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Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.4

La bibliothèque libre.
Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 117-152).

chapitre iv.


Bauvais, cerné à Jacmel, se plaint à Toussaint Louverture et à Roume. — T. Louverture fait fusiller son aide de camp. — Réponse de Roume. — Combat et prise de Tavet par Birot. — Il est blessé et blâmé par Bauvais. — Préparatifs de défense. — La réponse de Roume porte Bauvais à abandonner Jacmel. — Sa lettre d’adieux aux officiers supérieurs. — Réflexions à ce sujet. — Naufrage et mort de Bauvais. — Birot prend le commandement de Jacmel. — Ecrits de T. Louverture et de Rigaud. — Prise du poste de Bellevue. — Proclamation de T. Louverture, du 11 novembre. — Dessalines marche contre Jacmel. — Investissement et siège de Jacmel. — Tentative infructueuse de Rigaud pour le dégager. — Fuite de Birot et d’autres officiers. — Capture d’une flotille de T. Louverture par les Anglais. — Pétion va prendre le commandement de Jacmel. — Continuation du siège. — Evacuation de la place. — Proclamations de Rigaud et de T. Louverture.


Nous avons laissé Bauvais, tranquille spectateur à Jacmel, de l’occupation du Petit-Goave et du Grand-Goave par les troupes de Rigaud. Mais nous allons le voir contraint d’agir contre les manœuvres de Rigaud et de T. Louverture, qui, tous deux, avaient intérêt à le voir sortir de son inconcevable neutralité.

Dès la prise du Petit-Goave, Rigaud chargea le chef de bataillon Bouchard, de la demi-brigade de Faubert, de gagner à sa cause Lafortune et Conflans, ces deux noirs dont nous avons parlé dans notre 3e livre, qui exerçaient une grande influence dans la commune de Baynet, et surtout dans les cantons de la Vallée et de la Montagne. Ces deux hommes étaient devenus importans, depuis que Bauvais et Rigaud les avaient employés à soulever les populations, contre A. Chanlatte que Sonthonax avait placé à Jacmel. Rigaud voulait s’appuyer sur eux, pour entraîner Bauvais à se prononcer en sa faveur avec la légion de l’Ouest. Mais Bauvais réussit à éteindre leur insurrection, en envoyant contre eux le chef de bataillon Benjamin Ogé, de la légion[1].

Après cet insuccès de Rigaud, T. Louverture, étant à Léogane dans les premiers jours de juillet, fit donner à son tour des instructions à Lafortune et Conflans, pour exciter les cultivateurs en faveur de sa cause. Ces deux hommes étaient secondés par les nommés Gilles Bambara, Massanga, Mentor Raison et Germain Lavalette. Ils reprirent les armes pour le général en chef. Cette fois encore, Bauvais essaya de comprimer leurs mouvemens par Ogé, qui fut assailli par leurs bandes et contraint à rentrer à Jacmel. Dès-lors, T. Louverture fut assuré qu’il y avait pour lui une force placée entre Rigaud et Bauvais, qui empêcherait leur jonction.

Il ne s’arrêta pas à cette précaution utile au succès de sa guerre contre le Sud. Il avait agi à l’ouest de Jacmel, il voulut agir aussi à l’est de cette ville.

Dans notre 3e livre, nous avons parlé d’une entrevue qu’il eut au Mirebalais avec Mamzelle, chef des noirs du Doco, que Borel avait employé, en 1793, contre les hommes de couleur du Cul-de-Sac. Procédant comme ce marquis-colon et dans l’intérêt de ses semblables, T. Louverture gagna Mamzelle et un autre chef de ces indépendans, nommé Joseph Aquart, secondés par un blanc du nom de Gay, pour chasser de Saltrou et de Marigot les troupes de Bauvais, commandées par Desvallons. Après quelques combats où ce dernier fut appuyé par Magloire Ambroise, noir ancien libre, ces deux bourgs tombèrent au pouvoir des partisans de T. Louverture, et Desvallons fut forcé de replier sur Jacmel. Mamzelle fit tuer tous les hommes de couleur que ses bandes purent atteindre.

Lamour Desrances, noir africain, se tenait dans les montagnes du Port-au-Prince, en faisant des incursions au Cul-de-Sac. Il était favorable aux hommes de couleur et correspondait avec Bauvais par la montagne de la Selle ; mais il ne put empêcher les auxiliaires de T. Louverture d’envahir l’arrondissement de Jacmel.

En même temps, et pour soutenir Lafortune et Conflans, T. Louverture fit occuper l’habitation Tavet, sur les limites montagneuses de Jacmel et de Léogane. La 11e demi-brigade, commandée par Néret, homme de couleur, y campa et se fortifia.

Ainsi, Bauvais était resserré dans la ville de Jacmel, à l’ouest, à l’est et au nord. Ces opérations démontrent l’intelligence et l’habileté de T. Louverture. Désormais, il n’avait plus rien à craindre de Bauvais, dans le cas où il eût voulu appuyer Rigaud.

Bauvais, se voyant ainsi traqué, se plaignit à T. Louverture lui-même de ces agressions contre sa neutralité. Il lui envoya un noir nommé Gressier, son aide de camp, qui fut fusillé par ordre du général en chef, sous le prétexte que cet officier avait mal parlé de lui[2]. Il écrivit le 17 juillet à Roume, pour se plaindre également, et de la violence que T. Louverture faisait à sa neutralité, et des massacres commis par ses partisans contre des hommes de couleur, en implorant de ce perfide agent d’interposer son autorité. C’était s’adresser à un juge prévaricateur, intéressé aux maux, aux crimes qui se commettaient. Mais, forcé dans ses retranchemens d’une neutralité inintelligente, Bauvais envoya Birot, colonel de la légion de l’Ouest, occuper l’habitation Besnard, assez près de celle de Tavet, avec 500 hommes de cette légion appuyés de gardes nationaux. Birot eut ordre de ne pas attaquer les troupes du général en chef, dans l’espoir d’une réponse favorable de Roume.

Cette réponse fut concertée avec le philosophe qui, dans l’intervalle, s’était porté dans le Nord. Elle est datée du Cap, le 9 août : elle défendait le général en chef qui, selon Roume, avait dû prendre ses sûretés contre Bauvais, séduit par Rigaud. T. Louverture avait raison de se prémunir contre ce général qui ne se prononçait pas ; mais Roume était coupable, en accusant Bauvais d’avoir été gagné par Rigaud, pour pouvoir justifier l’homme des colons et du Directoire. Enfin, pour frapper l’âme timorée de Bauvais d’un dernier coup, Roume, plus coupable que faible, adressa sa réponse :

« À Louis-Jacques Bauvais, ci-devant général de brigade au service de la République française, et commandant de l’arrondissement de Jacmel, actuellement chef des révoltés du même arrondissement, sous les ordres du traître Rigaud.  »

Ce fut un coup de massue sur la tête de Bauvais : son esprit se troubla, quand il reçut cette lettre imaginée par le machiavélisme de Roume et de T. Louverture. Le blanc se réunit au noir, pour accabler le pauvre mulâtre qui avait cru pouvoir garder la neutralité dans une question où il était nécessairement intéressé. Dès le mois de juin, Bauvais avait écrit à Roume pour lui demander sa démission. Le 2 juillet, il lui écrivit de nouveau en sollicitant l’autorisation d’aller au Cap auprès de lui, ou à Santo-Domingo, où était Kerverseau. Il déclara à Roume qu’il avait eu la pensée de quitter son poste, et de partir par un bâtiment de commerce qui était à Jacmel. Roume refusa d’accéder à toutes ces demandes, d’accord avec le général en chef.

Mais, occupé à éteindre l’insurrection du Nord, T. Louverture n’envoya pas à Bauvais cette lettre foudroyante, aussitôt qu’elle fut écrite : il attendit sa pacification sanglante. Aussi bien, n’étant écrite que le 9 août, cette réponse de Roume avait une apparence spécieuse de vérité à l’égard de Bauvais : spécieuse, en ce que l’agent, si digne du Directoire exécutif, ne tenait aucun compte de l’attaque des partisans de T. Louverture à Saltrou et à Marigot, de la prise de ces bourgs par eux, ni de l’insurrection de Lafortune et Conflans, à l’ouest de Jacmel. Et voici ce qui semblait légitimer l’accusation de Roume contre Bauvais.

