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Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.3

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 45-59).

chapitre iii.


Polvérel et Ailhaud arrivent à Saint-Marc. — Intrigues de Roi de la Grange, J. B. Decoigne, Savary aîné, Lapointe, etc. — Tentative d’une nouvelle confédération contre-révolutionnaire. — Les deux commissaires vont au Port-au-Prince. — Tactique des colons de cette ville et des paroisses voisines. — Départ d’Ailhaud pour le Sud et son retour en France. — Esprit factieux de Jacmel, de Jérémie et d’autres communes du Sud. — Polvérel se rend aux Cayes. — Il remplace Montesquiou de Fesenzac par Harty. — Il fait attaquer les nègres insurgés campés aux Platons. — Mouvemens séditieux aux Cayes contre Polvérel. — Il retourne dans l’Ouest.


Les commissaires Polvérel et Ailhaud étaient partis du Cap sur la frégate l’Astrée, le 29 octobre 1792 : le 2 novembre, ils arrivèrent à Saint-Marc.

Cette ville avait pour maire, Savary aîné, que Roume a osé comparer à Washington. C’était sans doute un homme de capacité parmi les mulâtres, mais n’ayant ni les lumières de Pinchinat, ni la bonne foi de Bauvais, ni le patriotisme ardent de Rigaud. Né à Saint-Marc, il exerçait beaucoup d’influence sur les hommes de couleur de tout le quartier de l’Artibonite, comme homme d’action, de même que Pinchinat par ses idées politiques. D’accord avec ce dernier, il avait dirigé sa classe pour faire accéder les blancs au concordat du 11 septembre 1791 ; il avait encore aidé Pinchinat à faire consentir les blancs, au traité de paix et d’union conclu à Saint-Marc, le 21 avril 1792, par lequel fut créé un conseil de guerre général chargé de diriger les affaires publiques des paroisses confédérées, comprenant Saint-Marc, les Gonaïves, la Petite-Rivière et les Vérettes. On a vu dans le dernier chapitre du livre Ier, que cette confédération, de même que celle de la Croix-des-Bouquets, avait eu lieu entre les hommes de couleur et les blancs partisans de l’ancien régime colonial, c’est-à-dire les vrais royalistes, visant à la contre-révolution à Saint-Domingue. Parmi ces derniers, Jean-Baptiste Decoigne, écrivain de la marine, agent du gouvernement colonial, était un des plus influens. Le traité de paix et d’union fut signé par lui et par Pinchinat.

En prononçant, au Cap, la dissolution du conseil de Saint-Marc, en même temps que celui de Jérémie, de l’assemblée coloniale et des autres corps administratifs, la commission nationale civile froissait les prétentions des hommes qui les composaient. En opérant l’arrestation et l’embarquement de Blanchelande et des autres agens de la contre-révolution, ceux de Saint-Marc et de tous autres lieux de la colonie devaient redouter le même sort. Plusieurs d’entre eux étaient venus à Saint-Marc, du Port-au-Prince et d’autres communes de l’Ouest : ils étaient donc nombreux dans cette ville, lorsque Polvérel et Ailhaud y arrivèrent. Ils savaient que la loi du 4 avril prescrivait à la commission civile d’arrêter et de renvoyer en France, les auteurs des troubles de Saint-Domingue ; et par leur proclamation du 24 septembre, les trois commissaires avaient déclaré « qu’ils poursuivraient les méprisables conspirateurs qui avaient voulu faire des droits des citoyens, ci-devant qualifiés de couleur, une spéculation contre-révolutionnaire. » Or, nous venons de dire que le fait avait suivi la menace, par la déportation de Blanchelande et des autres agens de l’ancien régime, désignés par l’assemblée coloniale et ses partisans comme les auteurs des troubles de la colonie.

