une question souvent délicate, celle de savoir lequel des deux doit prévaloir, et s’il se trouve que c’est le droit inférieur, le droit étroit, qui a le plus de crédit et qui menace d’étouffer l’autre; s’il a des avocats nombreux, autorisés, et qui plaident si bien que la véritable justice, empêtrée dans leurs chicanes, n’a plus d’issue, on peut pardonner à celui qui la défend de perdre patience, et de s’écrier résolument comme Démosthène : « Je crois que ce que je veux est juste, et quand ce ne serait pas la justice (ou ce que vous prenez pour, elle), je crois qu’il faudrait encore le vouloir. » Ainsi seulement il peut se débarrasser du droit équivoque qui lui fait obstacle, et que son ironie écrase dans la main de ceux qui s’en arment contre lui.

Voilà l’éloquence politique, forte de la connaissance et du sentiment des faits, allant au cœur des difficultés, et serrant de si près ce qu’elle touche qu’il n’est pas possible de lui échapper. L’éloquence littéraire d’Isocrate n’a pas ces prises vigoureuses. Comme elle se tient dans les généralités, on ne dispute pas avec elle en principe, mais à la première occasion on se dérobe. Rien ne l’empêche, mais elle n’empêche rien. Je ne sais s’il faut reprocher à Isocrate d’avoir oublié sa doctrine ou d’en avoir fait bon marché, sur ce que dans son Panathénaïque, ayant à parler des violences et des injustices d’Athènes à l’égard des alliés, il les juge d’une façon si particulière : « Ils pensèrent, dit-il, qu’entre deux partis fâcheux il fallait choisir de maltraiter les autres plutôt que d’être eux-mêmes maltraités, et de dominer injustement sur les peuples plutôt que de se laisser asservir injustement par les Lacédémoniens pour échapper à ce reproche. Et tout ce qu’il y a de gens bien avisés penseraient de même ; quelques moralistes tout au plus, dans leur école, parleraient autrement. » J’aimerais à voir dans cette dernière phrase un nouvel exemple, et qui ne serait pas des moins piquans, de ce tour de finesse qui relève souvent la sagesse dans la bouche des socratiques. Il ne désavouait pas ainsi, ce semble, il confirmait plutôt les vives protestations de son discours sur la Paix. Et on devait se souvenir que, parmi ces quelques moralistes singuliers qui se hasardaient à n’être pas de l’avis de tout le monde, il était le plus considérable et le plus éloquent. Mais quelle explication alléguer pour la façon banale dont il excuse, dans le Discours panégyrique, les vengeances odieuses exercées contre Mélos et Scione? Aucune, si l’on ne veut dire, ce que je crois volontiers, que lorsqu’il composait ce discours, qui le faisait illustre, il n’était pas encore entré en possession de cette autorité, de conseiller moraliste qu’il prit à partir de là dans sa patrie, et n’en avait pas embrassé les obligations. Cependant on peut remarquer aussi que c’est là ce qui arrive à une morale métaphysique et absolue : elle reste trop souvent, chez ceux mêmes qui la professent, à l’état d’abstraction stérile. Elle n’en est d’ailleurs que mieux goûtée. Le public d’ordinaire accepte simplement, tel qu’on le lui présente, un lieu-commun imposant. Tout le monde peut s’accommoder du lieu-commun, et par cela même il est bien accueilli de tout le monde. Beaucoup applaudissaient dans Athènes quand l’orateur recommandait à Philippe la sagesse et la loyauté. Pourquoi Philippe n’aurait-il pas applaudi lui-même? Pourquoi n’aurait-il pas été sensible à l’attrait de l’honneur et de l’estime publique, quand on les lui promettait avec le pouvoir, sauf à faire son choix plus tard, s’il se trouvait qu’il n’y eût pas moyen de tout garder? Ainsi de part et d’autre on était content d’Isocrate, et il plaisait en Macédoine sans rien perdre dans Athènes de ses droits au titre de bon citoyen. Il était comme ces prédicateurs des rois qui font leur cour tout en déclamant contre les vices de la cour; on leur permet de débiter leur morale, on les récompense même pour cela, parce qu’elle n’a pas la prétention de rien changer à ce qui se passe. Il était honoré et honorable, mais il n’allait pas jusqu’aux vraies vertus de l’homme et de l’orateur.

Entre l’auteur de la Lettre à Philippe et l’auteur des Philippiques, nous ne pouvons hésiter. C’est Isocrate lui-même qui nous a forcé à ce parallèle (qu’il faudrait pouvoir lui épargner) en apportant au Macédonien ses hommages et ses conseils. Jusque-là sa politique restait en dehors et, si l’on veut, au-dessus de la politique des hommes d’état. Il disait aux Grecs : Accordez-vous, aimez-vous, tournez vos forces contre le Perse, l’ennemi commun. Il disait aux Athéniens : Soyez sages et justes. Il célébrait la vieille gloire de sa patrie. C’était un beau rôle, où il n’avait pas plus de rival que d’adversaire. Mais quand il intervient dans une négociation entre Philippe et Athènes, qu’il s’intéresse à cet homme jusqu’à se faire sa caution, et prend parti pour lui jusqu’à lui déférer l’hégémonie; quand il s’inspire à ce point et de cette manière des intérêts et des passions du moment, il ne peut échapper à la comparaison avec celui qui a été en ce même temps l’âme d’Athènes; il n’y peut échapper, et il ne peut non plus la soutenir. La supériorité de Démosthène n’est pas seulement qu’il agit par la parole, mais qu’il agit en grand citoyen. Notre cœur se donne à l’âpre orateur qui n’a pas attendu, pour s’inquiéter et pour s’indigner, que Philippe fût à Chéronée, qui luttait déjà quinze ans auparavant contre la fortune des Macédoniens, et la défiait encore quinze ans après, sans que la force ait pu lui apprendre la servitude, qui ne céda pas même à la gloire d’Alexandre, et ne se laissa pas livrer vivant à Antipater. Il s’est trompé en se flattant qu’on pourrait repousser l’esclavage, il a trop présumé de son pays: cela est vrai, comme il est vrai qu’Isocrate, quand il avoue devant Philippe l’impuissance de la Grèce et d’Athènes, a le malheur d’avoir raison; mais tant de jugement et de prévoyance nous attriste, et nous aimons mieux l’erreur de celui qui fait son devoir et laisse faire aux dieux. Aussi bien, si Athènes a été vaincue, elle a dû à sa résistance de rester grande après la défaite, et de voir un Alexandre se donner de la peine pour être loué des Athéniens. La passion est ainsi quelquefois, non pas plus généreuse seulement, mais plus sage que la sagesse. Celle de Démosthène s’échappe en accens sublimes. Le cri fameux : « Vous vous seriez bientôt fait un autre Philippe, » se représentera toujours à la pensée partout où un homme de cœur, voyant souffrir de l’esclavage un peuple fait pour la liberté, pourra lui reprocher de s’être asservi lui-même par ses fautes. L’admirable serment par ceux qui sont morts à Marathon fera toujours la consolation et l’orgueil des vaincus qui n’auront pas failli. Je ne cite que ces traits toujours cités, dont on se souvient dès qu’il est question de Démosthène; mais toute son éloquence produit une impression semblable, et qui fait bien oublier les beaux discours. L’esprit y est aiguisé par le caractère, et la logique renforcée par la volonté. Démosthène admirait, je n’en doute pas, la phrase du vieux maître, et ne prétendait pas l’égaler; mais il trouvait quelque chose de mieux, l’éloquence où il n’y a point de phrase. Démosthène cependant ne ferait aucun tort à Isocrate (il en est trop loin), si celui-ci n’était allé s’adresser à Philippe. C’est le nom de Philippe qui, en amenant celui de Démosthène, diminue le professeur de morale et d’éloquence avec toute sa philosophie et tout son art.

On le voit bien, lui qui impute aux orateurs du peuple d’être jaloux de lui, il est évidemment jaloux d’eux. Il leur envie, je le crois, la domination qu’ils exercent, les acclamations de la foule émue, la poussière qu’ils soulèvent pour ainsi dire. Il souffre de n’avoir pas la hardiesse et la voix, car il semble croire que c’est tout ce qui lui manque pour être de ceux qui sont puissans par la parole. Il voudrait se rapprocher d’eux et compter comme eux dans les grandes crises politiques. Nous au contraire, si nous voulons le voir à son avantage, nous ne le prendrons pas dans ces situations trop fortes pour lui, mais plutôt dans ceux de ses discours où la politique militante, comme nous dirions, tient le moins de place, et où tout le monde est aisément de son parti, parce qu’il n’en a guère d’autre que celui des beaux sentimens. Rappeler sans cesse les peuples et les citoyens à l’amour de la vertu, de la sagesse, de la gloire, de la patrie, lors même que cela ne résout rien des difficultés de chaque jour, c’est pourtant encore une tâche utile, car il est toujours bon d’élever les cœurs. Et si ces nobles impressions ne préservent pas absolument l’orateur lui-même d’une faute, elles peuvent préserver les autres de s’y laisser aller à son exemple. Je ne doute pas que parmi les auditeurs d’Isocrate beaucoup ne se soient défendus de la séduction de la Lettre à Philippe par les accens généreux du Discours panégyrique ou de l’Archidame, et ne se soient fortifiés, pour lui résister, des traits de sa propre éloquence.