Le 5 août, après bien des manœuvres de la part des chefs placés à Tavet, Birot s’était vu contraint d’attaquer la 11e demi-brigade. Il fut blessé dans ce combat et y perdit 150 légionnaires ; mais il chassa la 11e de Tavet, malgré la force supérieure de ce corps, sa défense opiniâtre et la position avantageuse qu’il occupait. À cause de sa blessure, Birot laissa le commandement de sa troupe à Gautier, chef de bataillon de la légion, et rentra à Jacmel.

À son arrivée en cette ville, Bauvais le blâma publiquement d’avoir attaqué les troupes de T. Louverture, et l’accusa d’avoir violé sa propre neutralité. Néanmoins, convaincu qu’il lui fallait combattre maintenant, il fit les meilleures dispositions, non pour attaquer de nouveau les troupes du général en chef, mais pour leur résister dans la place de Jacmel, prévoyant bien que T. Louverture marcherait contre lui. Il fortifia cette place, pourvut à tout avec une intelligence et un sang-froid admirables, Bauvais avait toute la trempe d’un vrai militaire : il était un ancien élève du collège de La Flèche, en France. Ces préparatifs de défense accrurent le courage de cette belle légion de l’Ouest qu’il avait commandée, de tous les hommes valides qui étaient dans Jacmel. Des officiers d’une valeur éprouvée, comme leurs soldats, maintenaient dans leurs rangs cette discipline sévère qui distingua ce corps et qui était due à Bauvais. Ces officiers étaient Birot, Gautier, Ogé, Brunache, Bazelais, Pierre Fontaine, Dupuche, Borno Déléard : les autres, de grades inférieurs, étaient animés du même esprit.

Deux jours après la prise de Tavet, Gautier l’avait abandonné pour se reporter à Besnard, à cause de la putréfaction des cadavres, et peut-être parce qu’il avait appris le blâme donné à Birot par Bauvais. Celui-ci devait être plutôt satisfait que mécontent de l’abandon de Tavet, qui entrait dans son système de neutralité. Néret vint réoccuper cette position.

Rigaud, présent alors parmi ses troupes (dans les premiers jours d’août), en apprenant le combat de Tavet, avait envoyé Pétion à la tête de 500 hommes pour renforcer ceux de la légion de l’Ouest dans cette position : il était satisfait de ce résultat qui contraignait Bauvais à prendre parti pour lui, croyait-il. Mais Pétion dut revenir a Bellevue, par la réoccupation de Tavet par Néret.


Le général en chef étant retourné au Port-au-Prince, et n’ayant plus de crainte pour le Nord et l’Artibonite, se disposa à faire reprendre les hostilités avec vigueur. C’est alors qu’il expédia à Bauvais la lettre de Roume, du 9 août ; elle lui parvint le 13 septembre. En même temps, T. Louverture avait donné l’ordre aux troupes du Nord de revenir dans l’Ouest, sous les ordres de Clervaux et de H. Christophe : elles arrivèrent à Léogane dans la seconde quinzaine de septembre.

En recevant la lettre de Roume, Bauvais fut atterré. Il prit immédiatement la résolution d’abandonner son poste et de se rendre en France. Il n’y avait point de navire français dans le port de Jaemel : il s’embarqua furtivement sur une petite goëlette hollandaise qui le porta à Curaçao, en laissant à Jacmel sa femme et deux jeunes filles. Il laissa la lettre suivante, pour expliquer à ses compagnons d’armes les motifs de sa résolution :

Jacmel, le 27 fructidor an 7 (13 septembre),
Louis-Jacques Bauvais,
Aux officiers supérieurs de la garnison de Jacmel.
Mes chers camarades,

Destitué et déclaré en état de révolte par une lettre de l’agent du Directoire exécutif en cette colonie, datée du Cap le 22 thermidor dernier, que je viens de recevoir, je ne puis ni ne dois continuer à vous commander ainsi que cet arrondissement, sans me rendre plus coupable et encourir de nouvelles disgrâces.


Vous connaissez, mes amis, mon attachement à mes devoirs et mon respect pour les autorités constituées. Plus d’une fois depuis les troubles actuels, je vous ai dit ma façon de penser ; et quoique je voyais d’une manière à n’en plus douter l’horrible complot de détruire les hommes de couleur, la présence de l’agent du Directoire m’en imposait au point que je ne pouvais me permettre aucune position hostile. Le Saltrou venait d’être enlevé par Mamzelle ; le cruel Gay y avait assassiné ses habitans. La place de Marigot venait d’être surprise par Joseph Aquart, qui, de concert avec Mamzelle, insurgeait tout et se proposait de venir cerner Jacmel. Certain que tout cela se faisait par les ordres du général en chef, et voyant que je ne lui avais donné aucun sujet, je lui écrivis pour me plaindre de cette étrange conduite dans un temps où je correspondais journellement et de la meilleure foi possible avec lui. C’est donc à cette époque, après vos pressantes sollicitations et la nécessité de préserver les jours de nos concitoyens et les nôtres, que je fus contraint par les circonstances de me mettre sur la défensive. Je m’empressai d’instruire de ces faits extraordinaires le citoyen agent Roume, dans le ferme espoir qu’il rendrait justice à ma conduite et blâmerait celle du général Toussaint, qui faisait enlever partiellement par des hommes sans mœurs les différens quartiers de l’arrondissement confié à mes soins. Comme je n’avais aucun tort, je m’attendais à recevoir une réponse satisfaisante de l’agent ; mais, quelle a été ma surprise et mon étonnement, lorsque je me suis vu qualifié de ci-devant général de brigade au service de la République, actuellement chef des révoltés ? Un coup de foudre n’eût pas été pour moi plus terrible : j’eus besoin de toute ma raison pour ne pas me porter au dernier désespoir. Le contenu de la lettre est si plein d’amertume et de choses désagréables, que je ne puis ni n’ai le temps de vous en laisser copie.

Ma première idée était de vous assembler tous, vous en donner lecture et vous faire sentir la nécessité d’aller présenter au Directoire ma justification ou lui porter ma tête, s’il est possible que je me sois rendu coupable. Mais, réfléchissant que votre désespoir pourrait égaler le mien, et vous porter à contrarier mes vues en me contraignant de continuer un commandement qui ne m’appartient plus, j’ai pris la terrible et nécessaire résolution de partir sans vous rien dire. Vous, mes amis, qui connaissez ma sensibilité et mon attachement pour vous et pour tous mes concitoyens de cet arrondissement, mettez-vous un instant à ma malheureuse place ; concevez quel chagrin me poignarde d’être obligé de m’éloigner de vous d’une manière si étrange. Mais, telle est la force de la raison et l’empire du devoir, qu’un homme de bien doit préférer l’honneur à tout ce qu’il a de plus cher au monde. Connaissant votre attachement et votre amitié pour moi, je me flatte, mes amis, que vous serez utiles à ma femme et à mes enfans que je vous recommande comme devant être un jour toute ma consolation. Si ma femme désirait aller à Santo-Domingo auprès du général Kerverseau, mon ami, ou partout ailleurs, soyez lui favorables, je vous prie.

Quant à moi, je vais me rendre à Saint-Thomas et ferai en sorte de profiter du premier bâtiment qui fera voile pour Hambourg, afin de me rendre en Europe, et passer de suite en France, où je ne négligerai rien pour éclairer le Directoire sur tout ce qui se passe dans cette colonie.

Comme il est possible que mon départ précipité occasionne quelque effervescence dans les troupes et des inquiétudes alarmantes aux citoyens de la ville et des campagnes, je vous recommande particulièrement de mettre en usage tout ce que votre prudence et votre sagesse vous suggéreront pour éviter le plus petit malheur ; car je mourrais de chagrin si jamais il me parvenait qu’il est arrivé quelque chose de désagréable à un individu quelconque. Assurez de mon attachement à tous les officiers et soldats de l’armée. Ne m’oubliez pas auprès de tous les braves capitaines volontaires de la ville et des mornes. Je compte beaucoup sur leur fidélité à la République française, au maintien de l’ordre et à la sûreté des personnes et des propriétés. C’est le moment de vous signaler tous.

Je vous invite à vous rappeler que la commune de Jacmel a envoyé une députation auprès de l’agent Roume, et que j’ai envoyé aussi un officier porteur de mes dépêches : peut-être seront-ils assez heureux de faire revenir le citoyen agent d’une erreur qui m’est en particulier si funeste.

Adieu, mes amis, je vous embrasse de tout mon cœur. Vivent la République française, la liberté et l’égalité !

Bauvais.

