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Études sur le XVIIe siècle/01

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Études sur le XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 830-871).
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ETUDES SUR LE XVIIe SIECLE

I.
PIERRE CORNEILLE.

I. — Théâtre de Pierre Corneille, avec des études sur toutes les tragédies et sur les comédies, par M. Félix Hémon, 4 vol. in-18. Paris, 1886-1887 ; Delagrave. — II. Les Théories dramatiques au XVIIe siècle, par M. Charles Arnaud, 1 vol. in-8o. Paris, 1887 ; A. Picard. — III. Points obscurs et nouveaux de la vie de Pierre Corneille, par M. F. Bouquet, 1 vol. in-8o. Paris, 1888 ; Hachette. — IV et V. Impressions de Théâtre ; et Corneille et la Poétique d’Aristote, par M. Jules Lemaître. 3 vol. in-18. Paris, 1887-1888 ; Lecène et Oudin.


I

Il y a des écrivains dont on pourrait dire que leur vie même fut leur chef-d’œuvre : Voltaire, par exemple, et dont les tragédies, les histoires, ou les romans ne sont, de leur vrai nom, que les époques de leur biographie. Il y en a d’autres, comme Rousseau, ou encore Molière, Pascal, Bossuet, dont la vie est mêlée intimement, ou tissue dans leurs œuvres, et que nous comprendrions peut-être, mais que nous risquerions d’entendre à contresens, si nous ne savions pas leur histoire. Et il y en a enfin dont je n’oserais pas répondre que la connaissance de leur biographie nuisît à l’intelligence ou à l’interprétation de leurs œuvres, mais je crois que je le pense, et, en tout cas, je montrerais assez facilement qu’elle n’y sert pas de grand’chose.

Corneille est de ceux-ci. « Sa vie, comme disait son neveu Fontenelle, n’a rien d’assez important pour mériter d’être écrite ; » c’est ce que l’on a bien vu quand on s’est avisé de la vouloir écrire ; et son histoire n’est celle que de ses ouvrages. Nous louerons donc d’abord l’auteur des Points obscurs et nouveaux de la vie de Corneille, M. F. Bouquet, de s’être borné presque uniquement à purger la biographie du poète de ce que le désir de la rendre plus piquante y avait introduit de légendes et d’erreurs. On voulait un Corneille conforme, si je puis ainsi dire, à l’auteur du Cid et de Polyeucte qui lui ressemblât en quelque manière, qui eût vécu ses comédies, à défaut de ses drames ; et, ne le trouvant pas, on l’avait inventé. Mais, en réalité, ce grand homme, qui devait mettre à la scène tant de héros, — et tant de contre-façons aussi de héros, disons-le tout de suite, — il a vécu comme un peu tout le monde, bon fils, bon époux, bon père, bourgeois dans l’âme, nullement romanesque, très curieux de ses intérêts, fort habile à les faire valoir, et, dans ses rapports avec ses libraires comme dans ses dédicaces, le moins héroïque des hommes. Quand, en fait de « points nouveaux, » M. Bouquet n’aurait tiré que celui-là de l’obscurité, c’en serait un déjà de quelque importance. Il nous faut nous y résigner : le « grand » Corneille, le vieux Corneille, a fait de la « littérature » comme il aurait fait autre chose, comme il aurait, par exemple, auné de la toile ou vendu de l’éloquence ; et sa « littérature » n’en vaut pas moins pour cela, n’étant pas nécessaire qu’un poète mette sa vie dans ses drames, — et encore bien moins ses drames dans sa vie.

On connaît l’histoire de ses débuts, et celle de Mélite, la première de ses comédies. « Une aventure galante lui fit prendre le dessein de faire une comédie, pour y employer un sonnet qu’il avait fait pour une demoiselle qu’il aimait. » C’est Thomas Corneille, son petit frère, qui nous a conté l’anecdote, et, si nous en croyons les recherches de M. Bouquet, elle paraît authentique. J’en suis bien aise. Non pas du tout qu’il m’intéresse, avec les érudits rouennais, d’en savoir davantage, quel était le nom de la demoiselle, si c’était Marie Courant, Marie Milet, ou Catherine Hue, et pourquoi Corneille ne l’épousa pas. Mais je vois poindre ici l’un des principes de sa poétique. Il prit le dessein de faire une comédie tout entière, en cinq actes et en vers, « pour y employer un sonnet qu’il avait fait, » comme Thomas, à son tour, écrira plus tard son Bertrand de. Cigarral, par exemple, « pour y employer une lettre plaisamment imaginée. » On n’aimait pas à rien perdre, dans la famille des Corneille. Et, en effet, une scène capitale, une situation plaisante ou forte, renouvelée de Calderon ou d’Alarcon, de Francisco de Rojas ou de Lope de Vega, un moyen dramatique original et nouveau, avec beaucoup d’épisodes autour, et des vers galans ou pompeux par-dessus, — si ce sont les vers les plus pompeux que j’aye faits, » disait Corneille en présentant aux lecteurs sa Mort de Pompée ; — telle pourrait être la formule des soixante ou soixante et dix pièces que nous ont laissées les deux frères. Seulement, les épisodes, qui ne sont à l’ordinaire que du vain remplissage dans les comédies de Thomas, sont plus d’une fois des coups de génie dans les tragédies de Pierre ; et Thomas écrit assez mal, d’une manière surtout assez lâche, tandis que depuis Ronsard jusqu’à Victor Hugo, personne, — si ce n’est peut-être La Fontaine, mais dans un genre bien différent, — n’a écrit en vers aussi naturellement que Pierre Corneille, avec autant d’abondance, d’un style qui sente moins le travail, avec plus de justesse, de force, et même d’esprit.

