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Études sur le XVIIIe siècle/06

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Études sur le XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 848-886).
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ÉTUDES SUR LE XVIIIe SIÈCLE

LES ROMANCIERS.

II.[1]
PIERRE CARLET DE CHAMBLAIN DE MARIVAUX.

I. Éloge de Marivaux, par M. de Lescure. Paris, 1880. — II. Marivaux et le Marivaudage, par M. Jean Fleury. Paris, 1881 ; Plon. — III. Marivaux, sa vie et ses œuvres, d’après de nouveaux documens, par M. Gustave Larroumet. Paris, 1882 ; Hachette. — IV. La Vie de Marianne, précédée d’une notice par M. de Lescure. Paris, 1882; Jouaust.

Je ne sais si, dans le temps où nous sommes, le Diable boiteux et Gil Blas ont autant de lecteurs qu’ils en devraient avoir ; mais, pour aussi peu qu’ils en aient, j’oserais bien répondre qu’ils en ont encore plus que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. Ce sont les romans de Le Sage qui ont consacré dans l’histoire de la littérature française le nom de l’auteur de Turcaret. Marivaux au rebours : c’est aux Fausses Confidences, c’est au Legs, c’est à l’Épreuve, c’est au Jeu de l’amour et du hasard que ses romans doivent de vivre ou, parlant plus exactement, de n’être pas tombés tout à fait dans l’oubli. N’y aurait-il pas là peut-être quelque injustice? Unique au théâtre, et de telle nature que, s’il ne l’y avait pas prise, personne, je crois, ne l’occuperait, la place de Marivaux est considérable encore dans l’histoire du roman ; et, pour ne pas compter au rang de nos chefs-d’œuvre, Marianne et le Paysan parvenu ne laissent pas d’être, s’il en fut, des œuvres singulières, et singulièrement significatives. C’est une forme d’éloge que Marivaux eût sans doute aimée. Il faut seulement s’empresser d’ajouter que la même singularité qui fait pour l’historien le prix de ces deux romans explique aussi que ni l’un ni l’autre n’ait pu parvenir jusqu’à la foule.

C’est ce que je me propose ici de montrer. J’étudierai d’abord les origines et, en quelque manière, la composition successive du talent de Marivaux ; je tâcherai de dire ensuite ce que ses romans ont ajouté d’enrichissement durable au fonds commun du roman français; enfin je rechercherai ce qui lui a manqué pour être placé plus haut dans l’histoire de notre littérature ; et tout cela, si je ne me trompe, s’expliquera par un même principe. Ce même principe résoudra, d’autre part, l’énigme de sa réputation. On verra ce qu’il y a de juste dans les vives critiques que ses contemporains ne lui ont pas ménagées, ce qu’il y a d’équitable dans l’espèce de réparation que nous lui avons faite, et que, bien loin qu’il y ait par-dessous cette apparente opposition rien de contradictoire, il n’y a rien que d’aisément conciliable et de strictement conséquent. — Plus heureux que Le Sage, Marivaux a rencontré dans ces derniers temps de nombreux éditeurs ou biographes. Nous nous sommes surtout aidé, sans négliger pour cela les autres, des travaux de M. de Lescure, de M. Jean Fleury, et de M. Gustave Larroumet. C’est un devoir pour nous que de les en remercier sans tarder davantage, et c’est un plaisir que de leur rendre ce qu’il peut y avoir d’eux dans les pages qui suivent.


I.

Si l’on osait parler la langue de Marivaux, on dirait que le « marivaudage » était né depuis longtemps, et même qu’il était déjà « devenu grand garçon, » lorsque l’auteur de Marianne et du Paysan vînt le prendre par la main pour le conduire à sa perfection, et lui donna son nom. En style plus simple, cela signifie que, pour bien comprendre et bien apprécier Marivaux, il importe avant tout de le replacer dans le milieu où il a vécu, où il s’est formé, pour lequel enfin il a écrit. Ses romans, en effet, comme d’ailleurs la plupart de ses comédies, tiennent en quelque sorte par tous les côtés à une petite société d’aimables femmes et de beaux esprits, dont leur pire malheur est justement de n’avoir jamais pu réussir à se détacher tout à fait. Cette petite société, c’est la société précieuse du commencement du XVIIIe siècle : elle vaut la peine d’être connue.

Le dernier biographe de Marivaux, le plus copieux et le mieux informé, M. Gustave Larroumet, parlant du premier roman de son auteur, Pharsamon ou les Folies romanesques, et voulant y voir une dérision des romans de Mlle de Scudéri, s’est demandé si vraiment il restait, après Molière et Boileau, quelque chose à dire des précieuses, ou même si seulement il existait encore, aux environs de 1712, des Cathos et des Madelon? Le Sage lui avait répondu par avance. Il y a quelque lieu de croire, en effet, que, si dans le Diable boiteux, si dans Gil Blas, si dans le Bachelier de Salamanque enfin. Le Sage avait obstinément poursuivi les précieuses de ses mordantes épigrammes, c’est sans doute qu’il y avait des précieuses, et que ni Boileau ni Molière n’avaient si bien tué les Cathos et les Madelon qu’elles ne continuassent après eux de se porter toujours assez bien. En réalité, les dernières années du XVIIe siècle ont été marquées par un retour imprévu de l’esprit français à la préciosité. Tous n’en sont pas morts ; quelques-uns en ont même vécu ; presque tous en ont été certainement atteints. La seule école des Regnard, des Le Sage, des Dancourt y a presque entièrement échappé. J’ose dire que ni La Bruyère ni Fénelon lui-même n’en sont tout à fait exempts. L’auteur du Petit Carême et celui des Lettres persanes en ont été l’un et l’autre diversement touchés, mais touchés plus à fond que l’on ne le voudrait peut-être pour leur gloire ; il y a des traces de préciosité dans les plus beaux, dans les plus éloquens sermons de Massillon ; il y en a dans l’Esprit des lois lui-même. Enfin, quant aux La Motte et quant aux Fontenelle, il n’a pas tenu à eux de ressusciter la génération des Benserade et des Voiture, en attendant qu’ils eussent achevé de former celle des Moncrif et des Marivaux. Les plaisanteries de Voltaire ont perpétué jusqu’à nous quelques-uns de ces logogriphes où se complaisait l’ingéniosité de La Motte. Dira-t-on qu’il fût plus ridicule à Madelon d’appeler un fauteuil « la commodité de la conversation, » qu’à La Motte d’appeler une haie « le suisse du jardin » dont elle défend l’entrée? ou à cette pauvre Cathos d’appeler un miroir le « conseiller des grâces, » qu’au même La Motte encore d’appeler la violette « la grisette des fleurs? » Mais c’est peut-être surtout chez Fontenelle qu’il faudrait aller chercher ses preuves, non-seulement dans les Madrigaux et dans les Pastorales, mais dans les Dialogues des morts et dans les Lettres galantes, que dis-je? jusque dans les Entretiens sur la pluralité des mondes et jusque dans les Éloges des académiciens de l’Académie royale des sciences. On me pardonnera la longueur d’une ou deux citations nécessaires : Vous eussiez été bien étonnée, Madame, et la vertu de Mlle votre fille vous eût été bien suspecte, si vous eussiez vu où nous étions hier, elle et moi. Voici quelles étaient nos attitudes. J’avais ôté mon justaucorps, j’allais achever de me mettre en chemise, et Mlle votre fille n’attendait que le moment de m’embrasser et de se jeter à corps perdu sur moi. C’est là le fruit de la sévère éducation que vous lui avez donnée. Si vous voulez pourtant que je vous dise quelque chose pour la justifier auprès de vous, nous passions la rivière, l’eau était fort émue, et Mlle votre fille l’était encore davantage. Du milieu de la rivière elle cria qu’on la remît à terre. Vous savez qu’elle n’est jamais si belle que quand elle s’anime, et jamais elle ne fut si animée. Ce n’est pas l’avoir vue que de l’avoir vue sur terre, l’eau agitée est bien plus favorable à sa beauté. Je tâchai pourtant de la rassurer et de diminuer ses charmes en lui disant que bien des personnes qui ne la valaient pas avaient été reçues par des tritons et des naïades quand elles étaient tombées à l’eau. Mais la peur lui avait tellement troublé l’esprit qu’elle n’en crut rien, et elle voulut que je me misse en état de la sauver du péril à la nage. Je me déshabillai donc à demi, et je me repens bien de ne pas lui avoir dit qu’elle se déshabillât aussi bien que moi, pour peser moins sur l’eau, car je suis sûr qu’elle l’eût fait.


On a reconnu le tour et le badinage de Voiture, ou « le baladinage, » comme disait nettement Voltaire ; voici maintenant le tour, déjà le style, et la subtilité de Marivaux :


GIGÈS. — Écoutez : il n’y a pas tant de vanité à tirer de l’amour d’une maîtresse. La nature a si bien établi le commerce de l’amour qu’elle n’a pas laissé beaucoup de choses à faire au mérite. Il n’y a point de cœur à qui elle n’ait destiné quelque autre cœur; elle n’a pas pris soin d’assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d’estime; cela est fort mêlé, et l’expérience ne fait que trop voir que le choix d’une femme aimable ne prouve rien ou presque rien en faveur de celui sur qui il tombe. Il me semble que ces raisons-là devraient faire des amans discrets.

CANDAULE. — Je vous déclare que les femmes ne voudraient point d’une discrétion de cette espèce, qui ne serait fondée que sur ce qu’on ne se ferait pas un honneur bien grand de leur amour.

GIGÈS. — Et ne suffit-il pas de s’en faire un plaisir extrême? La tendresse profitera de ce que j’ôterai à la vanité.

CANDAULE. — Non, elles n’accepteraient point ce parti.

GIGÈS. — Vous ne songez pas que l’honneur gâte tout cet amour dès qu’il y entre. D’abord, c’est l’honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amans; et puis, du débris de cet honneur-là, les amans s’en composent un autre, qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c’est que d’avoir mis l’honneur d’une partie dont il ne devait point être.


N’était le dernier mot, — non pas plus léger, comme on verra, — mais plus impertinent peut-être, et peut-être aussi de plus de portée qu’il n’appartient à Marivaux, cette page à la fois très précieuse et très spirituelle pourrait certainement être signée de lui. Voilà bien jusqu’à ces tics de style, « cet honneur-, ces raisons-, » que l’on n’a pu croire particuliers à Marivaux que faute d’avoir assez lu Fontenelle. Voilà bien cette façon de jouer sur les mots dont on trouverait dans Marianne et dans le Paysan de si nombreux exemples : « Pour parvenir à être honoré, je saurai bien cesser d’être honorable, et, en effet, c’est assez le chemin des honneurs. » Voilà bien cette finesse très réelle et cette vérité d’observation mondaine qui ne laissent pas quelquefois de s’insinuer dans la prose des précieux, parce qu’après tout les mots ne sauraient cesser de représenter des idées, et que, de l’alliance nouvelle que l’on en fait il ne se peut pas qu’il ne sorte parfois une idée nouvelle. On pourrait ainsi chercher et retrouver Marivaux comme dispersé chez la plupart de ses contemporains. Que de façons de dire que La Motte lui eût enviées ! « Madame, mon amitié pour vous a commencé sur le Pont-Neuf; de là jusqu’à votre maison elle a pris vigueur et croissance ; sa perfection est venue chez vous, et deux heures après il n’y avait plus rien à y mettre ; en voilà le récit bien véritable. » que de pointes qui ne sont guère plus savamment amenées par Massillon : « Il y eut un sermon qui fut fort beau ; je ne dis pas bon : ce fut avec la vanité de prêcher élégamment qu’on nous prêcha la vanité des choses de ce monde, et c’est là le vice de nombre de prédicateurs : c’est bien moins pour notre instruction que pour leur orgueil qu’ils prêchent ; de sorte que c’est presque toujours le péché qui prêche la vertu dans nos chaires. »

Bien loin donc de lui être aussi particulier que l’on croit et qu’il se figurait volontiers lui-même, le style de Marivaux est le style des coteries dont il est. Marivaux écrit comme il entend parler autour de lui, dans la société de Fontenelle, dans le salon de Mme de Lambert; et l’on y parle comme on parlait au commencement du XVIIe siècle dans le salon, ou plutôt dans l’alcôve, de la marquise de Rambouillet. Molière et Boileau disparus, les beaux esprits ont recouvré l’empire dont le bon sens et le génie les avaient un temps dépossédés. La marquise de Lambert, au palais Mazarin, locataire, voisine et amie du duc de Nevers, le protecteur déclaré de Pradon contre Racine, amie plus intime encore du marquis de Sainte-Aulaire, l’ennemi particulier de Boileau, goûtant elle-même très médiocrement Molière, et, qui sait ? trouvant peut-être les Fables de La Motte supérieures à celles de La Fontaine, tient école de marivaudage, fait profession de s’exprimer « avec une élégance admirable, » est écoutée comme un oracle, et achève enfin, dit Le Sage, — à qui nous empruntons la plupart de ces traits, — d’initier les débutans et les candidats à l’Académie française à toutes les délicatesses du « langage proconchi : » une langue admirable, ajoute-t-il, une langue vivante, une langue harmonieuse, et seulement chargée d’un peu plus de « métaphores » et de « figures outrées » que le biscaïen lui-même, lequel, comme chacun sait, brille surtout par la simplicité[2]. Marivaux a-t-il fréquenté chez Mme de Lambert? C’est probable. Les biographes le disent, et, s’ils ne le prouvent pas, il suffit qu’à défaut de raisons démonstratives nous en ayons la certitude morale. Marivaux est un des plus brillans élèves de Mme de Lambert, et, s’il n’a pas été du nombre des habitués de ce fameux salon, c’est le cas de dire qu’il était digne d’en être.