P. S. Je vous recommande l’union la plus étroite entre vous tous et l’administration municipale.

Il faut avouer que T. Louverture, en sa qualité de chef d’un parti politique, était bien supérieur aux deux chefs du parti contraire. De ces deux adversaires, — l’un est favorisé par la fortune, par le courage et la valeur de ses troupes, et il s’arrête au milieu de ses succès éclatans ; — l’autre, qui a gardé volontairement une déplorable neutralité entre eux, qui l’a vu rompre par son lieutenant, qui a fait tous ses préparatifs de défense, abandonne son poste au moment où il lui faut combattre, parce qu’un agent, complice de son adversaire, lui adresse une lettre où il est traité de chef de révoltés, d’ex-général !

Dans notre troisième livre, nous avons supposé Hédouville débarqué aux Cayes et agissant contre T. Louverture, et nous avons admis que ce dernier eût été vaincu. Mais aurait-il tenu compte des actes de cet agent ? Il eût remué ciel et terre pour lui résister, comme il a fait en 1802 à l’égard de Leclerc.

T. Louverture avait donc une capacité politique incontestable. Pourquoi cet homme de notre race nous a-t-il donné le droit de l’accuser de cruauté, et de tous les vices qui en sont le cortège ou qui l’engendre ?


Au premier paragraphe de sa lettre aux officiers supérieurs de Jacmel, Bauvais s’avoue coupable ; il ne veut pas l’être davantage et il redoute de nouvelles disgrâces. Et de quoi donc était-il coupable, sinon de son inconcevable neutralité ? Il était convaincu de l’horrible complot ourdi pour détruire les hommes de couleur ; il était certain que l’envahissement de son arrondissement se faisait par les ordres de T. Louverture, que les massacres exécutés étaient ordonnés par lui, et il avait gardé sa neutralité sans vouloir se joindre à Rigaud ! Dès le jour du discours à l’église du Port-au-Prince, n’aurait-il pas dû se prononcer pour lui, afin de défendre ses frères, — ou pour T. Louverture, afin de désarmer sa colère, d’arrêter ses vengeances, en réduisant promptement Rigaud ? Mais, il ne se repent pas de sa neutralité funeste ; il s’excuse même aux yeux des officiers, d’avoir fait des préparatifs de défense, en leur rappelant qu’il n’a agi ainsi qu’à leurs pressantes sollicitations. Il se voit accusé d’être chef de révoltés, par un agent dont il respecte l’autorité ; mais, en donnant tant de conseils à ces officiers, leur dit-il de se soumettre à cette autorité ? Ne sont-ils pas ces révoltés dont parle Roume ?

Et il abandonne ces braves soldats qui comptaient sur son courage et son expérience militaire ; il abandonne toute cette population qu’il devrait défendre ; il abandonne sa femme et ses enfans, ces êtres si chers, alors qu’il ne peut douter que l’ennemi va arriver sous les murs de Jacmel ! Il les abandonne, en disant à ces officiers que c’est le moment pour eux de se signaler tous dans la protection due aux personnes et aux propriétés ! Et c’est le brave et honnête Bauvais qui agit ainsi ! C’est le premier général de la classe des anciens libres qui méconnaît ainsi son véritable devoir envers ses frères, sa race, son pays !…

Que lui importaient donc, à ce moment décisif, cette République française dont il invoquait le nom, ce Directoire exécutif qui faisait semer la division par tous ses agens, l’un après l’autre ? L’avenir de sa race à Saint-Domingue, ne devait-il pas seul préoccuper Bauvais, pour le porter à affronter les balles de T. Louverture, complice du Directoire, de son agent, des colons et des émigrés ? Loin de là, il quitte le poste de l’honneur et du devoir en se trompant sur ce qu’ils exigent de lui ; il fuit clandestinement, en avouant avec naïveté à ses officiers qu’il a craint qu’ils contrariassent ses vues, qu’ils le contraignissent à garder son commandement ! Cette idée seule n’aurait-elle pas dû l’arrêter dans cette résolution, si regrettable pour son caractère, pour sa gloire ? Une armée de 4500 combattans, la population entière d’un arrondissement, ne sont-elles pas aussi une autorité respectable ? Que deviendrait donc la souveraineté populaire, si on pouvait ainsi toujours méconnaître ses droits, même dans une fraction du peuple ?

Oh ! non, ce n’est pas tout que d’être un brave militaire, un héros sur le champ de bataille : il y a encore d’autres choses essentielles à quiconque devient chef. Ces choses, elles se trouvent d’abord dans le caractère ferme et résolu de l’homme, puis dans les idées qui se développent en lui par la pratique du pouvoir, dans l’intelligence qui lui fait découvrir le nœud d’une situation, pour le trancher avec la lame de son épée, s’il ne peut parvenir à le dénouer pacifiquement ; car il est un homme politique avant tout, puisqu’il est chef d’un parti. Ses contemporains, la postérité n’ont à attendre, à exiger de lui que d’être avare du sang des hommes, de ses semblables ; car il n’est pas devenu chef par leur assentiment, pour assouvir ses passions en immolant des victimes sur l’échafaud, par des assassinats : s’il ne peut éviter la guerre, qu’il la fasse ; les victimes qui tomberont sur le champ de bataille ne lui reprocheront pas leur malheureux sort, et la postérité n’aura pas le droit de flétrir sa mémoire.

À notre avis, Bauvais ne possédait pas ces choses essentielles au chef d’un parti politique : il l’était depuis le 26 août 1791, et il ne pouvait résigner une position aussi honorable ; il la partageait avec Rigaud ; l’avenir de ses frères lui commandait de ne pas montrer un désintéressement personnel inopportun, et c’est ce qu’il fit dans bien des circonstances qui précédèrent son départ de Jacmel. Honnête homme, le plus honnête peut-être parmi nos révolutionnaires, digne, par toutes ses qualités morales, de diriger en temps de paix un peuple dans la conquête de ses libertés, il s’effrayait trop des agitations ; il poussait surtout trop loin son respect pour les autorités passionnées que la métropole envoyait incessamment dans la colonie. Ce respect outré le porta toujours à trop s’effacer, à ne pas montrer assez d’énergie dans certaines circonstances où il fallait contraindre ces agens à compter avec lui : de là ses fautes, ses torts, produits par l’erreur du jugement. Il est évident que dans la résolution qu’il prit d’abandonner son poste, l’erreur seule détermina sa conduite : la lettre machiavélique de Roume foudroya sa raison, et il le dit lui-même dans la sienne aux officiers. Connaissant toutes les obligations qui lui étaient imposées pour le salut de l’armée et des populations qu’il dirigeait, ne pouvait-il pas en appeler au Directoire exécutif, contre les inculpations de Roume, d’ailleurs si peu fondées ?


Ce jugement que nous portons sur Bauvais, diffère en bien des points de celui que porte M. Madiou à son égard ; mais nous avions prévu que nos appréciations différeraient quelquefois, sur les choses et les hommes qui ont marqué dans les révolutions de notre pays, et plus d’une fois déjà nous l’avons prouvé.

Selon notre compatriote, « Bauvais ne vit qu’une guerre d’ambition dans celle qui se faisait alors ; il ne voulait pas être dominé ni par T. Louverture, ni par Rigaud ; le premier marchait vers l’indépendance et blessait ses sentimens tout français ; le second le froissait en ne voulant pas souffrir de supériorité ; si celui-ci devenait vainqueur dans cette lutte, il eût été obligé de le combattre pour contenir le débordement de ses passions ; si l’autre triomphait de son rival, Bauvais eût été témoin de la chute des principes républicains à Saint-Domingue, du triomphe du parti colonial et de l’avilissèment de sa caste[3]. »

Mais, si telles étaient les pensées qui dominaient Bauvais, ne devaient-elles pas, au contraire, lui inspirer une énergie à la hauteur de toutes ces difficultés ? Pourquoi donc avait-il accepté sa position politique, pour faillir au moment suprême ? Si la conviction de ses principes républicains le portait à voir en T. Louverture, un antagoniste de ces principes qui étaient alors ceux de la France qu’il aimait ; s’il voyait en lui un partisan de la faction coloniale visant à l’avilissement de sa caste, c’étaient autant de raisons qui devaient le porter à s’unir à Rigaud qui pensait comme lui, sauf à le combattre ensuite pour arrêter ses passions désordonnées. Il est vrai que M. Madiou accuse son tempérament de n’avoir pas eu assez d’énergie pour dominer toutes ces difficultés : là est son excuse, car il n’est pas donné à l’homme de surmonter sa nature.