C’est ce qu’il serait intéressant d’étudier de plus près qu’on ne l’a fait, dans Mélite, dans la Veuve, dans la Galerie du Palais, dans la Place Royale, et, généralement, dans ces comédies de la jeunesse de Corneille que, depuis que La Bruyère et Voltaire en ont donné l’exemple, on a, pour ainsi dire, effacées du nombre de ses œuvres, mais qui ne laissent pas d’en faire tout de même partie, de nous montrer Corneille sous des traits qu’on ne lui connaît guère, et d’avoir leur place marquée, sinon dans l’histoire, au moins dans un tableau complet du théâtre français.

« On n’avait jamais vu jusque-là, — disait-il lui-même, beaucoup plus tard, dans son Examen de Mélite, en 1660, — de comédie qui fit rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc. » Sa naïveté, dont on l’a trop loué, ne l’empêchait pas de se rendre justice ; et il a là heureusement noté, d’un ou deux mots, le caractère original et neuf des comédies de sa jeunesse. A part Clitandre, — qui n’est pas d’ailleurs une comédie, — et à part l’Illusion comique, ce sont en effet des aventures de la vie commune, ou plutôt quotidienne, encore un peu compliquées, il est vrai, mais également éloignées de l’invraisemblance espagnole, de la bouffonnerie bergamasque, ou de cette satire générale des mœurs qui sera un jour l’âme de la comédie de Molière. Tout ici se passe entre personnes de condition moyenne, petite noblesse ou bonne bourgeoisie, dont les histoires côtoient le drame, sans y jamais tomber, et le grand charme en est fait de l’enjouement du ton, de l’aisance des conversations, de l’agrément et de l’esprit du style. Avec tout ce que de semblables comparaisons veulent toujours de restrictions, je ne connais rien, dans le théâtre français classique, pour donner une idée plus ressemblante et plus vraie de la comédie de Térence. Ou, si l’on préfère un autre rapprochement, et si la comédie du XVIe siècle s’était engagée dans la voie que lui indiquait Corneille, c’était déjà, vers 1628 ou 1630, la comédie bourgeoise qui s’acclimatait sur la scène française, et, voilà deux cent cinquante ou bientôt trois cents ans, c’était le genre de Gabrielle, par exemple, ou de Philiberte. Molière étant venu, Regnard après Molière, et surtout Marivaux, nous n’avons rien à regretter, ou peu de chose. Mais il est toujours bon de savoir que, dans la comédie même, Corneille a beaucoup innové, qu’il a autant innové dans la Veuve ou dans la Galerie du Palais que dans le Menteur, — et presque plus innové, à de certains égards, dans la comédie que dans la tragédie.

J’aimerais à insister sur ces comédies de la jeunesse de Corneille, à en appeler du jugement sommaire et dédaigneux des historiens de la littérature, à compléter, si je l’ose dire, la trop courte étude que M. Félix Hémon leur a consacrée dans une récente édition de Corneille. Mais, à défaut de place, il en est un mérite au moins que je veux signaler : c’est leur intérêt, historique et littéraire à la fois, comme témoignage ou document de ce que l’on pourrait appeler le style Louis XIII en littérature. Lisez et goûtez, dans la Veuve, cet amusant récit de la maligne Doris : elle se moque d’un amoureux transi, rencontré par hasard, la veille, dans un bal :


Il m’aborda en tremblant, avec ce compliment :
« Vous m’attirez à vous ainsi que fait l’aimant ; »
(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot du monde).
Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,
Et répons brusquement, sans beaucoup m’émouvoir :
« Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. »
Ce grand mol étouffa tout ce qu’il voulait dire,
Et pour toute réplique il se mit à sourire.
Depuis, il s’avisa de me serrer les doigts,
Et, retrouvant un peu l’usage de la voix,
Il prit un de mes gants : « La mode en est nouvelle,
Me dit-il, et jamais je n’en vis de si belle.
Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré.
Votre éventail me plaît d’être ainsi bigarré ;
L’amour, je vous assure, est une belle chose ;
Vraiment ! vous aimez fort cette couleur de rose ;
La ville est en hiver tout autre que les champs ;
Les charges à présent n’ont que trop de marchands,
On n’en peut approcher. »


C’est comme cela que l’on a causé, de 1625 à 1640, ou environ, dans les ruelles demi-bourgeoises, à Paris et en province, des choses du monde et de la vie commune. Bien né, bien élevé, dans « la petite robe, » ainsi qu’on disait, avocat et un peu magistrat lui-même, bien apparenté, venant à Paris tous les ans, ou plusieurs fois par an, pour y prendre l’air du monde et celui de la cour, Corneille, qui parlait mal, nous dit-on, ou plutôt qui parlait peu, mais jeune alors et sans doute assez différent du vieil homme que son neveu Fontenelle a connu, n’en a pas moins excellé, avant d’écrire Polyeucte ou Rodogune, à rendre ce style de la conversation, un peu gêné encore dans son affectation de politesse, précieux et souvent emphatique, mais insinuant, mais caressant, mais tout animé du désir de plaire, tout plein de jolis riens, avec une pointe de romanesque ou de poésie même :


Tu l’as gagné, Mélite, il ne m’est plus possible
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses ;
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses !
……….
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer,
Que le sommeil ait peine à me le retracer ;
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme ;
Ou que, s’il m’en demeure encore un peu dans l’urne,
Je souhaite, en faveur de ce reste de foi,
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi !


