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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre I

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 1-5).

PREMIÈRE PARTIE.

Description des torrents.


CHAPITRE PREMIER.

Division en bassins et en vallées.

Quand on jette les yeux sur une carte du département des Hautes-Alpes, on voit une contrée sillonnée par une infinité de cours d’eau, qui sont dispersés sur la surface du sol avec une sorte de confusion. C’est l’aspect que présentent tous les pays de montagnes. Peut-être ici cette confusion est-elle encore plus apparente, à cause du peu de régularité qui règne dans la disposition des chaînes. Elles courent dans un grand nombre de directions, se croisent, se pénètrent, et brisent à chaque instant l’alignement des vallées. De ces intersections multipliées naît un certain désordre, qui a depuis longtemps frappé les géologues, mais qu’ils n’ont pas encore débrouillé.

Tous les courants du département se jettent dans la Durance, dans le Buëch et dans le Drac ; ce qui fait trois bassins distincts, caractérisés par ces trois rivières[1]. Lorsqu’on suit ces rivières au delà de l’enceinte du département, on les voit, toutes les trois, se décharger dans le Rhône ; la première, gardant son nom jusqu’au confluent ; les deux autres, après l’avoir perdu. C’est donc à ce grand bassin du Rhône, l’un des cinq de la France, qu’appartiennent, sans exception, tous les cours d’eau du département.

Chacun des trois bassins est traversé par une grande vallée, qui s’élève insensiblement jusqu’à un col, où elle prend sa naissance. Elle reçoit des vallées secondaires, auxquelles aboutissent d’autres vallées plus petites, qui peuvent encore se subdiviser. Ces dernières sont comme des ramifications, indéfiniment divisées, dont les vallées secondaires sont les branches, et dont la vallée principale figure le tronc.

Toutes ces vallées, quelque soit leur rang, sont arrosées par un cours d’eau, qui en dessine le thalweg.

Quand on relève le profil en long du thalweg, on obtient, dans la plupart des cas, une courbe sensiblement continue, dont la pente s’élève, ou, si l’on aime mieux, dont la tangente s’approche de la verticale, à mesure qu’on approche du col. La courbe est donc convexe vers le centre de la terre. On peut encore remarquer que les variations de la tangente sont plus rapides vers le col que vers le bas. En d’autres termes, les rayons de courbure diminuent, en s’approchent du col.

Cette figure est remarquable. Pourquoi le lit des cours d’eau se dispose-t-il suivant une courbe continue ? Pourquoi cette courbe est-elle convexe ? Pourquoi varie-t-elle plus rapidement de courbure dans le haut ? Toutes ces propriétés se réunissent pour former précisément la courbe, qui convient le mieux à l’écoulement d’un liquide, dans lequel le volume du courant s’accroîtrait, en même temps que la longueur de la distance parcourue. Ne semble-t-il pas que des formes, qui s’adaptent si parfaitement aux lois du mouvement des eaux, ne peuvent être elles-mêmes que les conséquences de ces lois ?

Si les thalwegs ont été amenés à l’état où on les voit aujourd’hui, par la même cause générale, quelle qu’elle soit, qui a créé les montagnes, pourquoi ont-ils des formes si régulières, quand les lignes de faîte, qui, d’après cette hypothèse, auraient été formées en même temps qu’eux, ne montrent que des lignes capricieuses ? Par quel hasard, entre une infinité de formes possibles, ont-ils pris justement celle-ci, qui est telle que les eaux l’auraient créée elles-mêmes, si elles ne l’avaient pas trouvée déjà toute faite ?

Il est donc raisonnable de penser qu’une cause régulière a coopéré à la formation des thalwegs, tandis que les faîtes ont été abandonnés à eux-mêmes. Il est également raisonnable de placer cette cause régulière dans l’action des eaux.

Il est vrai que cette hypothèse attribue aux eaux un pouvoir prodigieux, et bien éloigné des effets qu’elles exercent journellement sous nos yeux. Aussi faut-il bien comprendre la manière dont elles ont pu agir, dans la formation de leur courbe du lit, c’est-à-dire, du thalweg.