Il excelle surtout à célébrer son pays et à remplir les Athéniens de l’idée de la grandeur d’Athènes. Des sages bien sévères se gardent de cet enthousiasme patriotique comme d’une illusion qui peut avoir ses dangers; Isocrate s’y livre avec complaisance, et on ne peut le lui reprocher, puisque cela ne l’empêche pas d’être un censeur très clairvoyant des faiblesses de sa république. S’il n’échappe pas tout à fait au penchant de son parti pour les choses de Lacédémone, il ne les fait valoir qu’avec mesure, assez seulement pour piquer Athènes et pour assaisonner ainsi les hommages qu’il lui prodigue; mais il ne la sacrifie pas et ne laisse pas l’ombre de Sparte éclipser jamais sa lumière. Il glorifie Athènes, non pas seulement pour être applaudi des Athéniens, mais par une affinité naturelle pour son génie. Le plus disert des parleurs[6] peut-il ne pas être épris de la ville où règne la parole, et Athènes n’est-elle pas pour ainsi dire la patrie d’Isocrate plus que d’un autre? Qu’on voie comme son cœur s’épanche là-dessus soit dans le Discours panégyrique, soit dans la composition sur l’Antidosis. Pour moi, je ne lis pas froidement ces éloges magnifiques et perpétuels de la cité chef-lieu de la Grèce, dont toutes les autres ne sont, suivant lui, que des faubourgs. J’aime l’orateur qui fait cet emploi de son talent, et j’aime son sujet, qui me touche de plus près qu’il ne le semble: non pas seulement en ce sens que tous les hommes civilisés ont part à la gloire d’Athènes, dont ils sont les fils et les héritiers; je veux dire quelque chose de plus. Quand j’écoute ce beau langage d’Isocrate, j’entends qu’il vante une terre également féconde en miracles dans la guerre et dans la paix, siège de l’éloquence, de la philosophie et des arts, rendez-vous des peuples qui y viennent chercher, non tel spectacle ou telle fête extraordinaire, mais un spectacle non interrompu et une fête de tous les jours; école toujours ouverte, dont les moindres disciples sont ailleurs des maîtres. Je l’entends dire que cette terre porte une nation généreuse, dont la politique vise plutôt à ce qui est grand qu’à ce qui serait profitable, et justifie ses ambitions par ses dévouemens; qui est regardée partout comme la protectrice naturelle de la démocratie et de l’égalité dans le monde, et comme la force sur laquelle le faible qu’on menace peut s’appuyer; qui plaît jusque dans ses défauts, et trouve plus de sympathie chez ceux même qui souffrent de ses torts que d’autres n’en obtiennent par certains mérites et certains services. Tout cela ne se rapporte-t-il qu’à Athènes dans ma pensée? J’applaudis, mais en applaudissant suis-je tout à fait neutre et impartial? Non sans doute^ et je suis heureux de ne pas l’être et de me sentir si intéressé dans ce que j’admire. Et ravi de l’éclat avec lequel l’orateur traçait, il y a plus de deux mille ans, l’image d’une grande patrie, je lui suis reconnaissant d’une éloquence dont les couleurs toujours vives contentent ou consolent encore, à cette distance, mes affections et mon orgueil. Il est triste qu’un beau sentiment, qui remplit tant de pages dans Isocrate, soit absent de la Lettre à Philippe, et qu’Isocrate n’y parle d’Athènes que pour l’effacer devant le Macédonien. Il met d’ailleurs de la délicatesse, comme toujours, dans l’expression de sa pensée; c’est sa pensée même qui n’est pas assez délicate. Le Panathénaïque, qui parut sept ans plus tard et qui n’a d’autre sujet que l’éloge d’Athènes, peut être regardé comme un effort de l’orateur pour donner satisfaction à l’amour-propre de ses concitoyens; je doute pourtant qu’il ait réparé l’effet de la Lettre à Philippe, car il ne touche pas à ce qui était présent et qui occupait les âmes; il ne fait que reprendre le vieux parallèle d’Athènes et de Lacédémone : or ce n’était pas sur Lacédémone qu’il s’agissait alors de l’emporter. Ce parallèle était bon aux temps du Discours panégyrique, quand, rien encore ne s’élevant du dehors qui fut une menace pour la Grèce, les grandes cités grecques avaient seulement la Perse en face d’elles; l’orateur alors pouvait appeler sa patrie, et non pas le Macédonien, à l’honneur de conduire l’Europe contre l’Asie. En un mot, c’est avant Philippe qu’Isocrate est vraiment à son aise dans l’éloge d’Athènes et qu’il y déploie tout l’éclat de son talent. L’effet du Discours panégyrique, chef-d’œuvre de sa pleine maturité, paraît avoir été immense; cette ville, que tous ses orateurs célébraient sans cesse, ne s’était jamais entendu célébrer ainsi. Une si brillante parole effaçait les sombres souvenirs du désastre d’Ægos-Potamos et de la domination des trente, car c’est surtout aux heures de tristesse et d’humiliation qu’un peuple aime à se draper dans sa gloire. Tout ce qui s’est dit depuis, pendant des siècles, en l’honneur des Athéniens n’a été que le prolongement et comme l’écho de ce discours. Pareil à ces trésors où sont ramassées et exposées aux regards toutes les richesses des rois d’Asie, il contient le dépôt de tous les titres d’Athènes, présentés dans leur plus beau jour. Et en le lisant, je serais volontiers jaloux; je voudrais que ma patrie, si riche d’ailleurs en éloquence, eût aussi son Discours panégyrique. Lorsque des esprits attristés étalent à ses yeux ses abaissemens et ses misères, je voudrais qu’elle pût reporter ses regards avec une juste complaisance sur un portrait d’elle-même où elle se reconnût dans toute sa grandeur. Cependant il ne faut pas se plaindre que, toujours pressée d’aller en avant, elle ait négligé de s’arrêter à contempler la route parcourue. Au moment où Isocrate écrivait, on peut dire que l’histoire était finie pour Athènes libre, et sa belle composition fut comme l’oraison funèbre de sa république, qui s’ensevelissait dans son passé. Ceux qui vivent et qui ne sentent pas que l’avenir leur manque n’ont pas besoin de se réfugier ainsi dans leurs souvenirs.

II.

J’ai fini d’étudier la pensée et le caractère d’Isocrate : j’ai marqué franchement ce qui manque à l’une et à l’autre en force et en profondeur, si franchement qu’on estimera peut-être que j’ai mis trop d’importance à cette étude et que je pouvais ne pas chercher dans ce brillant parleur autre chose que son bien dire ; mais il. n’aurait pas conquis par les seules ressources d’un art consommé tant de sympathie et d’admiration. C’est bien l’homme qu’on goûtait en lui, et c’est l’homme que je devais d’abord faire connaître. Ses traits principaux sont la sagesse et la messe de l’esprit, avec la noblesse des sentimens, mais, à côté de ces mérites, une trop grande satisfaction de les trouver en soi et un trop grand dédain de ce vulgaire qu’on ne croit pas fait pour y atteindre : non pas le dédain puissant de certains génies, qui le prennent de très haut avec la foule, mais qui l’enlèvent par la grandeur de leur âme et de leurs idées, sorte de séducteurs qui subjuguent en méprisant, parce qu’ils ont la passion et la force. C’est plutôt une distinction circonspecte, qui ne se commet pas avec les ignorans et les grossiers, mais qui aussi n’agit pas sur eux. Je doute que jamais femme du peuple se soit arrêtée dans la rue pour le voir passer, et l’ait montré du doigt en disant : Voilà Isocrate, comme on le raconte de Démosthène. Son talent s’adresse plutôt, je l’ai dit, aux honnêtes gens, à ceux qui ont de l’éducation et des loisirs ; lui-même se vante d’avoir principalement des riches pour disciples. Sa morale et sa politique sont avant tout une morale et une politique de bon ton. Il se fait honneur de sentir le prix de ce qui n’est plus, de saisir le faible de ce qui est, de n’avoir pas d’illusions sur l’avenir. Il a les dégoûts d’un homme heureux et glorieux, et les timidités d’un vieillard aimable, mais sans énergie. Il est mécontent et optimiste tout à la fois, mécontent par une susceptibilité que tout offense, optimiste par une vanité qui ne doute pas que tout n’aille à merveille, dès qu’il sera écouté et applaudi. C’est ainsi qu’il se laisse séduire à Philippe, ou qu’il s’abandonne à de beaux lieux-communs qui endorment en lui le sens de la réalité. Voilà les petits côtés de la délicatesse d’Isocrate ; mais elle se relève quand elle se marque par le respect et l’amour de tous les bons sentimens, par l’habitude de la modération, par une juste aversion pour les brouillons et les méchans, par une égale antipathie pour la force brutale des tyrans et pour les brutales passions des populaces, par l’éloignement des superstitions, par un attachement fidèle à ce qu’il appelle la philosophie, comprenant sous ce mot le double bienfait de la pensée qui éclaire et de la parole qui charme et qui touche, enfin par la faculté d’admiration qui est le plus beau don de son génie et ce vif sentiment des grandeurs de la patrie, où nous nous complaisons encore avec lui. Et de quelque distance que Démosthène dépasse Isocrate, Démosthène pourtant, je le crois, n’entendait pas sans respect, et peut-être même sans envie, cette éloquence sereine, libre de toute précipitation et de tout hasard, qui choisit ses pensées comme ses paroles, qui n’a jamais à se prêter aux sentimens déplaisans, qui n’abaisse jamais ni soi ni ceux qui l’écoutent, qui ne se nourrit que de nobles idées, et ne présente ainsi à l’esprit humain qu’une belle image de lui-même.