Quelle élégance de contour ! quel art déjà de conduire la période ! — ces vers sont tirés de Mélite, et Corneille n’a guère plus de vingt ans ; — quel naturel surtout, et, comme les mots, comme les rimes, s’ajustent sur la pensée pour ne faire qu’un avec elle ! Plus tard, quand il sera le grand Corneille, il aura d’autres qualités, d’autres défauts aussi, mais jamais il ne retrouvera cette aisance spirituelle, cette bonne humeur légère, cette grâce de facilité, qui se jouent ou qui semblent s’amuser d’elles-mêmes dans ses comédies de jeunesse ; — et on les lit si peu que je tenais à le dire.

Comment, de cette comédie de genre, moyenne et tempérée, comment est-il passé à la tragédie d’abord, et plus tard au mélodrame ? De cette imitation de la vie commune et de l’air agréable de la conversation galante, comment l’auteur du Cid et de Polyeucte, de Théodore et de Rodogune, s’est-il un beau jour dégagé ? J’aime mieux dire que je n’en sais rien. Car, pour quelques endroits de la Veuve, ou de la Place Royale, dont le ton s’élève au-dessus de celui de la comédie, prétendre y voir le génie tragique de Corneille outrepassant comme instinctivement les bornes du genre comique, c’est croire les genres plus étroitement déterminés qu’ils ne l’étaient alors, et surtout c’est juger la comédie de Corneille, non pas même avec celle de Molière : Tartufe ou le Misanthrope, mais avec celle de Regnard dans l’esprit : les Folies amoureuses ou le Légataire universel. Du temps de Corneille, il n’était pas encore interdit au poète comique d’être ému en riant. Au surplus, et avec autant de vraisemblance, n’induirait-on pas de quelques scènes de Don Juan ou du Misanthrope que Molière était né, lui aussi, pour la tragédie, si nous ne savions de certitude, par son Don Garcie de Navarre, de quelle manière, quand il l’a tenté, ce maître du rire a traité le sérieux du drame et de la passion ? Mais il serait presque plus vrai de dire, en songeant au Cid et même à Polyeucte, ou encore à Don Sanche, à Nicomède, à Pulchérie, qu’il y a bien moins de traits de tragédie épars dans les comédies de Corneille que de traits de comédie jusque dans ses tragédies. C’est là même, on le sait, une part de ce que l’on a quelquefois appelé le « romantisme » de Corneille, le mélange ou l’alternance des tons, et, par rapport à la tragédie de Racine, — plus humaine pourtant, mais tout de même plus soutenue, — c’est un caractère notable de la sienne.

Que faut-il encore penser de la légende du Cid, et Corneille a-t-il eu besoin de M. de Châlon, « ancien secrétaire des commandemens de la reine Marie de Médicis, » pour se mettre à l’école de la littérature ou du théâtre espagnols ? Le père Tournemine l’a dit, M. Bouquet le croit, et, n’en ayant point de raisons, je ne veux pas les en contredire. Mais, dans l’un des livres que j’examine, celui de M. Charles Arnaud sur l’Abbé d’Aubignac, je ne puis m’empêcher de relever cette phrase : « L’arrivée en France d’une autre reine italienne, amie des lettres et des arts, les conversations de la famille Pisani de Rambouillet, le succès du cavalier Marin, avaient dégoûté la société polie de la littérature espagnole. » Est-ce que par hasard M. Charles Arnaud aurait placé quelque part en Italie le marquisat de Pisani ? Je croyais qu’il fût aux environs de Saintes. Si Marie de Médicis était une « reine italienne, » est-ce qu’Anne d’Autriche ne serait pas une « reine espagnole ? » Et, puisqu’il s’agit en cet endroit de la règle des unités, est-ce que l’auteur de Don Quichotte ne l’avait pas aussi nettement formulée que Scaliger ou Castelvetro ? Durant la première moitié du XVIIe siècle, — et sans qu’il y ait lieu de distinguer les époques, — la littérature espagnole et la littérature italienne ont régné concurremment ; elles ont contribué l’une et l’autre ensemble à la formation de cette « société polie, » que l’on prétend qui s’en serait dégoûtée ; le gongorisme a fait ou failli faire autant de mal que le marinisme à l’esprit français ; et s’il en est une des deux qui, parmi les auteurs comme dans la société polie, ait plutôt dominé sur l’autre, c’est l’espagnole, dont les grands écrivains, auxquels alors l’Italie ne pouvait opposer que son cavalier Marin, étaient les plus grands que l’Espagne ait connus : Cervantes, Lope de Vega et Calderon. Pour cette raison, suivant à son tour l’exemple de « feu Hardy, » comme il l’appelle ordinairement, celui de Rotrou, de Scudéri, et avec eux, suivant le goût public, je pense que, sans aucun M. de Châlon, Corneille, un jour ou l’autre, serait venu de lui-même à l’imitation du théâtre espagnol. Et n’y était-il pas aussi bien comme prédestiné par une affinité de nature, lui, qui plus tard, quand il imitera les anciens, ira droit parmi eux aux Espagnols, à Sénèque, qui était de Cordoue, et à Lucain, le neveu de Sénèque ?