Parmi ceux de Saint-Marc, Decoigne et Roi de la Grange étaient les plus actifs. Ce dernier, comme nous l’avons dit, avait été secrétaire de Peinier et de Blanchelande ; ce fut lui qui assassina Praloto : ce crime était resté impuni jusqu’alors, par l’impuissance ou peut-être par la connivence des juges, anciens membres du gouvernement colonial. Le rôle infâme que Decoigne et Roi de la Grange avaient toujours joué dans les mouvemens populaires semblait les désigner à la sévérité des commissaires venus à Saint-Marc. Ils mirent tout en œuvre pour exciter les habitans contre leur autorité, en persuadant même aux hommes de couleur qu’ils pourraient aussi être arrêtés et expulsés de la colonie, pour s’être unis avec les contre-révolutionnaires. Plusieurs de ces hommes occupaient des fonctions publiques dans l’Artibonite : Antoine Chanlatte était capitaine général de la garde nationale de Saint-Marc.

Certes, Savary, resté le plus influent parmi eux depuis l’absence de Pinchinat, pouvait déjouer ces intrigues, en faisant valoir à leurs yeux l’honneur fait à Pinchinat d’être le premier appelé à faire partie de la commission intermédiaire. Mais, loin d’user de son influence dans ce but qui eût été si louable de sa part, il seconda les intrigues des contre-révolutionnaires. Il est présumable, selon nous, que Savary y fut déterminé par la jalousie qu’il dut ressentir de cette distinction même faite aux talens de Pinchinat et des autres hommes de couleur appelés comme lui à la commission intermédiaire. Nous aurons occasion, par la suite, de démontrer que cette misérable passion n’occasionna que trop de funestes résolutions de la part de certains mulâtres, envieux de la position supérieure accordée à quelques-uns de leurs frères, ou acquise par leurs talens et leur capacité. Nous attribuons à cette cause la conduite de Savary, et non à la crainte d’être déporté par les commissaires civils, ni aux projets qu’on leur prêtait de vouloir préparer l’affranchissement des esclaves.

La plupart des mulâtres et nègres libres, Bauvais, Rigaud, possédaient aussi des esclaves et n’agirent pas de même que Savary ; et nous avons prouvé que, loin d’avoir les tendances, les projets qu’on leur prêtait, les commissaires civils, au contraire, n’avaient que trop parlé en faveur du maintien de l’esclavage dans la colonie. Leurs déclarations improvisées du 20 septembre, celles consignées ensuite dans leur proclamation du 24, donnaient le démenti le plus formel aux calomnies répandues contre eux ; et aucun acte extérieur de leur part n’avait pu y donner lieu.

Sans doute, nous verrons Savary, de même que Lapointe, que Labuissonnière et d’autres mulâtres et nègres libres, dans leur honteux égoïsme, pour ne pas concourir à la liberté générale des noirs, se soustraire à l’autorité des commissaires civils et se jeter avec les colons dans les bras des Anglais ; mais ce sera l’effet d’une autre situation que celle qui existait en novembre 1792.


Quoi qu’il en soit, aussitôt l’arrivée de Polvérel et Ailhaud à Saint-Marc, des citoyens excités vraisemblablement par eux, par Polvérel du moins, s’adressèrent à la municipalité pour demander l’autorisation d’ouvrir un club des Amis de la convention nationale, à l’instar de celui du Cap. Ajoutant foi aux démonstrations de patriotisme des colons partisans des idées et des projets de l’ancienne assemblée de Saint-Marc, et voulant les opposer aux agens de l’ancien régime ; ignorant d’ailleurs les excès auxquels se livrait déjà le club du Cap, ils pensaient sans doute que l’organisation du club de Saint-Marc était un moyen de combattre l’influence des contre-révolutionnaires. Mais Decoigne et Roi de la Grange, de leur côté, portèrent ces derniers à demander à la municipalité, que l’autorisation sollicitée ne fût pas accordée.

La municipalité renvoya ces deux demandes contraires à la décision des commissaires civils. Afin d’éviter une collision inévitable à Saint-Marc, ils se virent contraints d’engager les partisans du club à ajourner leur projet. On accusa le pusillanime Ailhaud d’avoir secrètement improuvé les dispositions de Polvérel en faveur du club, et d’avoir enhardi les agitateurs par cette coupable faiblesse.