La critique ne sépare pas aujourd’hui la forme du fond, et analyser le talent d’Isocrate, c’est reprendre l’étude de sa personne sous un autre aspect. Son discours sera noble comme ses sentimens et ses goûts, et il manquera de force comme son caractère. Son éloquence représentera les beaux côtés de son âme, et sa rhétorique en trahira les deux faiblesses : la timidité et la vanité. Je crains bien que l’analyse de son talent ne paraisse froide, venant après de plus grands objets; mais ce que je me suis proposé d’étudier, c’est Isocrate, et ce qui domine après tout dans Isocrate, c’est le maître en l’art du discours. Cette étude ne serait pas sincère, si je m’oubliais à contempler Athènes, sa gloire et sa chute, le deuil de la liberté, les pensées que tout ce passé nous suggère, et si je négligeais ce qui est plus proprement mon sujet. Et pourquoi penserais-je qu’on ne puisse s’intéresser encore à ces détails? Le nombre est-il si petit de ceux qui aiment les choses littéraires, qui sont sensibles à une composition savante, à un tour heureux, qui se plaisent à pénétrer les secrets d’un maître, à démêler ce qui est bon, ce qui est mauvais, et le pourquoi de tout cela? On a peu de temps, je le sais, mais pourtant les sociétés les plus affairées, et dont la vie n’est qu’un tourbillon, trouvent du temps pour les jouissances des arts et prétendent là-dessus aux délicatesses les plus raffinées. Le style aussi est un art; dédaignerait-on seulement celui-là? Et quand on se montre si curieux en fait de dessins ou de ciselures, n’aurait-on qu’indifférence pour les belles phrases et les discours achevés? Isocrate est un grand artiste; Courier s’écrie quelque part : « Quel merveilleux écrivain que cet Isocrate ! Nul n’a su mieux son métier. » Mais on aurait pu lui dire comme à l’amant de Laïs : « Tu ne possèdes pas l’art, l’art te possède. » Il a l’intempérance de la parole, vice originel et indélébile de l’esprit grec, qui se fait sentir jusque dans ses œuvres les plus sérieuses et les plus fortes, et y trahit ce je ne sais quoi de léger, de mensonger et de vide, qu’on lui a reproché dans tous les temps. Il joue avec l’éloquence, et ce qui frappe tout d’abord est la forme purement factice de la plupart de ses œuvres. Sa lettre oratoire à Philippe est la seule qui se donne pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour une composition faite à loisir. Toutes les autres sont autant de harangues fictives, placées même quelquefois dans une autre bouche que la sienne. Parmi ces fictions, il y en a de bien étranges. Voici un discours où il suppose une accusation imaginaire, une accusation capitale intentée contre lui; il se défend, et en se défendant il s’attendrit, puis il se relève et défie la mort avec courage. On croirait entendre Socrate; seulement il n’y a ni accusation, ni péril. Telles étaient les scènes qu’on proposait à ce public d’Athènes et qui étaient applaudies; tels étaient les effets de théâtre qui entouraient l’expression des sentimens les plus sérieux et les plus touchans.

Ce même discours est précédé d’un préambule curieux; on y voit que ces œuvres oratoires, si soigneusement élaborées, se produisaient dans des séances publiques où d’habiles lecteurs les faisaient valoir : « Je prie ceux qui se chargeront de le lire de le débiter comme un ouvrage qui contient des élémens divers et d’un style approprié aux différens sujets qui y sont traités. Je les engage à porter toute leur attention sur ce qui va être dit plutôt que sur ce qui a été dit tout à l’heure, surtout à ne pas vouloir absolument le lire tout d’un trait, mais à le ménager de façon qu’ils ne fatiguent pas l’attention des auditeurs. C’est en suivant ces recommandations que vous pourrez bien voir si nous n’avons pas trop perdu de notre talent. »

Ces vanités, ces coquetteries de rhéteur, n’ont pu manquer d’être relevées, même de son temps. On comptait les années qu’Isocrate employait à faire un discours, comme on compte les heures qu’une femme met à sa toilette : on assurait que cette fameuse harangue panégyrique, qui est un écrit de cinquante pages, lui avait coûté dix ans. Et cela n’empêchait pas qu’on ne crût y apercevoir des maladresses et y trouver l’auteur pris dans ses propres artifices : « Isocrate, en son Discours panégyrique, est tombé, je ne sais comment, dans une faute d’écolier, par l’ambition de ne vouloir parler de rien que sur le ton de l’amplification. L’objet de ce discours est de faire voir qu’Athènes a rendu plus de services à la Grèce que Lacédémone, et voici par où il débute : Puisque telle est la vertu de l’éloquence quelle peut rendre petit ce qui est grand, et donner à ce qui est petit de la grandeur, parler de choses anciennes avec nouveauté et donner à des choses nouvelles une couleur ancienne. Est-ce ainsi, peut-on lui dire, ô Isocrate, que tu vas changer la position de Lacédémone et d’Athènes? En vérité, cet éloge de l’éloquence n’est là que comme un avertissement préalable à ceux qui l’écoutent de ne pas le croire. » Ainsi parle l’auteur du livre du Sublime, et Fénelon, qui avait été frappé de cette critique en la lisant dans la traduction de Boileau, s’en est souvenu et l’a répétée. Il faut reconnaître pourtant qu’elle n’est pas juste, car l’orateur, qui parlait devant les Athéniens en l’honneur d’Athènes, n’avait pas à craindre qu’on ne le crût pas, et de ce côté ne courait nul risque. Il n’a pas peur qu’on lui dise : Mais non, Athènes n’est pas une si grande cité, et les choses qu’elle a faites ne sont pas de si grandes choses que vous prétendez nous le faire croire. Il sait donc bien ce qu’il fait, et ce n’est pas par inadvertance qu’il s’écarte de la règle ordinaire, d’être modeste dans l’exorde. « Je vois que d’ordinaire on s’attache à se concilier les auditeurs et à demander grâce pour ce qu’on va dire, en alléguant qu’on n’a pas eu assez de temps pour se préparer, ou qu’il est trop difficile de trouver des paroles qui égalent la grandeur du sujet. Pour moi, si je ne fais un discours digne de ma réputation, et non pas seulement du temps qu’il a coûté, mais de tout celui que j’ai vécu, je ne veux point d’indulgence, et consens à être un objet de risée et de mépris, car je mériterai tous les affronts, si je m’avise, sans avoir aucun avantage sur les autres, de faire de si magnifiques promesses... » Il a compris que, dans le genre laudatif, il s’agit d’éblouir, et que c’est un moyen d’éblouir que de se vanter. Arrivé à la fin, il corrige de la manière la plus heureuse cette vanterie : «Je ne suis plus, dit-il, dans la même pensée que lorsque j’ai commencé mon discours. Je croyais alors que je pourrais parler d’une manière digne de mon sujet : je vois maintenant que je n’en puis égaler la grandeur, et ce que j’avais dans la pensée m’échappe en grande partie, » de sorte qu’après avoir donné dès l’abord un élan à l’imagination par ses promesses, il l’emporte bien plus loin encore en confessant qu’il ne peut pas les remplir. Il n’y a donc point ici de maladresse, et Isocrate n’est pas un écolier; c’est un maître, un maître consommé dans son art, mais aussi très préoccupé d’en faire montre et aspirant surtout à étonner ses auditeurs.

Il lui est arrivé, dans cette disposition, d’être infidèle au rôle même de moraliste, qui est son honneur, et l’illustre sophiste a mérité quelquefois d’être appelé ainsi dans le sens fâcheux que nous attachons aujourd’hui à ce terme. Je pourrais citer tel passage dans lequel il se contredit ou contredit la vérité manifeste, et malheureusement il ne se montre pas embarrassé pour cela; au contraire, il est plein d’aisance et satisfait de lui-même, car il sent qu’il n’y a que lui qui puisse s’en tirer si bien. Il était tout à l’heure le fils de Socrate et le frère aîné de Platon; il n’est plus que l’élève de Gorgias. Et cependant il n’y a pas deux Isocrates, mais un seul. L’observateur pénétrant, le sage précepteur des peuples, le citoyen touché, et l’artiste minutieux, vaniteux, c’est le même homme. Un même discours fournit au besoin des exemples de sérieuse éloquence et de rhétorique frivole, et Isocrate n’en a pas où ne se retrouvent l’une et l’autre. Cela se concilie dans l’esprit humain, et plus volontier encore dans l’esprit grec, essentiellement philosophe et essentiellement sophiste, capable de ce que l’art a de plus petit comme de ce qu’il a de plus grand.

Parcourons le champ de ce talent, dont nous venons de marquer les bornes. Isocrate est un excellent logicien, autrement serait-il un orateur? Partout, mais surtout chez les Grecs, ces deux choses sont inséparables; logique et parole ne font qu’un pour eux. Cette logique n’est pas serrée comme celle d’un Démosthène ou même d’un Lysias; mais quoi ! il n’a pas à combattre et à s’escrimer comme eux. Zénon, plus tard, comparait l’éloquence à la main ouverte et la dialectique au poing fermé : l’image n’était pas parfaitement juste, car l’éloquence de Démosthène ou de Pascal assène de terribles coups; mais l’image est bonne pour exprimer la différence entre l’éloquence qui lutte contre un adversaire et celle qui fait la leçon à des admirateurs. Celle-ci peut ouvrir la main et la déployer avec toute sorte de grâces. Voilà l’argumentation d’Isocrate, déliée, consommée, triomphante, mais qui triomphe à loisir, et qui pèse les raisons dans une balance si fine, qu’on n’est pas moins attentif à la délicatesse de la balance qu’au poids des raisons.