Cet auteur dit encore que « Bauvais était dégoûté depuis longtemps, quoique homme de couleur, de la folle présomption des mulâtres, qui, ambitieux et indisciplinés, se montraient difficiles à contenter. »

C’était la thèse que soutenaient T. Louverture, le Directoire exécutif, ses agens et les colons : Bauvais aurait donc dû se réunir à tous ces ennemis des hommes de couleur pour les réduire, prêter son appui au général en chef, et ne pas garder la neutralité.

Eh quoi ! ils se montraient ambitieux, indisciplinés, difficiles à contenter, ces fameux mulâtres qui avaient accepté franchement la liberté générale, qui avaient combattu vaillamment les Anglais et les colons, sans les secours de la France, pour maintenir cette liberté générale ! Et quand ils se montraient résolus à garder leur position, justifiée par leur valeur, par leur sang versé sur le champ de bataille, c’était montrer de la présomption ! Depuis quand la juste prétention de l’intelligence, réunie aux services rendus dans une cause sainte, peut-elle donc être un sujet de reproches ? M. Madiou lui-même n’a-t-il pas fait l’éloge de beaucoup de ces hommes, de tous ces braves officiers placés sous les ordres de Rigaud et de Bauvais, de ce Villatte si courageux, contre lequel on avait commencé ce système de dénigrement, pour pouvoir leur enlever leur position ?

Quoi ! des hommes tels que Brunache, Gautier, B. Ogé, Birot, Dupuche, B. Déléard, Bazelais, Papalier, sous les ordres de Bauvais ; — Faubert, Tessier, Piverger, Panayoty, les deux Gaspard, Dartiguenave, R. Desruisseaux, J.-L. Compas, Toureaux, Blanchet, Bonnet, Segrettier, Boyer, Lys, Borgella, Lamarre, Gérin, Férou, Geffrard, Pétion, sous les ordres de Rigaud : tous ces intrépides mulâtres n’étaient, dites-vous, aux yeux de Bauvais, que des présomptueux ! Quoi ! Delva, Fontaine, Frémont, M. Dougé, J. Cécile, J.-L. François, Octavius, Vendôme, Vaval, Pérou, G. Lafleur, M. Ambroise, Wagnac, Galant, ce noble David-Troy, tous ces braves noirs compris dans la même classe : toutes ces illustrations de notre pays n’étaient à ses yeux que des ambitieux difficiles à contenter !…

« D’une autre part, continue M. Madiou, Bauvais s’apitoyait sur l’aveuglement de la plupart des chefs noirs qui, subissant l’influence des colons, prêtaient leurs efforts, sans s’en douter, au rétablissement de l’ancien régime.  »

Non, telle n’était pas la situation. T. Louverture seul, restaurateur de cet ancien régime, lui seul s’aveuglait, subissait cette influence désastreuse ; mais les chefs noirs qui agissaient sous ses ordres, obéissaient passivement à son autorité violente, en vertu de la subordination militaire : tous pensaient à l’égard de son système politique, comme Moïse et Paul Louverture, qui furent également contraints d’obéir au général en chef reconnu par la métropole.

Nous n’étendrons pas plus loin cette discussion.

L’avenir des peuples dépend souvent de la manière dont on leur présente leur passé. S’ils portent un faux jugement sur les faits de leurs annales, sur les principes qui ont guidé leurs devanciers, leurs hommes politiques, ils subissent, malgré eux, l’influence de cette erreur, et ils sont exposés à dévier de la route qu’ils doivent suivre pour arriver à leur prospérité, à leur civilisation. C’est, par ces considérations que l’histoire est si utile, si instructive ; car elle est remplie d’enseignemens précieux.


Mais, disons une fois ce que devint Bauvais, après son départ de Jacmel.

Il avait subi bien des contrariétés dans son projet de se rendre immédiatement en France, pour exposer la situation dans laquelle il laissait son pays[4]. Rejoint par sa famille, qui partit de Jacmel peu de jours après lui, il s’était embarqué avec elle sur un vieux navire qui les portait en Europe. Le 7 brumaire an ix (29 octobre 1800), étant en pleine mer, une voie d’eau se déclara dans le navire. En vain les pompes agirent, le naufrage devint imminent : pas un autre bâtiment à la vue de tant d’infortunés ! Il fallut mettre à la mer l’unique chaloupe qu’avait le navire, et tous ne pouvaient y entrer sans la faire sombrer elle-même. Le sort dut désigner les élus ; il fut favorable à Bauvais, et contraire à son épouse : leurs enfans en bas âge étaient privilégiés, et c’était juste, dans une circonstance aussi douloureuse : leur âge, la faiblesse de leur sexe, le commandaient. Bauvais n’hésita pas un seul instant à se sacrifier pour sa vertueuse femme : il l’eût fait quand même ils n’auraient point eu des filles qui réclamaient l’assistance maternelle. Ce fut un moment pénible pour Madame Bauvais, si tendrement attachée à son mari ; elle dut céder à sa haute raison, à son autorité, au dévouement qu’elle devait à ses enfans. Mais, quelles angoisses pour ces deux cœurs intimement unis ! Si Bauvais voyait la mort sous ses pieds, était-il assuré que sa femme, que ses enfans y échapperaient dans cette frêle embarcation, au milieu des flots soulevés en pleine mer ? La Providence seule pouvait les secourir, les sauver ; et elle a placé l’Espérance dans le cœur de l’homme. Bauvais espéra ; il eut foi en la bonté divine ; elle accomplit son vœu ! Embrassant sa femme, couvrant ses enfans de baisers tendres, il les fît placer dans la chaloupe avec ceux que le sort avait favorisés : cette chaloupe s’éloigna. Le cœur plein d’indicibles émotions, mais résigné à son malheur, Bauvais la suivit des yeux, tandis que le navire se remplissait d’eau : au moment où il allait sombrer, Sauvais agita son mouchoir en signe d’un dernier adieu à sa femme, et disparut sous les flots.

Quelle triste fin pour le vertueux Bauvais ! Quel spectacle douloureux pour son épouse !…

Quel beau sujet pour un tableau d’histoire, lorsqu’Haïti aura un peintre capable de sentir ce qu’il y a eu d’héroïque, de sublime, dans le dévouement, dans l’abnégation de Bauvais à ce moment suprême !

Discordes civiles ! voilà l’un de vos résultats !… Mais, honneur à la mémoire de Bauvais ! Car une telle fin répare tout : elle inscrit son nom sur l’autel de la patrie ; elle le grave dans tous les cœurs qui se sentent émus au récit d’actions généreuses[5]

Après avoir été ballottée par les flots durant trois jours et trois nuits, la chaloupe rencontra un navire anglais qui la recueillit ; et les infortunés naufragés furent secourus et amenés à Bristol, d’où Madame Bauvais et ses filles passèrent en France. Cette dame, accablée de peines, survécut peu à son mari. Un gentilhomme, nommé de Thusy, prit ses demoiselles sous sa tutelle, et les fit élever avec soin. Honneur aussi à la mémoire de cet homme généreux[6] ?

Mais honte à la mémoire de Roume ! En apprenant ce qui gavait occasionné le départ de Bauvais, Kerverseau écrivit à cet agent, pour lui reprocher son tort envers ce véritable homme de bien dont il avait toujours fait l’éloge. Roume eut l’indignité d’écrire au ministre de la marine, le 15 août, pour lui dénoncer Bauvais. « Il n’avait, dit-il, pas moins à cœur la cause de Rigaud ; mais il y mettait une hypocrisie que l’autre n’a point à se reprocher. » Une telle conduite déconsidère aux yeux de la postérité, et le caractère de Roume et le Directoire exécutif dont il était l’instrument, pour assurer le succès d’une politique inintelligente, injuste envers des hommes qui avaient bien mérité de la France, par de glorieux services.


Ce ne fut pas sans étonnement et sans indignation, que la garnison de Jacmel apprit le départ de Bauvais. Le commandement passa aux mains de Birot, l’officier le plus élevé en grade. Il assembla les troupes et les gardes nationaux pour leur donner lecture de la lettre adressée aux officiers supérieurs. Tous ces braves soldats et citoyens jurèrent de défendre la place jusqu’à extinction : leur courage sembla grandir par la fuite de leur général, dans l’expectative d’une guerre acharnée.

Birot envoya l’ordre à Gautier d’attaquer de nouveau la position de Tavet ; mais cette fois il ne fut pas possible de l’enlever, parce que de nouvelles troupes avaient renforcé la 11e demi-brigade. Gautier y perdit inutilement de braves soldats et revint à son poste de Besnard.