On a tant parlé du Cid, et de « la Querelle du Cid, » qu’il y aurait presque de l’impertinence à vouloir en dire quelque chose de nouveau. Nous ignorons, à la vérité, s’il en faut dater la « première » du mois de décembre 1636 ou du mois de janvier 1637, et, le cas échéant, cette ignorance ou cette incertitude pourrait être fâcheuse. On a pu dire aussi que l’histoire de la querelle serait encore à faire ; et M. Henri Chardon, dans un livre curieux, comme tous ceux que nous lui devons[1], ne s’est pas contenté de le dire, il l’a prouvé, en produisant lui-même des pièces peu connues ou inédites, qui devront désormais y entrer. La Correspondance de Chapelain, récemment publiée par M. Tamizey de Laroque, vaudrait peut-être aussi la peine, à cette occasion, d’être examinée de plus près. Mais puisque, d’une part, nous ne débrouillerons jamais les vraies raisons de Richelieu pour s’être rangé, comme il fit, du côté des rivaux ou des ennemis de Corneille ; et que, d’autre part, si le Cid est un chef-d’œuvre, les Sentimens de l’Académie sur le Cid, — ou plutôt de Chapelain, — ne laissent pas d’en être une assez bonne critique, toutes ces petites questions sont aujourd’hui pour nous d’un fort mince intérêt. J’emprunterai donc seulement à M. Charles Arnaud cette juste remarque, — parce qu’il faut tâcher d’être juste à tout le monde et même à Chapelain, — que cet illustre pédant ne mit dans cette affaire ni toute la platitude ni toute l’animosité qu’on lui prête ; et cela par l’excellente raison qu’au fond les choses de théâtre ne lui importaient guère. Au lendemain du Cid, longtemps encore après le Cid, l’art dramatique, il faut bien le savoir, était considéré comme une besogne littéraire quelque peu inférieure ; c’étaient l’ode, le sonnet, le poème épique, et, en prose, la traduction, la dissertation, le commentaire d’érudition, qui vous classaient un homme.

Quant au drame lui-même, je ne crois pas que personne, en moins de mots, l’ait mieux ni plus spirituellement caractérisé que M. Jules Lemaître dans ses Impressions de théâtre : le plus beau des drames romantiques, même après Hernani et Ruy Blas, — ou surtout après eux. En suivant cette indication, ne pourrait-on pas ajouter que, si quelque chose commence, que nous dirons plus tard, quelque chose aussi finit avec le Cid ? Héroïque et chevaleresque, un peu farouche même encore dans la transcription que Corneille en a faite pour les contemporains de Louis XIII et de Richelieu, le Cid achève et ferme, dans les littératures modernes, le cycle épique du moyen âge. De toutes les manières, par la simplicité de leurs sentimens, — car ils peuvent s’exprimer précieusement, mais ils pensent et surtout ils sentent naïvement ; — par leur confiance emphatique en eux,


Pour s’instruire d’exemple, en dépit de l’envie,
Il lira seulement l’histoire de ma vie…
………
Un seul jour ne perd pas un homme tel que moi…
………
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans ; ..


par la subtilité de grands enfans fiers et rusés avec laquelle ils concilient leurs intérêts et leur devoir, ou plutôt leur honneur ; par leur conformité constante avec eux-mêmes, les personnages du Cid ont l’allure épique. Si ce n’est pas un monde étranger, c’est un monde au moins bien éloigné qui revit, et où nous nous plaisons de nous sentir transportés avec eux ; c’est une image de nous plus grande que nous-mêmes, et surtout beaucoup moins compliquée ; c’est quelque chose de simple et de fort à la fois, ou même d’un peu brutal, de romanesque et d’historique, d’impossible et pourtant de réel. Quoi que Corneille ait pu faire pour humaniser à notre taille le Cid du Romancero, il l’a rendu moins espagnol, et conséquemment plus européen, mais non pas moins ancien et non pas moins contemporain des jours où le Maure campait en Espagne.

Une question intéressante se rattache naturellement à l’histoire de la querelle du Cid, ou deux questions, pour mieux dire : c’est d’abord de savoir pourquoi Corneille se détourna, presque aussitôt après y avoir réussi, de l’imitation du théâtre espagnol ; mais pourquoi surtout, après le Cid, il attendit quatre ans à donner Horace et Cinna. Car les attaques violentes, sans doute, et même grossières, des Scudéri, des Mairet, des Claveret, approuvées ou homologuées en quelque sorte par l’Académie française, et sinon dirigées, mais applaudies du moins par le protecteur du poète, le cardinal de Richelieu lui-même, purent bien émouvoir Corneille et le blesser, étant bonhomme, si l’on veut, mais non pas des plus endurans. Elles n’eurent toutefois rien, quoique l’on en ait dit, de l’air d’une « persécution ; » et l’on n’a pas même le droit de prétendre, avec Boileau, que le ministre « se ligua » contre le poète, puisqu’il n’interdit point la pièce ni seulement n’en gêna les représentations. Il convient aussi d’ajouter que l’Académie ne comptait pas, en 1637, deux ans d’existence, que le Parlement traînait toujours en longueur l’enregistrement des Lettres Patentes qui la constituaient, et que son autorité, nulle sur les hommes de lettres, était nulle alors sur l’opinion.

Mais la vérité sur le silence de Corneille, de 1636 à 1640, est plus simple, et c’est encore à M. Bouquet que nous aurons dû de pouvoir l’établir. Avocat du roi à la table de marbre du parlement de Rouen, Corneille, qui a régulièrement exercé ses fonctions pendant vingt-deux ans, n’était pas entièrement ni seul maître de son temps. La fin de l’année 1637 et le commencement de l’année 1638 se passèrent pour lui tant à répondre à ses critiques, — et d’un ton aussi vif que le leur, — qu’à prévenir et à tempérer le jugement de l’Académie sur le Cid. Son père mourut au mois de janvier 1639, laissant aux siens des affaires assez embrouillées, et à son fils aîné deux mineurs à élever : un frère, qui fut Thomas, né en 1625, et une sœur, âgée de dix ans seulement, celle qui fut la mère de Fontenelle. Enfin lui-même songeait au mariage. Voilà bien des affaires ; et, parmi tant de tracas, si quelque chose doit nous étonner, ce n’est pas que Corneille ait demeuré près de quatre ans loin de la scène, mais plutôt qu’il ait trouvé le temps de concevoir, de composer, d’écrire, et de faire jouer Horace et Cinna. Nous oublions trop aisément, quand nous parlons d’un grand écrivain, la place que la vie même a tenue dans son histoire, qu’elle a des exigences ou des complications auxquelles, pour échapper, il ne sert à rien d’être poète, et qu’en vivant sans doute pour la littérature et pour l’art, cependant Corneille lui-même n’en a pas uniquement vécu.