J’avais toujours été frappé, quand il m’arrivait de parcourir Pharsamon lui-même, et plus particulièrement le second des romans de Marivaux : les Effets surprenans de la sympathie, d’un certain air de ressemblance vague avec je ne sais quoi de déjà lu. Je connaissais ces aventures, j’avais rencontré ces personnages; cette conception du roman ne m’était pas nouvelle, ni cette métaphysique, ni cette langueur, ni même ce style. La ressemblance avait bien un corps, puisque je ne suis pas seul à l’avoir aperçue. Les Effets surprenans de la sympathie, c’est la Clélie de Mlle de Scudéri, c’est la Polexandre de Gomberville, c’est peut-être surtout l’Astrée d’Honoré d’Urfé. L’œuvre est trop médiocre en elle-même pour qu’il soit utile, je ne dis pas de l’analyser, mais d’en rechercher plus curieusement les véritables origines. C’est seulement une preuve sans prix qu’en histoire aussi bien qu’en physique il est assez ordinaire aux mêmes causes d’opérer les mêmes effets ; et rien n’explique mieux comment trois ou quatre « caillettes » ont eu finalement raison de l’auteur de Gil Blas, de celui des Satires et de celui des Précieuses ridicules. Tous les trois, en effet, — pour des raisons générales tirées de la nature de leur art, et pour des raisons personnelles tirées de leur façon de vivre, de leur tempérament, enfin de leur métier, — tous les trois dans leurs attaques ont passé la mesure et le but. Ils n’ont pas voulu voir ou peut-être ils n’ont pas vu qu’il y avait autre chose dans la préciosité qu’une révolution du langage. Au commencement du XVIIe siècle, la société de l’hôtel de Rambouillet s’était formée comme d’un esprit d’opposition contre la grossièreté des mœurs environnantes. Précieux et précieuses avaient tenu vraiment, pendant un demi-siècle, il faut bien le savoir, école de morale autant que de bel esprit, morale mondaine, si l’on veut, et très mondaine, qui retardait, qui ne supprimait point,


Les bas amusemens de ces sortes d’affaires ;


morale cependant, s’il importe beaucoup de savoir que tout ce qui se pense ou se fait ne doit pas se dire, et que tout ce qui se dit ne peut pas s’écrire. Or cette même grossièreté du discours et des manières, on la vit reparaître dans les dernières années du règne de Louis XIV. « On parle d’une région, écrivait La Bruyère en 1688, où les vieillards sont galans, polis et civils, les jeunes gens au contraire durs, féroces, sans mœurs ni politesse. Ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir, ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules. » C’est à quelques années de là que Mme de Lambert, jeune encore, veuve, et riche, ouvrait son salon comme un lieu de refuge et d’asile à cette civilité, cette galanterie, cette politesse enfin qui s’en allaient. Ne nous étonnons donc pas si Le Sage, si Boileau, si Molière n’ont remporté sur les précieuses qu’une demi-victoire. Le génie lui-même ne vient pas à bout de ce qui a sa raison d’être; et les précieuses avaient la leur: et elle était morale autant que littéraire. Ne nous étonnons pas non plus si les œuvres sorties, pour ainsi dire, de l’inspiration plus ou moins prochaine de Mme de Lambert offrent des traits frappans de ressemblance avec celles qu’avait autrefois dictées l’influence de Mme de Rambouillet, puisque l’influence de l’une et l’inspiration de l’autre s’efforçaient de diriger la littérature et les mœurs vers un même idéal social. Mais, après avoir noté la ressemblance, attachons-nous plutôt aux différences. A cinquante ou soixante ans d’intervalle, et dans un siècle comme le XVIIe, on se doute bien qu’elles sont considérables; je n’indiquerai que celles dont je crois voir la trace profondément marquée dans les romans de Marivaux.

Si l’on peut dire avec vérité que la littérature, confinée jusqu’alors entre pédans et savantasses, avait fait son entrée dans le monde par le salon de Mme de Rambouillet; la politique, la science, la philosophie même, y font la leur par le salon de Mme de Lambert. On doit supposer que, parmi les habitués de son salon, la liberté, « le désordre aimable » de la conversation, très diverse, nullement guindée, permettait aux Valincour, aux Hénault, aux d’Argenson, à tous ceux qui étaient dans les charges, de causer quelquefois d’événemens plus considérables que le dernier madrigal de Sainte-Aulaire ou le dernier divertissement de la petite cour de Sceaux. Une longue lettre d’elle à son ami Saci, — sur la mort du duc de Bourgogne, — témoigne de la vivacité d’intérêt, toute nouvelle chez une femme, qu’elle prend pour la chose publique. Aux jours où la réunion, plus littéraire, affectait comme une physionomie de séance académique, Fontenelle y présidait, Fontenelle ou Mairan, demi-savans l’un et l’autre, l’un et l’autre éminemment propres à donner aux gens du monde cette légère teinture de science qui leur suffit, et qui suffit en même temps au besoin que la science peut quelquefois avoir de la curiosité, de l’intérêt, de la sympathie des gens du monde. Mairan, traité « d’illustre » par ses contemporains, est aujourd’hui bien déchu de sa gloire ; Fontenelle, en dépit de quelques ridicules, demeure l’auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, et, sous son air de galantin, un grand esprit, comme on l’a dit, très ouvert à toutes choses, souvent profond à force de subtilité, capable enfin avec la même intelligence, le même tact, la même aisance de louer Malebranche et Cassini, Vauban et Leibniz, d’Argenson et Newton. Tout cela provoquait, éveillait, excitait, nourrissait, remplissait, formait l’esprit. « Je ne saurais dire combien, en lisant quelques écrits peu connus de Marivaux, a dit quelque part Sainte-Beuve, j’ai appris à goûter certains côtés sérieux de son esprit; » et les biographes, survenant, ont peut-être outré ce qu’il y a de vrai dans cet éloge, ou du moins en l’adoptant n’y ont pas mis assez de restrictions. En tout cas, voilà l’école où s’est formé le Marivaux sérieux, le Marivaux du Spectateur français et du Cabinet du philosophe, le Marivaux « moraliste » et le Marivaux «socialiste; » — puisque l’on a laissé échapper ce gros mot. Car c’est encore dans le salon de Mme de Lambert que commencent à se manifester les symptômes avant-coureurs de ce qui va devenir l’esprit du XVIIIe siècle. Sur bien des choses, sur l’éducation des femmes, par exemple, ou encore sur la conduite que doivent tenir avec leurs inférieurs les heureux de ce monde, — deux points où Marivaux, dans ses feuilles, reviendra fréquemment, — la maîtresse du logis elle-même a des idées qui sont en avance de son temps, et des mots qui semblent passer la portée ordinaire, celui-ci, par exemple : « J’appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément : la cour en est remplie; » ou celui-ci encore : « L’humanité souffre de l’extrême différence que la fortune a mise d’un homme à un autre homme. » Du haut de la chaire, vingt prédicateurs en avaient dit autant sans doute, ou davantage, mais c’étaient des prédicateurs. C’est une femme ici qui parle, et une femme qui donne le ton à la meilleure société de son temps. Élargie, pour ainsi dire, par la préoccupation philosophique, la préoccupation littéraire, elle aussi, dans l’intervalle qui sépare le commencement de l’un et l’autre siècle, avait changé d’objet. A la querelle un peu puérile des Jobelins et des Uranistes avait succédé la querelle des anciens et des modernes. On était tout moderne autour de Mme de Lambert. A Dieu ne plaise que je veuille ici, vingtième ou trentième, retracer les luttes homériques de La Motte et de Mme Dacier! Je ferai seulement observer que, semblable à tant d’autres, la controverse enveloppait, sans le savoir, quelque chose de plus grand qu’elle-même. Comme vers le même temps, et à l’insu des partis en lutte, la question de l’indifférence en matière de religion s’est trouvée posée par la querelle des constitutionnaires et des anticonstitutionnaires, ainsi, dans la querelle des anciens et des modernes, se trouvait engagée cette idée de progrès, d’où l’on sait ce que les encyclopédistes allaient bientôt tirer de conséquences. Ceci explique la présence, dans l’œuvre de Marivaux, de quelques phrases qui, lorsqu’on les isole, semblent le dépasser. La position qu’il prit dans la querelle peut jeter, d’autre part, un jour assez vif sur la nature de son talent. Tandis que Fontenelle et La Motte, chacun à sa manière, traitait la question sérieusement, Marivaux travestissait l’Iliade et publiait son travestissement. Il y avait au dedans de lui un instinct de parodiste. C’est un problème que de savoir s’il a parodié Télémaque. Il s’en est défendu si vivement que l’on éprouve en vérité quelque embarras à le contredire, et cependant il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de douter que cette platitude soit de lui. En tout cas, son Pharsamon est une parodie de Don Quichotte, et sa Voiture embourbée une parodie de ces romans d’aventures qu’il avait lui-même commencé par imiter. La lecture en est aujourd’hui franchement insoutenable : des grossièretés inattendues y jurent avec les idées de délicatesse, d’élégance, de préciosité que rappelle d’abord à l’esprit le nom de Marivaux ; c’est ce qui me ferait douter par momens qu’il fût un hôte régulier du salon de Mme de Lambert; il fallait du moins, en dehors du palais Mazarin, qu’il ne vît pas toujours très bonne compagnie. Mais cet instinct de parodiste, épuré par le temps, devint plus tard chez lui, comme chez tous les parodistes qui valent mieux que leurs parodies, un goût très vif de la réalité prochaine, et ce que nous pourrions appeler de nos jours une tendance au naturalisme. Notons soigneusement le trait : il est essentiel à la définition du marivaudage. Un des procédés ordinaires de Marivaux consiste à tirer de l’usage familier, ou même vulgaire, les métaphores qui lui servent à diversifier les plus jolies nuances du sentiment. Si l’on dressait un lexique de la langue de Marivaux, elle apparaîtrait extrêmement riche, — bien plus riche peut-être que celle de Le Sage, — en dictions communes, triviales, populaires. Elle apparaîtrait, comme l’on sait, non moins riche en néologismes. C’est encore qu’en sa qualité d’adversaire déclaré des anciens, il se pique d’être uniquement attentif aux choses de son temps. Ses imitateurs (car il a fait école, et jusque de nos jours bien des romanciers marivaudent bien plus que l’on ne le croirait) ont nommé précisément cette attention aux choses de la vie courante du nom bizarre, mais expressif de modernité. Le souci de la modernité, dans la littérature française, doit être daté du salon de Mme de Lambert.

Parmi toutes ces préoccupations, très diverses, comme l’on voit, et très propres à remuer les idées, l’amour, dans ces salons, comme jadis à l’hôtel de Rambouillet, ne demeurait pas moins la grande et principale affaire. Seulement, encore ici, sous l’apparente uniformité, la différence est profonde. Il suffirait, pour s’en apercevoir, de feuilleter les œuvres de Mme de Lambert, et d’y lire de près ses Réflexions sur les femmes. Tout ce que l’on peut dire de pis de l’hôtel de Rambouillet, c’est que la nature, en dépit des beaux sentimens, n’y perdait pas ses droits. Mais du salon de Mme de Lambert, et sur le témoignage de ses habitués eux-mêmes ou de ses historiens dévoués, il faut dire en toute vérité que le plaisir y a reconquis ses titres. M. Charles Giraud, dans un chapitre de son livre sur la Maréchale de Villars, et M. de Lescure, plus récemment, dans une intéressante préface qu’il a mise aux Œuvres choisies de Mme de Lambert, ont donné pour preuve de sa sévérité de mœurs que ni Mme de Tencin ni Mme du Deffand n’auraient jamais passé le seuil de son salon. Ils ont donc oublié qu’ils y rencontraient, entre autres personnes de mœurs assez libres, cette jolie Mme de Murat, que ses désordres avaient fini par faire exiler de Paris, et cette autre, chez qui l’acteur Baron oubliait volontiers son bonnet de nuit : la fameuse Mlle de La Force[3]. En réalité, dans le salon de Mme de Lambert, comme dans le monde en général, on se contentait parfaitement d’une espèce d’honnêteté de surface, si peut-être même on n’y recherchait pas déjà ce que la délicatesse des manières donne de raffinement à la volupté. L’amour n’y était plus du tout, comme à l’hôtel de Rambouillet, une passion dont la noblesse épure le désir, mais bien tout simplement l’art de plaire; et l’art surtout d’y trouver soi-même son plaisir : « C’est un commerce si agréable, dit un personnage des Dialogues de Fontenelle, qu’on a bien fait de lui donner le plus de durée que l’on a pu. Que serait-ce si l’on était reçu dès que l’on s’offrirait? Que deviendraient tous les soins que l’on prend pour plaire, toutes les inquiétudes que l’on sent quand on craint d’avoir déplu, tous les empressemens avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peines que l’on appelle amour? Rien ne serait plus insipide si l’on ne faisait que s’entre-aimer. » Mme de Lambert n’hésite pas à tirer la conséquence : « Puisque ce sentiment est si nécessaire au bonheur des humains, il ne faut pas le bannir de la société, il faut seulement apprendre à le conduire et le perfectionner. Il y a tant d’écoles établies pour perfectionner l’esprit : pourquoi n’en avoir pas pour cultiver le cœur? C’est un art qui a été négligé. Les passions cependant sont des cordes qui ont besoin de la main d’un grand maître pour être touchées. Échappe-t-on à qui sait remuer les ressorts de l’âme par ce qu’il y a de plus vif et de plus fort? » Mais les romans de Marivaux sont précisément cette école de galanterie que demandait là Mme de Lambert: « Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, dit quelque part le héros de son Paysan parvenu, qui, dans l’espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche et l’amant de deux femmes de condition... Voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur !.. Voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et, par conséquent de sentiment! » Étrange théorie sans nul doute, mais caractéristique de l’homme et de son siècle, du salon de Mme de Lambert, du salon de Mme de Tencin, et à laquelle d’ailleurs il ne faut pas douter que Marivaux ait dû, sur tous ses devanciers dans le roman, sa réelle supériorité d’anatomiste du cœur et d’analyste du sentiment. L’amour, descendu des hauteurs où l’avait placé l’hôtel de Rambouillet, entre avec lui dans la vie réelle. Autre trait, non moins essentiel encore, du vrai marivaudage : l’art de déguiser « le mal de l’action, » comme disait Molière, sous l’élégance, la recherche, et l’obscurité voulues de l’expression. On le verra mieux quand tout à l’heure Marivaux lui-même nous développera ce que l’on pourrait appeler son esthétique de la licence. Il ne me reste plus, pour avoir à peu près retrouvé les origines de ce talent complexe, qu’à dire ce qu’il apportait de sa personne dans ce milieu dont il a tant reçu. Deux mots ici suffiront : une rare ignorance et un grand contentement de soi. A-t-on bien assez remarqué ce que peuvent ces deux forces dans la littérature et dans l’art? Au lieu de croire que tout ait été dit, découvrir tous les jours la banalité même, qui sait si ce n’est pas, à défaut de génie, le plus sûr moyen de la renouveler ? Marivaux, plus instruit, eût été certainement moins « moderne, » et, selon toute vraisemblance, moins entièrement original; mais, plus modeste, c’est-à-dire moins convaincu qu’il y avait des chemins tout nouveaux à ouvrir, il en eût certainement moins ouvert.


