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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre IV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 17-19).

CHAPITRE IV.


Forme des lits de déjection.

Le premier aspect de ces lits n’est pas sans analogie avec celui d’une vaste ruine : aussi plusieurs torrents ont-ils emprunté leur nom à cette ressemblance[1]. C’est un entassement de cailloux et de blocs, jetés sur une grande étendue de terrain ; une plage aride, dépouillée de cultures, de végétation, dépouillée même de sol végétal, et qui rappelle naturellement à l’esprit l’idée d’une grande destruction. En présence de cette masse énorme de débris, on a quelquefois peine à comprendre qu’elle puisse être l’ouvrage du chétif filet d’eau, qu’on voit suinter à travers les blocs.

Examinés avec plus de soin, on découvre que ces amas, qui paraissent jetés là avec tant de désordre, sont au contraire disposés suivant des lois toutes mathématiques.

D’abord, leur forme générale est fort remarquable. C’est celle d’un monticule très-aplati, conique, placé à la sortie de la gorge, et accolé à la montagne, comme un contre-fort. Les arêtes, qui dessinent sur la surface de ce cône les lignes de plus grande pente, sont dressées très-régulièrement, suivant des pentes douces, qui s’infléchissent un peu vers le bas, mais avec une parfaite continuité ; elles partent toutes de l’issue de la gorge, qui figure le sommet du cône. De loin, elles se détachent nettement sur le fond du ciel, avec un profil si correct, qu’on le croirait réglé à l’aide du niveau[2]. On prend une idée de cette figure, en la comparant à celle que ferait un éventail déployé, dont le point d’attache serait à l’issue de la gorge, et dont le faisceau aurait été relevé vers le milieu, en forme de dos d’âne. On peut encore la considérer comme engendrée par le talus naturel d’un corps semi-liquide, qui aurait coulé hors de la montagne, en sortant par la gorge[3].

L’aspect de ce monticule est si particulier, qu’il décèle de fort loin la présence d’un torrent, avant qu’aucun autre indice n’ait pu la faire soupçonner. Il occupe souvent plus de trois quarts de lieue de largeur, et sa hauteur, au-dessus du niveau de la vallée, dépasse 70 mètres[4]. — Rien ne prouve mieux l’énergie de l’action des torrents, que ces masses immenses, formées en entier par leurs déjections.

Lorsqu’on relève, au niveau d’eau, la pente de ces lits, en suivant aussi exactement que possible l’arête centrale du faisceau conique, on constate les trois lois suivantes, qui peuvent se vérifier sur tous les torrents, et se reproduisent partout, avec une grande constance :

1o Le profil longitudinal forme une courbe continue, convexe vers le centre de la terre ; c’est-à-dire, pour exprimer le fait en d’autres termes, que les pentes diminuent, à mesure qu’on descend vers l’aval ;

2o La variation des pentes est plus rapide vers le haut que vers le bas ;

3o L’inclinaison des pentes varie avec la nature des dépôts. Elle n’est jamais au dessous de 2 centimètres par mètre, ni au-dessus de 8 centimètres. Elle est constante pour tous les torrents d’une même localité, et qui ont leur origine dans la même chaîne de montagnes. — Par exemple, tous les torrents répandus dans la vallée de la Durance, aux environs d’Embrun, ont une pente qui varie, à très-peu près, entre 5 et 7 centimètres par mètre. Cela veut dire qu’elle est d’environ 5 centimètres vers le bas de la courbe, et d’environ 7 centimètres dans le haut. Dans tous ces torrents, l’entonnoir des bassins de réception est dans les terrains du grès vert, et le goulot traverse les lias. Tous ont aussi, à peu près, la même nature de dépôts.

On trouvera, à la suite de ce mémoire, plusieurs nivellements, faits sur les lits de déjection. Ils serviront à vérifier les lois précédentes, et me dispensent, je crois, de m’appesantir sur elles davantage[5].


  1. Torrent de la Ruine (au Lautaret), — de la Ruinasse (au Monestier), — de Ruinance (Basses-Alpes).
  2. Par exemple, le torrent de Boscodon, vu de l’esplanade d’Embrun, à une distance de 1 lieue et demie ; — celui de Merdanel (Saint-Crépin), vu du pied de Mont-Dauphin.
  3. Figure 1.
  4. Figure 3.
  5. Figures 5, 6, 7, 8, 9 et 10.