Des raisons plus générales, et moins matérielles, nous expliquent le choix des sujets d’Horace et de Cinna. La tragédie française, et même la littérature, aux environs de 1640, traversaient un moment critique de leur évolution. On retournait à l’antiquité, dont on s’était éloigné depuis tantôt cinquante ans, à la grecque et à la romaine, à la romaine surtout, par préférence, ou par un effet d’hérédité naturelle ; et les modèles espagnols ou italiens, la Diane de Montemayor ou la Jérusalem délivrée, n’avaient rien encore perdu de leur crédit, mais ils allaient bientôt le perdre. C’était déjà la querelle des anciens et des modernes, et les anciens ne tenaient pas encore la victoire, mais ils reprenaient l’offensive. Par-delà Scaliger ou Castelvetro, les critiques prétendaient remonter eux-mêmes jusqu’à l’autorité d’Aristote. Les traductions abondaient, ces « belles infidèles, » comme on les a justement appelées, mais dont on néglige de dire qu’elles l’étaient de parti-pris, et qu’il s’agissait moins, pour ceux qui les faisaient, de comprendre l’esprit de l’antiquité que de l’accommoder à leur manière, afin d’en répandre la connaissance autour d’eux, parmi les dames et les gens de lettres. S’ils avaient tort ou raison, je ne le déciderai point, mais ils l’entendaient de la sorte ; et c’est ainsi que du Ryer, le poète et l’auteur dramatique, un des rivaux ou des émules, en son temps, de Corneille, a traduit Isocrate, Hérodote, Tite-Live, Polybe… Enfin ce goût de l’histoire et de l’antiquité allait bientôt passer de là jusque-dans le roman ; et ce que le vieux Dumas a fait de l’histoire de France dans ses Trois Mousquetaires ou dans sa Dame de Monsoreau, La Calprenède et les Scudéri, le frère et la sœur, George et Madeleine, l’une écrivant et l’autre signant, ils l’allaient faire de l’histoire grecque et romaine, avec leurs Cassandre, leurs Cléopâtre, leurs Cyrus, leurs Clélie. C’est dans Cassandre et dans Cléopâtre, on ne saurait l’oublier, que La Rochefoucauld et Mme de Sévigné ont pris leurs idées de l’antiquité, en même temps que dans les traductions de du Ryer ou de Perrot d’Ablancourt.

Avec une grande sûreté de coup d’œil, et non pas sans quelque intention de ramener à lui les vrais juges du temps, ceux qui savaient du grec et du latin, la poétique et la rhétorique, Corneille vit le profit que l’art et la poésie dramatiques pouvaient tirer de ce retour du goût aux choses de l’antiquité. En effet, aux événemens imités de la vie commune, ou entièrement imaginaires, — comme tant de tragédies ou de tragi-comédies dont on avait emprunté la matière au roman de l’Astrée, — si l’on substituait les actions extraordinaires de l’histoire, on évitait d’abord le reproche d’invraisemblance ou d’exagération, puisque c’était écrit. Pareillement, on évitait l’accusation d’immoralité, que le Cid avait encourue, puisqu’en représentant les monstres de l’histoire, si les faits demeuraient condamnables, les intentions étaient hors de cause, et comme innocentées par l’obligation d’être fidèle à la vérité. Pareillement encore, ces sentences et ces maximes, ces tirades politiques et ces dissertations d’état, ces délibérations où le poète, en un sujet moderne, eût paru suspect d’outrepasser son droit et de parler sans titre, elles devenaient de règle et de nécessité, elles entraient dans la constitution ou la définition du poème, dès que c’était Sertorius, ou Pompée, ou César, ou Auguste, ou Othon que l’on faisait parler. Telles furent quelques-unes au moins des raisons qui détournèrent Corneille des sujets modernes vers les sujets anciens. Et il est bien vrai qu’il ne tarda pas à s’en faire un procédé, puisqu’on a pu le louer d’avoir mis presque toute l’histoire en tragédies, ce qui est un peu comme si l’on faisait un mérite à Dumas d’avoir « romancé » toute l’histoire de France. Mais il suffit, pour le moment, d’avoir bien vu qu’il suivait en cela le courant du siècle, et que d’ailleurs, en le suivant, il adressait la tragédie vers son véritable objet, si du moins, dans tous les genres, ce sont les chefs-d’œuvre, comme je le crois, qui, jusqu’à nouvel ordre, en déterminent empiriquement le véritable objet. Le véritable objet de la tragédie, c’est ce qui fait la principale beauté de Britannicus ou d’Athalie, comme le véritable objet de la poésie lyrique, c’est sans doute celui que définissent pour nous les Méditations de Lamartine ou les Contemplations d’Hugo.