II.

L’histoire de sa vie, très imparfaitement connue, malgré les efforts de M. Larroumet, semble importer de peu de chose à l’histoire de ses œuvres. De ce que nous savons de sa naissance, de sa condition, de sa fortune, enfin de la part malheureuse qu’il prit aux spéculations de la rue Quincampoix, — et de sa naturelle paresse, — nous pouvons du moins conjecturer que la vocation ne s’éveilla guère en lui que sous l’aiguillon de la nécessité. En 1721, âgé déjà de trente-trois ans, il n’avait encore publié que ses parodies, ses Effets surprenans de la sympathie, quelques lettres dans le Mercure, de petits vers de société, deux pièces pour le Théâtre-Italien, et une tragédie en cinq actes et en vers : Annibal. Ruiné par le système, il demanda ses ressources au journalisme d’abord et lit paraître, au cours des années 1722 et 1723, une feuille imitée du Spectateur d’Addison, le Spectateur français, laquelle, paraissant à intervalles fort irréguliers, ne vécut pas au-delà du vingt-cinquième numéro. Ne nous en étonnons pas. Sans compter que Marivaux n’a rien écrit de plus alambiqué que certaines pages de ce journal, il ne se préoccupait pas assez d’y répondre à ce goût très vif d’information qui, seul ou presque seul, faisait déjà la fortune des feuilles. En revanche, il s’y exerçait à conter. Le Spectateur français peut être considéré comme le livre d’esquisses où Marivaux a successivement ébauché les sujets qu’il devait plus tard achever en romans. Deux autres feuilles qu’il donna plus tard : l’Indigent philosophe et le Cabinet du philosophe, eurent encore moins de succès. Il avait passé la quarantaine et, par conséquent, touché la maturité du talent quand il publia les deux premières parties de la Vie de Marianne, l’une en 1731 et l’autre en 1734. Le livre eut quelque succès, mais souleva plus d’une critique. Marivaux s’v attendait bien. Voici comme, en effet, il s’était exprimé dans sa première préface, car, semblable en ce point à tous les auteurs que l’on conteste, c’est un grand préfacier que Marivaux : « Comme on pourrait soupçonner cette histoire-ci d’avoir été faite exprès pour le public, je crois devoir avertir que je la tiens moi-même d’un ami qui l’a réellement trouvée… Ce qui est de vrai, c’est que si cette histoire était simplement imaginée, il y a toute apparence qu’elle n’aurait point la forme qu’elle a… il y aurait plus de faits et moins de morale… on se serait conformé au goût général d’à présent, qui ne veut dans les aventures que les aventures mêmes. » Si le trait n’allait pas à l’adresse de l’auteur de Gil Blas, il allait certainement à l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité. Le Sage n’a jamais aimé Marivaux, ni Marivaux jamais Prévost. Peut-être aussi n’était-ce là qu’une allusion générale. Il est toujours habile de se prémunir contre la critique, et de se parer, s’il est possible, de ses défauts eux-mêmes comme d’autant de qualités.

Une tradition constante au XVIIIe siècle veut que Marianne ait réussi bien mieux en Angleterre qu’en France. « M. de Marivaux est de tous les auteurs français, écrivait Diderot en 1749, celui que les Anglais aiment le plus, » et il en donnait des raisons très ingénieuses, qui devaient aller au cœur du romancier. « C’est que toute langue, en général, étant pauvre de mots propres pour les écrivains qui ont l’imagination vive, les situations qu’ils inventent, les nuances délicates qu’ils aperçoivent dans les caractères, la naïveté des peintures qu’ils ont à faire les écartent à tout moment des façons de parler ordinaires et leur font adopter des tours de phrase qui sont admirables toutes les fois qu’ils ne sont ni précieux ni obscurs, défauts qu’on leur pardonne plus ou moins difficilement selon que l’on a plus d’esprit soi-même et moins de connaissance de la langue. » Nous en pouvons aujourd’hui donner d’autres, moins subtiles, plus générales, et d’une vraisemblance plus voisine de la vérité. C’est d’abord que les grands romanciers de l’Angleterre, — Richardson, Fielding, Smollett, Sterne enfin, — n’avaient pas encore paru. Les deux chefs-d’œuvre de Daniel de Foë : Robinson et les Mémoires d’un cavalier, ne suffisaient pas à remplir complètement l’idée que l’on commençait, en Angleterre au moins, à se former du roman de la vie commune ; et quant à ceux de Swift : les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau, si ce sont bien des fictions, ce ne sont assurément pas des romans. Le Spectateur d’Addison avait préparé justement les voies à quelque chose de nouveau, mais qui n’était pas encore né[4]. Rien donc de plus naturel, dans un temps « où rien de considérable ne paraissait à Paris qui ne passât aussitôt la Manche, » si les Anglais ont adopté Marianne. Ils y reconnaissaient quelque chose de ce qu’ils attendaient. Mais il est permis d’aller plus loin encore. Ce que les Anglais du XVIIIe siècle, les futurs lecteurs de Paméla, de Clarisse Harlowe, de Tom Jones, d’Amélia devaient surtout apprécier dans Marivaux, c’était peut-être ce que les Français d’alors en ont presque le moins goûté : certaines peintures de la vie commune, et l’étendue, la diversité, la particularité, l’acuité de l’observation morale.

Il ne manquait certes pas dans Gil Blas, on l’a vu, de peintures de la vie commune ou des mœurs bourgeoises, comme on disait alors. Mais elles n’y avaient pas du tout le même caractère qu’elles allaient revêtir dans Marianne et dans le Paysan parvenu. Si l’intention d’imiter la réalité de très près n’y était pas douteuse, l’intention de s’en égayer et d’en égayer le lecteur n’y était pas moins évidente. L’auteur comique reparaissait toujours dans le roman de Le Sage, comme dans les pièces de Marivaux revient toujours l’observateur exact. En d’autres termes encore, les peintures de la vie commune, telles que Gil Blas nous les présente, sont toujours, en tant que peintures du réel, dans le goût de Molière : satiriques d’intention, larges de facture, brossées, non pas léchées, plus fortes, plus hardies, plus audacieuses que nature. Mais, dans le Paysan parvenu comme dans Marianne, elles sont au contraire successives, minutieuses, finies, traitées par touches imperceptibles, et déjà, par conséquent, dans le goût futur du roman de Richardson. C’était une grande nouveauté. Marivaux s’en rendait bien compte. La seconde partie de la Vie de Marianne débutait par cette espèce de déclaration : « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du genre humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des objets médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes ; qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent. » C’est à Diderot, c’est à Rousseau que l’on fait ordinairement honneur d’avoir introduit cette peinture des « conditions médiocres » dans le roman français, et d’avoir osé les premiers, dans la tragédie de la vie réelle, égaler les malheurs du « bourgeois » aux héroïques infortunes de la race d’Atrée et de Thyeste. Nous verrons que l’éloge, pour des raisons que nous essaierons de déterminer plus tard, est incontestablement mérité. Mais il faut cependant faire aussi sa part à Marivaux, et le louer du mérite au moins de l’invention. S’il n’est pas le premier qui ait fait figurer dans le roman des « cochers » et des « petites lingères; » il est le premier, — et c’est là le grand point, — qui se soit avisé d’étudier, comme il dit, « ce que c’est que l’homme » dans un cocher, et « ce que c’est que la femme » dans une petite marchande.

Car, on avait bien pu mêler, avant lui, dans les histoires, des laquais et des chambrières, et même les y faire parler conformément à leur état; on ne s’était pas proposé, comme lui, d’étudier en eux la réfraction particulière que subissent les sentimens généraux en passant pour ainsi dire par le milieu des conditions. Rencontre singulière, à coup sûr, qu’une telle idée appartienne en propre à l’homme que l’on considère plutôt comme le peintre achevé des élégances mondaines du XVIIIe siècle ! Ce n’est pas moins la vérité; et nous avons dit tout à l’heure comment Marivaux se trouvait préparé tout naturellement à la tâche. Son procédé de parodiste n’avait pas consisté comme celui de Scarron, par exemple, dans une exagération fantastique et caricaturale du trait de ses originaux, mais bien dans une espèce de réduction du noble et de l’héroïque aux conditions de la vie commune : le fils d’Ulysse devenu le fils de M. Brideron, capitaine de cavalerie dans un régiment allemand, et Pénélope une grosse fermière ou bourgeoise de village assiégée par « un tas de nobles campagnards ses voisins. » Otez maintenant le modèle, et ôtez l’intention de raillerie, il reste des petites gens dont les aventures peuvent, tout comme celle des plus grands, défrayer le roman. La nouveauté d’ailleurs, en son temps, fit presque scandale. Marivaux était mort depuis déjà plusieurs années, que d’Alembert, prononçant son Éloge, lui reprochait encore « d’avoir voulu mettre trop de vérité dans ses tableaux populaires » et d’avoir osé se permettre ainsi « des détails ignobles qui détonnaient avec la finesse de ses autres dessins. » Moins dégoûtés que d’Alembert, ou peut-être plus curieux, et tout en convenant que quelques détails sont effectivement quelquefois de trop, nous sommes aujourd’hui reconnaissans à Marivaux de cet excès de vérité même. Les peintures de la boutique de Mme Dutour, la maîtresse lingère, dans Marianne, et dans le Paysan parvenu, de la maison des demoiselles Habert, sont des peintures d’intérieurs bourgeois devenues pour nous sans prix : de véritables Chardin, si, — selon la comparaison que le nombre de ceux qui l’ont déjà faite ne nous embarrassera pas pour reproduire à notre tour, — des pièces comme la Double Inconstance ou le Prince travesti sont de véritables Watteau. Le champ nouveau qui s’ouvrait dès lors à l’observation morale, on l’entrevoit. C’est ici surtout que la part de Marivaux est plus grande qu’on ne le dit, son œuvre plus instructive et son rôle plus considérable. Essayons d’en montrer l’importance. Il a représenté dans Marianne deux hypocrites, l’un que l’on connaît : M. de Climal, et l’autre que l’on connaît moins, parce qu’il paraît que l’on ne va pas souvent jusqu’au bout de Marianne : le baron de Sercour. Ni l’un ni l’autre, cela va sans dire, n’a la vigueur, le relief, la hideuse beauté du Tartufe de Molière, mais l’un et l’autre ne laisse pas d’avoir son genre de mérite, et, — ce qui est intéressant, — chacun son genre particulier. Aussi différens que possible, l’un, M. de Climal, homme du monde, « assez bien fait, d’un visage doux et sérieux, où l’on voyait un air de mortification qui empêchait qu’on ne remarquât tout son embonpoint; » l’autre, M. de Sercour, gentilhomme de campagne, « infirme, presque toujours malade, asthmatique, à la mine maigre, pâle, sérieuse et austère ; » ce que Marivaux a démêlé supérieurement en eux, et admirablement rendu, c’est cette habitude de se composer qui finit insensiblement par faire de l’hypocrite lui-même sa première dupe et sa plus sûre victime. M. de Climal surtout, dont les manœuvres de séduction sur Marianne occupent les deux premières parties du roman, est si bien démonté, pour ainsi dire, pièce à pièce, la complexité de ses sentimens est si finement expliquée, ce qu’il y a de conscient et d’inconscient enfin dans son hypocrisie est si habilement débrouillé qu’à chaque instant on est tenté de l’excuser, et que, quoiqu’il soit impossible de ne pas le condamner, à peine peut-on s’empêcher de le plaindre pour ce qu’il y a de souffrance réelle dans sa déconvenue finale. Ailleurs, dans le Paysan parvenu, ce sont deux femmes du monde, galantes l’une et l’autre, que Marivaux nous a dépeintes, ou plutôt analysées. Mme de Fécour appartient « à la finance, » et Mme de Ferval « à la robe. » Il me paraît impossible de mieux distinguer, par des traits plus imperceptibles et cependant plus décisifs, avec plus de talent d’observation et de légèreté de main, ce que le « tempérament » et la « condition » peuvent mettre de différence entre deux femmes, à la première de qui les mœurs du temps laissent toute liberté de vaincre ses tentations, « en les satisfaisant; » tandis que l’autre est tenue, par les préjugés et par la tradition, d’un reste de sévérité dans son désordre même, d’un peu de décence au moins, et en tout cas de beaucoup de précautions. Les demoiselles Habert, encore, deux sœurs, toutes les deux dévotes, mais l’une par nature, et l’autre plutôt pour n’avoir pas trouvé le mari qu’elle eût voulu, sont admirablement portraiturées...

