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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre VI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 24-28).

CHAPITRE VI.


Causes et résutats de la formes des lits de déjection.

Deux causes concourent à former les lits de déjection.

D’abord, le torrent qui sort d’un lit encaissé dans la montagne, tombe dans une vallée où les berges lui manquent tout à coup. Là, sa section transversale peut s’étendre sur une largeur presque indéfinie, puisque cette largeur n’est pas autre chose que la longueur même de la vallée. Alors ses eaux s’épanchent dans tous les sens : de là, perte de vitesse, et exhaussement.

Ensuite le torrent passe de la pente rapide qu’il avait dans la montagne, à la pente douce de la plaine : nouvelle cause de perte de vitesse et d’exhaussement.

Il y a donc deux causes qui font qu’un torrent dépose des matières dans son lit et qu’il l’exhausse : 1o l’élargissement de section ; 2o la diminution de pente. Ces deux causes sont uniques ; elles sont distinctes, bien indépendantes l’une de l’autre, et cette remarque est essentielle. Dans les torrents, dont le lit de déjection a déjà pris la pente limite, les dépôts ne se forment plus qu’en vertu de la première cause ; on peut donc les faire cesser en rétrécissant le lit. Sur d’autres torrents, au contraire, où la pente n’est pas encore arrivée à cette limite qui correspond à l’entraînement des matières, celles-ci continueront toujours de se déposer, en vertu de la seconde cause.

On voit déjà, par tous ces faits, qu’il est possible d’encaisser certains torrents, et qu’il est impossible d’en encaisser d’autres. — On voit aussi que le succès d’un encaissement, toutes choses égales d’ailleurs, sera d’autant plus assuré que l’abaissement des pentes, à la sortie de la gorge, se fera d’une manière plus continue. Car cette continuité est une présomption que la courbe du lit est définitivement créée, et, partant, que les déjections ont pris la limite.

C’est un fait à peu près constant, dans tous les lits de déjection, que les eaux se tiennent sur la région la plus élevée du lit, et en suivent l’arête culminante[1]. Cela vient de ce que cette arête, aboutissant au débouché de la gorge, est placée dans le prolongement même de sa direction. Les eaux, qui sortent de la gorge avec violence, suivent pendant longtemps la ligne que ce premier mouvement leur a imprimée. On conçoit qu’abandonnées à elles-mêmes, sur un lit aussi indéterminé, et dont les pentes sont toujours fortes, elles doivent obéir surtout à leur force d’impulsion, et se détourner plus difficilement de la direction qu’elles ont une fois prise. — De là résulte cette singulière disposition : que le profil en travers du lit forme une courbe convexe, dont les eaux occupent les points les plus élevés. Une légère dépression, creusée en forme de lit, leur permet de se tenir en équilibre sur ce faite[2].

Un autre résultat de cette forme est de faire divaguer les eaux sur toute la superficie du lit avec une mobilité incroyable. Il suffit du moindre bloc, de la moindre touffe de broussaille, placés d’une certaine manière au sommet de l’éventail, pour dévier les eaux, et les jeter sur des points fort éloignés de leur lit habituel, et, partant, fort peu préparés à leur résister. La mobilité du sol même des déjections augmente encore l’instabilité des eaux. Dans ces graviers dénués de cohésion, le moindre frottement suffit pour amener de grands changements, et le lit se creuse et se détruit à chaque crue.

La même forme détermine aussi les eaux à déposer, même sur des pentes très-fortes ; car, en s’étalant sur des surfaces si larges, elles perdent toute leur vitesse : c’est ce qu’on a vu plus haut. Cette remarque explique pourquoi il se forme encore des dépôts, même dans les torrents qui ont déjà pris la pente limite.

Enfin, quand une route est assujettie à traverser un pareil lit, elle est soumise à de grands inconvénients. Elle est forcée de gravir d’un côté le faîte de l’éventail, puis de s’abaisser de l’autre côté vers la plaine ; ce qui l’assujettit à une rampe et à une descente, dont les pentes sont assez fortes. Comme les eaux coulent dans la partie culminante, qui sépare la pente de la contre-pente, c’est là qu’il faudrait établir un pont : or cela est toujours fort difficile, parce que les berges manquent totalement, et qu’elles sont même, en quelque sorte, négatives. D’autres difficultés s’élèvent encore quand on essaie de protéger la route par des défenses : on ne sait comment les disposer sur ce lit convexe, où les eaux, au moindre obstacle, s’échappent en suivant les pentes transversales, et où des épis ne peuvent être enracinés nulle part[3].

Toutes ces causes concentrent les plus grands maux des torrents dans leurs lits de déjection ; et ceux-ci, par une circonstance malheureuse, se trouvent précisément placés dans les vallées, où les cultures sont les plus précieuses : aussi forment-ils le caractère le plus redouté des torrents. Les dénominations d’un grand nombre d’entre eux se rapportent aux propriétés des lits de déjection : plusieurs même les caractérisent par des termes si énergiques, qu’on n’oserait pas les traduire[4].

Il reste à indiquer les modifications qui altèrent quelquefois la forme générale de ces lits.