Il est en effet utile de le savoir : si la tragédie française du XVIIe siècle n’a guère mis en scène que des Grecs et des Romains, ce n’est pas tout d’abord, mais après plus d’un demi-siècle d’essais et de tâtonnemens. Sujets antiques et sujets modernes, sujets presque contemporains, comme l’Écossaise, d’Antoine de Moncrestien (1605), ou le Comte d’Essex, de La Calprenède (1638) ; sujets historiques et sujets d’invention, des Bradamante et des Roland ; pastorales et tragi-comédies, sujets tirés de l’Ancien-Testament ou de la vie des saints, depuis les Juives de Robert Garnier (1583) jusqu’au Saint Eustache de Baro (1639), que sais-je encore ! il n’était rien que n’eussent tenté nos auteurs, aucun temps de l’histoire, ou aucune imagination de la fable qu’ils n’eussent mis en cinq actes et en vers. On se trompe donc, et assez gravement, pour ne pas dire du tout au tout, lorsque l’on croit que les « règles » sont venues a priori circonscrire la liberté de l’invention poétique, et que les modèles anciens ont été comme imposés à Corneille ou à Racine par Chapelain ou par l’abbé d’Aubignac. Mais au contraire, et c’est ici le terme d’une longue évolution. On a d’abord essayé, si je puis ainsi dire, ce que rendaient au théâtre des sujets quelconques, librement traités par le poète ; et l’expérience a duré, comme on vient de le voir, plus d’un demi-siècle. On s’est alors aperçu qu’un certain plaisir, plus vif sous la contrainte rigoureuse des règles, était aussi plus noble quand on le demandait à de certains sujets. On a voulu s’assurer ce plaisir. Et de même qu’il y avait une convenance de nature entre le drame de Shakspeare et les tendances du génie anglais, il s’est trouvé qu’il y en avait une entre les exigences de l’esprit français et une autre forme de drame, qui est la tragédie qu’on appelle classique. Le prodigieux succès du Cid n’a pas fait illusion à Corneille lui-même sur la direction qu’il fallait prendre pour achever de conquérir la popularité. Et, si, pour tant d’imitateurs qu’Horace, que Cinna, que Pompée, que Rodogune ont suscités à Corneille, le Cid a au contraire attendu jusqu’à nos jours pour en avoir parmi nos romantiques, il faut bien croire que le poète ne se trompait pas entièrement sur le goût de ses contemporains et sur la tendance de l’esprit public, en empruntant plutôt ses sujets à l’histoire grecque, romaine, ou byzantine au besoin, qu’à l’histoire moderne, espagnole ou française.

Je passerai rapidement sur Polyeucte, non pas toutefois sans dire que, si la date en semble aujourd’hui certaine, d’autres dates, alors, que je voudrais bien qu’on eût vérifiées de plus près, m’inspirent quelques doutes. « C’est à la fin de l’année 1640, disait jadis M. Marty Laveaux, dans sa très belle et très bonne édition de Corneille, que l’on a représenté Polyeucte ; » et il ajoutait : « Jamais aucun doute ne s’est élevé à ce sujet. » Lui-même, cependant, a reconnu depuis lors que cette date pouvait être fausse, et aujourd’hui, sur la foi d’une lettre assez obscure d’ailleurs, on admet communément que Polyeucte n’aurait été joué pour la première fois que dans le commencement de l’année 1643. Auquel cas il ne reste plus à lever qu’une difficulté. Si Polyeucte, en effet, ne date que de 1643, il faut donc que Corneille, de 1643 à 1645, ait donné Polyeucte, Pompée, le Menteur, la Suite du Menteur, Rodogune et Théodore. En moins de trois ans, cela fait quatre tragédies et deux comédies, ce qui, sans doute, est beaucoup ; et, comme à l’exception de Théodore, qui n’eut que cinq représentations, toutes ces pièces réussirent, on se demande où, je veux dire sur quelles scènes, elles peuvent bien avoir été jouées. Car, on ne connaît guère à Paris que deux théâtres, pour cette période, celui de l’Hôtel de Bourgogne et le théâtre du Marais ; ils ne jouaient chacun que trois fois par semaine ; Corneille n’était pas homme à donner ses pièces à d’autres « troupes » ou d’autres bandes, s’il y en eût eu, qui l’auraient payé chichement ; et, enfin, pour ces trois années 1643, 1644 et 1645, les frères Parfaict, dans leur Histoire, nous ont conservé les titres d’une quarantaine de pièces (trente-neuf, exactement), qui, sans doute, elles aussi, ont dû être représentées quelque part. Entre autres points obscurs, en voilà quelques-uns que nous eussions aimé que M. Bouquet essayât d’éclaircir. On a si souvent contesté à Corneille la priorité de quelques-unes de ses inventions, qu’il y a peu d’écrivains, — après Voltaire cependant, qui les lui a surtout disputées, — dont la bibliographie importe davantage à une connaissance précise de leur œuvre. Je proposerais, si je pouvais en donner ici les motifs, de mettre Polyeucte en 1642, Pompée et le Menteur en 1643, Théodore et la Suite du Menteur en 1644 ou 1645, et Rodogune en 1646. Polyeucte est un curieux exemple, et l’un des plus éloquens qu’il y ait, de ce que le temps ajoute aux chefs-d’œuvre. On se rappelle peut-être que, dans sa nouveauté, l’hôtel de Rambouillet, où l’auteur en donnait lecture, l’accueillit assez mal, assez froidement, et la légende a raconté que l’on députa je ne sais qui vers Corneille pour lui conseiller de ne pas livrer la pièce au public Le christianisme en avait déplu, la matière de la grâce, une ardeur ou plutôt une violence à provoquer le martyre, qu’aussi bien l’Église, dans sa sagesse et dans sa politique, a toujours déconseillées : il lui suffit qu’on le subisse, ou qu’on le reçoive, elle ne demande pas qu’on y coure. Plus tard, au XVIIIe siècle, tout en rendant plus de justice à Polyeucte, et en le mettant plus près de son rang, qui est l’un des premiers dans l’œuvre de Corneille, il ne semble pas toutefois qu’on en ait reconnu la véritable beauté, puisque Sévère en est devenu le principal personnage, pour la fidélité de sa tendresse, pour la noblesse mondaine de ses sentimens, pour sa largeur d’esprit, sa « tolérance » et son indulgente pitié du fanatisme.