J’indique exprès des personnages dont le trait général est le même, afin que, si l’on s’y reporte, on voie mieux en quoi consiste l’art particulier de Marivaux. Dans la ressemblance, il excelle à discerner la différence, et dans ce qui est de l’humanité tout entière à nous montrer ce qui est de l’individu. Ceci est remarquable, parce qu’il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas d’instinct et de pratique seulement, c’est dans son principe aussi qu’il connaît cet art difficile de l’observation morale. Il s’est représenté lui-même, dans la première feuille du Spectateur, descendant l’escalier de la Comédie, lentement, en compagnie d’une vieille dame de ses amies : « Pendant les petites pauses que nous étions obligés de faire par intervalles, mon esprit pensif s’exerçait à son ordinaire. Je regardais passer le monde, je ne voyais pas un visage qui ne fût accommodé d’un nez, de deux yeux et d’une bouche, et je n’en remarquais pas un sur qui la nature n’eût ajusté tout cela dans un goût différent. » C’est précisément ainsi que, dans le monde moral, quelques traits généraux, différemment ajustés, diversifient à l’infini l’éternelle nature humaine, et que, comme il n’y a pas deux visages que nous puissions confondre au point de les prendre l’un pour l’autre, il n’y a pas deux physionomies morales qui n’aient chacune, pour qui sait y lire, sa réelle individualité. Reconnaître les individualités morales, tel est l’objet de Marivaux, et les reconnaître à travers leur visage, telle est sa prétention.

Il y a plus d’une fois réussi. « Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde. » Voilà le portrait. Que veut dire cette mine-là? Nous allons le savoir : « D’ordinaire, c’est ou le tempérament, ou la mollesse et l’inaction, ou la quantité de nourriture qui nous acquièrent notre embonpoint, et cela est tout simple; mais celui dont je parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche. Il ne peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance qu’on a pour le bien et l’aise du corps; il est non-seulement un témoignage qu’on aime la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande, et qu’en jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde encore autant de douceurs et de privilèges que si l’on était toujours convalescente. » Autre exemple : celle-ci est exactement le contraire d’une religieuse. « Agathe n’était pas belle, mais elle avait beaucoup de délicatesse dans les traits, avec des yeux vifs et pleins de feu, mais d’un feu que la petite personne retenait et ne laissait éclater qu’en sournoise, ce qui tout ensemble lui faisait une physionomie piquante et spirituelle, mais friponne. » Voilà le masque. Mais que cache-t-il? C’est ce que Marivaux va nous apprendre : « Agathe avait du penchant à l’amour ; on lui sentait de la disposition à être plutôt amoureuse que tendre, plus d’hypocrisie que de mœurs... C’était la plus intrépide menteuse que j’aie connue. Je n’ai jamais vu son esprit en défaut sur les expédiens ; vous l’auriez crue timide, et il n’y avait point d’âme plus ferme, plus résolue, point de tête qui se démontât moins ; personne qui se souciât moins d’avoir fait une faute, personne en même temps qui se souciât plus de la couvrir ou de l’excuser, personne qui en craignît moins le reproche quand elle ne pouvait l’éviter ; et alors, vous parliez à une coupable si tranquille que sa faute ne vous paraissait plus rien. » A-t-on jamais mieux montré le rapport ou la correspondance entre les traits du visage et la physionomie morale ? a-t-on jamais mieux fait voir l’espèce de possession que nos habitudes prennent de notre figure ? a-t-on jamais mis enfin, si vous avez égard au temps, plus de psychologie dans le roman, plus fine et plus subtile, mais aussi plus de nouveauté ? car il faut se souvenir qu’en 1734, en l’année même où paraissait Marianne, les critiques nous sont garans que Clélie, que Polexandre, que le Pharamond même de ce Gascon de La Calprenède continuaient d’être comptés au nombre de nos meilleurs romans.

Mais où cette richesse et cette finesse en même temps de l’observation morale se déploient tout entières, c’est naturellement dans la peinture des passions de l’amour. Il faut faire encore honneur à Marivaux d’avoir introduit le premier dans le roman moderne l’analyse de l’amour. Assurément, dans nos plus anciens poèmes d’aventures comme plus récemment dans les romans des Gomberville, des La Calprenède et des Scudéri, l’amour avait joué son rôle, et ce rôle était même capital. Cependant, bien qu’il y fût le principal ressort des événemens et l’ouvrier plus ou moins caché de toutes les grandes catastrophes, c’étaient peut-être, à vrai dire, ces catastrophes et ces événemens eux-mêmes qui demeuraient la matière essentielle du roman et qui en faisaient le plus vif intérêt. Le seul auteur de l’Astrée avait essayé de discerner des nuances dans l’amour[5] ; pour tous les autres, l’amour était une passion que son nom seul définissait assez. Aimer, c’était aimer ; l’on n’y cherchait guère d’autres raffinemens ; et la plus diverse de toutes les passions était ainsi traitée comme la plus semblable à elle-même. Jusque dans les romans de femmes, et peut-être à aucune époque ne s’en publia-t-il plus qu’alors, — dans les romans de Mlle de Villedieu, de Mlle de La Force, de Mme d’Aulnoy, de Mlle Bernard, de Mme de Gomez, de Mlle Durand, — la peinture de l’amour, ardente quelquefois et quelquefois licencieuse, n’a cependant rien que de toujours général et de toujours impersonnel. On sait qu’il n’en va pas autrement au théâtre. Dans la tragédie de Corneille, dans la comédie de Molière, tout le monde aime à peu près de la même manière; et telle est sur ce point la force de la tradition que, cinquante ans plus tard, Voltaire sera presque tenté de faire un reproche à l’auteur de Bajazet et de Bérénice d’avoir, seul en son temps, compris et représenté dans sa diversité la passion de l’amour. Ne doutons pas, après cela, que ce que le même Voltaire a raillé dans les « comédies métaphysiques » de Marivaux, ce soit précisément la métaphysique d’amour, et cette subtilité dont les personnages y font preuve pour démêler ce que leur amour a d’individuel, d’unique à chacun d’eux, « pour voir clair dans leur cœur, » selon le joli mot de la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard. Mais, au contraire, c’en est pour nous aujourd’hui le mérite, et c’est le mérite aussi des romans de Marivaux. « L’amour? Eh! messieurs, le croyez-vous une bagatelle? répondait-il à ses détracteurs. Je ne suis pas de votre avis, et je ne connais guère de sujet sur lequel le sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes. » Avec plus de profit, c’est selon qu’on l’entend, mais avec plus d’intérêt, c’est ce qu’on ne saurait contester.

En effet, toute sorte de raisons conspirent pour faire des passions de l’amour les plus dramatiques, en dépit de Voltaire, et les plus romanesques de toutes. Quand les passions de l’amour ne seraient pas en quelque manière chargées de pourvoir à la conservation de l’humanité même, elles demeureraient encore le principe subtil dont la présence inaperçue donne aux autres passions leur force et leur profondeur. Si l’on ne reconnaissait pas qu’elles sont capables, à elles seules, de produire les effets de toutes les autres ensemble, — c’est un mot de Marivaux, — il faudrait avouer cependant qu’aucunes, en aucun temps, n’exercent plus universellement leur empire. Et quand on n’admettrait pas que le secret des caractères se révèle plus naïvement dans l’amour que dans l’avarice ou dans l’ambition, on accordera tout au moins qu’il y a bien plus de manières d’aimer qu’il n’y en a de poursuivre ou l’or ou le pouvoir. Je ne dis pas que l’auteur de Marianne ait distingué tout cela, mais certainement il en a distingué quelque chose. Plus ou moins nettement, il s’est rendu compte, le premier parmi les romanciers, de l’importance sociale des passions de l’amour, du rôle que les femmes jouent dans la vie de l’homme, ce rôle si souvent oublié par l’histoire, et il faut ajouter qu’il y a le premier deviné l’avenir du roman. Les forces ont pu lui manquer. D’autres que lui, l’auteur de Paméla, par exemple, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse, ont eu l’honneur dans l’histoire d’avoir fait parler au roman moderne le langage de la passion. Mais l’honneur ou le bonheur des autres ne diminue pas le mérite particulier de Marivaux. Il a ouvert la route où Richardson et Rousseau ont marché. Fondée ou non, la tradition n’a donc pas tort de prétendre que Marianne aurait inspiré Paméla et il est bien remarquable que, de tous ses anciens protecteurs ou amis, le seul que l’atrabilaire citoyen ait épargné dans ses Confessions soit précisément Marivaux.

Esprit subtil et, sous une apparence tout extérieure de sensibilité, cœur très sec, ce qui faisait malheureusement défaut à Marivaux, et sans quoi personne jamais n’a su parler la langue de la passion, c’était la sympathie. On peut dire qu’à cet égard encore il est bien l’élève de ses maîtres. Il y a quelques traits en lui de l’égoïsme raffiné de Fontenelle, il y en a quelques autres de l’élégante corruption de Mme de Tencin : un peu de cervelle à la place du cœur ; et, puisque je fais tant que de parler comme eux : tout son cœur dans sa tête. S’il s’intéresse à ses personnages, il ne les aime pourtant pas; ce sont plutôt pour lui des sujets d’expérience que des êtres de chair et de sang, aux émotions de qui son cœur batte ou s’arrête, se dilate ou se serre; il ne vit pas enfin de leur vie, et ne met rien en eux de la sienne. C’est pourquoi, même dans son théâtre, dans les chefs-d’œuvre de son théâtre, les traces d’émotion sont rares; il y en a moins encore dans ses romans; et, pour la passion, nous pouvons dire qu’elle en est à peu près absente. Une fois cependant il y est presque arrivé. C’est dans ce long épisode que l’on pourrait, sous le titre de la Religieuse, détacher de la Vie de Marianne, et que ses derniers biographes ont eu grandement raison de mettre un peu plus en lumière que l’on n’avait fait jusqu’ici. — L’une des religieuses du couvent où l’on a pour quelque temps placé Marianne lui raconte son histoire, en y intercalant, pour ne pas dire en y emboîtant, selon le procédé de Marivaux, l’histoire d’une autre religieuse. Il y a là, dans ce nouvel épisode, cinq ou six pages plus éloquentes que Marivaux et dont il en faut détacher au moins une, celle où la religieuse se délivre entre les mains de Mlle de Tervire d’un billet qui la brûle :


Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu’elle me donna d’une main tremblante. « Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela; je vous en conjure, délivrez-moi de ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l’ai reçu, je ne vis pas. — Mais, lui dis-je, vous ne l’avez point lu; il n’est point ouvert. — Non, me répondit-elle; à tout moment, j’ai envie de le déchirer, à tout moment, j’ai été tentée de l’ouvrir, et, à la fin, je l’ouvrirai, je ne résisterai pas. Je crois que j’allais le lire, quand, par bonheur pour moi, vous êtes venue. Eh ! quel bonheur! Hélas! je suis bien éloignée de sentir que c’en est un; je ne sais pas même si je le pense. Ce billet que je viens de vous donner, je le regrette; peu s’en faut que je ne vous le redemande; je voudrais le ravoir; mais ne m’écoutez point, et, si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu’il contient, je ne m’en doute que trop ; et je ne sais ce que je deviendrais si j’en étais mieux instruite.


Si j’ai cité toute la page, c’est qu’il importait de marquer le point le plus élevé que l’éloquence de la passion ait atteint dans l’œuvre entière de Marivaux. Mais cette éloquence ne se soutient pas longtemps, et la page est à peu près unique. Très expert à trouver des justifications, Marivaux, sur un pareil reproche, eût sans doute répondu que, s’il n’a pas peint plus souvent la passion, c’est qu’au fait il ne l’a pas plus souvent rencontrée dans la vie réelle. Ou plutôt il s’était défendu par avance en mettant cette vérité dans la bouche de son paysan, « qu’il y a bien des amours où le cœur n’a point de part, » qu’il y en a même « plus de ceux-là que d’autres, » que « dans le fond, c’est sur eux que roule la nature, » et qu’il ne saurait être tenu d’être plus réel que la réalité. La justification achève de limiter le cercle où se meut l’observation de Marivaux. Il est absolument de son temps, et il est uniquement de sa société. Tout ce que nous avons dit de sa science des passions de l’amour est vrai, mais seulement entre les bornes où son genre d’existence a comme confiné ses facultés d’observateur. « Français et contemporain des amans de son temps, » il n’a peint que l’amour tel qu’il le voyait faire autour de lui. Pour rencontrer la passion, il eût fallu qu’il sortit un peu de ses coteries, qu’il osât descendre plus bas, comme l’auteur de Manon Lescaut, ou qu’il montât plus haut, qu’il fût moins homme du monde et un peu plus poète. Aussi dans Marianne comme dans le Paysan parvenu, l’amour, après tout, n’est-il que la galanterie, et, comme il le dit, dans son langage ou dans son jargon : « l’utile enjolivé de l’honnête, » le désir sous le voile de l’élégance et de la politesse.