Lorsqu’on suit avec attention le cours de la Durance, on remarque que la vallée s’élargit et se resserre successivement, de façon à former comme un chapelet de bassins consécutifs, séparés par des étranglements. Ces bassins sont allongés dans le sens de la rivière ; leur fond est très-plat, et se détache nettement du pied des montagnes environnantes ; il paraît en quelque sorte nivelé par les eaux. Suivant une opinion généralement accréditée, ces sortes de cirques elliptiques sont les bassins, aujourd’hui comblés, d’anciens amas d’eau, emprisonnés à la manière des lacs. Il est probable qu’à une époque reculée, la rivière était remplacée par une succession de pareils lacs, échelonnés à différents étages, et communiquant entre eux par des cataractes ou par des rapides ; alors les eaux s’écoulaient, en tombant de bief en bief. Peu à peu les fonds ont été exhaussés ; les rocs, qui séparaient les bassins, ont été creusés, et les eaux ont fini par couler dans un lit uni, et sur des pentes continues. On a encore aujourd’hui l’exemple d’une pareille action dans les lacs consécutifs, situés au nord des États-Unis, et qui semblent destinés à se confondre un jour dans la rivière de Saint-Laurent.

On peut compter, sur la Durance, les formes très-visibles de cinq de ces lacs anciens, répandus depuis le col du Mont-Genève, où est sa source, jusqu’à la limite du département. On observe les vestiges du même phénomène dans les vallées du Grand-Buëch et du Petit-Buëch ; on les retrouve dans la vallée du Drac ; dans celle de la Romanche. En général, toutes les grandes vallées du département présentent des traces semblables[2]. Quelques-uns de ces lacs remontent même à des temps historiques[3]. Remarquons enfin que les mêmes faits ont été observés sur une foule d’autres points, et dans toutes sortes de rivières[4].

Voilà donc une manière d’agir générale, dont la trace se reproduit constamment dans un certain genre de vallées, et à laquelle serait due, non pas la formation de ces vallées elles-mêmes, mais la formation de leurs thalwegs : deux choses qu’il faut bien distinguer.

Il existe des vallées, qui paraissent avoir été ouvertes en entier par l’érosion des eaux, coulant d’abord dans une simple dépression du terrain. Voilà un deuxième genre de formation, différent du précédent.

D’autres vallées paraissent avoir été formées par des dislocations du sol, qui ont ouvert des fentes, dans lesquelles les eaux se sont ensuite précipitées.

Dans ces formations diverses, l’action des eaux a toujours été la même, et elle a produit les mêmes résultats. Lancées sur un terrain irrégulier, elles ont suivi d’abord la ligne de plus grande pente, puis elles l’ont modifiée. — Au milieu de ces modifications, s’est créé peu à peu la courbe du lit le plus stable, sous la double influence du frottement des eaux, tendant à devenir un minimum, et de la résistance accidentée du sol, tendant à devenir un maximum. Cette courbe, c’est le thalweg.

J’insiste, dès le commencement, sur cette pensée. Elle sert à rallier un grand nombre de faits, dont elle enveloppe les explications dans une même formule, vague à la vérité, mais unique et générale.

Si l’on étudie les vallées sous le point de vue topographique, on découvre plusieurs lois, cachées sous cet arrangement, qui semble l’effet du hasard. Telles sont les deux belles lois de Brisson, que l’on peut vérifier ici sur la plupart des cols. J’en citerai seulement deux exemples, relatifs à chacune d’elles. Le premier exemple est pris au col du Lautaret, placé entre deux cours d’eau parallèles et contraires, la Romanche et la Guisanne. L’autre est pris au col de Bayard, placé dans la région où le Drac et la Durance, après avoir coulé tous les deux de l’est à l’ouest, se séparent en se dirigeant, l’un vers le nord et l’autre vers le sud. Une route royale, qui va du second bassin dans le premier, dessine avec précision le thalweg passant par le col.

D’autres lois établissent des rapports entre les pentes et les longueurs des vallées. On remarque un autre rapport entre le volume d’un cours d’eau et la superficie de son bassin… Mais tous ces développements sortent de mon sujet.


  1. Voyez la note 1.
  2. Voir le mémoire cité de M. Héricart de Thury.
  3. L’ancien lac de Ceillac, — celui forme par la Romanche, dans l’Oisans, lequel se rompit en 1229, détruisit une partie de la ville de Grenoble, et exhuma, par cet accident, la plaine où est bâtie la petite ville de Bourg-d’Oisans ; — celui forme par le Buëch, qui engloutit, puis exhuma la ville romaine de Mont-Seleucus (Mont-Saléon) ; — l’ancien lac d’Ancelle, dans la vallée du Drac, etc., etc.
  4. Voir les exemples cités par d’Aubuisson (Traité de géognosie, tome Ier, page 85, l’article intitulé : Bassins et eaux dans les montagnes).

    Voir l’article Vallées, dans la Géologie de Labêche.

    Voir la description des bassins elliptiques dans la Statistique minéralogique de la Drôme par M. Scipion Gras.

    Voir le mémoire récemment publié par MM. Legrom et Chaperon (Annales des ponts et chaussées, mai et juin 1838).