Pour la passion, elle est tout à fait absente, M. Villemain dans une étude sur Grégoire de Nazianze, voulant caractériser à la fois la riche élégance de ses, discours et la sainte chaleur de son âme, a dit qu’il lui semble, s’il est permis de mêler deux termes contraires, un Isocrate passionné, et certes jamais l’illustre écrivain n’a trouvé une alliance de mots plus neuve et plus imprévue. Isocrate passionné! Rien n’est si loin de la passion que cette éloquence d’un vieillard qui semble n’avoir jamais été jeune. Mais où manque la passion, y a-t-il un orateur? Il y a l’orateur qui ne prétend point passionner; celui-là n’a pas besoin de se passionner lui-même. Je ne voudrais pas élever Isocrate jusqu’à Pindare : il s’en faut bien qu’il ait cet éclat d’imagination et ce vigoureux coup d’aile; mais le pathétique ne se trouve guère plus chez l’un que chez l’autre, et sans pathétique Pindare est un poète, comme Isocrate un orateur. Tous deux sont amoureux de leur art, ainsi que des beaux objets dont l’art s’inspire, et jaloux d’égaler ce qu’ils ont conçu par la magnificence de leur langage. Rien d’ailleurs qui les émeuve beaucoup en dehors de leurs idées et qui trouble la placidité de leur génie. Celui de Pindare est le plus haut; tous deux atteignent à la beauté qu’ils poursuivent, et excellent, chacun dans sa mesure, à en faire passer en nous l’impression. Ils ne nous troublent pas, ils nous émerveillent; c’est par où se marque leur puissance. Elle agit moins sur le fond de notre nature que sur nos sens ou sur l’imagination, qu’on pourrait appeler les sens de l’âme; elle ne nous atteint pas, qu’on souffre l’expression, jusqu’à la moelle; elle est par là plus fugitive, et a de la peine à se conserver tout entière après les siècles écoulés; mais dans le présent elle a été extraordinaire, et nous la retrouvons nous-mêmes à mesure que nous réussissons par l’étude à nous rapprocher des contemporains.

Mais à défaut des sentimens violens, il en est d’autres, doux et nobles à la fois, dont l’éloquence d’Isocrate est heureusement pénétrée; on y respire un air large et pur; on jouit d’être en communication avec une belle âme et une intelligence élevée, et en accord avec elle; on goûte le plaisir de bien penser, de bien vouloir, celui d’aimer et d’admirer. Un orateur n’est pas froid qui sait faire sentir tout cela. Seulement il est bien plein de lui, et en traçant avec amour ces tableaux qui nous charment, il n’est pas moins occupé de nous faire admirer le peintre que le modèle. Ce n’est pas d’ailleurs un trait qui lui soit propre; tous ces loueurs illustres, qui célèbrent si bien leurs héros, ne se célèbrent pas moins bien eux-mêmes. Voyez Pindare et Malherbe, et, s’il faut citer un orateur, voyez Cicéron. Isocrate est le moins superbe sans être le plus modeste; il a moins d’orgueil, on l’a vu déjà, que de coquetterie et de vanité.

Quant à ce que les rhétoriques appellent la disposition et la langue vulgaire la composition du discours, l’art d’Isocrate s’y montre savant jusqu’à l’excès. Il ne laisse rien au hasard, et se rend compte de tous ses mouvemens; bien plus, il nous en rend compte à nous-mêmes. Il nous dit sans cesse :

Je sais tous les chemins par où je dois passer.


Il a des préparations, non-seulement pour parler, mais pour se taire. Les préambules occupent quelquefois la plus grande partie de son discours. Shakspeare a dit un mot qui semble trancher d’un seul coup toute cette rhétorique des exordes : « A quoi sert que le pont soit de beaucoup plus large que la rivière[7]? » Disons pourtant qu’à la vérité le mot est sans réplique s’il s’agit de passer la rivière pour joindre l’ennemi et pour le battre; mais si on n’a pas affaire de la passer, si le pont n’est qu’une décoration bâtie pour une fête, on peut s’amuser à lui donner des proportions plus imposantes qu’il n’est besoin; c’est le cas du discours d’apparat, ou, comme l’appelaient les Grecs, épidictique.

C’est au style que viennent aboutir toutes les ressources de la rhétorique, et c’est pour son style qu’Isocrate a été surtout admiré. Il n’y a pas d’écolier qui n’en sente facilement les mérites, il n’y en a pas non plus qui n’en démêle et n’en juge sévèrement les défauts, car ils sautent aux yeux; c’est en un mot l’art poussé jusqu’à l’apprêt. A force d’élégance, il est affecté; à force de régularité, il est monotone; sa personne et son art sont tellement empreints dans son éloquence qu’il ne saurait faire illusion quand il veut parler au nom d’un autre. Ses agrémens ont été comparés au fard, aux parfums, par des images prises de la toilette des femmes; il donne trop aux ajustemens, aux draperies, et sa démarche ressemble à celle des acteurs tragiques qui employaient le cothurne, le masque et les longues robes pour être plus grands. Mais ce que peut-être on oublie trop quand on parle de la rhétorique d’Isocrate, c’est combien cette rhétorique des beaux temps d’Athènes est franche encore et étrangère à tout le faux luxe qui blesse ailleurs. Ainsi on a souvent comparé Fléchier au rhéteur grec, sans remarquer que celui-ci a le goût bien autrement pur et sain. Vous chercheriez en vain dans Isocrate ces hypotyposes, comme on les appelle, ces descriptions factices où on peint dans les moindres détails, et avec la dernière précision, des choses que l’imagination vraie ne conçoit qu’en gros et dans leur ensemble : « À ces cris, Jérusalem redouble ses pleurs….. » et le reste. Il ne procède pas par exclamations et par apostrophes. Ses fictions, avouées pour telles, ne sont pas des mensonges. Il ne se livre pas d’un air sérieux à ce faux pathétique qui semble une parodie du véritable : « Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs... » J’avoue que cette espèce d’art impatiente, mais ce n’est pas là de l’Isocrate, pas plus que les odes dites pindariques ne sont du Pindare. Bien des personnes sont surprises quand elles apprennent qu’on ne trouve pas une seule fois dans Pindare : que vois-je! ou : qu’entends-je! ni tout l’appareil des exclamations de même famille[8]; mais Pindare est Grec, c’est-à-dire tout à fait naturel et familier dans son sublime, et de même Isocrate, dans sa plus grande parure, a toujours un ton juste, un parler humain, quelque chose enfin qui peut et qui doit s’appeler simplicité. Je craindrais même plutôt que cette simplicité ne parût souvent trop nue, car notre goût a contracté des habitudes de luxe dans le commerce des littératures plus avancées.

Isocrate a bien de l’esprit, qu’il est difficile de faire apprécier par des traits détachés, car dans cette haute antiquité l’esprit n’a pas beaucoup de saillie ; mais quand on suit le fond uni de la pensée, on est sensible à tous les traits ingénieux qui la relèvent. C’est une antithèse lumineuse, c’est une image discrète et sobre, et qui fait d’autant plus d’effet, naissant de la suite du discours, comme la fleur sort de la tige. Je ne dirai pas qu’il atteigne à la grâce, chose légère et ailée; il y touche cependant, si je ne me trompe, dans un passage de l’Éloge d’Hélène que je veux citer :


« La beauté est ce qu’il y a de plus auguste, de plus digne d’honneur, de plus divin dans le monde. Il est aisé de reconnaître tout ce qu’elle vaut. Qu’on trouve quelque part la valeur, la sagesse ou la justice, on concevra qu’il puisse y avoir bien des choses plus admirées que chacun de ces mérites pris à part; mais là où manque la beauté, rien n’a de prix; on n’a que dédain pour tout ce qu’elle n’a pas marqué de son caractère, et la vertu même n’est si en honneur que parce qu’elle est la beauté morale. On peut voir encore combien la beauté est supérieure à tout le reste par les sentimens qu’elle nous inspire. Les autres objets dont nous pouvons avoir besoin, nous ne nous en soucions que pour les posséder, et nous ne sentons rien de plus à leur égard; mais ce qui est beau fait naître en nous l’amour, dont la force est autant au-dessus de la réflexion que la beauté même est au-dessus de tout. D’ordinaire la supériorité nous rend jaloux, soit celle de l’intelligence, soit toute autre, si ceux en qui elle éclate ne nous ramènent à force de bienfaits, et ne nous contraignent à leur être reconnaissans ; mais ceux qui ont la beauté se concilient notre affection dès la première vue, ils sont pour nous comme des dieux que nous ne nous lassons pas de servir ; il nous est plus doux de leur obéir que de commander aux autres, et nous leur savons plus de gré d’ordonner sans cesse que de ne rien exiger. Nous méprisons ceux qui courtisent toute autre puissance, nous les appelons des flatteurs; mais ceux qui servent la beauté, on les estime, on dit qu’ils savent aimer et méditer. Enfin tel est le pieux respect que nous portons à cette essence divine, que si celui qui a reçu la beauté la prostitue et fait un usage indigne de ses charmes, nous le méprisons plus que ceux-là mêmes qui outragent la pudeur d’autrui, tandis que, s’il conserve religieusement la fleur de sa jeunesse comme chose sacrée et à jamais interdite aux profanes, nous l’honorons à toujours, au même titre que ceux qui ont fait quelque chose pour la patrie. »


Cette page brillante est curieuse à plus d’un titre pour les modernes; ils reconnaissent tout l’esprit de la Grèce païenne dans une telle apothéose de la beauté : j’ajoute qu’ils y aperçoivent l’amour et la pudeur sous des aspects étranges. Le mélange de l’abstraction et de l’imagination, le sentiment religieux sous l’attrait des sens, la transformation de la vertu même en beauté par un procédé logique dont la subtilité fait hésiter l’esprit, qui ne sait s’il est dupe d’un jeu de mots ou s’il découvre une vérité, tout cela fait penser à Platon et au Banquet; mais le style aussi fait souvenir de ce modèle, et en paraît inspiré.