Triomphans et fiers du succès de leurs intrigues, Decoigne et Roi de la Grange rassemblèrent leurs partisans en armes et se portèrent avec eux chez les commissaires civils : ils leur déclarèrent qu’ils ne souffriraient point l’embarquement d’aucun des habitans de Saint-Marc. Polvérel montra en cette circonstance toute la fermeté de son caractère. Agissant toujours par la persuasion et la puissance de la raison, il fit tous ses efforts pour rappeler les factieux à leurs devoirs. Les commissaires publièrent à cet effet une proclamation pour appeler autour d’eux les patriotes soumis aux lois. Les hommes de couleur parurent se ranger de leur côté ; mais ayant alors ordonné l’arrestation de Decoigne et de Roi de la Grange, A. Chanlatte leur déclara l’impossibilité d’exécuter cet ordre. Ils requirent alors les commandans des frégates l’Astrée et la Sémillante de leur prêter main-forte ; voyant ces dispositions, ces deux factieux se sauvèrent. On arrêta un de leurs émissaires qui eut l’insolence d’annoncer qu’ils ne tarderaient pas à revenir en force.

En effet, le lendemain de cette agitation tumultueuse, on apprit que les nègres des hauteurs de Saint-Marc s’étaient soulevés, en commettant des excès ; ce mouvement s’étendit bientôt dans la commune de l’Arcahaie. On eut lieu de croire qu’ils y avaient été excités par Decoigne et Roi de la Grange. Pour apaiser ces troubles, A. Chanlatte dut leur promettre de leur accorder un jour franc de travail par chaque semaine.

La ville de Saint-Marc, néanmoins, resta entièrement sous l’influence des royalistes contre-révolutionnaires.


Polvérel et Ailhaud, ne pouvant obtenir le concours des hommes de couleur pour abattre l’influence des royalistes, se décidèrent à partir pour le Port-au-Prince. Dès qu’ils se furent éloignés, Decoigne, quoique fugitif, poussa ses partisans à l’organisation d’une nouvelle confédération à Saint-Marc contre l’autorité de la commission civile. Il écrivit une lettre à cet effet, où il citait celle de Cougnac-Mion, de Londres, par laquelle ce colon avait dénoncé les commissaires comme venant à Saint-Domingue pour préparer l’affranchissement général des esclaves. Cette tentative ne réussit pas, quoique la ville de Saint-Marc et les paroisses voisines eussent adopté le plan de Decoigne. La commune du Mirebalais dénonça ce plan aux commissaires civils : celle de l’Arcabaie le dénonça aussi, après que Lapointe eut vainement tenté de l’y entraîner. Enfin, la municipalité de Saint-Marc elle-même, convaincue de l’impossibilité d’exécuter le plan de cette confédération, sans doute par les succès de Sonthonax au Cap contre les factieux, et par l’accueil fait au Port-au-Prince à Polvérel et Ailhaud, le dénonça à son tour, mais tardivement, aux commissaires civils. En cette circonstance, Polvérel lança un mandat d’amener contre Lapointe et quelques autres hommes de couleur de l’Arcabaie qui participaient à ses projets ; mais bientôt il le révoqua, par ménagement pour cette classe d’hommes. Peut-être y fut-il aussi déterminé par mesure de prudence, afin de ne pas exaspérer Lapointe qui, ainsi que Savary, ne manquait pas de courage et d’habileté. L’arrestation de Lapointe, si elle eût manqué, ou même en réussissant, eût donné crédit au bruit répandu à Saint-Marc, de l’intention des commissaires civils de déporter aussi les hommes de couleur ; et alors il eût pu arriver que les principaux d’entre eux, au Port-au-Prince et ailleurs, se fussent jetés tout à fait dans les projets des contre-révolutionnaires. La commission civile eût perdu ainsi la principale force sur laquelle elle pouvait compter pour empêcher, et la contre-révolution et la séparation de Saint-Domingue de la France. Polvérel avait trop de perspicacité pour ne pas découvrir ce funeste résultat : ses sentimens honnêtes et modérés devaient d’ailleurs l’en détourner.

Arrivés au Port-au-Prince, Polvérel et Ailhaud y furent parfaitement accueillis par la généralité des habitans de toutes couleurs.