À ce point de vue, je ne connais guère de bréviaire de l’art de plaire qui soit plus instructif, mais moins moral que la Vie de Marianne. Toutes les mines, tous les manèges de la coquetterie, tout ce qu’il peut y avoir de moyens stratégiques, sans avoir l’air au moins d’y toucher, pour attirer l’attention sur soi, l’y fixer, l’y retenir, Marivaux est homme à en donner recette, et le charme subtil de la leçon ne réussit pas toujours à en déguiser la corruptrice naïveté. On devait s’y prendre à peu près ainsi chez Mme de Lambert ; on ne s’y prenait certainement pas d’autre sorte dans le cercle de Mme de Tencin. C’est l’art de s’emparer des cœurs par principes et par règles, ou même des sens, et quelquefois aussi des fortunes. Ce serait sans doute par trop de pruderie que de reprocher à la Marianne de Marivaux ce qu’elle dit d’ingénieux, ou plutôt de savant, sur l’esthétique de la parure féminine. « C’est moi qui vous le dis, qui le sais à merveille, qu’en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n’est pas grand’chose, et qu’il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux, et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans le cœur des hommes et savoir préférer ce qui le gagne le plus à ce qui ne fait que le gagner beaucoup, et cela est immense. » Qui ne voit cependant que cet art de lire « dans le cœur des hommes » risque déjà de mener les femmes un peu loin ? Elle dit ailleurs, au ressouvenir de ses succès de jolie femme : « Je me jouais de toutes les façons de plaire ; je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j’avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire ; le lendemain, on me trouvait avec des grâces tendres ; ensuite j’étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l’homme le plus volage, je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse ; et c’était comme s’il en avait changé. » Ceci est déjà plus grave ; et nous voilà sur la pente jusqu’au bout de laquelle va bientôt rouler le roman du XVIIIe siècle. On s’est demandé si les héros de Crébillon fils et de Duclos avaient existé quelqu’autre part ailleurs que, dans l’imagination libertine et dépravée de leurs auteurs. La Marianne de Marivaux répond clairement à la question. La coquetterie des femmes fait les hommes à bonnes fortunes. Quand l’art de plaire devient une science : la science de tout promettre et de ne rien accorder ; l’art de vaincre en devient une autre : celle de ne rien donner et de tout obtenir. L’auteur de Marianne et du Paysan parvenu est ainsi beaucoup plus près qu’on ne le croit communément de l’auteur des Égaremens du cœur et de l’esprit. Il y a positivement déjà dans le roman de Marivaux, parmi toutes les finesses et toutes les subtilités, une veine de libertinage.

Elle est reconnaissable dès ses premières œuvres, dans les Effets surprenans de la sympathie, par exemple, et je regrette d’avoir à la signaler dans la Vie de Marianne elle-même. Lorsque Marianne s’est froissé le pied et qu’on la transporte chez Valville, un chirurgien est aussitôt appelé pour examiner et tâter le mal. « Le bonhomme, pour mieux en juger, se baissait beaucoup, parce qu’il était vieux, et Valville, en conformité de geste, prenait insensiblement la même attitude et se baissait beaucoup aussi, parce qu’il était jeune, car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m’en paraissait aussi content que je l’avais espéré. Pour moi, je ne disais mot et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui ; il n’aurait pas été honnête de paraître soupçonner l’attrait qui l’attirait, et d’ailleurs j’aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ses petites façons. » Il me semble qu’il y a quelques rapports entre cette « ingénue » de seize ans, et ce que l’on pourrait appeler une « rouée. » Car, malheureusement pour elle et pour Marivaux, c’est qu’elle sait très bien l’espèce d’attrait qui attire ce Valville. «Qu’une femme soit un peu laide, il n’y a pas grand malheur, si elle a la main belle : il y a une infinité d’hommes plus touchés de cette beauté-là que d’un visage aimable; et la raison de cela, vous la dirai-je? Je crois l’avoir sentie. C’est que ce n’est point une nudité qu’un visage, quelque aimable qu’il soit; mais une belle main commence à en devenir une, et, pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire. » Je pourrais multiplier les exemples. Ils seraient plus nombreux et quelques-uns surtout plus démonstratifs que le lecteur ne les supporterait: ici la main, et là le pied, tantôt « la gorge, » tantôt « la jambe, » et, toutes les fois qu’il en trouve occasion, « ce charmant négligé si convenable aux aimables femmes, parce que, bien loin de distraire les regards par d’inutiles ornemens, il leur laisse la liberté de ne s’occuper que de la personne. » J’ai quelque peine au moins à reconnaître là des traits d’un moraliste, ou plutôt je ne comprends pas très bien comment on l’a pu lire pour vouloir faire à Marivaux, depuis quelques années, cette réputation étrangement usurpée. On me permettra d’insister; il s’agit de n’être pas dupe, et il s’agit surtout de fixer un point de l’histoire du roman français.

Que Marivaux ait affecté des prétentions de moraliste et qu’il ait peut-être cru sincèrement servir les mœurs en écrivant sa Marianne et son Paysan, je n’y veux point contredire. En tout temps, et notamment au XVIIIe siècle, la prétention a toujours été celle des auteurs dramatiques ou des romanciers à qui l’on reprochait la vivacité, pour ne pas dire la licence de leurs peintures. «Si l’on m’apprenait, disait Marivaux, que mes écrits eussent corrigé quelques vices ou seulement quelques vicieux, je serais vraiment sensible à cet éloge. » L’intention est louable; mais l’auteur de Monsieur Nicolas, Restif de La Bretonne, en a dit tout autant, sinon davantage, au point que l’on ne sait, quand on le lit, de quoi l’on doit s’indigner le plus: de l’énormité de ses peintures ou de l’impudence de ses déclamations. Ce qui demeure certain, c’est que les contemporains de Marivaux ne s’y sont pas trompés. Nous pouvons invoquer là-dessus le témoignage d’un homme qui fait autorité dans la matière; c’est Diderot que je veux dire. A deux ou trois reprises, Diderot n’a pas hésité à classer Marivaux (et de son vivant même) dans la compromettante société des Duclos et des Crébillon fils. « La bibliothèque publique est composée de tout ce qu’on a écrit de l’amour et de ses mystères, depuis Anacréon jusqu’à Marivaux. Ce sont les archives de Cythère. L’auteur de Tanzaî en est garde. On y voit couronnés de myrtes les bustes de la reine de Navarre, de Meursius, de Boccace, de La Fontaine. On y médite les Marianne, les Acajou et mille autres bagatelles. » Composée en 1747, la Promenade du sceptique, d’où j’extrais ces lignes, n’a paru qu’en 1820 ; mais un autre roman de Diderot parut en 1748, et Marivaux y put lire le passage suivant : « L’auteur africain nous apprend ici que le sultan se précautionna d’un antisomnifère des plus violens,.. dont voici la recette : Prenez, de Marianne et du Paysan… quatre pages ; des Egaremens du cœur… une feuille ; des Confessions… vingt-cinq lignes et demie. » Marianne et Acajou, le Paysan et les Egaremens, on le voit, il ne sépare jamais Marivaux de Crébillon et de Duclos. Le compagnonnage est fâcheux… et significatif.

Ce qui probablement aura trompé les biographes, c’est que Crébillon fils, dans l’un de ses premiers romans, ayant très agréablement parodié la manière de Marivaux, Marivaux lui répondit, dans la quatrième partie du Paysan, et l’attaqua notamment sur les licences en effet assez grossières, dont Tanzaî et Néardané était déjà l’échantillon. Mais on n’a pas assez remarqué qu’il n’y trouve à reprendre que les licences « extrêmes, excessives, » comme il les appelle ; et que, pourvu que l’on sache « apprivoiser la corruption du lecteur, » il semble bien qu’à ses yeux tout soit sauvé. Si, selon Marivaux, le lecteur « n’aime pas les licences extrêmes » cependant, selon Marivaux toujours, « il ne laisse pas d’aimer les licences. » Toute la question est donc de les envelopper si bien et de les présenter avec tant d’art, d’une façon si insinuante, qu’elles opèrent leur effet comme sans que l’on s’en aperçoive ; et en se souvenant bien, selon le mot de Mme de Lambert, « que la pudeur n’est jamais plus utile ou plus avantageuse que dans les temps destinés à la perdre. » Que voit-on vraiment là qui ressemble à une protestation de Marivaux contre l’invasion de la licence dans le roman de son temps ? Mais, plutôt, à le bien entendre, c’est une leçon de leur art à tous deux que l’auteur du Paysan parvenu, déjà célèbre, donne d’un peu haut à l’auteur de Tanzaî et Néardané, qui débute ; ou bien encore, si l’on aime mieux, c’est une supériorité dans l’art de toucher ces matières délicates que Marivaux s’arroge à lui-même sur ce grand fou de Crébillon fils. Il prouve à ce jeune homme qu’il ne faut pas s’abandonner avec cette fougue à son goût de libertinage ou de volupté, mais apprendre à s’en servir et le faire valoir selon la formule et selon les règles de l’art. Nous ne serions donc pas éloigné d’accepter ici la supposition de M. Fleury, qui veut que le Paysan parvenu n’ait été composé que pour joindre l’exemple au précepte et montrer à Crébillon comment se traite à peu près décemment la licence. Mais c’est toujours la licence; et c’est pourquoi nous maintenons ce point : dans l’histoire du roman français, Marianne et le Paysan parvenu sont les premières œuvres du genre galant et licencieux. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand, comme parfois, on compare Marivaux à Le Sage ou, plus exactement, le Paysan parvenu à Gil Blas. La manière franche et libre de Le Sage, pour ne pas dire un peu crue, peut bien effaroucher de loin en loin les oreilles délicates; mais si celle de Marivaux, entortillée, précieuse, et cauteleuse les épargne, c’est aux dépens de la vraie pudeur et de la saine nature.

La mémoire de Marivaux ne saurait s’offenser de la comparaison, puisqu’il l’a lui-même provoquée. Je la pousserai donc à bout pour bien montrer ce qu’il y a sinon d’absolument immoral, tout au moins de peu moral dans le roman de Marivaux. Or, ce n’en est rien moins que la conception fondamentale, la façon même de prendre et de comprendre la vie; et, sous ce rapport encore, Marianne ne diffère pas tant du Paysan parvenu. Si l’on peut, en effet, reprocher au seigneur Gil Blas, comme nous l’avons déjà dit, bien des friponneries un peu fortes, et si l’on n’oserait assurément le proposer à personne comme un modèle d’honneur, de probité, de conduite seulement, il n’en demeure pas moins vrai que sa fortune finale est l’œuvre de son industrie, c’est-à-dire, après tout, de son intelligence, de son activité, de son courage même. Mais dans l’œuvre de Marivaux, hommes et femmes, tous, tant qu’ils sont, tous leurs succès et toute leur fortune, c’est toujours uniquement à leur figure qu’ils les doivent. Passe encore pour Marianne; quoique l’on puisse dire, à notre avis, qu’elle aide un peu trop sa figure, et qu’elle ne s’en sert pas toujours très catholiquement. Marianne a pour elle cette excuse qu’il en allait dans ce temps-là comme dans le nôtre. Et, de fait, à moins que le monde quelque jour ne change de face, tant qu’il restera vrai que c’est le mariage qui classe la femme, il sera naturel, légitime et nécessaire que le mariage, par tout pays, soit la principale affaire et la constante préoccupation de la femme. Ad augusta per augusta ; il faut d’abord atteindre le but. On n’en aimerait pas moins voir la Marianne de Marivaux faire concourir à ses fins quelques autres moyens ou quelques autres prestiges que celui de son minois, de sa parure et de sa coquetterie. A plus forte raison, les hommes. Cependant, il ne semble pas que Marivaux connaisse pour eux d’autre voie de parvenir, et, sous ce rapport, nous ne pouvons guère lire qu’avec embarras, presque avec dégoût, son Paysan parvenu.

Figurez-vous donc un beau gars d’une vingtaine d’années, débarquant de son village pour entrer au service d’un gros financier, son seigneur. Il n’y a pas plus tôt fait son apparition, que, du salon jusqu’à la cuisine, les filles de chambre de Madame, et Madame elle-même, tout le sexe de prendre feu. Jacob se décide pour Mlle Geneviève, lui fait accroire qu’il en tient pour elle, commence par empocher son argent, lequel provient des libéralités du maître, dont elle est quelquefois le caprice, et finit par la planter là : c’est son premier exploit. Monsieur meurt. Madame est ruinée; Jacob se retrouve sur le pavé. Comme il traverse le Pont-Neuf, il aperçoit une femme qui se sent mal ; il y court, l’aide à se remettre, la considère, la trouve « fraîche et ragoûtante » en dépit de la « cinquantaine ; » et s’offre à la raccompagner. Nouvelle conquête : Mlle Habert la cadette, en un tour de main, est devenue éperdument amoureuse de ce superbe laquais. Pour l’épouser, car elle est fille d’honneur, elle se brouille avec son directeur d’abord, le respectable M. Doucin, se sépare de sa cuisinière, la désagréable et revêche Catherine, se fâche enfin avec sa sœur, Mlle Habert l’aînée, comme on l’appelle, et s’en va, Jacob au bras, chercher un logement quelque part où ses fantaisies d’arrière-saison soient moins ennuyeusement contrariées. La nouvelle hôtesse de Jacob, Mme d’Alain, a une fille; c’est cette graine « d’impure » dont nous avons mis le portrait sous les yeux du lecteur, Agathe, la gentille Parisienne du XVIIIe siècle, qui deviendra, s’il plaît à un imbécile, marquise de Saint-Chamond, comme la Mazarelli, ou comtesse de Lagarde, comme la demoiselle de Saint-Phallier. Elle ne manque pas, comme les autres, à s’éprendre de Jacob ; jeunes ou vieilles, Jacob n’a qu’à paraître. Cependant le mariage ne va pas aussi vite que l’avaient souhaité les vœux de Mlle Habert ; divers incidens en retardent la conclusion; il faut invoquer tour à tour de hautes protections, celle de Mme de Ferval pour vaincre les oppositions; et quand elles sont vaincues, celle de Mme de Fécour pour placer le beau Jacob. Mme de Ferval est conquise par Jacob, un coup d’œil en a fait l’affaire, et Mme de Fécour après elle, il n’y a fallu qu’un sourire; quel homme que ce coq de village et quel bourreau des cœurs!!.. Voilà le Paysan parvenu, que Marivaux n’a pas pris la peine d’achever.