La phrase d’Isocrate se recommande plus encore cependant par la période que par l’image; elle est ce qui tient le plus de place dans son art, et ce qui faisait la principale nouveauté de son talent. La période est née de ce que les rhétoriques appellent le développement, car je ne veux pas me servir du mot d’amplification, qui a été déshonoré. Le développement est aussi fécond que l’amplification est stérile; il ne multiplie pas seulement les mots, il ouvre une idée et lui fait produire tout ce qu’elle contient en elle, et qui ne paraissait pas d’abord. Seulement cette abondance même n’apporterait que confusion, si elle n’était pas ordonnée; il faut que les détails se distribuent en groupes distincts, dont chacun ait comme un centre vers lequel l’esprit soit ramené par la marche même de la phrase. Voilà ce que fait la période. Le mouvement général de la pensée dans le discours tout entier se compose de la suite des mouvemens moins étendus qu’elle accomplit successivement dans l’enceinte de chaque période, comme la terre achève une révolution sur elle-même à chaque pas qu’elle fait dans l’orbite qu’elle décrit autour du soleil. Le nombre est inséparable de la période; naturellement tout mouvement large se cadence; la parole solennelle devient d’elle-même un chant. Et comme Isocrate a passé tous les orateurs dans l’éloquence d’apparat, il est aussi le premier par le nombre, et c’est toujours à lui qu’on en rapporte l’honneur. Sa phrase rassemble dans la plus heureuse harmonie la magnificence du mètre poétique et le mouvement libre et naturel du discours. On pourrait lui appliquer les expressions célèbres de Montaigne sur la « sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie. » Telle période d’Isocrate se faisait applaudir comme de beaux vers, et se gravait de même dans les mémoires; mais ni les beaux vers, ni même les belles périodes ne peuvent véritablement se traduire, et je ne puis qu’indiquer, en exemple de ces développemens où le discours est comme une belle rivière qui coule à pleins bords, le passage du Discours panégyrique qui embrasse la seconde guerre médique, morceau triomphant, qui éclipsa absolument, quand il parut, le Discours funèbre, jusque-là fameux, de Lysias. Ce sont là des phrases dont les Athéniens s’enivraient, non pas seulement, comme disait Socrate, parce qu’ils y étaient loués, mais parce qu’elles sont magnifiques. L’auteur, enivré lui-même, trouvait qu’en comparaison de sa manière, celle des orateurs ordinaires était bien petite, et Denys n’a pas assez d’expressions pour célébrer la grandeur, la dignité, la majesté de ce style, et cette élévation merveilleuse du ton, « qui est celle d’une langue de demi-dieux plutôt que d’hommes. » Nous ne mesurerons pas notre admiration sur celle du rhéteur d’Halicarnasse, car son goût, qu’on pourrait appeler un goût de sens commun, est court et superficiel sans être faux, et s’arrête souvent à l’apparence; mais nous reconnaîtrons avec Platon, dans l’élocution d’Isocrate, quelque chose d’imposant qui le distingue des orateurs d’avant lui, et qui frappe aujourd’hui encore. Et, comme Platon, nous en rapporterons l’honneur à la philosophie et aux idées générales. C’est là que le développement oratoire a ses racines, et sans elle l’éloquence d’apparat demeure pauvre. Si on relit ces pages d’Isocrate, on verra tout de suite que les pensées générales, les sentences, en font les principales beautés, et qu’elles agrandissent tout ce qu’il touche. Thucydide avait trouvé ce secret, qui restait comme enveloppé dans l’originalité laborieuse de son génie et dans la subtilité d’une analyse où Socrate n’avait pas encore porté sa lumière; le talent souple d’Isocrate le dégage et le livre à tous ceux qui cultiveront l’ait désormais. Quand Cicéron élargit tout à coup le champ de l’éloquence romaine en apportant l’esprit philosophique dans l’art oratoire, quand il prononça qu’il n’y a pas de pleine éloquence sans philosophie, il fit précisément ce qu’avait fait à Athènes l’orateur élève de Socrate.

On n’apprécie bien en effet tout ce que vaut l’art d’Isocrate que si on ne le considère pas seulement en lui-même, mais dans ceux qu’il a formés. Il est le maître de tout ce qu’il y a eu d’orateurs après lui dans Athènes; son école, disait-on, est le cheval de Troie, d’où sont sortis tous les héros de l’éloquence grecque. Si on compare les faiseurs de discours de l’âge précédent, les Antiphon, les Andocide, les Lysias même, aux orateurs qui ont brillé dans la lutte contre la Macédoine, tous jeunes par rapport à Isocrate, et qui ont ressenti son influence, on voit combien ces derniers ont le développement plus abondant et la phrase plus riche. C’est surtout dans l’éloquence d’apparat que ce rapprochement a de l’intérêt; il nous en reste aujourd’hui deux monumens, les deux Discours funèbres de Démosthène et d’Hypéride. Celui de Démosthène pour les morts de Chéronée n’a pas paru répondre à ce qu’attend l’imagination émue par ces deux noms, et cela a suffi pour déclarer qu’il n’était pas authentique; mais ce n’est pas toujours au moment même où un événement s’accomplit qu’il inspire tout ce qu’il pourrait inspirer, surtout quand les esprits sont abattus sous le premier coup d’un désastre. Le même orgueil qui s’épancherait avec complaisance sur une victoire craint d’appuyer sur une défaite et de lui donner trop de retentissement et d’éclat. Et ici ce n’est pas seulement Athènes, c’est l’orateur qui était vaincu, à qui la liberté était ôtée, et qui, dans cet accomplissement d’un devoir public, contraint et compromis, devait refouler presque tout ce dont son came était pleine, et s’effacer plutôt que se déployer. Est-ce au lendemain de Waterloo qu’on aurait dignement célébré l’héroïsme de cette journée? Quoi qui puisse manquer à ce discours, on est tenté de croire, avec M. Villemain, qu’on y reconnaît parfois Démosthène; mais on n’en est pas assez assuré pour qu’il importe d’y rechercher les traces de l’art d’Isocrate, qu’il serait aisé d’y suivre en effet.

Allons plutôt à ce discours d’Hypéride, magnifique découverte qui date d’hier, dont le sujet est l’éloge des morts de la guerre lamiaque et de Léosthène, leur chef[9]. On est à quinze ans de Chéronée. Philippe est mort, Alexandre est mort, et leur héritier, Antipater, vient d’être vaincu. Dans un discours bref et rapide, car ces discours, réellement prononcés dans la solennité des funérailles, ne comportaient pas les pompeuses lenteurs des compositions isocratiques, l’orateur célèbre cette victoire, par laquelle Athènes est affranchie et vengée :


« Jamais hommes dans les temps passés n’ont combattu ni pour une cause plus noble, ni contre des adversaires plus puissans, ni avec des ressources plus faibles; ils pensaient que c’est la vertu qui est la force, que c’est le courage qui fait une grande armée plutôt que le nombre des soldats. Ainsi ils nous ont fait présent à tous de la liberté, et ils ont consacré leur gloire à la patrie comme une couronne immortelle. Mais il convient de nous demander ce qui serait arrivé s’ils n’avaient pas réussi. N’est-ce pas que le monde entier appartiendrait à un maître unique, que son caprice serait une loi à laquelle la Grèce devrait forcément obéir, qu’enfin l’insolence macédonienne prévaudrait partout sur la justice impuissante, de sorte que ni les femmes, ni les filles, ni les jeunes garçons n’échapperaient nulle part aux outrages?... Plus donc étaient terribles les maux auxquels nous devions nous attendre, plus nous devons rendre d’honneurs à ceux qui sont morts, car jamais guerre n’a mis plus en lumière la valeur des hommes que celle qui vient d’avoir lieu, où il fallait tous les jours se mettre en bataille, où on a livré plus de combats, dans l’espace d’une campagne, que tous les combattans des temps passés n’ont jamais reçu de blessures, où on a supporté si courageusement tant d’intempéries, tant de privations extrêmes, que la parole aurait peine à exprimer. Celui donc qui a déterminé ses concitoyens à soutenir sans fléchir de telles épreuves (et c’est Léosthène), ceux qui se sont montrés les dignes compagnons d’un tel général, ne sont-ils pas heureux d’avoir déployé tant de vertu plutôt que malheureux d’avoir laissé échapper la vie, puisqu’on sacrifiant un corps mortel ils ont acquis une gloire immortelle, et que par leur valeur ils ont assuré la liberté de tous les Grecs? Oui, le brave fait le bonheur universel avec le sien propre. Le bonheur en effet, c’est de n’obéir pas à la menace d’un homme, mais à la voix seule de la loi ; c’est que des hommes libres n’aient pas à craindre d’être accusés, mais seulement d’être convaincus; c’est que la sûreté de chacun ne dépende pas de ceux qui flattent les maîtres et qui calomnient leurs concitoyens, mais qu’elle soit placée sous la protection des lois. Voilà en vue de quels avantages ceux dont nous parlons, acceptant épreuves sur épreuves, et par leur péril d’un jour affranchissant à jamais des craintes de l’avenir leur patrie et la Grèce, ont donné leur vie pour que nous vivions avec honneur. »


Certes la brillante éloquence d’Isocrate est loin de cette vivacité enflammée, et on peut croire qu’il n’aurait jamais fait le discours d’Hypéride; mais on doit dire aussi qu’Hypéride n’aurait pas écrit ce discours sans lui. C’est dans Isocrate qu’il avait appris à employer le ton large et les hauts enseignemens de la prédication morale, puis les accumulations, les oppositions, les effets de la période et du nombre, en un mot l’art, qui permet seul à une nature éloquente d’atteindre à toute sa puissance et de remplir l’idée du beau.