Birot continua les préparatifs de défense commencés par Bauvais, afin de pouvoir soutenir le siège de Jacmel. Cette ville, par sa position montueuse, offrit la possibilité d’être vigoureusement défendue. Différens forts avaient été construits dans le pourtour de la place et sur des sites convenables, depuis Montbrun, aidé par Pétion, alors chef de bataillon d’artillerie. On les désignait sous les noms de Grand-Fort, Blockhaus, Léogane, l’Hôpital, Béliot et Talavigne.


Avant que ces choses eurent eu lieu à Jacmel, T. Louverture émit une proclamation, le 9 septembre, où il accusait les hommes de couleur de vouloir s’emparer de toute l’autorité dans la colonie. C’était pour justifier les massacres qu’il avait ordonnés contre eux.

Rigaud, non moins prodigue d’écrits, en fit un, le 11 septembre, où il défendit sa classe et sa propre conduite, en accusant T. Louverture de ces massacres et de trahison envers la France, par ses traités secrets avec les Anglais et les Américains. Il accusait aussi Roume d’y prêter la main.

T. Louverture jouait un rôle naturel, en publiant ses longues proclamations ; car il sentait le besoin d’accuser ceux dont il s’était rendu l’ennemi, afin de se justifier, croyait-il, de ses cruautés. Mais, nous n’aimons pas cette guerre de plume de la part de Rigaud, lorsqu’il faisait rester son armée dans l’inaction au Grand-Goave.

Après les affaires du Nord, T. Louverture avait nommé Moïse au commandement en chef de cette partie, pour le tenir éloigné de l’armée qui allait reprendre l’offensive contre celle du Sud. En même temps, il donna à Dessalines le commandement en chef de son armée et du département de l’Ouest, ayant sous ses ordres les généraux Clervaux et Laplume, et le colonel H. Christophe. Par un arrêté du 4 octobre, Roume confirma ces dispositions.

Cet habile T. Louverture s’étayait toujours ainsi de l’autorité qui représentait le Directoire exécutif. Ils s’entendirent pour expédier à cette époque, le colonel du génie Vincent, chargé d’aller exposer au Directoire exécutif la situation des choses, et sans doute pour lui demander de nouvelles instructions, à raison de la résistance de Rigaud.

Ici encore, nous ne copions ni Pamphile de Lacroix, ni M. Madiou, qui représentent la mission de Vincent comme étant la preuve des profonds regrets de Roume par rapport à la guerre civile. Ce colonel ne fût pas parti si cela n’entrait pas dans les vues de T. Louverture[7]. Il arriva à Lorient, sur l’aviso l’Enfant Prodigue, le 25 novembre : déjà les rênes du gouvernement avaient passé des mains débiles du Directoire en celles de Bonaparte, revenu d’Egypte[8].

T. Louverture ordonna à Dessalines de tout tenter pour enlever la position de Bellevue, afin de refouler les troupes du Sud au-delà du Grand-Goave et de pouvoir se ménager une attaque contre Jacmel. Le départ de Bauvais lui fît entrevoir plus de possibilité d’enlever cette place qui devenait essentielle au succès de sa guerre. Il jugea avec raison que Jacmel tombant en son pouvoir, il envahirait le Sud par toutes les issues.

Jusque-là, il n’y avait eu que de continuelles escarmouches du côté de Bellevue. Mais le 22 octobre, ce poste, attaqué avec vigueur par l’artillerie de terre et par celle d’une corvette et d’une goélette, après deux journées d’une résistance opiniâtre dirigée par Pétion, R. Desruisseaux et Toureaux, fut évacué par eux. Là périt le brave colonel Tessier, l’un des meilleurs officiers du Sud. Toureaux fit également évacuer deux autres postes par Faubert et Dartiguenave ; et ces troupes rentrèrent au Grand-Goave, s’appuyant sur le blockhaus de Thozin.

Dessalines ne poussa pas plus loin ses avantages, par les motifs exprimés ci-dessus : aussi bien, il eût pu être encore battu devant Thozin, dont la position était avantageuse pour l’armée du Sud.

Il s’agissait maintenant de se diriger contre Jacmel. La position de Bellevue reçut deux demi-brigades : d’autres postes furent établis aux environs pour se défendre de ce côté.

Le 11 novembre, étant au Port-au-Prince, T. Louverture rendit une proclamation qui était un véritable écrit en réfutation de celui de Rigaud, du 11 septembre. Le discutant à chaque paragraphe, il dit :

« Rigaud poursuit sa diatribe et dit que j’ai fait-un traité avec le général Maitland et le président des États-Unis d’Amérique, et qu’il y a des articles secrets.

Cela est vrai ; mais si j’ai fait des traités, ils ont été remplis et effectués, tant par l’évacuation entière des Anglais que par rétablissement d’un commerce avec les nations neutres. Tout cela est à l’avantage de la République ; et s’il y a des articles secrets, ce dont je ne disconviens pas, c’est encore pour l’intérêt de la colonie, et je ne dois pas compte de mes actions à Rigaud. Ce subalterne sanguinaire et barbare, ne doit pas connaître les secrets de son chef, qui sait que la modération et la clémence sont des vertus, et qui se fait un devoir de les pratiquer.

Oui, il y a des articles secrets ; mais ils ont pour but la prospérité de Saint-Domingue qui a besoin d’un commerce…  »

Si T. Louverture était résolu, il n’était pas moins audacieux, puisqu’il avouait ainsi avoir fait des traités contenant des articles secrets, stipulant des conditions pour la prospérité de Saint-Domingue.

On connaît déjà la convention commerciale souscrite par lui et Roume, avec l’agent des États-Unis. On connaît également les conventions faites avec le général Maitland, pour l’évacuation des villes de l’Ouest, de Jérémie et du Môle.

Les articles secrets dont il est question dans la proclamation de T. Louverture, ont été souscrits par lui, lors de son entrevue avec Maitland à la Pointe Bourgeoise. C’est ce qu’il a avoué au général Cafarelli, envoyé auprès de lui au château de Joux, par le Premier Consul. Il avait été convenu entre lui et Maitland : 1o que T. Louverture n’entreprendrait jamais rien contre la Jamaïque ; 2o que les Anglais consentaient à permettre aux bâtimens de Saint-Domingue de naviguer à 5 lieues de ses côtes, sans les inquiéter ; 3o que les navires anglais pourraient venir commercer au Port-au-Prince et au Cap seulement, et que si ces navires étaient rencontrés par des bâtimens de guerre français, ils ne seraient pas inquiétés.

Le général Cafarelli déclara dans son rapport, que l’original de cette convention existait parmi les papiers qui étaient en possession de T. Louverture, au château de Joux.

Ce dernier lui dit encore, que dans son entrevue avec Maitland aux Gonaïves, à son retour d’Europe, ce général anglais voulait obtenir le commerce exclusif de l’île et porter T. Louverture à se placer sous le protectorat de la Grande-Bretagne ; mais qu’il refusa de souscrire à l’une et l’autre proposition[9].

Les propositions lues par Pamphile de Lacroix ne sont autre chose, si ce n’est celle relative au titre de Roi que Maitland lui conseillait de prendre. Et quand Kerverseau a dit qu’il y eut entre eux, de vifs débats, c’est sans doute parce que T. Louverture ne voulait pas consentir à accepter ces propositions, et qu’il exigea que les navires anglais ne vinssent que sous pavillon neutre, américain ou espagnol. Ainsi, voilà en définitive, toute cette convention du Môle.

Après avoir continué la réfutation de l’écrit de Rigaud, la proclamation, se basant sur celle de Roume, du 3 juillet, régla de nouveau le commandement de l’armée agissant contre le Sud, sous les ordres de Dessalines et des autres généraux : elle leur ordonna de faire entendre aux révoltés, des paroles de persuasion avant de faire aucune attaque, de protéger ceux qui se soumettraient, etc. Enfin, elle promettait grâce à tout révolté, même un des plus coupables, qui arrêterait Rigaud et l’amènerait à Dessalines ou à tout autre commandant de colonne ou de poste.


Décidé à faire marcher ses troupes contre Jacmel, T. Louverture se rendit à Léogane pour activer les opérations par sa présence.

Déjà Gautier, avisé à Besnard que de nouvelles forces étaient arrivées à Tavet, et qu’on se proposait de le contourner, avait évacué ce poste pour se porter sur l’habitation Arréguy, à trois lieues de Jacmel.

Le 16 novembre, Dessalines se mit en marche contre cette ville. À son approche, Gautier abandonna Arréguy et y rentra. Birot fit replier sur elle la garnison de Baynet, commandée par un officier français du nom de Geoffroy.