Les blancs de cette ville, toujours parlisaus des idées et des vues de l’ancienne assemblée de Saint-Marc, agissant comme ceux du Cap dirigés alors par Daugy, Raboteau et autres, affectèrent le plus grand enthousiasme en faveur de la révolution et de la convention nationale : ils réussirent à séduire les commissaires civils. Leur but secret était d’employer l’autorité de la commission civile, comme ils faisaient en ce temps-là au Cap, à opérer l’arrestation et la déportation des partisans de l’ancien régime, pour se débarrasser de ces adversaires, sauf à se débarrasser ensuite des commissaires eux-mêmes, et à appesantir alors leur haine contre les hommes de couleur qui s’étaient confédérés avec les contre-révolutionnaires. On ne peut se dissimuler que cette tactique des colons de Saint-Domingue n’ait été fort habile : ils l’ont constamment pratiquée. Et si Polvérel et Sonthonax réussirent à la déjouer durant leur mission, les colons ne persistèrent pas moins à l’employer. Elle obtint le succès qu’ils désiraient, quand les événemens eurent placé Toussaint Louverture à la tête de l’armée coloniale. Ils le secondèrent puissamment dans les démêlés qu’il eut avec Sonthonax et Hédouville, pour arriver à cette espèce d’indépendance bâtarde qui a existé en 1801, dans laquelle ils ont joué un rôle influent. Leur but final étant de rétablir l’esclavage des noirs, il fallait commencer par la compression, sinon par l’extermination des anciens libres, mulâtres et nègres. Toussaint Louverture ne servit que trop leurs desseins, dans ses dissensions avec Rigaud, et pendant la déplorable guerre du Sud. Est-ce à dire, cependant, que le directoire exécutif ne contribua pas à cette guerre ? C’est ce que nous examinerons plus tard.

Lorsque les colons du Port-au-Prince apprirent que Polvérel avait improuvé l’impôt du quart de subvention établi par la commission intermédiaire et sanctionné par Sonthonax, ils redoublèrent de témoignages de confiance envers Polvérel : leur but était d’exciter la mésintelligence entre ces deux agens de la métropole, pour pouvoir mieux les dominer, sinon les expulser. Ils offrirent à Polvérel des contributions volontaires pour subvenir aux dépenses publiques. Le Port-au-Prince offrit un million ; la Croix-des-Bouquets un million et demi ; d’autres communes de l’Ouest suivirent leur exemple, mais ces offies ne furent point exécutées. Le Port-au-Prince ne donna effectivement que 60,000 francs.


Rassurés enfin sur le bon esprit de la commune du Port-au-Prince et des autres communes de l’Ouest, suivant toutes ces apparences, les commissaires décidèrent entre eux que Polvérel y resterait, tandis qu’Ailhaud se rendrait dans le Sud. Celui-ci partit en effet, le 19 novembre, sur la frégate la Sémillante ; mais au lieu d’y aller, il se fît porter en France. Effrayé déjà des difficultés que rencontrait la commission civile, Ailhaud ne se sentit pas le courage de lutter plus longtemps contre les obstacles qu’il prévoyait pour l’avenir. À son arrivée en France, il subit une accusation qui n’eut pas de suite, parce que le conseil exécutif provisoire reconnut que la faiblesse de son caractère avait été seule cause de sa fuite. Ailhaud put se considérer heureux d’un tel résultat, surtout en 1795 ; mais ce qu’il a gagné en sécurité personnelle, il l’a perdu en considération. On pourrait dire qu’il n’a fait du tort qu’à lui-même, si l’on peut jamais excuser un homme qui faillit ainsi devant les dangers d’une position qu’il a acceptée.

Plus d’un mois après son départ du Port-au-Prince, Polvérel fut assuré qu’il ne s’était pas rendu dans le Sud. Cette fuite honteuse obligea Polvérel à aller lui-même dans cette province pour y faire exécuter la loi du 4 avril, lorsque sa présence était nécessaire au chef-lieu de l’Ouest.