Mais aucun talent ne relève plus évidemment d’Isocrate que celui de Cicéron. Cicéron est aussi un maître en beau langage, et de plus c’est un orateur. Il a enseigné à son pays la prose élevée; il a délié la langue des parleurs romains; il leur a appris leur art, que jusqu’à lui leurs plus heureux génies ignoraient : il rappelle par tous ces côtés l’auteur du Discours panégyrique. Seulement celui-ci, poursuivi par la conscience importune d’un je ne sais quoi qui lui interdit l’éloquence réelle, accuse sans cesse sa timidité ou la faiblesse de ses organes; l’autre a la voix qui enlève les foules et l’élan hardi qui livre les grands combats; il est pour Rome un Isocrate et un Démosthène tout ensemble : moins grand que Démosthène, il semble bien au-dessus d’Isocrate. Il a la passion, il a la flamme; ses moindres paroles ont plus de mouvement et de vie. Par certains côtés cependant, on peut douter qu’il l’égale. Son élégance n’est pas si achevée, car c’est un improvisateur qui n’arrête point ses phrases à loisir, qui ne parle pas d’ailleurs à des Athéniens, et à des Athéniens choisis, qui s’adresse à une foule moins délicate. Son éloquence, moins discrète, est surtout moins bien placée, et sur des thèmes souvent ingrats. Pour ne prendre que les plus isocratiques de ses discours, la Manilienne est l’éloge intempérant d’un homme et d’une mesure qui achevait de mettre en évidence comment un général à Rome était désormais au-dessus des lois. La quatorzième antonienne ou philippique est prononcée parmi les dernières convulsions de la république expirante, elle célèbre une victoire précaire remportée à l’aide des vétérans et d’Octave, qui trahiront demain : l’orateur s’exalte de sa peur même, et semble conjurer, à force d’enthousiasme, ce qu’il redoute. Enfin le remercîment pour Marcellus est la glorification du pardon accordé au défenseur de la loi par celui qui l’a violée, c’est-à-dire un assez triste sujet, si l’orateur s’y était enfermé, et si de plus hautes pensées, et plus dignes de Cicéron et de César, ne s’étaient fait jour dans ses paroles. Il faut bien faire ces observations et ces réserves; elles serviront à nous faire sentir d’une manière inattendue tout le prix du talent d’Isocrate, moins doué sans doute par les dieux, mais respirant l’air salubre de la liberté, et heureux d’appliquer l’art de bien dire à des pensées dignes d’être bien dites, car cette même sagesse, qui ne nous semblait pas toujours assez libérale à côté de Démosthène, se relève par comparaison avec les nécessités des mauvais jours. Cicéron n’en a pas moins pris au maître athénien tout ce qu’il pouvait lui prendre, ses nobles sentences, son tour ingénieux, son goût du beau, et ce nombre dont Isocrate est si fier. Il aurait pu dire de son élocution en général ce qu’il a dit d’un discours, qu’il y avait mis toute la boîte à essences d’Isocrate, et tous les coffrets aussi de ses disciples; car c’est un art encore plus riche, sinon plus parfait, et comme revêtu, je ne dirai pas de luxe asiatique, mais de splendeur romaine[10]. Cicéron ne s’est pas montré ingrat. Il amplifie volontiers le bienfait de celui qui a donné le nombre au discours, et qui a fait comme un chant de la prose même; il l’a défendu avec une vive sympathie contre les attaques des penseurs sévères que ni sa grande manière, ni sa belle musique n’avaient séduits. Il fait très bien sentir ses mérites; mais c’est surtout en les reproduisant, en les transportant dans la langue romaine étonnée, qu’il a servi cette gloire amie. Le vieil arbre latin a admiré, comme dit Virgile, le nouveau feuillage et les fleurs nouvelles dont il s’est vu couronné; la phrase cicéronienne a été apprise et répétée par tous les peuples ; cette éloquence si populaire et si séduisante a témoigné pour la rhétorique d’Isocrate, et en est devenue comme l’éclatante démonstration. Notre éloquence française ne s’est pas formée non plus sans un maître de l’art du discours; Balzac a été à Pascal et à Bossuet ce qu’Isocrate est à Démosthène. Avant Balzac, nous avions déjà Malherbe, à qui nous devions l’éloquence en vers. Ils sont épris tous deux de la beauté de la forme, de la valeur d’un mot mis à sa place, de l’agrément d’une juste cadence. Ils ont peu d’idées et une médiocre puissance d’invention, parce qu’ils ont assez à faire d’inventer le style, c’est-à-dire les détails. Ils ne connaissent pas les élans de la passion, étant tout entiers au soin de bien dire. L’art pourtant ne pouvant travailler à vide, le leur, comme celui d’Isocrate, s’exerce sur les belles moralités qu’ils se plaisent à mettre en lumière. Leur éloquence prêche et se répand volontiers en sentences; ils aiment aussi à louer, et ils y excellent. Comme Isocrate encore, ils n’ont jamais assez poli leur travail et ne peuvent se décider à finir. Il y a dans Balzac un Entretien sur cette pensée, qu’il n’est pas possible d’écrire beaucoup et de bien écrire, où il fait un principe de cette lenteur isocratique de composition : « Chose étrange! dit-il, on s’étonne qu’un artisan (un artisan en discours, nous dirions aujourd’hui un artiste) mette six ans à faire une pièce, et on ne s’étonne point que la plupart des hommes en mettent soixante à ne rien faire. » Isocrate eût avoué la forme aussi bien que le fond de cette spirituelle défense. Après tout, il n’y a rien à reprocher ni à lui ni à ses disciples. Celui qui n’écrit pas pour agir, et pour agir à un jour donné, pour apporter aux esprits une vérité nouvelle, ou les amener à une décision particulière; celui qui ne plaide point et ne livre point un combat, qui se propose seulement de mettre dans tout leur jour des vérités banales, quoique pas assez senties, et de leur donner toute leur valeur ; celui qui développe des pensées morales ou des impressions littéraires qui appartiennent à tous autant qu’à lui, quoique tous ne les prennent pas autant à cœur, celui-là ne peut jamais être satisfait; il ne dit pas tout ce qu’il veut ni comme il le veut, il n’aperçoit dans son discours ni l’ordre, ni la précision, ni le relief qu’il voudrait y mettre; il ne peut rendre ce que lui représente son goût ou sa conscience, et sentant que, quoi qu’on fasse, on ne fera jamais assez, il pardonne aisément aux Isocrate, aux Malherbe et aux Balzac leurs scrupules infinis et leurs retouches obstinées.

Laissons Malherbe pour nous en tenir à Balzac et à la prose. A l’occasion de son Socrate chrétien, M. Sainte-Beuve remarque qu’il faudrait plutôt dire l’Isocrate chrétien, et en effet Balzac rappelle Isocrate de toute manière : pour le fond, en ce qu’il fait comme lui de la politique, mais de la politique de moraliste, et non d’homme d’état, conseiller qui ne se charge pas de pourvoir aux affaires, mais de recommander les principes; pour la forme, en ce que, comme lui, il prend le ton d’un orateur, et n’est orateur qu’avec sa plume. Il n’emploie pas la fiction d’un discours public, et comment l’emploierait-il, puisqu’il écrit dans un pays et dans un temps où cette fiction ne représenterait rien de réel? Et cependant, comme il a toujours été permis, comme il le sera toujours en France, d’être orateur dans sa chambre, Balzac a pu encore prendre un orateur de cette espèce pour lui faire prononcer ce qu’il écrit, et c’est le cadre qu’il a adopté dans deux grands ouvrages, l’Aristippe et le Socrate chrétien. Que vaut Balzac comparé à Isocrate? Il est moderne et Français, et il sait par conséquent bien des choses qu’on ne pouvait savoir il y a deux mille ans dans Athènes. Il a profité des spectacles et des leçons de l’histoire. En philosophie, il est le disciple, non plus seulement de Socrate, mais de tous les penseurs de tous les temps; la sagesse antique et la doctrine chrétienne, l’esprit nouveau qui, à travers cette doctrine encore régnante, s’ouvre sa voie, tout a fourni quelque chose à son éloquence; il vit dans une société très cultivée, qui donne lieu à une multitude d’observations délicates; il a l’avantage de ce côté, comme La Bruyère l’a sur Théophraste. Je dirai encore : Il est moderne et Français; il a donc plus qu’Isocrate de ce que nous appelons de l’esprit; les rapprochemens piquans, les surprises, les images heureuses, abondent dans son style. Cependant l’Athénien reste plus grand. Combien sa situation est plus belle! Il n’a ni maîtres, ni supérieurs dans sa patrie; la chose publique, sur laquelle il donne ses pensées, n’est à personne plus qu’à lui; il n’a besoin pour parler du congé ni de l’agrément de personne; il avertit quand il veut, comme il veut, sa république ou la Grèce entière sur leur conduite ou sur leurs intérêts. S’il accorde un éloge à des rois, c’est une faveur qui a d’autant plus de prix qu’il ne leur doit rien; les rois ne peuvent rien contre lui, et tout ce qu’ils peuvent pour lui est d’ajouter à sa richesse; mais sa richesse ne dépend pas d’eux, et encore moins sa grandeur : il ne relève que de son talent et de l’admiration qu’il inspire à un peuple libre. Balzac au contraire n’est pas un citoyen; il est, en qualité d’homme de lettres, un très mince personnage, qui ne compte pas parmi les hommes de gouvernement, ni les hommes de cour: il écrit sous le bon plaisir d’un ministre tout-puissant à qui il doit une pension médiocre et mal payée. Et si ce ministre ne lui dicte pas précisément, comme à un secrétaire, les idées qu’il doit développer devant le public en belles phrases, il est clair pourtant qu’il faut que ces idées lui agréent, et qu’il n’y a pas à être d’un autre avis que le sien. Écrire dans ces conditions, se faire conseiller politique quand il n’existe aucune liberté en politique que celle de louer, ne suppose pas une grande fierté d’âme, et en effet Balzac est plutôt glorieux que fier. Il flatte tour à tour Louis XIII, Richelieu, la reine Anne, Mazarin; ses deux grands ouvrages, le Prince et l’Aristippe, l’un à l’honneur du roi, l’autre à celui du favori, sont également des œuvres de courtisan; il l’est jusqu’à célébrer le honteux assassinat de Concini, jusqu’à déclarer que le maître a droit d’emprisonner les suspects et de les tuer. Sa philosophie ne vaut pas mieux que sa morale; il est d’une intolérance fanatique par zèle de sujet sans être dévot. Tout cela rabaisse l’Isocrate français, et donne à l’autre un avantage dont le principe est visible. « Il est vrai, a dit La Bruyère, Athènes était libre; c’était le centre d’une république; ses citoyens étaient égaux….. » La Bruyère avait dans l’esprit assez d’indépendance et de force pour se passer de cette liberté du dehors ; mais elle a trop manqué à Balzac, et c’est une chose remarquable que même l’éloquence des complimens et des panégyriques ait besoin de la liberté[11]