Il a bien fait ; et je n’imagine pas que personne soit tenté de le lui reprocher. C’était assez, c’était même déjà trop. Un pareil sujet n’est pas seulement libertin, mais honteux. Je ne comprends donc pas que le dernier biographe de Marivaux ait pu laisser échapper cette phrase : « qu’il y avait plus d’élévation en dix pages du Paysan parvenu que dans tout Gil Blas, et que Jacob est une âme d’élite en comparaison de son émule. » — « Ame d’élite? » M. Larroumet veut rire! et voilà singulièrement placer l’âme ! Où sont-elles ces dix pages? Est-ce l’histoire des amours de Jacob avec Mlle Geneviève? ou l’histoire du caprice de Mme de Ferval pour Jacob? Mais ce que je comprends encore moins, c’est qu’il ait loué les continuateurs du roman de ne s’y être point mépris, et dans les trois parties qu’ils ont ajoutées aux cinq de Marivaux de s’être montrés « logiques, en conservant à Jacob une honnêteté, chancelante au début, mais affermie par l’expérience. » Car, sans me donner ici le ridicule de moraliser sur cette façon de s’enrichir aux dépens du cotillon, et de faire son chemin dans le monde, comme dit Jacob, en « goûtant si délicatement le plaisir de vivre; » je ferai toutefois observer qu’il n’y a guère de moyens de parvenir qui dégradent plus sûrement un homme, et qu’en fait d’expériences, si celles du personnage de Marivaux conduisent quelque part, ce pouvait bien être à la ferme générale, en ce temps-là, mais non pas certes à l’honnêteté. J’ai déjà nommé plus haut Restif de La Bretonne : la vraie suite du Paysan parvenu, c’est le Paysan perverti. En refaisant l’œuvre de Marivaux, comme Marivaux avait lui-même tant de fois refait celle des autres, Restif a du moins compris que ce n’était point par les femmes que l’on s’élevait des vices de la domesticité jusqu’aux vertus du bourgeois, mais que c’était par les femmes, au contraire, que l’on descendait de la bassesse même de la valetaille à quelque chose de plus déshonorant encore.

Le choix lui seul du sujet et la manière de le traiter, gravement, sérieusement, sans ombre d’ironie ou de satire, expliquent assez pourquoi le Paysan parvenu, dont le succès au XVIIIe siècle semble avoir été plus vif que celui de Marianne, est aujourd’hui moins lu et moins cité que Marianne. Les qualités du romancier n’y sont pourtant pas moindres. Il y a plus d’aventures, comme on disait, partant plus de personnages; et s’il y a moins de réflexions, elles sont peut-être plus profondes et de plus de portée. Pourquoi maintenant Marivaux, qui vécut plus de vingt ans encore après avoir publié la onzième partie de Marianne, ne termina-t-il ni l’un ni l’autre de ces deux ouvrages? C’eût été sans doute un plus naturel emploi de ses loisirs que de publier entre temps Pharsamon, ou les Folies romanesques, cinq volumes qui pouvaient dormir dans l’oubli où il les avait laissés lui-même vingt ans durant[6]. Toujours est-il que sa carrière littéraire se termine avec la onzième partie de Marianne, en 1741, et qu’à partir de cette date, ayant cessé d’écrire, il a vraiment cessé de vivre. L’un des plus grands chagrins qu’il puisse y avoir pour un homme de lettres ne lui fut pas épargné, le chagrin de voir sa réputation décroître, et soi-même durer plus qu’elle. Sauf Rousseau, comme nous l’avons dit, la génération des encyclopédistes ne devait pas être tendre à l’auteur de Marianne, et si d’Alembert, dans son Éloge de Marivaux, a parlé très convenablement d’un confrère, Grimm, dans sa Correspondance, a traité Marivaux avec une dureté presque outrageuse. Grimm entendait peut-être le français, quoiqu’il l’écrivît à coup sûr beaucoup moins bien qu’on ne l’a voulu dire, mais il ne sentait pas la littérature française. Or, par ses défauts comme par ses qualités, peu d’écrivains sont plus Français que Marivaux.

L’opinion des encyclopédistes fit pourtant autorité. Quelques voix plus équitables essayèrent en vain d’en appeler. Le procès de Marivaux, dûment atteint et convaincu d’avoir marivaudé, fut tenu pour jugé, jusqu’au jour où Sainte-Beuve s’avisa que c’était pourtant quelque chose à un homme d’être ainsi devenu proverbe, et que, si le marivaudage continuait d’exister, Marivaux n’était peut-être pas aussi mort qu’on le croyait. On est allé plus loin depuis lors ; et peut-être trop loin. Ce n’est pas encore de l’enthousiasme que l’on professe pour Marivaux; il semble en vérité que ce soit plus que de l’admiration. Je viens d’en dire au moins l’une des raisons. Comme la plupart des défauts de Marivaux ne procèdent de rien autre chose que d’une transposition de l’esprit de conversation et de société dans le livre écrit et dans la pièce jouée, peu d’écrivains sont plus Français, et tant qu’il y aura des salons, il ne faut pas douter qu’il y ait des gens d’esprit, de beaucoup d’esprit, de bien plus d’esprit que de goût, pour lui faire de ses défauts mêmes autant de qualités. Mais il ira jusques aux nues toutes les fois que, comme dans le temps où nous vivons, la dépravation des mœurs ayant gagné, la mode sera d’envelopper dans un langage plus singulier des pensées plus libertines. — Indépendamment de cette raison générale, il y en a d’autres à donner, et que peut-être on n’a pas assez fait valoir, sans doute parce qu’elles sont trop simples. Pourquoi ne pas dire, en effet, tout uniment, que l’opinion commune, plus juste, mieux fondée qu’on ne se plaît à l’imaginer, loue dans Marivaux ce qu’il y. a de louable, y blâme ce qu’il y a de blâmable, et qu’il n’y a pas d’autre mystère aux alternatives qu’après les avoir subies depuis plus d’un siècle sa réputation ne cessera probablement pas de subir? C’est ce qu’il me reste maintenant à montrer.


II.

Ce n’est pas céder, je crois, au vain plaisir de jouer sur les mots, c’est exactement rapprocher les choses que de dire qu’il en est des genres en histoire comme des espèces dans la nature. Ni les uns ni les autres n’atteignent tout d’un coup toute leur perfection. Un Corneille même ou un Racine, dans notre littérature nationale, s’ils fussent nés cinquante ou soixante ans plus tôt, contemporains de la Pléiade, ne seraient sans doute ni Corneille ni Racine; et, en supposant que leur génie, malgré la confusion de la langue et malgré l’enfance de l’art, eût eu la force de se faire jour, leurs œuvres ne seraient assurément pas ce qu’elles sont : l’immortelle expression de la tragédie française. Pour porter un genre à sa perfection, ou pour le mettre seulement en pleine possession des moyens qui doivent plus tard l’y conduire, ce n’est pas trop d’une suite ininterrompue d’efforts et d’une longue succession d’écrivains. Les efforts sont diversement heureux, et il arrive aux écrivains de valoir mieux que leur œuvre. Tel fut un peu le cas de Marivaux. Si les chefs-d’œuvre de son théâtre sont de beaucoup au-dessus de ses meilleurs romans, l’une des causes en est que le théâtre français du XVIIIe siècle, tragique et comique, avait non-seulement atteint la perfection, mais à peu près épuisé la fécondité de son genre, tandis que le roman de mœurs en était à se chercher lui-même et ne réussissait pas encore à se trouver. Tout le monde sentait, comme on dit, qu’il y avait quelque chose à faire, mais personne encore ne l’avait fait; capable de le tenter, Marivaux n’était pas de force à le faire, et il ne l’a pas fait : voilà tout le mystère de ce qu’il y a de mêlé dans son œuvre, et voilà tout le secret des contradictions auxquelles son nom demeure en butte. Précisons par quelques exemples.

On avait pu reprocher à Gil Blas, non pas, à proprement parler, l’invraisemblance ni même la complication, mais à tout le moins l’accumulation et la quantité des aventures; on put reprocher à Marianne le manque de véritable intérêt romanesque et le fastidieux excès des réflexions. Lorsque parut la troisième partie de Marianne, quelqu’un fit observer que c’était beaucoup peut-être qu’un volume tout entier pour conduire l’héroïne depuis midi jusqu’à six heures du soir. Sur ce pied-là, disait assez plaisamment ce vilain abbé Desfontaines, Dieu nous garde qu’elle vieillisse ! car la vie des autres, en vérité, ne suffira pas à lire l’histoire de la sienne. Mais on avait pu dire, avec tout autant de raison, que la durée normale d’une existence humaine aurait difficilement contenu tout ce qui se presse d’événemens dans celle de Gil Blas. Trop de faits donc dans Gil Blas, trop de métaphysique dans Marianne. Ferons-nous là-dessus un mérite propre à Le Sage de sa fertilité d’invention ou un grief à Marivaux de la pauvreté de la sienne? Mais nous dirons plutôt, et nous serons plus justes, qu’y ayant un équilibre à établir entre ce que le roman peut supporter d’aventures et ce qu’il doit enfermer d’observation morale, la gloire de l’avoir fixé n’appartient ni à Le Sage ni à Marivaux. — Pareillement, on avait pu reprocher à Gil Blas la faiblesse ou le décousu de la composition; on put en blâmer l’absence dans Marianne. Si Gil Blas, et par deux fois, s’était trouvé, comme l’on sait, en grand danger de n’être pas fini, Marivaux ne paraît pas seulement s’être embarrassé d’achever Marianne. On n’ignore pas d’ailleurs la place qu’y tiennent les épisodes, et que de trois ou quatre histoires qu’il y a successivement introduites Marivaux n’en a terminé qu’une. Étant de ceux qui regrettent que le roman de Le Sage ne soit pas mieux composé, nous sommes de ceux qui voudrions que le roman de Marivaux eût un semblant au moins de dénoûment : n’eût-il pas pu tuer quelqu’un ou l’enterrer? Nous ajouterons seulement que, de leur temps, au témoignage de Voltaire, le roman n’étant guère considéré que comme « la production d’un esprit faible, écrivant avec facilité des choses indignes d’être lues par les esprits solides, » sa frivolité même et l’air de dédain dont il était jugé le dérobaient, pour ainsi dire, à l’ordinaire sévérité des lois de la composition. La perfection propre d’un genre dépend pour une grande part de ce que l’opinion du temps y réclame de qualités essentielles, tout de même que la perfection relative d’une espèce dépend étroitement de sa convenance avec le milieu dans lequel elle vit. Le Sage et Marivaux ont pu se croire dispensés de mettre dans le roman un effort qu’autour d’eux l’on n’y exigeait point, — Pareillement encore, on avait pu reprocher à Gil Blas la bassesse de quelques épisodes et le manque d’élévation morale; on put reprocher à Marianne le langage de Mme Dutour et au Paysan parvenu la grossièreté de Mme d’Alain. C’est sans doute que Le Sage, avec tout son esprit et toute sa verve, manquait lui-même un peu de délicatesse, et c’est sans doute que Marivaux, par-dessous toute sa préciosité, ne laissait pas, comme on l’a vu, d’avoir un fonds de vulgarité. Mais c’est peut-être aussi que le roman n’avait pas conquis le droit de s’occuper d’une petite lingère et d’une maîtresse d’hôtel, ou, si l’on aime mieux, le droit d’égaler la diversité de ses peintures à la diversité des manifestations de la vie. Combien de gens encore aujourd’hui, dans notre siècle démocratique, s’étonnent de bonne foi que le romancier prétende nous intéresser à de certains héros, ou nous arrêter sur de certains détails, plus ou moins justement réputés vulgaires, grossiers et bas? La plupart des reproches que l’on peut faire au roman de Marivaux s’expliqueraient ainsi l’un après l’autre, et en s’expliquant s’atténueraient, étant de l’époque encore plus que de l’homme. On ne saurait, en effet, en vouloir mortellement à quelqu’un pour avoir manqué de génie; et c’est de génie, tout simplement que Marivaux eût eu besoin pour porter, aux environs de 1725, le roman du XVIIIe siècle à sa perfection. Il n’y a guère qu’une sorte de critiques dont il doive encourir et garder la responsabilité tout entière : ce sont celles que l’on adresse ordinairement à son style. Tout son siècle a blâmé d’une voix, dans ses romans et dans ses comédies, l’affectation soutenue du langage et l’abus impatientant de l’esprit. Le Sage et Voltaire, Grimm et Diderot, La Harpe et Marmontel, tous enfin, depuis Crébillon jusqu’à Collé, s’accordent à lui reprocher son verbiage obscur et brillant, son galimatias d’amour, ses métaphores prétentieuses, ses distinctions à l’infini, sa rage de parler autrement que tout le monde, « en empaquetant sa pensée dans les agrémens les plus rares, » et sa manie de ne pas quitter une idée, quand il en tient une, avant de l’avoir gâtée,


Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.