Il y a des torrents dans lesquels les lits de déjection n’ont plus que des formes diffuses[5]. Il y en a même dans lesquels ces formes sont complètement oblitérées[6]. Cela arrive toutes les fois que le terrain s’abaisse vers la rivière, suivant des pentes à peu près continues, et suffisamment rapides. Si les eaux, qui suivent ces pentes, prennent assez de vitesse pour entraîner leurs matières jusques dans la rivière, et si celle-ci est assez forte pour les emporter, à mesure que le torrent les lui amène, elles ne pourront jamais s’entasser, et le lit de déjection ne pourra pas se former. Dans ces torrents, le lit de déjection est remplacé par un long canal d’écoulement, qui conduit les eaux depuis la gorge jusque dans le cours d’eau principal. — La courbe du lit s’est formée ici tout naturellement, en suivant le relief que lui offrait le terrain de la montagne, et elle n’a pas exigé, pour devenir régulière, que certaines parties du fond fussent exhaussées. En comparant cette courbe à celle que donnent les lits de déjection arrivés à la pente limite, on voit que les deux courbes ne diffèrent pas entre elles : ce fait est digne d’attention, et il confirme tout ce quia été dit dans le précédent numéro[7]. — Ajoutons encore que les torrents qui sont encaissés ainsi jusqu’à leur embouchure, et ne présentent pas des lits de déjection, n’en sont pas moins de véritables torrents. Leur bassin de réception est très-bien caractérisé ; ils l’affouillent, et en tirent une grande masse de matières, qu’ils entraînent avec eux, et qu’ils déposent ensuite réellement dans un lieu déterminé, qui est le sein de la rivière. Mais ils ne peuvent plus divaguer sur leurs dépôts, parce que ceux-ci sont engloutis aussi vite qu’ils sont formés. Les deux premiers caractères, qui spécifient les torrents, se retrouvent donc ici, aussi apparents que partout ailleurs. Et le troisième s’y montrerait de même, si la rivière ne l’avait pas, pour ainsi dire, effacé après coup.

En général, pour que les déjections se disposent suivant la forme normale que j’ai décrite, il faut que le torrent les dégorge dans une plaine, où elles puissent s’étaler en liberté. Aussi les torrents les plus remarquables par l’étendue et la régularité de leurs lits de déjection, sont ceux qui débouchent dans les bassins des vallées principales.

Il arrive souvent que plusieurs torrents jettent à la fois leurs alluvions dans le même lit de déjection, qui leur devient commun[8].

Il y a aussi des torrents qui, au lieu d’aboutir à des cours d’eau principaux, sont reçus par des vallées sèches, ou par des ruisseaux insignifiants. Alors il semble qu’il ne puisse plus y avoir de limite à l’exhaussement[9].

Mais la plupart se déchargent dans des cours d’eau volumineux et rapides. Ils les rejettent sur la rive opposée ; et, quand celle-ci est basse et cultivée, ils les forcent de la ravager et deviennent ainsi une nouvelle cause de dévastations. Quand elle présente, au contraire, des berges hautes et solides, la rivière s’encaisse entre elles et les déjections. S’il survient dans le torrent une crue subite, qui ne soit point partagée par la rivière, les déjections, arrivant en masse, font barrage ; la rivière gonfle et déborde à l’amont. La même chose arrive encore quand deux torrents se déchargent dans la rivière sur les deux rives opposées, l’un en face de l’autre, et qu’ils débordent en même temps[10]. Mais, au bout d’un certain temps, la rivière, qui travaille sans relâche, finit toujours par balayer les matières. Celles-ci ne pouvant ainsi jamais s’amonceler, il en résulte que les rivières maintiennent à l’extrémité des lits des torrents une sorte de repère stable, tandis que les autres points de ce lit subissent de continuelles variations dans leur hauteur. Ne perdons pas de vue cette observation, dont nous tirerons parti par la suite.


  1. Figures 3 et 4.
  2. Cela est surtout remarquable dans le torrent de Combe-la-Bouze (Veynes).
  3. Comme un exemple de cette difficulté, on peut citer le pont du torrent de Bel-AirSerres), dont le projet a été remanié par quatre ingénieurs, et n’est pas encore arrêté.
  4. Torrents des Graves (des graviers), — de Combe-la-Bouze, — de Rioubourdoux, (Ruisseau bourbeux : il y en a plusieurs de ce nom, à Prunières, à Orcières, à Barcelonnette, etc.).

    Il y a un grand nombre de torrents nommés Merdanel ou MerdarelSaint-Crépin, au Monestier, à Chadenas, à Rémollon, à Orcières, etc.). Dans les Basses-Alpes, on a plusieurs Merdarics. Ce terme est devenu, dans quelques localités, générique, et l’on dit un merdanel, pour dire un torrent.

  5. Torrents de Crevoulx, de Bramafam, de la Couche.
  6. Torrents de la Grande-QueylanneVitrolles), — de Mauriand (à la Grave), — de Rabioux, — du Pas-de-la-Tour, dans la vallée de l’Ubaye (Basses-Alpes).
  7. Voyez les planches et leur explication.
  8. Le lit du torrent de Boscodon reçoit le torrent de Combe-Barre ; — celui du Devizet reçoit le Réalon ; — celui de Déoul, le Briançon.
  9. Torrents des Moulettes (à Chorges), du Devizet, de Saint-Pancrace, du Ruisseau-Blanc (au Lautaret).
  10. Le torrent de Couleaud et le torrent de Pals, sur la Durance (près du village de Saint-Clément). — Le torrent de Theus et celui de Rochebrune, sur la même rivière.