Isocrate resterait supérieur encore quand on ne prendrait que le côté le plus extérieur de son talent, je veux dire la phrase et le nombre. Il parle une langue que je ne veux pas appeler la première du monde, car je crois (et je le dirai, puisque je le crois) qu’il n’y en a pas de supérieure à la nôtre. Le français est la voix par laquelle l’esprit se fait le mieux entendre à l’esprit et l’âme à l’âme. D’autres langages cependant donnent plus à l’imagination et aux sens; ils ont plus d’abondance, plus de couleur et de musique. Ce n’est pas que rien de tout cela manque à la parole française : l’esprit fait tout ce qu’il veut faire, mais ce sont des avantages que cette parole a conquis plutôt qu’elle ne les a reçus des dieux. La langue dont se sert Isocrate est merveilleusement douée pour la richesse du discours comme pour l’enivrement des oreilles, et il faut ajouter que ces fictions par lesquelles il se donne pour auditoire la Grèce assemblée favorisent au plus haut degré la magnificence du langage. Enfin il y a dans tout ce qui est antique une grandeur de perspective qui impose. La Grèce alors pensait pour le monde entier; le verbe, aujourd’hui disséminé en tant d’endroits, ne se faisait entendre que dans Athènes, et la voix d’Athènes était ainsi la voix même de l’esprit humain. La prose de Balzac a fait l’éducation de notre langue, mais Isocrate, en formant celle des Athéniens à l’élocution oratoire, formait du même coup celle de tous les peuples, et dans toutes les littératures c’est de lui que relève l’art du discours. Je devais m’arrêter à Balzac; je ne parlerai pas de Fléchier, j’ai assez indiqué plus haut ce qu’il y a de petit et de peu antique dans sa manière, et puis l’éloquence française est déjà faite quand il écrit. Cette dernière raison pourrait me dispenser aussi de rapprocher du nom d’Isocrate ce nom redoutable de Bossuet, qui ferait ombre aux plus éclatans; mais c’est encore témoigner pour Isocrate de dire que Bossuet l’a nommé parmi les écrivains qui ont formé son talent et qui peuvent former en général celui des orateurs de la chaire. On voit même, à la façon dont il s’exprime, qu’Isocrate lui paraît convenir plus que Démosthène aux études des prédicateurs, et en effet ses allocutions solennelles sont bien des espèces de prédications. « J’ai peu lu de livres français, et ce que j’ai appris du style,... je le tiens des livres latins, et un peu des Grecs, de Platon, d’Isocrate et de Démosthène, dont j’ai lu aussi quelque chose, mais il est d’une étude trop forte pour ceux qui sont occupés d’autres pensées[12]. » L’influence d’Isocrate sur certaines parties du talent de Bossuet, soit directe, comme il résulte de ce témoignage, soit indirecte et transmise par Cicéron, ne peut être méconnue. Bossuet n’est pas seulement un génie vigoureux et saisissant, il est aussi un ouvrier consommé dans tous les secrets d’une élocution nombreuse et brillante; mais cette rhétorique savante ne fait pas de lui un rhéteur, parce qu’il ne poursuit l’éclat que pour les choses, jamais pour lui-même; il est naturellement grand, si naturellement qu’il l’a été jusque dans la cour, jusque dans la théologie! Les splendeurs des oraisons funèbres montrent de quoi l’art est capable, quand l’art est le serviteur désintéressé du beau. Elles ne permettent pas d’imaginer, en fait d’éloquence solennelle, rien au-dessus de Bossuet, si ce n’est Bossuet lui-même, vivant d’une vie nouvelle, interprète d’idées plus larges, dispensé de célébrer les habiletés du chancelier Le Tellier, les pratiques pieuses de la reine, les puériles dévotions de la Palatine repentie, ou la manière dont le grand Condé a reçu les sacremens; pouvant enfin, comme un orateur d’Athènes, entretenir librement la France libre de ses grandeurs ou de ses devoirs.

Il est aisé de trouver dans notre brillante littérature des orateurs et des écrivains qui se rattachent à l’école d’Isocrate par le soin de la composition, ayant appris de lui ou de ses disciples ces tours ingénieux et cette musique du discours qui séduisent à la fois l’esprit et l’oreille[13], mais on n’y rencontre pas facilement un écrivain ou un orateur qu’on puisse appeler un Isocrate, c’est-à-dire qui se montre soucieux avant tout du beau parler, qui, en honorant son talent par ses sentimens nobles et ses sages pensées, semble pourtant les subordonner à ce talent même, et faire en éloquence ce qu’on a appelé de l’art pour l’art. Après Balzac, qui déjà n’est pas du même ordre qu’Isocrate, après Fléchier, qui est moindre encore, on n’en trouve plus. S’éprendre à ce point de la parole pour elle-même est un trait de l’esprit grec, que l’esprit français ne goûte pas ; plus il s’est dégagé et reconnu, moins il a avoué cette rhétorique. Aussi nos prosateurs les plus élégans et les plus habiles à manier la phrase ne se verraient pas volontiers comparés à Isocrate, et cependant, si on ne considère que le goût et le beau langage, il n’en est guère à qui cette comparaison ne fit honneur. Seulement elle ne tiendrait compte ni des saillies d’un esprit original, ni de la nouveauté dans les idées, ni de la vivacité polémique, ni des généreuses ardeurs de l’âme, ni de tout ce qui fait enfin la différence entre un Cicéron et un Isocrate. Et ce que je dis de l’esprit français, je devais le dire en général de l’esprit moderne, qui, à mesure qu’il se développe, met plus de prix aux qualités qui ne sont pas les plus éminentes dans Isocrate, et se détache de celles qui le recommandent le plus. Aujourd’hui la prédication, par sa solennité extérieure, retrace seule une faible image de cet art oratoire disparu; l’église a conservé ainsi quelques formes de la vie antique qui sont loin pourtant de nous la rendre. Dans nos mœurs civiles et politiques, l’orateur est un officier public qui, prenant la parole en vertu de certaines fonctions, s’explique plutôt qu’il ne pérore devant d’autres officiers publics, et en présence d’un auditoire restreint, enfermé dans une salle étroite. Il est de plain-pied avec ceux à qui il parle, il consulte des notes et lit au besoin; il ne fait pas des harangues, mais des conférences. L’éloquence plus libre des réunions populaires en certains pays n’est pas pour cela plus imposante, sauf des accidens extraordinaires, tels que les démonstrations d’O’Connell. En général, le bruit du discours parlé se perd dans celui de la parole imprimée, bien autrement retentissante et universelle, et celui-ci même subjugue par le redoublement et la continuité de son action plutôt que par la grandeur et l’éclat des voix qui le composent. L’œuvre oratoire, étant devenue chose de tous les jours, s’accomplit avec des façons de tous les jours ; elle se réduit de plus en plus à une simple communication entre égaux, à une sorte de conversation soutenue; un homme qui cause supérieurement en parlant tout seul est aujourd’hui un grand orateur. Ce prestige qui mettait l’orateur antique à part et au-dessus de la foule, cet échafaudage qui faisait d’un discours quelque chose d’aussi composé et d’aussi artificiel qu’une tragédie, ne subsiste plus. La rhétorique est donc bien déchue, et comment ne le serait-elle pas, lors- que les arts même qui s’adressent à l’imagination vont aussi donnant de moins en moins aux formes solennelles et à l’appareil classique? Quoique le nom de la rhétorique soit resté dans nos études, il n’y a plus véritablement ni rhétorique ni rhéteurs. On enseigne aux jeunes gens les élémens de l’art d’écrire, on ne façonne plus les hommes faits au métier d’orateur dans des écoles dont les exercices les retiennent toute la vie; il n’y a plus d’institution oratoire comme l’entendait Quintilien. Ainsi l’idéal des modernes en fait d’éloquence s’éloigne toujours davantage de celui que poursuivait Isocrate, et qu’il s’est flatté plus d’une fois d’avoir atteint.

Ici se présente la question si vaste et si complexe des transformations du goût selon les temps, et des lois de progrès suivant les uns, de décadence suivant les autres, auxquelles les littératures obéissent. Je ne voudrais pas m’y perdre, et, la réduisant au contraire le plus possible, je me bornerai à me rendre compte des effets probables du mouvement que j’ai signalé. D’une part, si on dédaigne le beau langage, si on n’y veut plus donner qu’à son corps défendant, comme disait Fontenelle en parlant de ce qu’il appelait le sublime, on est en danger de tomber dans la vulgarité, je dis à la fois dans celle de la langue et dans celle de la pensée; la langue sera effacée et sans couleur, la pensée n’aura plus de distinction ni de dignité. D’un autre côté, une certaine indifférence aux élégances de la forme est l’effet naturel et légitime d’une plus vive préoccupation du fond; le travail du style suppose un loisir qui n’est pas toujours donné à la pensée, et dont c’est quelquefois son droit et même son honneur de se passer. La prose de Voltaire par exemple, tout excellente et tout étonnante qu’elle est, me paraît la moins isocratique qui soit au monde. C’est qu’il n’y en a pas de plus active et de plus pressée d’agir. Ce n’est plus un sculpteur qui taille amoureusement une œuvre d’art, c’est un novateur impatient de se répandre et d’occuper l’attention publique, qui n’a pas plus tôt fini une tâche, qu’il en recommence une autre, et regarde comme perdues les semaines, sinon les journées, où il n’a pas imprimé. Voltaire est le digne héritier de la littérature classique par sa grâce et son élégance naturelle, mais par son improvisation facile il est le père d’une autre littérature toute différente. Nous plaindrons-nous d’avoir eu Voltaire et d’avoir été emportés par lui loin de la Grèce? ou plutôt ne dirons-nous pas avec Molière : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant? » La recherche curieuse des belles formes était d’ailleurs en harmonie avec cette sérénité de l’esprit que nous admirons chez les Grecs, même dans les génies les plus sévères et les plus tristes, et qui ne vient pas seulement de la belle lumière de leur ciel. On nous reproche de l’avoir perdue, on nous dit que c’est par notre faute, parce que nous sommes mauvais, indociles, révoltés ; ne serait-ce pas plutôt parce que nous sommes meilleurs, et que chez nous les grands esprits, au lieu de se réfugier dans ces régions supérieures dont parle Lucrèce pour y échapper aux misères de l’humanité, souffrent au contraire de toutes ses souffrances, qu’ils ressentent jusqu’au moindre mal, jusqu’au moindre vice qui se produit, si bas et si obscurément que ce puisse être, et en demeurent agités et assombris? ne serait-ce pas que de telles préoccupations ne laissent pas toujours à leur pensée la liberté nécessaire pour certaines dévotions du culte de l’art?