En conséquence, il se dirigea sur Jacmel où les hommes de couleur n’avaient pu se présenter depuis quelque temps, par l’opposition mise par les blancs de cette ville, à ce qu’ils s’y tinssent armés : circonstance qui les contraignait à errer dans les campagnes. Arrivé aux portes de cette ville, accompagné de quelques-uns, les blancs voulurent l’y admettre seul. Il essaya vainement toutes les formes conciliantes qui étaient dans son goût et son caractère, pour les porter à renoncer à leur désobéissance : tout fut inutile, et il dut renoncer à y pénétrer lui-même. Dirigés par les préjugés et les préventions des colons du côté Ouest de l’assemblée coloniale, les blancs de Jacmel poussaient leur haine contre les mulâtres jusqu’au ridicule et à l’absurde. Quand ils avaient à écrire les mots — hommes de couleur, ils mettaient simplement hommes de… pour ne pas écrire le mot de couleur qui leur était odieux. Garran fait savoir que c’était ainsi dans d’autres lieux de la colonie, avant la loi du 4 avril[1]. Cette particularité suffrait seule à faire apprécier l’esprit qui animait ces misérables, si l’histoire n’avait pas à signaler des fails réellement monstrueux de leur part.


Les sentimens des blancs dans le Sud n’étaient pas plus favorables à la loi du 4 avril, et aux hommes de couleur qu’elle appelait à l’égalité des droits politiques. Jérémie surtout se distinguait dans cette haine commune à tous les colons. Cette paroisse, à la suite de rixes survenues entre des blancs et des hommes de couleur, depuis le passage de Blanchelande dans ce quartier, avait remis en prison les femmes et les enfans de ces derniers, et l’un d’eux, un nègre libre nommé Thomany, qui blessa un blanc au bras : il était le frère de celui que nous verrons paraître sur la scène politique avec honneur dans la suite de notre histoire.

À l’occasion de ces détentions, la guerre s’était rallumée entre les deux classes. Les hommes de couleur réclamèrent en vain la mise en liberté de Thomany. Les blancs séquestrèrent leurs biens comme mesure de sûreté générale. Les hommes de couleur, poursuivis par leurs ennemis qui armèrent de nouveau leurs esclaves contre eux, furent contraints à passer par les montagnes pour se retirer dans d’autres paroisses ; mais ils ne cédèrent pas le terrain, sans avoir guerroyé et tué ou blessé plusieurs des forcenés qui les poursuivaient. Ils firent des prisonniers qu’ils gardèrent, par forme de représailles pour la détention de Thomany.

Informé de cet état de choses, Polvérel écrivit infructueusement aux colons : il leur envoya des commissaires conciliateurs qui se rendirent à Jérémie inutilement. Quoique dissous par la commission civile, le conseil d’administration de la Grande-Anse ne continua pas moins d’agir. Il établit même des impôts territoriaux dans ce quartier, le tenant ainsi dans une complète indépendance de la commission civile. Ces colons préludaient de cette manière à la résolution qu’ils prirent, à la fin de l’année 1795, de livrer Jérémie et tout le quartier de la Grande-Anse aux Anglais.


Le refus fait par les blancs de Jacmel de recevoir Polvérel avec les hommes de couleur qui l’accompagnaient, l’avait porté à retourner au Port-au-Prince d’où il repartit bientôt pour les Cayes. Avant de partir, il remarqua qu’une coalition se formait entre les blancs partisans de l’indépendance de la colonie, et ceux qui voulaient opérer la contre-révolution : mais il compta beaucoup sur ceux qui lui avaient paru attachés à la révolution. En allant aux Cayes, c’était surtout pour entreprendre de réduire les nègres insurgés qui étaient toujours restés campés aux Platons, malgré les nombreux affranchissemens accordés par Rigaud. Il espérait que s’il réussissait dans cette entreprise, il rallierait à son autorité les colons de toutes les opinions, en même temps qu’en faisant exécuter complètement la loi du 4 avril, il réunirait autour de lui tous les hommes de couleur. Mais, compter sur la sagesse des colons à se soumettre à l’égalité avec cette classe, c’était ne pas les connaître. Les hommes de couleur de l’Ouest et du Sud seuls répondirent à son attente. Bauvais et Rigaud les guidèrent dans ces sentimens.