Sa suffisance n’a pas manqué de chercher ici des justifications, et sa finesse d’en trouver d’aussi vaines qu’ingénieuses. « Le vice du style, disait-il, n’est qu’une conséquence bien exacte du vice des pensées. Qu’on nous montre donc le vice des pensées, et qu’on laisse là le style, qui ne saurait être autrement qu’il est... S’il y a un reproche à faire, il ne saurait tomber que sur les pensées... Car le style ne saurait être accusé d’être recherché que parce que les pensées qu’il exprime sont extrêmement fines et qu’elles n’ont pu se former que d’une liaison d’idées singulières, lesquelles idées n’ont pu être exprimées à leur tour qu’en approchant des mots ou des signes qu’on a rarement vus aller ensemble. » On avait raillé le style, on railla la justification. L’auteur de Tanzaï s’en amusa comme d’un ridicule, mais l’auteur de Manon Lescaut s’en indigna comme d’un blasphème. La parodie du premier, quoi qu’on en ait voulu dire, est extrêmement spirituelle; le second, dans un journal qu’il rédigeait alors, le Pour et Contre, écrivit avec plus de franchise que de courtoisie : « Croirait-on qu’il fût possible de faire l’apologie du style précieux?.. On établit dans un écrit nouveau qu’il n’y a point de différence entre bien penser et bien écrire. J’en conviens quant aux ouvrages d’esprit. Aussi, si je disais que le style de tel auteur est ridicule, je prétendrais en même temps qu’il pense ridiculement; » et là-dessus il citait une phrase de Marivaux[7].

Ils n’avaient assurément pas tort. Certaines façons d’écrire, qu’il plaît à Marivaux de croire originales, parce qu’elles lui sont devenues une seconde nature, mais qui lui sont communes avec tous les précieux, — comme la manie d’aller jusqu’au bout des métaphores et comme la manie d’épuiser les comparaisons, — sont bien incontestablement des façons d’écrire et non pas du tout des façons de penser. Et pourtant il y a dans ses apologies quelque air de vérité. Si certaines fibres plus ténues et cachées plus profondément ne peuvent être atteintes, isolées, mises à nu que par des instrumens très délicats et des mains très adroites, il est également vrai que certains sentimens, plus complexes et plus subtils, ne peuvent être eux aussi démêlés et exprimés qu’au moyen d’un style très délié. C’est la condition même de l’observation morale. Il faut pénétrer très avant dans le secret des consciences, et, comme disent les psychologues, il faut faire grande attention de ne pas détruire, en s’y prenant trop brutalement, le sujet même de l’observation. Une alliance inattendue de mots, un tour de phrase inaccoutumé, des expressions singulières ne sont alors souvent que « la conséquence bien exacte, » et pour ainsi dire la figure fidèle de ce que l’on a découvert de singulier, d’inaccoutumé, d’inattendu lui-même. Et s’il y faut quelquefois, à ce qu’il semble, beaucoup de mots pour assez peu de choses, c’est que l’on n’aurait pas confiance à la réalité de la découverte si le chercheur ne nous faisait refaire, avec lui, pas à pas, les chemins qui l’y ont mené. Quels que soient les défauts du style de Marivaux, on peut donc admettre avec lui qu’ils tiennent assez étroitement à la nature de son observation. Le marivaudage n’est quelquefois qu’une façon de s’exprimer, il est souvent, et plus souvent peut-être, une façon de sentir; seulement, il y a deux points dont Marivaux ne tient pas assez de compte.

Rien de plus légitime, en effet, que de l’attaquer d’abord sur la nature de cette observation. Ce qui ne se peut exprimer qu’aux dépens de la clarté du discours, du bon usage de la langue, et de la manière générale de parler vaut-il vraiment la peine d’être exprimé? Certaines nuances du sentiment, tantôt morbides, et tantôt artificielles, valent-elles la peine d’être étudiées? Mais surtout, si le moraliste, si le psychologue, si le philosophe y peuvent prendre intérêt, ou si même elles sont la matière propre de leur observation, sont-elles, et peuvent-elles être également la matière de la poésie pure, ou du drame, ou du roman? C’est une question qui n’est pas encore précisément résolue. Ou plutôt elle l’est, et elle l’est contre Marivaux, en ce sens que l’exemple des maîtres est là pour nous prouver que plus les nuances du sentiment sont fugitives et subtiles, plus les mots qui servent à les fixer ou les saisir au passage doivent être eux-mêmes généraux, abstraits et décolorés. D’autres que Marivaux, et dans son siècle même, ont scruté le domaine de l’observation morale ; mais, au lieu de raffiner comme lui leur langage à mesure que le sujet de leur observation se dérobait en quelque sorte à leurs prises, ils s’efforçaient au contraire de se rendre plus intelligibles, et pour cela d’écrire d’une manière plus approchée de l’usage ordinaire et de la façon commune de parler. Contentons-nous, pour fixer les idées, de mettre ici les noms de Vauvenargues et de l’abbé Prévost. Vauvenargues, à sa manière, n’est pas moins fin que Marivaux, et Prévost ne lui cède pas, dans la peinture au moins des passions de l’amour ; mais les hardiesses mêmes du premier le ramènent, comme à chaque pas qu’il se sent tenté de faire vers la préciosité, dans le grand courant de la langue ; et, entre beaucoup de qualités que Manon Lescaut a par-dessus Marianne, son absolue simplicité n’est pas celle qu’il y faut le moins admirer. Avouons-le donc. Les théories de Marivaux sur l’art d’écrire sont l’une des pires expressions qu’il y ait de l’individualisme, comme diraient les philosophes, et, comme nous dirons plus franchement, de la suffisance en littérature. Elles reposent, en effet, sur trois principes : le premier, que tout ce qui nous passe par l’esprit vaut la peine d’être noté ; le second, que notre manière de le noter est toujours exactement conforme et pleinement coïncidante à notre manière de sentir ; le troisième enfin, que la singularité de la notation fait preuve à elle seule de la nouveauté de la pensée ; et ces trois principes sont également faux, sophistiques et dangereux.

Ils étaient neufs alors; et ce mot achève d’expliquer, selon nous, comment ce que les uns apprécient dans Marivaux est au contraire ce que les autres n’en peuvent supporter. Dans le fond comme dans la forme, c’est un inventeur que Marivaux; et l’abondance même de ses inventions fait encore aujourd’hui l’incertitude de sa réputation. On ne se doute pas, à moins de les avoir lues tout entières, depuis les Effets surprenans de la sympathie jusqu’au Cabinet du philosophe, de ce qu’il y a dans ses œuvres d’idées ou de germes d’idées qui n’ont porté leurs fruits que plus tard. Si nous ne le lisons plus, son siècle l’a lu, beaucoup lu, les plus fameux eux-mêmes dans son siècle, Diderot et Rousseau notamment. Dans des œuvres célèbres, et bien autrement célèbres que les siennes, son influence est visible. J’ai déjà dit que Marianne passait pour avoir inspiré Paméla ; dans les Effets surprenans de la sympathie, qui sont de 1713, je connais une vingtaine de pages dont on dirait la première esquisse de Robinson Crusoé, lequel est de 1719. Il vaut mieux appuyer sur ce que Diderot et Rousseau doivent à Marivaux.

Il est bien difficile, comme l’a fait observer M. Larroumet, de ne pas voir dans les neuvième, dixième et onzième parties de Marianne le thème initial de la Religieuse. Ailleurs, dans son Indigent philosophe, et sans compter que le style général de l’œuvre a véritablement quelque chose du nerf et de la fougue du Neveu de Rameau, Marivaux introduit un cynique dont le discours offre des ressemblances de détail frappantes avec le chef-d’œuvre de Diderot.


Tenez, je l’ai toujours dit et je le dis encore, et je le dirai tant qu’il y aura du vin, sans quoi je ne dis plus mot; c’est ma bouffonne de face qui m’a fait tort dans le monde ; elle m’a coupé la gorge, tous les hommes s’y sont trompés, on ne m’a jamais pris que pour un convive. Regardez-la, cette face, si mes souliers n’ont point de semelle, c’est elle qui en est cause...

Or, par toutes les choses que je viens de vous expliquer, vous concevez, mon garçon, que c’est une face joyeuse qui est l’origine du dépit qui m’a conduit à la taverne, où je me suis brouillé avec la vanité de la belle chaussure, et où j’ai bu, de même que j’y boirai toutes les semelles qu’un autre aurait fait mettre à mes souliers. Qu’avez-vous à dire à cela? il n’y manque pas un iota. Voilà qui est clair et net; si je suis mal chaussé et mal peigné, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre, c’est aux hommes qui vous font perdre ou gagner votre procès sur la mine que vous portez. S’ils étaient aveugles, ils n’auraient fait que m’entendre, ils m’auraient admiré, car je parlais d’or; mais ils ont des yeux, ils m’ont vu, et ma mine a tout perdu; ergo, si leurs yeux n’y voyaient goutte, leur jugement y verrait clair. Race de dupes, je vous le pardonne, et à ma face aussi ! Je lui en veux si peu de mal, que vous voyez tous les rubis dont je l’ai ornée, et j’espère qu’elle n’en manquera jamais : savez-vous qu’elle me vaut une pièce de crédit ou cabaret? Tous les jours on me prête hardiment dessus, parce qu’on voit bien que celui à qui elle appartient ne manquera jamais de revenir dès qu’il aura de l’argent; il faut que ce drôle-)à boive ou qu’il crève... A vous, de tout mon cœur, en vérité...

Où est-ce que j’ai laissé mon histoire? N’est-ce pas à Jupiter? Il valait bien une parenthèse! C’était un gaillard aussi, à ce que dit maître Ovide, qui en était un autre! Car, à propos, j’ai étudié, j’avais oublié de le dire, parlez-moi d’hoc vinum, hujus vini; voilà ce qui s’appelle un fier substantif; savez-vous le décliner au cabaret?.. Eh bien! ne suis-je pas un dru? Ah! ah! ahl Allons, mon ami, un peu d’hujus vini dans mon verre, et chapeau bas, s’il vous plaît, malgré mes haillons !


Qui n’en serait pas prévenu croirait-il d’abord que cette page fût de Marivaux ? ces propos d’ivrogne et de dépenaillé, du maître même des afféteries? cette verve, presque cynique, du peintre ordinaire des Dorante et des Lélio, des Araminte et des Silvia ? Je n’établis sans doute, comme on le peut bien penser, aucune comparaison entre cette pochade et ce merveilleux, ou plutôt prestigieux Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre de Diderot peut-être, et en tout cas l’un des chefs-d’œuvre de la langue française. Le rapprochement n’en a pas moins son intérêt, pour ne pas dire son éloquence. Diderot, dans sa Religieuse, n’a pas « imité » Marianne ; il n’a pas davantage « imité » l’Indigent philosophe dans son Neveu de Rameau ; cela va sans dire. Il reste pourtant vrai que, dans l’un comme dans l’autre cas, Marivaux a précédé Diderot, et qu’il a deviné, vingt-cinq ou trente ans avant lui, le parti que l’art tirerait un jour de l’un et l’autre de ces sujets : la religieuse cloîtrée malgré elle et le parasite éhonté, tel que l’offraient à l’observation les cafés plus ou moins littéraires du XVIIIe siècle : le café Procope ou le café Gradot. Il y, a trois ou quatre générations de la décadence entre les joyeux fripons du roman de Le Sage et les « indigens » déjà « philosophes » de Marivaux. — Nous avons indiqué, d’autre part, ce qu’il avait d’identique dans les théories de Marivaux sur le roman, et celles que Diderot développera bientôt dans ses Entretiens sur le fils naturel.

Les rapports ne sont pas moins curieux entre quelques pages de Marivaux et quelques pages du citoyen de Genève. — On sait, par les Confessions, que Marivaux fut l’un des premiers hommes de lettres à qui s’adressa Rousseau, qu’il retoucha même la petite comédie de Narcisse, et que Rousseau n’en parla jamais qu’avec affection et respect. La bibliothèque de Neufchâtel possède le manuscrit d’une autre comédie de Rousseau, détestable d’ailleurs et heureusement inachevée. Elle est intitulée : Arlequin amoureux malgré lui, et les personnages s’y appellent Arlequin et Nicaise, Épine-Vinette et Fleur-d’Orange. C’est du Marivaux tout pur, moins la grâce et moins le bel esprit. Ailleurs, en un certain endroit des Effets surprenans de la sympathie, la désespérée Clarice, voulant à toute force poursuivre l’insensible Clorante, tient ce discours à sa suivante : « Mon dessein est de me déguiser, de manière qu’en changeant mon sexe, je puisse sûrement échapper à la curiosité de ceux qui me regarderont. L’habit arménien m’a paru le plus convenable, il faut donc dès à présent que tu tâches de m’en avoir un. » Il est difficile de ne pas rapprocher le passage bien connu des Confessions. « Peu de temps après mon arrivée à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle, elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie. » Et nous aussi, diverses fois, l’idée nous est venue que Jean-Jacques était capable d’avoir romancé son existence avec les souvenirs de ses lectures. Rassemblant maintenant tous ces traits, on sera frappé de ce qu’il y a déjà de Rousseau dans ce passage des Effets surprenans de la sympathie. Jeté sur une île que ses ennemis avaient crue déserte, l’un des personnages du roman y découvre des hommes encore sauvages et se fait leur éducateur.