Mais ce n’est enfin que de notre temps que Polyeucte a profité, si je ne puis dire d’une renaissance ou d’un réveil de la foi, je puis, et il faut dire, d’une intelligence plus profonde et plus générale de la religion. à mesure qu’en nous en détachant nous la comprenions mieux, et qu’en l’étudiant d’une manière plus désintéressée nous en sentions plus vivement les grandeurs, Polyeucte nous apparaissait comme une expression plus complète, plus haute, et plus pure de ce que le rêve de l’amour divin peut faire d’un cœur qu’il remplit. Rapprochement étrange, inattendu peut-être, légitime cependant. Pour comprendre tout à fait Polyeucte, il faut songer à Tartufe) et c’est le chef-d’œuvre de Molière qui achève d’expliquer, en lui servant de réplique ou de contre-partie, le chef-d’œuvre de Corneille. Avec autant de force comique et d’irrespectueuse hardiesse que le personnage d’Orgon, lui tout seul, démontre donc en quelque sorte ce que la dévotion peut faire d’un honnête homme, d’un « homme sage, » d’un bon époux et bon père,


Et je verrais mourir mère, enfans, frère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela ;….


avec autant d’éloquence et de communicatif enthousiasme, Polyeucte nous enseigne à quelle hauteur la même « superstition » peut élever une âme au-dessus d’elle-même, des « attachemens de la chair et du monde, » et de la condition vulgaire de l’humanité. Tout ce qui rend Orgon comique, ridicule et coupable à nos yeux, c’est justement ce qui rend Polyeucte si supérieur à Félix, à Sévère, à Néarque. De telle sorte que, chacune à sa manière, la comédie de Molière et la tragédie de Corneille nous parlent également de la lutte, qui est presque toute l’histoire de la littérature moderne, entre la religion et la « libre pensée. » Et, Polyeucte, sans doute, a d’autres mérites, mais c’est bien ici le principal, celui dont on pourrait dire qu’il sert de support à tous les autres ; et parce qu’il est aussi le plus caché, voilà pourquoi nous n’avons mis guère moins de deux cent cinquante ans à nous en apercevoir. Il n’y a pas d’œuvre de génie où il n’entre un peu d’inconscience, qui n’anticipe sur l’ordre des temps, et dont une part, conséquemment, n’échappe à l’admiration ou à l’intelligence de ses contemporains.

On a voulu préciser encore davantage, et depuis que Sainte-Beuve s’en est avisé, dans son Port-Royal, — pour s’y donner un droit à parler de Polyeucte, — on a mêlé Polyeucte aux querelles de la grâce, et Corneille lui-même, par l’un au moins de ses chefs-d’œuvre, à l’histoire du jansénisme. Ce qui ne laisse pas d’être assez bizarre, c’est qu’en ce temps-là, comme on plaçait toujours Polyeucte en 1640, il était donc antérieur, non-seulement au grand éclat du jansénisme, qui ne date que de la publication du livre d’Arnauld sur la Fréquente communion, en 1643, mais encore il avait précédé celle même du gros in-folio de Jansénius, cet Augustinus qui ne vit le grand jour qu’en 1641. Il est vrai, — et je ne m’en plains pas, je le note au passage, — que ces considérations chronologiques n’ont jamais beaucoup empêché dans leurs comparaisons ou dans leurs généralisations, souvent arbitraires, mais toujours ingénieuses, les Villemain, les Sainte-Beuve, les Nisard. Mais on voit aussi combien il importerait de connaître avec exactitude la date de Polyeucte, puisqu’en un certain sens la connaissance des vraies intentions de Corneille en dépend. Nous croyons, pour notre part, qu’il n’y a rien dans Polyeucte, non pas même la tirade :


Il est toujours tout juste et tout bon, mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace,


qui ne s’explique par la seule nécessité du sujet, et qui ne soit conforme, sans aucun mélange de jansénisme, à la pure tradition catholique. C’est aussi bien ce que l’on saurait, si l’opinion ne s’était accréditée parmi nous qu’au XVIIe siècle, en dehors du jansénisme, il n’y aurait eu ni véritable piété, ni de morale assez austère pour les grands chrétiens que nous sommes. Mais Polyeucte et Corneille eux seuls serviraient précisément d’exemple du contraire : Corneille, qui, s’il a incliné d’un côté, c’est de l’autre, du côté de l’humaine liberté, sans en être un dévot pour cela moins rigide, et Polyeucte, que l’on rapetisse en en faisant une espèce de roman d’actualité janséniste au lieu d’une tragédie chrétienne. Une autre manière encore de le rapetisser, c’est d’en rapprocher le Saint-Genest de Rotrou.