Cependant cette religion ne s’éteindra pas. On peut dire seulement que la superstition n’est plus à craindre, et c’est ce qui fait que l’admiration d’Isocrate est aujourd’hui sans danger, et qu’on peut le recommander hardiment pour l’éducation de l’esprit, car il ne saurait être dorénavant que salutaire. Il ne faut plus redouter l’influence des maîtres en bien dire, il ne faudrait pas non plus la mépriser et la croire anéantie. Non-seulement il y aura toujours des amateurs du beau qui le poursuivront aussi ardemment que le vrai, mais, artistes ou connaisseurs, ils ne s’attacheront pas uniquement aux grands effets d’imagination, ils apprécieront aussi des ornemens plus modestes et le bonheur étudié de l’expression, comme parle Pétrone[14]. Ils aimeront ces beautés jusque chez les écrivains en qui elles prédominent sur tout le reste; ils se plairont aux périodes d’Isocrate, comme André Chénier se laissait charmer aux vers de Malherbe là même où Malherbe dit peu de chose. Aucun des mérites de son style ne sera perdu pour eux. Ils goûteront d’abord sa langue exquise, la perfection de la prose athénienne et le meilleur grec qui soit au monde, si j’ose prononcer ainsi, puis son élégance achevée et pourtant sobre et discrète, attique enfin, pour tout exprimer d’un mot; car Isocrate si noble n’est pas moins un attique que Lysias si simple, et on peut lui appliquer à peu près tout ce qu’a si bien dit de celui-ci un jeune écrivain qui est allé chercher le secret de l’atticisme sous le ciel d’Athènes[15]. Enfin la richesse des développemens, la plénitude de la phrase, le nombre, et cette séduction puissante du chant oratoire, lui feront toujours des amis. On n’admirera pas seulement ces dons, on sera tenté quelquefois de lui en dérober quelque chose. On trouvera encore à les employer. La littérature qui travaille pour servir nos opinions, nos intérêts ou nos plaisirs, opinions ardentes, intérêts âpres, plaisirs impatiens et agités, doit tenir nécessairement la plus grande place; mais, quelque besoin que l’humanité puisse avoir des ouvriers littéraires qui parlent ou écrivent ainsi pour un résultat pratique et positif, tous les esprits cependant ne vaqueront pas à cette besogne, et tous les jours ne seront pas pour l’éloquence des jours ouvrables. Elle aura encore ses jours de fête : d’une part, ces solennités publiques où l’appareil oratoire se déploie; de l’autre, ces fêtes privées, pour ainsi dire, que se donne un esprit délicatement passionné pour sa pensée, quand il caresse un sujet aimé dans une œuvre de loisir, pleine des élégances de la composition et du langage; œuvre inutile si l’on veut, et qui ne rend pas en apparence ce qu’elle coûte, mais qui occupe doucement celui qui la fait, quelques-uns encore qui la lisent, et qui les repose du bruit et du tumulte du dehors. Celui qui goûte ces plaisirs, soit qu’il ait la jouissance d’entendre une parole brillante et choisie tomber d’une bouche savante au milieu des applaudissemens d’une belle assemblée, ou qu’il savoure dans le cabinet un de ces livres non pas supérieurs peut-être, mais accomplis, où toutes choses sont dites aussi bien qu’il est possible de les dire, celui-là sait ce que vaut Isocrate, et lui reste fidèle avec Cicéron malgré les Brutus. On comprendra surtout l’art dans lequel il a été si grand maître, si on le détache dans ses œuvres des sujets auxquels il l’applique, et qui souvent ne nous intéressent pas assez, si on le transporte à des choses qui nous touchent davantage, si on l’approprie enfin par la pensée à nos idées et à nos sentimens d’aujourd’hui. Quand nous avons à moraliser, à conseiller, à critiquer, figurons-nous nos observations traduites en langage isocratique, et tant de précision, de finesse et d’élégance employées à les faire valoir : nous serons plus sensibles à ses mérites. Nous les apprécierons mieux encore si nous avons à louer, car c’est où cette éloquence fait merveille, à louer ce que nous admirons et ce que nous aimons : un beau génie, un homme héroïque, ou le plus grand comme le plus cher de tous les héros, la patrie. L’art isocratique est fait pour de telles occasions : son mérite est d’égaler le travail du style aux exigences de l’admiration; il tâche de tout faire resplendir, et l’enthousiasme ne se fatigue pas de cet effort. Pour satisfaire l’enthousiasme, la rhétorique n’a point de tours trop ingénieux, ni de figures trop savantes, ni de périodes trop sonores ou trop cadencées; le goût le plus pur consent alors même à l’apprêt, de même que l’amant ne trouve jamais assez d’ornemens pour parer la femme année, ni assez d’élégances pour l’entourer.


ERNEST HAVET.

  1. M. Pierron, Histoire de la Littérature grecque, 1850.
  2. Auger n’avait pu traduire le discours sur l’Antidosis, qui était perdu, du moins dans sa plus grande partie, et n’a été retrouvé qu’en 1812. Sous ce titre, qui se rapporte à une certaine action judiciaire qu’il est inutile d’expliquer ici, ce discours n’est réellement qu’une longue apologie d’Isocrate par lui-même, le plus intéressant peut-être de ses ouvrages. Auguste Cartelier, ancien élève de l’École normale, mort il y a trois ans, a laissé en manuscrit une traduction du discours sur l’Antidosis, qui sera prochainement publiée.
  3. C’est Boissonade qui a fait l’article Isocrate dans la Biographie universelle.
  4. Cela est très bien démêlé et développé dans le livre de M. J. Denis, Histoire des Théories et des Idées morales dans l’antiquité.
  5. La lettre sur Diodote, qui est censée adressée par Isocrate à Philippe pendant la guerre, est apocryphe comme toutes les autres lettres missives.
  6. La Fontaine appelle ainsi Cicéron, mais ces expressions désignent encore mieux Isocrate.
  7. What need the bridge much broader than the flood?

    (Much ado about nothing. — Beaucoup de bruit pour rien), à la fin de la scène première.

  8. Quel monstre de carnage avide
    S’est emparé de l’univers?
    Quelle impitoyable Euménide
    De ses feux infecte les airs?
    Quel dieu souffle en tous lieux la guerre?

    Et quinze vers plus loin :

    Mais quel souffle divin m’enflamme?

    Et encore :

    Où suis-je? quel nouveau miracle
    Tient encor mes sens enchantés?
    Quel vaste, quel pompeux spectacle
    Frappe mes yeux épouvantés?

    (J.-B. Rousseau, Ode sur la naissance du duc de Bretagne.)

  9. Publié par M. Babington à Cambridge, d’après un papyrus du British Museum, 1858. M. Dehèque a donné la première édition française de ce même texte, et en même temps qu’il le publiait, il l’a traduit. Il fallait la découverte de ces textes nouveaux pour qu’il y eût quelque chose à ajouter ici à l’Essai sur l’Oraison funèbre de M. Villemain.
  10. Quelles phrases par exemple que celles du remercîment pour Marcellus, qui retracent les merveilles de la vie de César, égalant la grandeur des objets par celle des paroles et sonnant, pour ainsi parler, les plus belles fanfares dont ait été saluée jamais la gloire si retentissante de la guerre ! Obstupescent posteri certe imperia, provincias, Rhenum, Oceanum, Nilum, pugnas innumerabiles, incredibiles victorias, monumenta, munerd, triumphos audientes et legentes tuos. Je cite sans traduire, profitant de ce que cette fois le texte n’est que du latin : ce serait dommage d’éteindre dans une traduction l’éclat de cette langue sonore.
  11. Cette réflexion fait penser à Pline le Jeune; elle lui est applicable sans doute, mais d’une autre manière qu’à Balzac, dont il diffère tant par l’importance et la dignité personnelle. Il est inutile d’ailleurs de comparer Isocrate et Pline, puisque celui-ci appartient à un siècle de raffinement littéraire, et n’est que l’élève des maîtres de l’époque classique, tandis qu’Isocrate professe un art nouveau.
  12. Écrit inédit publié par M. Floquet dans ses Études sur la vie de Bossuet, t. II, p. 507.
  13. Il a plu à Vauvenargues de faire un portrait de Fontenelle sous le nom d’Isocrate, sans doute parce que l’un et l’autre ont vécu près de cent ans, et que l’un et l’autre sont de beaux-esprits peu passionnés; mais le talent de Fontenelle n’a absolument rien d’oratoire, et par conséquent ne ressemble à celui d’Isocrate en aucune façon.
  14. Curiosa felicitas (en parlant d’Horace).
  15. Des Caractères de l’atticisme dans l’éloquence de Lysias, par M. Jules Girard.