Le général de Montesquiou-Fesenzac, désigné pour commander le Sud, s’était rendu aux Cayes : il n’avait pas tardé à être dégoûté de tout ce qui s’y passait et à retourner en France. Dès son arrivée aux Cayes, dans le courant de janvier 1795, Polvérel éleva Harty, lieutenant-colonel du bataillon de l’Aube, au grade de général commandant la province du Sud par intérim. Le bataillon s’élevait à quatre cents hommes environ. Polvérel ordonna à Harty de marcher avec ces troupes contre les Platons, et il l’accompagna lui-même dans cette expédition qui obtint un plein succès. Les nègres insurgés en furent délogés, et se réfugièrent dans les mornes voisins ou dans la plaine des Cayes. Leurs femmes, leurs enfans et leurs vieillards furent massacrés avec la plus grande cruauté par les soldats, et de nombreux combattans perdirent la vie. Ni les colons ni les hommes de couleur ne voulurent concourir au succès de cette expédition : ce fut heureux pour les insurgés.

Au moment où Polvérel concertait avec Harty les moyens de pourchasser les nègres réfugiés dans la plaine, il apprit qu’une insurrection de ceux de la plaine du Cul-de-Sac venait d’éclater, en même temps que des mouvemens populaires au Port-au-Prince. Il prit immédiatement la résolution de retourner dans l’Ouest, en emmenant avec lui le bataillon de l’Aube. C’était dans les derniers jours de février.

Mais les blancs des Cayes et de Torbeck s’agitèrent violemment pour s’opposer au départ de cette troupe. Ils se formèrent en assemblée de commune permanente. Delaval, maire des Cayes, était un ex-député à l’assemblée coloniale dissoute au Cap : il contribua à porter tous les colons, sans distinction d’opinions, à se réunir dans un commun accord contre Polvérel, à propos de la déportation qu’il ordonna dans ces momens, contre le greffier de la sénéchaussée qui persistait à intituler les jugemens : au nom du roi, lorsqu’il fallait écrire au nom de la nation. Les colons ne prétendaient qu’à arrêter Polvérel lui-même et à le déporter. Mais sa fermeté leur en imposa : le greffier dut obéir. Il fit ensuite arrêter et déporter trois autres agitateurs qui s’étaient le plus fait remarquer à cette occasion.


Dans ces circonstances, après de vaines tentatives faites pour combattre les insurgés, Polvérel quitta la ville des Cayes pour se rendre dans l’Ouest : il y retourna seul, en s’embarquant, le 19 mars 1795, sur la frégate la Fine. Les nègres insurgés, rendus furieux par les massacres opérés sur leurs malheureuses femmes, leurs enfans et leurs vieillards, incendièrent les habitations de la plaine et commirent tous les ravages possibles, pour se venger de ces atrocités. La postérité impartiale peut-elle les blâmer ?


Remarquons encore ici que c’était à tort qu’on accusait les commissaires civils d’être porteurs d’instructions pour préparer l’émancipation générale des esclaves. Nous avons cité tout au long celles qu’ils reçurent du roi, d’après la loi du 4 avril : aucune autre autorité ne pouvait leur en donner de particulières ; et certes, ces instructions ne font nullement pressentir le projet de la liberté générale. Il faut convenir en outre, que c’aurait été de leur part une étrange manière de préparer ce grand acte de justice, — que de débuter par les déclarations que nous avons signalées, et ensuite de faire combattre les noirs insurgés dans le Nord et dans le Sud, comme cela avait lieu en même temps des deux côtés. Car tandis que Laveaux, par les ordres de Sonthonax, poursuivait ceux du Nord, Harty, par les ordres de Polvérel, attaquait ceux du Sud qu’il dispersait en massacrant femmes, enfans et vieillards, et cela, sous les yeux de Polvérel. Les troupes qui vinrent avec eux étaient destinées à faire rentrer les ateliers révoltés dans le devoir et la soumission : ce sont les termes des instructions du roi, et ils ne négligèrent rien dans ce but.

  1. Note mise à la page 267 du tome 3 du Rapport.