Quand ils surent faire des cabanes, ils m’en travaillèrent une qu’ils ornèrent de tout ce qui peut lui donner de l’agrément. J’appris insensiblement une partie de leur langage.. Alors je réglai leurs mariages... Ces mariages étaient sans cérémonie... Je leur dis que l’union de l’homme et de la femme devait durer toute la vie, que cette union devait se contracter du consentement des deux parties, parce que les femmes étaient, comme les hommes, douées d’une âme à qui l’Être souverain avait donné pour avantage une liberté de se déterminer qui ne relevait de personne. C’est cet Être, leur dis-je, qui a fait tout ce que vos yeux vous font voir... Ils écoutaient mes discours avec un sentiment intérieur qui leur faisait connaître que j’avais raison. Je leur dis après qu’ils devaient adorer cet Être et le craindre. Le culte que vous lui devez, ajoutais-je, consiste à le remercier des biens dont il vous partage, à ne point murmurer des maux dont souvent sa juste colère vous punit; il vous a faits pour lier ensemble une société, la paix en doit faire le fondement. Vous devez après cet Être vous aimer les uns les autres, éviter surtout les trahisons, les meurtres et toutes les actions violentes dont l’Être souverain est irrité. Chaque homme doit respecter son semblable et ne doit pas attenter à une vie dont l’Être souverain seul doit disposer, puisque c’est lui qui vous l’a donnée.


Entre Fénelon et Rousseau, ces quelques lignes, — qui parurent en 1713, il ne faut pas l’oublier, — ne marquent-elles pas la transition du christianisme déjà bien vague du Télémaque au déisme tout pur de la Profession de foi du vicaire savoyard?

On pourrait multiplier les exemples. Tel mot fameux de Chamfort, souvent cité, celui-ci, par exemple : « L’amour est un commerce orageux qui finit toujours par une banqueroute, et c’est la personne à qui on fait banqueroute qui est déshonorée, » appartient à Marivaux presque textuellement. Il compare, lui aussi, l’amour à un commerce, et il dit: « Si la femme consomme le paiement, serviteur à la débitrice, la chance tourne ; c’est elle qui devient la créancière, et le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit elle à qui on la fasse. » Parmi les petits moralistes, Chamfort est d’ailleurs l’un de ceux qui doivent le plus à Marivaux. On ne supposera pas, au contraire, que Balzac, — l’auteur du Père Goriot et d’Eugénie Grandet, — ait beaucoup lu le Spectateur français. La rencontre que voici n’en est que plus curieuse à noter. « Paris fourmille de beaux esprits; il n’y en eut jamais tant, mais il en est à peu près d’eux comme d’une armée; il y a peu d’officiers-généraux, beaucoup d’officiers subalternes, un nombre infini de soldats. J’appelle officiers-généraux les auteurs qu’en fait d’ouvrages de goût le public avoue pour excellens. Après eux sont les médiocres, comme les officiers subalternes... » Peu s’en faut qu’il ne propose l’institution des maréchaux littéraires... On n’en finirait pas si l’on voulait relever dans les œuvres de Marivaux tout ce qu’il y a de commencemens de ce qui l’a suivi. M. Larroumet n’a-t-il pas retrouvé dans le Spectateur français une substitution de personnes qui lui a rappelé l’Aventure de Ladislas Bolski? et M. J.-J. Weiss ne reconnaissait-il pas la situation psychologique de Ruy Blas dans le Jeu de l’amour et du hasard?

A voir tous ces rapprochemens, ceux qui font cas, dans la littérature et dans l’art, de l’invention par-dessus tout, n’en estimeront que davantage l’auteur de Marianne, et sentiront redoubler pour lui une admiration qu’ils pourront autoriser par des raisons nouvelles. Mais ceux qui savent combien un tel mérite est peu de chose se demanderont, au contraire, si ce ne serait pas pour avoir tant inventé que Marivaux demeure, au théâtre même, et surtout dans le roman, du deuxième ou du troisième rang. Car, tant et de si diverses inventions décèlent un esprit inquiet, qui cherche à mesure qu’il écrit, qui ne trouve pas toujours, et, en tout cas, qui ne compose pas pour exprimer ce qu’il pense, mais plutôt ce qu’il aurait voulu penser. On doit ajouter que, dans la littérature comme dans l’art, il n’a été donné qu’à bien peu d’hommes de conserver pour eux-mêmes au regard de la postérité le bénéfice et la gloire de leurs vraies inventions. Tulit alter honores.

Il y en a une raison profonde : c’est qu’aucune invention n’est parfaite dès sa naissance et que d’aucune nouveauté l’esprit humain ne semble capable de tirer d’abord tout ce qu’elle contient. Dans l’histoire même de la science, la célébrité des inventeurs n’est souvent que rétrospective ; elle dépend au moins pour une grande part de l’application que d’autres qu’eux ont su faire de leurs découvertes; et l’éclat de leur nom n’est assez communément qu’un reflet dont les illumine l’éclat du nom de ceux qui les ont suivis. Ce qui est à moitié vrai de l’invention scientifique l’est presque entièrement de l’invention littéraire. Un sentiment nouveau dans la poésie, une situation neuve au théâtre, une donnée originale dans le roman ne rendent presque jamais sous la main de celui qui les y a le premier introduites ce qu’elles contiennent de puissance ; et il semble qu’il soit nécessaire que plusieurs hommes de talent aient traité cette donnée, cette situation, ce sentiment comme il ne fallait pas, pour que le génie réussisse à les traiter enfin comme il faut. Il n’est guère de chef-d’œuvre qui ne procède, en y regardant bien, d’un original à demi manqué, et, réciproquement, l’imitation d’un chef-d’œuvre est presque immanquablement une œuvre de la dernière médiocrité. « S’il est vrai, a dit Grimm, que les romans de Marivaux ont été les modèles des romans de Richardson et de Fielding, on peut dire que, pour la première fois, un mauvais original a fait faire des copies admirables. » Grimm se trompe, comme souvent, et, comme toujours, avec l’aplomb de l’homme dont les opinions ne cherchent pas la sanction du jugement public. Que de sottises il est permis de dire impunément dans une Correspondance secrète !

Mais il n’est pas vrai, d’abord, que Marianne et le Paysan parvenu soient de si « mauvais » originaux, il s’en faut seulement que ce soient des chefs-d’œuvre; et il n’est pas vrai, non plus, que Paméla tout au moins ou Joseph Andrews soient de si « admirables » copies, ce ne sont que des œuvres très remarquables. Et puis, il est si peu rare que des originaux médiocres, ou même mauvais, « fassent faire » d’admirables copies que c’est justement-là ce que les philosophes appelleraient « la raison suffisante » des originaux mauvais ou médiocres. En faut-il ici des exemples? La chronique d’Hollinshed ou de Saxo Grammaticus, l’Aman d’Antoine de Monchrestien, la Véridique Histoire du docteur Faust, » mauvais ou médiocres originaux; » Hamlet ou Macbeth, Esther, le Faust de Goethe, « admirables copies! » La Verdad sospechosa de Ruis de Alarcon, la Précaution inutile de Scarron, le Chevalier joueur de Dufresny : « mauvais ou médiocres originaux; » le Menteur, l’École des femmes, le Joueur : « admirables copies ! » Le Marcos de Obregon de Vincent Espinel, le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac, la Marianne elle-même de Marivaux : mauvais ou médiocres originaux ; Gil Blas, les Voyages de Gulliver et Paméla, puisque Grimm y tient, « admirables copies! » Inversement, ce sont les originaux admirables qui font faire les mauvaises ou médiocres copies. Othello, drame admirable; Zaïre, copie médiocre! Tartufe, admirable original ; la Mère coupable, mauvaise copie ! Les Confessions, livre admirable; la Vie de Monsieur Nicolas, copie honteuse et détestable. Il en eût bien pris à Marivaux, tout particulièrement, de ne pas vouloir tirer de l’original de l’École des femmes sa copie de l’École des mères, et de l’original du Misanthrope sa copie des Sincères. Bien loin donc, comme le pense Grimm, qu’il y ait rien d’extraordinaire à voir d’un médiocre original sortir une admirable copie, c’est au contraire l’une des lois de l’histoire de l’art les mieux établies qu’il y ait. Plus admirables, pour parler comme lui, les romans de Marivaux seraient moins « originaux; » et ils seraient moins « médiocres » s’ils étaient les copies de quelque chose de plus original qu’eux-mêmes. Si Marivaux eût moins « inventé, » son œuvre serait placée plus haut dans l’histoire de la littérature, mais ses « inventions » lui assurent une place considérable encore dans l’histoire littéraire.

Ce que le baron de la Grimallière, — comme l’appelait familièrement sa grande impératrice, — eût pu dire, c’est que des copies telles que Clarisse et telles que Tom Jones ayant, pour ainsi parler, dégagé visiblement des romans de Marivaux ce qu’ils contenaient d’indiscernable peut-être à tout autre œil que celui d’un Richardson ou d’un Fielding, les romans de Marivaux en prenaient aussitôt dans l’histoire du roman une valeur toute nouvelle. Il eût dû le dire, et, moins préoccupé d’être impertinent, plus soucieux d’être juste, il était capable de le dire. Par là se serait trouvée dès lors conciliée la diversité des appréciations dont l’œuvre de Marivaux a été, est encore, et, comme nous l’avons dit, sera longtemps l’objet. Car les uns, dans Marianne et dans le Paysan parvenu, reprochent à Marivaux, avec un peu de sévérité peut-être, de n’avoir pas mis toutes les qualités que la suite a prouvé que son genre comportait ; et les autres, avec un excès d’indulgence, y admirent les commencemens de ce qui l’a suivi. Ceux-ci lui tiennent compte, avec un peu d’exagération, de ce qu’il a voulu faire; ceux-là n’y voient, avec un peu d’injustice, que ce qu’il a effectivement réalisé. Pour nous, en tout état de cause, nous devons conclure que l’on ne saurait traiter sans beaucoup de ménagemens l’homme qui, le premier, sachant ce qu’il voulait et ne manquant que de la force nécessaire pour y réussir, a dirigé le roman moderne dans la voie où il devait rencontrer ses chefs-d’œuvre. Tels de nos romans contemporains, en effet, s’ils étaient datés du XVIIIe siècle, passeraient certainement pour être, jusque dans la forme et la donnée principale, inspirés de Marianne : je citerai entre autres le chef-d’œuvre de Charlotte Brontë : Jane Eyre; et le chef-d’œuvre au moins de la dernière manière de George Sand : le Marquis de Villemer. Mais si j’ajoute là-dessus que, dans la littérature moderne, en France comme en Angleterre, il n’y a pas de roman de mœurs où l’on ne retrouve au fond quelque chose de Marivaux, c’en sera sans doute assez, — quelque opinion personnelle que l’on ait de Marianne et du Paysan parvenu, — pour que l’on ne me reproche pas d’avoir parlé trop longtemps de celui que j’appellerais volontiers le plus sérieux de nos auteurs légers.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1883 : Alain-René Le Sage.
  2. Les éditeurs de Gil Blas ont généralement reconnu le salon de Mme de Lambert dans celui de la marquise de Chaves (Gil Blas, livre IV, chap. VIII) ; mais, non content de cette première atteinte, Le Sage est revenu à la charge dans le Bachelier de Salamanque (chap. LXII). Quant au langage « proconchi, » ce serait, en réalité, le langage de quelques tribus indiennes de l’Amérique centrale, s’il en fallait croire Thomas Gage, l’auteur d’une Relation des Indes occidentales où Le Sage a puisé amplement pour son Bachelier de Salamanque.
  3. On a peu de renseignemens sur Mme de Murat, quoiqu’elle ait beaucoup écrit, mais on sait avec certitude qu’elle appartenait au « monde galant » de la fin du XVIIe siècle. Pour Mme de La Force, deux ou trois mariages, contractés dans des circonstances romanesques, consommés, et cassés, l’avaient singulièrement illustrée. Sa passion pour Baron était devenue la fable de la ville, et Voltaire nous en a conservé le souvenir dans les vers suivans :

    Telle autrefois, d’une loge grillée,
    Une beauté, dont l’amour prit le cœur,
    Lorgnait Baron, cet immortel acteur,
    D’un œil ardent dévorait sa figure,
    Son beau maintien, ses gestes, sa parure,
    Mêlait tout bas sa voix à ses accens,
    Et recevait l’amour par tous les sens.

  4. Voyez, pour cette question, le chapitre de M. A. Beljame sur Joseph Addison, dans son livre sur le Public et les Hommes de lettres en Angleterre au XVIIIe siècle et quelques pages de M. Mézières sur le Roman anglais au XVIIIe siècle, dans son, livre récent : Hors de France.
  5. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1874, les pages éloquentes que M. Émile Montégut a consacrées à l’Astrée.
  6. Je devrais dire vingt-cinq ans, si j’adoptais la date que MM. J. Fleury et G. Larroumet assignent à la publication de Pharsamon. Mais si la première édition du Pharsamon n’est, comme ils le veulent tous les deux, que de 1737, il resterait à expliquer comment Lenglet du Fresnoy l’a pu cataloguer dans sa Bibliothèque des romans, qui parut en 1734.
  7. C’était d’ailleurs sur ce ton qu’il fallait le prendre avec Marivaux, si l’on voulait qu’il entendît. Croirait-on qu’il vit d’abord dans les railleries de Crébillon l’hommage d’un élève à son maître? Il fallut qu’on lui ouvrît les yeux pour qu’il y reconnût l’intention de raillerie. Prévost y allait par des voies moins détournées.