Le 22, l’armée du Nord arriva devant Jacmel. Elle fut partagée en deux divisions. Celle de droite, commandée par Laplume, s’établit à l’ouest de la ville, de la mer à l’habitation Ogé ; celle de gauche, sous les ordres de H. Christophe, s’établit de cette habitation à celle de Saint-Cyr, s’étendant vers la mer, à l’est. Jacmel se trouva cerné. Dessalines établit son quartier-général sur l’habitation Ménuissier, à peu de distance de ses troupes. Elles étaient considérables et bien commandées.

Dans la ville, les différens forts étaient commandés aussi par des officiers d’une valeur éprouvée : c’étaient Brunache, Bazelais, Gautier, Dupuche et Voltaire. Ogé commandait la réserve, composée des grenadiers et des chasseurs de la légion de l’Ouest, qui se tenaient sur la place d’armes pour secourir les points qui seraient attaqués. Mathieu Dougé, commandait toute la garde nationale. Pierre Fontaine, ancien aide de camp de Bauvais, commandait la place. Le quartier-général de Birot était au poste du gouvernement, à toucher la place d’armes, Mais il y avait peu de provisions à Jacmel : la famine était à prévoir.

Environ 4, 500 hommes se trouvaient assiégés par des forces quadruples. Tous les travaux de fortifications avaient été exécutés, même avec le concours des femmes qui rivalisèrent de zèle avec les soldats, en apportant les matériaux nécessaires. Les blancs seuls ne voulurent point s’y prêter : on les laissa dans leur indifférence et leur vœu pour le triomphe de l’ennemi. Un d’entre eux, cependant, un chirurgien nommé Dupéroy, ami particulier d’Ogé, offrit son concours durant tout le siège, pour trahir les assiégés sur sa fin.

Une huitaine de jours se passèrent en escarmouches entre les combattans. Mais durant ce temps, T. Louverture présidait à l’envoi, devant Jacmel, de toute l’artillerie nécessaire pour le siège, de toutes les munitions et des provisions. Des pièces du plus gros calibre franchirent à force de bras les montagnes qui séparent Jacmel de Léogane. Dieudonné Jambon, commandant de cette dernière ville, activait les travaux où beaucoup de femmes des campagnes prirent part. Quinze jours après l’investissement de la place, la canonnade put commencer contre elle. C’était un prodige, vu les difficultés qui furent surmontées ; car, en outre des canons de 24, des obusiers et des mortiers furent apportés devant Jacmel.

Le despotisme et la terreur sont puissans dans leur action : ils ne prennent pas en pitié les populations. Dominer est leur seul but !

Jacmel était journellement canonné et bombardé ; et les assiégeans avaient donné infructueusement plusieurs assauts. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 1800, un assaut général eut lieu contre tous les points de la place, et le Grand-Fort et Talavigne, situés en dehors de ses lignes. Ces deux positions furent enlevées ; mais le Grand-Fort fut aussitôt repris par Ogé et remis au commandement de Voltaire.

Nous n’entrons pas dans les détails de l’attaque et de la défense, qui ont été traités ailleurs. Mais cette lutte, après que la famine se faisait déjà sentir, porta Birot à former un conseil de guerre composé des officiers supérieurs de la garnison : il y examina la situation de la place où les forces diminuaient chaque jour dans les combats, où il ne restait que peu de provisions, et qui ne pouvait plus espérer d’être secourue par l’armée du Sud, parce que Rigaud ayant déjà tenté de le faire, avait renoncé à cette entreprise, selon toutes les apparences. Birot proposa donc au conseil d’opérer l’évacuation au travers des assiégeans, Borno Déléard, Fontaine et Dupuche acceptèrent cette proposition ; mais Gautier, Ogé et les autres la repoussèrent, par l’espoir surtout d’une nouvelle tentative de la part de Rigaud. Combattus par le raisonnement, ils cédèrent ; et il fut convenu qu’un secret absolu serait gardé à cet égard, pour pouvoir préparer l’évacuation. L’indiscrétion de Borno Déléard mit quelques jeunes officiers subalternes dans le secret ; ils se récrièrent, et bientôt les soldats apprirent eux-mêmes le projet des chefs. Toute la garnison s’indigna contre eux et demanda à rester et à combattre. Sublime dévouement au devoir militaire ! Les chefs de bataillon qui avaient été d’un avis contraire dans le conseil, profitèrent de cette héroïque exaltation pour obliger Birot à défendre la place.

Rigaud, dès les premiers momens du siège, était effectivement venu en personne avec une trop faible colonne pour tenter de dégager Jacmel. Un combat avait eu lieu entre lui et Charles Bélair, colonel de la 7e demi-brigade, que Dessalines fit soutenir par deux bataillons de la 4e. Battues par des forces supérieures, les troupes de Rigaud se mirent à fuir. Indigné, il descendit de cheval en leur lançant ces paroles : Lâches ! courez donc, puisque l’honneur ne vous retient pas ! Malgré les observations de ses officiers, il persista à rester à pied, tandis que l’ennemi avançait et allait les envelopper. Borgella, commandant de son escorte, et Moulite, aidés des autres officiers, l’enlevèrent, le placèrent sur son cheval et le sauvèrent ainsi d’une capture qui aurait mis fin de suite à la guerre civile. Depuis lors, il n’avait plus rien tenté en faveur de la garnison de Jacmel ; son armée resta inactive au Grand-Goave : ce qui fut une nouvelle faute de sa part, même un tort grave.

Dans leur opinion qu’une défense plus longue était impossible, Birot, Borno Déléard, P. Fontaine et Dupuche prirent la résolution d’abandonner cette brave garnison dont ils auraient dû partager les périls. L’exemple tracé par Bauvais les détermina, sans doute. Dans la nuit du 10 janvier, ils partirent aussi, furtivement, sur une petite goélette dont Lartigue, chef des mouvemens du port, prit le commandement. Ils se rendirent aux Cayes, où était Rigaud. Caneaux, capitaine d’artillerie, était avec eux.

Toute autre troupe que l’héroïque légion de l’Ouest eût été abattue par ce nouvel abandon de ses chefs, parmi lesquels Dupuche était le plus à regretter, à cause de sa spécialité comme artilleur : il dirigeait toute l’artillerie de la place contre les assiégeans. Mais, se ranimant d’un courage extraordinaire, ces valeureux soldats promirent à Gautier et Ogé de les soutenir et de défendre Jacmel jusqu’au dernier. Comme plus ancien chef de bataillon, Gautier prit le commandement supérieur, parcourut tous les postes, toute la ligne avec Ogé, et fut acclamé par la garnison.


Déjà T. Louverture, toujours prévoyant et actif, avait envoyé devant Jacmel une petite flotille sous les ordres du capitaine Boisblanc, afin d’empêcher toutes communications entre cette place et les ports du Sud, d’où elle aurait pu recevoir des approvisionnemens. Il avait même prié le consul général Stevens, de requérir les capitaines des navires de guerre des États-Unis qui croisaient sur les côtes de Saint-Domingue, d’aider sa flotille par leur présence : un brig et une frégate étaient venus sur les parages de Jacmel dans ce dessein. Dès le mois de novembre, T. Louverture avait fait équiper de forts bâtimens dans les mêmes vues : sa proclamation du 11 de ce mois, citée plus avant, en mentionne huit. Mais ces navires expédiés alors, furent capturés par les Anglais vers Tiburon, dans le courant du mois de décembre.

Les motifs qu’eut l’amiral Seymours, commandant la station navale de la Jamaïque, pour en agir ainsi, étaient fondés sur une tentative d’insurrection faite dans cette île par Roume, qui y envoya peu avant deux blancs, Dubuisson et Sasportas, pour nouer des intrigues dans ce but. Dénoncé et arrêté, le premier dénonça à son tour son compagnon qui fut pendu, et Dubuisson obtint son honteux pardon du Lord Gouverneur. Néanmoins, ce dernier fit une proclamation à cette occasion, où il justifiait T. Louverture de toute participation à cette tentative d’insurrection, qu’il n’attribua qu’à Roume ; mais les navires capturés ne furent point rendus, attendu qu’ils portaient le pavillon français[10].

La nouvelle de la fuite des quatre officiers supérieurs de Jacmel étant parvenue au Grand-Goave, les chefs qui s’y trouvaient déplorèrent le triste sort des braves troupes, deux fois abandonnées par ceux qui devaient les guider.

Mais Pétion éprouva une véritable indignation de cet oubli du devoir militaire, une sympathie indicible pour la garnison entière, pour cette valeureuse légion de l’Ouest dont il avait fait partie. Dès qu’il eut vu que l’armée du Nord allait faire le siège de Jacmel, celle du Sud restant dans l’inaction au Grand-Goave ; reconnaissant que la défense du Sud reposait désormais sur la conservation de Jacmel, il avait écrit à Rigaud, devenu naturellement le chef de la garnison de cette place par le départ de Bauvais, pour solliciter l’autorisation de s’y rendre afin de prêter à ses camarades d’armes le concours de son expérience : Rigaud ne lui avait pas répondu. Mais ce dernier, en voyant arriver Birot et ses compagnons aux Cayes, envoya l’ordre à Pétion de se porter à Jacmel pour en prendre le commandement. Il se réjouit de cet ordre, partit immédiatement avec Boyer[11], à la tête de deux compagnies de la demi-brigade de Faubert, et se dirigea sur Baynet, où Rigaud avait déjà placé Borgella, après son combat contre Charles Bélair.

Pétion trouva à Baynet une petite goélette déjà venue de Jacmel pour y chercher des provisions. Elle en avait reçu de Borgella, était partie pour retourner à Jacmel, mais avait dû rentrer à Baynet, étant poursuivie par un brig des États-Unis. Un brig et deux goélettes arrivèrent en même temps des Cayes, avec quelques faibles provisions qu’envoyait Rigaud à une ville affamée. Il avait négligé jusqu’à cela. Ces bâtimens servirent à Pétion pour se rendre à sa destination : il fut assez heureux pour éviter et les bâtimens américains et ceux de la flotille de Boisblanc. Il fut le premier à descendre dans un canot pour débarquer à Jacmel, le 20 janvier.

La garnison entière l’accueillit avec allégresse : Gautier lui remit le commandement supérieur, et ordonna à tous les forts de faire une vive canonnade contre l’ennemi, pour saluer le nouveau chef, le brave artilleur qui arrivait dans la place : honneurs bien dus au dévouement généreux qui l’y portait !

Mais, dans quelle situation trouvait-il cette place ! Presque sans munitions, dépourvue de projectiles (on était obligé de recueillir les boulets de l’ennemi pour le canonner), éprouvant déjà la famine, ayant la moitié de la garnison tuée ou hors de combat. Pétion ne fut que plus porté à communiquer à ses compagnons, ce courage raisonné qui le distinguait. Voyant dans tous les blancs qui servaient dans l’administration, des hommes froids et sympathiques aux assiégeans, il les remercia de leurs services, et pourvut J.-C. Imbert seul de toute la besogne[12].

Il n’en était pas de même des officiers blancs qui servaient dans la légion : Voltaire, l’un d’eux, se distinguait parmi les autres, par une bravoure à toute épreuve. C’est que ceux-ci étaient des Français vraiment républicains ; ils avaient une haute estime pour le général Hédouville, ils respectaient sa décision à l’égard de Rigaud, en condamnant celle de Roume qu’ils jugeaient contraire aux intérêts de la France.

Les assiégeans n’avaient pas tardé à comprendre que Jacmel était commandé désormais par un officier expérimenté. De son côté, T. Louverture pressait Dessalines et les chefs qui le secondaient, de faire tous leurs efforts pour l’enlever. Diverses attaques furent tentées dans ce but, et échouèrent par l’habileté de Pétion à diriger la défense, à faire porter secours aux points menacés. H. Christophe essaya une seconde fois de prendre de nouveau le Grand-Fort ; mais la résolution énergique du brave Voltaire, appuyée par l’activité de la réserve d’Ogé, le contraignit à reculer devant ce fort. Là périrent quelques braves soldats européens, de la 44e, qui servaient dans l’armée du Nord : ils s’y montrèrent ce que sont toujours les Français sur le champ de bataille.

Enfin, on était arrivé dans la place assiégée, à se nourrir des choses les plus immondes : rats, vieux cuirs recueillis dans les rues ou sur les malles, herbes, raquettes étaient dévorés après les chevaux, les ânes, les chats, les chiens. 3000 hommes avaient été tués ou blessés. Dans une telle situation, Pétion prit la résolution qui guide souvent le commandant d’une ville assiégée : ce fut d’en faire sortir beaucoup de femmes et leurs enfans, comme autant de consommateurs inutiles, et dont le sort était à plaindre dans la place, puisqu’aux rigueurs de la famine se joignait le danger de périr à chaque instant par les boulets, les bombes et les obus des assiégeans. Réduit à cette extrémité pénible, il dut espérer que leur humanité accueillerait ces êtres faibles et infortunés et pourvoirait à leur salut. Les femmes qui passèrent dans la ligne commandée par H. Christophe furent reçues à coups de fusil et mitraillées. Au contraire, celles qui sortirent du côté de Laplume et de Dessalines reçurent un accueil bienveillant et furent nourries et internées dans la campagne.

Après le renvoi des femmes, on tint encore quelques jours dans la place ; mais il était impossible de continuer plus longtemps cette lutte désespérée, contre tous les maux qui assiégeaient Jacmel. Pétion résolut l’évacuation dans un conseil tenu avec les officiers supérieurs. Un brave noir nommé Jérémie, commandant des gardes nationaux de la campagne qui étaient dans la place, fut chargé par Pétion de guider la route à prendre par les assiégés, pour aller joindre les troupes du Sud au Grand-Goave. Le point de la sortie ayant été fixé du côté du Blockhaus où commandait Brunache, Pétion donna le change à l’ennemi en faisant canonner le côté opposé durant toute la journée du 10 mars ; c’était sur la route de Baynet, Dessalines, trompé par cette manœuvre et par le rapport des espions qui le croyaient aussi, fit concentrer beaucoup de troupes de ce côté-là. Dans la soirée, vers 8 heures, toute la garnison se réunit en silence sur la place d’armes, après avoir abandonné les forts. Pétion forma l’ordre de la marche, en se plaçant à l’avant-garde avec Ogé et Jérémie, et donnant à Gautier le commandement du gros des troupes : il n’y avait plus qu’environ 1500 hommes en tout. Quelques femmes de militaires, voulant suivre leurs maris, furent placées entre l’avant-garde et le reste des troupes. Au moment de défiler, l’infâme Dupéroy, l’ami d’Ogé, obtint par une ruse le secret du véritable point de la sortie. Il s’empressa d’accourir du côté où Dessalines attendait les assiégés et dévoila le projet de Pétion. Les assiégeans arrivèrent en toute hâte pour s’opposer à la sortie. Il fallut combattre aussitôt : les femmes jetèrent le désordre parmi les troupes, et l’avant-garde fut ainsi séparée du reste.

Après des prodiges de valeur et la perte de la moitié de ces braves soldats, tués ou faits prisonniers, environ 700 hommes se rejoignirent loin de Jacmel et se rendirent, sous les ordres de Pétion, au camp de Thozin, où Faubert les accueillit avec tous les honneurs militaires dus à leur persévérance, en leur procurant les secours que leur position réclamait.

Ceux qui tombèrent au pouvoir de Dessalines furent la plupart incorporés dans ses troupes ; il savait apprécier le courage, même dans un ennemi : les femmes furent traitées avec humanité. Dessalines agit de même envers les habitans restés dans la ville. Mais les malheureux qui furent pris par les troupes de H. Christophe furent tous égorgés ou jetés vivans dans un puits profond de l’habitation Ogé, qu’il fit combler de fascines auxquelles on mit le feu. En 1812, dans la guerre civile entre lui et Pétion, ce barbare commit un pareil acte de cruauté sur des soldats blessés, faits prisonniers par ses troupes : il fit dresser un vaste bûcher sur lequel on plaça ces hommes qui furent brûlés vivans.


Jacmel étant tombé au pouvoir de T. Louverture, il était évident que le Sud serait infailliblement vaincu. Si le siège de cette ville fît honneur au vainqueur, par les moyens énergiques employés à cet effet, il ne fit pas moins d’honneur aux vaincus par leur résistance héroïque. On ne peut qu’admirer le courage de ces soldats dont pas un ne songea à une capitulation ; la bravoure de ces officiers de tous grades qui, abandonnés par leurs chefs, restèrent à leur poste pour continuer la défense ; le généreux dévouement de Pétion qui s’offrit lui-même à aller leur prêter son concours, son intrépidité à traverser les lignes ennemies pour ramener le reste de cette valeureuse garnison dans l’armée du Sud. Pétion justifia alors la haute opinion qu’on avait déjà conçue de ses talens militaires et de tout ce qui constitue un guerrier. Dessalines qui lui était opposé, eut dès-lors pour lui la plus grande estime, car il savait reconnaître le vrai courage. Ce sentiment servit à les rapprocher un jour l’un de l’autre, pour arriver à d’autres destinées. H. Christophe lui-même, quoique moins appréciateur que Dessalines du mérite réel, apprit à respecter en Pétion le militaire capable d’une résolution énergique.


À la nouvelle de l’évacuation de Jacmel, reçue à Aquin, où se trouvait Rigaud le 14 mars, il fit une proclamation déclamatoire contre T. Louverture. Il appela tous les citoyens du Sud à défendre leurs foyers, qu’il voyait plus que jamais menacés de l’invasion. Cet appel était tardif, car il avait perdu toutes les bonnes chances de succès contre son ennemi, par sa faute politique. Il ordonna des levées en masse, organisa une 5e demi-brigade qui fut confiée à R. Desruisseaux, et après sa mort à Delva. Pétion reçut le commandement supérieur de l’armée réunie au Grand-Goave, tandis que Toureaux commandait les troupes dans la ligne de Baynet.

De son côté, T. Louverture proclama aussi, le 17 mars, sur la prise de Jacmel. Le 20 avril, il fit une adresse aux citoyens du Sud pour les engager à se soumettre à son autorité, accusant Rigaud de les avoir égarés par sa folle ambition, leur ouvrant les bras comme le père de l’Enfant prodigue avait fait envers son fils repentant : cette adresse se terminait par des menaces de rigueurs, s’ils ne profitaient pas de ses dispositions généreuses. Il ne fut pas écouté, tant on redoutait ce caractère hypocrite dont la fureur s’était déjà signalée par d’horribles assassinats. Ceux commis à Jacmel ne pouvaient non plus inspirer de la confiance en ses promesses de générosité.

  1. Une lettre de Bauvais à Hédouville, du 14 août 1798, dénonçait Lafortune et Conflans pour des méfaits commis par eux. Avant l’arrivée de cet agent, Conflans avait été au Cap, former des plaintes contre Bauvais à T. Louverture. À son retour, d’accord avec Lafortune, ils organisèrent les cultivateurs en compagnies armées et méconnurent l’autorité de Bauvais. Ce dernier les dénonça au général en chef, qui se borna à leur recommander de se bien conduire à l’avenir.
  2. Vie de Toussaint Louverture, page 251.
  3. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 10.

    J’atteste sur mon honneur, que j’ai lu aux archives du ministère de la marine, une lettre de Bauvais à Roume, du 10 juillet, où il lui fait savoir qu’il a envoyé à Rigaud, les exemplaires de la proclamation du 3, rendue par Roume, qui les lui expédia dans ce but. Bauvais, en le complimentant sur cet acte, lui dit cependant qu’il se trompait sur le compte de Rigaud ; que ce dernier n’était point mu par l’ambition ; que sa conduite résultait de ce que T. Louverture n’avait aucune confiance en lui, qu’il avait des soupçons injustes contre Rigaud, de même que contre lui, Bauvais. Celui-ci profita de l’occasion pour renouveler sa demande de démission.

    Ainsi, il est constant par cette lettre, que Bauvais resta jusqu’à la fin, l’ami de Rigaud, qu’il ne lui reprochait pas ce qu’avancent les assertions de M. Madiou.

  4. Il fut capturé par les Anglais qui lui prirent son argenterie et tous ses effets. (Histoire d’Haïti, t. 2, p. 13 — Lettre de Bauvais à sa fille Coralie.)
  5. Bauvais naquit à la Croix-des-Bouquets. Pétion qui agit autrement que lui dans la guerre civile du Sud, mais qui avait le sentiment du beau et du juste, inscrivit son nom en lettres d’or dans le salon de son château de Volant Le Tort, à côté de ceux de Lambert, Rigaud, Toussaint Louverture, Ogé, Chavanne, Pinchinat et Villatte. Il joignit à ces noms nationaux, ceux de Ferrand de Baudières, Raynal, H. Grégoire et Wilberforce, quatre vrais philantropes parmi les blancs. Aussi juste appréciateur du mérite militaire, il décora ce salon, comme un ornement à tous ces noms chers à la postérité haïtienne, par les portraits de quatre grands capitaines de l’antiquité : Alexandre, César, Thémistocle et Annibal.
  6. Au moment où nous écrivons cette page, une des deux filles de Bauvais vient de mourir à Paris : c’était Madame veuve Tisserant, d’une piété exemplaire, d’une charité inépuisable, estimée de tous les ecclésiastiques et d’une foule de familles respectables de cette capitale. L’autre fille de Bauvais, non moins vertueuse, est morte aussi à Paris peu de temps avant sa sœur.
  7. Nous ne savons pas nous laisser éblouir par des phrases telles que celle-ci, que nous lisons dans Pamphile de Lacroix : « L’inhumaine politique étrangère paraissait insensible à cette guerre qui ne coûtait, disait-elle, que du sang africain.  » C’est de la Grande-Bretagne et des États-Unis que cet auteur parle ainsi.

    Mais, que faisait la politique nationale au sujet de cette guerre ? M. Madiou nous répond : « Le gouvernement des consuls suivra à l’égard de Saint-Domingue, la même politique que le Directoire. »

    Roume obéissait donc à cette politique nationale ; il n’était donc pas effrayé des horreurs qui se renouvelaient chaque jour ! À son arrivée en 1796, il avait dénoncé ce plan de la faction coloniale ; mais ensuite il fut pourvu d’instructions pour l’exécuter : il suivit ses instructions en agent fidèle, comme Sonthonax et Hédouville avaient suivi celles qu’ils reçurent.

  8. Suivant le Moniteur du 10 vendémiaire an 8 (2 octobre 1799), le général Laveaux donna sa démission de membre du conseil des Anciens, parce qu’il s’agissait alors de l’envoyer à Saint-Domingue comme agent du Directoire. Celui du 23 dit qu’il partit en cette qualité pour la Guadeloupe, le 12 octobre. Celui du 24 vendémiaire parle encore d’une mission que devait aller remplira Saint-Domingue, M. Saint-Léger, l’ancien collègue de Roume en 1791. Ce projet n’eut pas de suite.
  9. Nous avons eu occasion de lire le rapport du général Cafarelli, après avoir écrit les pages 473 à 480 de notre 3e livre. Nous ne maintenons pas moins nos appréciations consignées dans ces pages, bien que nous ayions douté de l’existence d’une convention faite entre T. Louverture et Maitland, autre que celle relative à l’évacuation du Môle. Il résulte néanmoins de ce fait, de cet acte, que le général Hédouville avait raison de l’accuser, et que Rigaud ne fut pas moins autorisé à l’accuser d’être traître à la France, à redouter son alliance avec les Anglais et les Américains, appuyés des émigrés et des colons.
  10. M. Madiou a commis plusieurs erreurs à l’occasion de ces faits : il place la capture de ces navires au mois d’août ; il donne à la proclamation de T. Louverture contre Rigaud la date du 11 septembre, tandis qu’elle est du 11 novembre. L’erreur est encore plus grave à propos de la mission de Dubuisson et Sasportas : il la place en décembre 1801, lorsqu’elle a eu lieu deux années plus tôt. À ce sujet, nous nous fondons sur le rapport de Kerverseau qui ait : « La tentative faite par Roume d’insurger la Jamaïque, irrita contre lui (T. Louverture) les habitans de cette île, et décida l’amiral Seymours à des hostilités contre ses bâtimens armés…  » Kerverseau dit ces choses en parlant de la guerre civile du Sud. Un rapport d’A. Chanlatte au ministre de la marine, dit que cette tentative d’insurrection eut lieu en brumaire an 8, fin d’octobre ou novembre 1799.

    T. Louverture avait trop d’intérêt à ménager les Anglais, surtout en décembre 1801, pour rien tenter contre la sûreté de la Jamaïque : il attendait l’expédition française. Voyez Histoire d’Haïti par M. Madiou, t. 1er p. 350, t. 2, p. 129.

  11. M. Saint-Rémy affirme que Segrettier fut aussi à Jacmel ; mais la relation de ce siège, déjà publiée sur des notes fournies par le sénateur Longchamp, témoin oculaire des faits, ne mentionne pas Segrettier parmi ceux venus avec Pétion.
  12. Imbert devenu secrétaire d’état des finances, sous Pétion et Boyer.