Que de choses maintenant il y aurait à dire, et du Menteur, et de Pompée, de Théodore, de Rodogune, d’Héraclius, de Don Sanche, de Nicomède, et de Pertharite ! Est-ce, par exemple, une comédie de caractères que le Menteur ? et, pour mieux louer Corneille, de même que l’on veut, contre toute vérité, qu’il ait tracé la route à Racine, faut-il dire encore qu’avec le Menteur il ait également frayé les voies à Molière ? Je ne le pense pas, mais je n’ai pas le temps d’en donner les raisons. Ou encore, si le Cid est le plus beau des drames romantiques, Don Sanche d’Aragon, cent soixante ans avant Hugo, n’en serait-il pas, lui, dans sa médiocrité, l’un des plus caractéristiques ? et, si je puis ainsi dire, en versant dans la déclamation de Don Sanche un peu de l’esprit de Clitandre ou de l’Illusion comique, n’obtiendrait-on pas le « sublime » de Ruy Blas. — ou quelque chose de très approchant ? Est-il bien vrai, comme on le va répétant, que le sujet de Pertharite soit aussi celui d’Andromaque ? et s’il l’est, quelle est donc alors la différence qui sépare un chef-d’œuvre d’un « monstre ? » Toutes ces questions et plusieurs, qui sont toujours pendantes, mériteraient, sans doute, qu’on les discutât. Mais elles nous entraîneraient trop loin, et, d’ailleurs, au point où nous en sommes de l’histoire des ouvrages de Corneille, il s’en présente une plus importante, comme enveloppant toutes ses tragédies, depuis le Cid jusqu’à Pertharite. C’est de savoir ce que ses contemporains ont applaudi dans ses chefs-d’œuvre, ce qu’aujourd’hui nous-mêmes nous y aimons encore, quelle sorte d’émotions nous y cherchons et nous y trouvons, ou, en d’autres termes, c’est de savoir quel est le système dramatique de Corneille, à quelles sources il puise ses inspirations, et quelle est enfin, — car toutes ces questions n’en font qu’une, — la nature propre de son génie ?


II

Pour cette étude, et contrairement à l’usage, nous n’userons que fort peu des Discours de Corneille et des Examens qu’il nous a donnés de la plupart de ses pièces. Non plus qu’Hugo, Corneille n’est en effet de ceux que l’on puisse utilement consulter sur eux-mêmes, et, capables qu’ils sont d’écrire à peu près indifféremment Hernani ou Marie Tudor, le Cid ou Don Sanche d’Aragon, ni l’un ni l’autre d’eux ne s’est connu. Mais, de plus, il faut se souvenir que les Examens et les Discours de Corneille n’ont paru pour la première fois qu’en 1660, après Œdipe, et que l’objet n’en est pas théorique ou didactique, mais plutôt et uniquement polémique. Trois ans auparavant, en 1657, un pédant de ruelles, dont le nom, quoique moins familier, nous est devenu presque aussi ridicule que celui même de Chapelain, je veux dire l’abbé d’Aubignac, avait publié sa Pratique du Théâtre, livre curieux, qui ne mérite peut-être pas toutes les railleries que l’on en a faites, sans l’avoir lu, sinon pour se dispenser de le lire, et qu’en tout cas les contemporains n’avaient point méprisé. Or, et au fond, sous couleur de rénovation ou de « réformation » du théâtre, c’était la critique plus ou moins déguisée du système dramatique de Corneille que ce livre, et, quand ce ne l’aurait pas été, on devine aisément de quel air l’auteur du Cid et de Pompée, de Rodogune et d’Héraclius pouvait recevoir d’un abbé sifflé des leçons de son art. Il forma donc aussitôt le projet d’y répondre, et, comme il préparait alors une nouvelle édition de son Théâtre, ce fut l’affaire de ces Examens, où l’impatience de la critique, le contentement de soi-même, l’orgueil de ses succès, quoi qu’on en puisse dire, ne tiennent pas moins de place que la « bonhomie. » Quant aux trois Discours, il faut sans doute avouer que d’Aubignac ne parlait pas poliment quand il reprochait à Corneille de lui en avoir « escroqué » les idées ; mais ils n’étaient pas moins, de point en point, la réplique de Corneille à la Pratique du Théâtre, et, comme tels, une adroite manœuvre de sa politique pour discréditer son censeur, — en l’absorbant. On conviendra qu’en de telles conditions il serait hasardeux, et il est difficile, d’étudier le système dramatique de Corneille dans ses Discours ou dans ses Examens : il y faudrait trop de précautions, trop de distinctions, trop de restrictions. Les tragédies de Corneille parlent d’ailleurs assez clairement d’elles-mêmes, pour qu’en s’aidant au besoin de ses Examens et de ses Discours, on ne le fasse qu’autant qu’ils confirment ce que ses tragédies nous apprennent, — mais jamais quand ils y contredisent.

le Cid et Polyeucte, Théodore ou Rodogune, Héraclius ou Nicomède, Pertharite ou Don Sanche d’Aragon, ce que toutes ces tragédies me semblent donc avoir de commun, si l’on veut bien me passer le jeu de mots, c’est ce qu’elles ont d’extraordinaire. Il n’est pas ordinaire que le fiancé d’une jeune fille se voie réduit à la nécessité de tuer le père de celle qu’il prétend épouser ; — c’est le sujet du Cid. Il n’est pas ordinaire qu’entre deux frères qui sollicitent la main d’une même femme, leur mère mette son consentement au prix de l’assassinat qu’ils en feront ; — c’est le sujet de Rodogune, dont j’essaie, dans ce bref résumé, de faire voir en raccourci toute la prodigieuse et naïve invraisemblance. Il n’est pas ordinaire que le fils d’un pêcheur se trouve être inopinément l’héritier du royaume dont une reine, qu’il aime, ajustement besoin pour arrondir le sien ; — c’est le sujet de Don Sanche d’Aragon. Mais, comme le dit Corneille, en propres termes : « Le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable ; » et l’absurdité même, à l’occasion, ne l’effraiera pas. Ou encore,


Hors de l’ordre commun il lui faut des fortunes ;


et rien ne lui plaît qui n’ait commencé par le surprendre et l’étonner lui-même. En effet, et comme aussi bien tous ses contemporains, comme Rotrou, comme Scudéri, ce matamore, et comme La Calprenède, ce Gascon, il a l’imagination romanesque, tournée au grand ou à l’excessif, forte et outrée, — je ne veux pas dire déréglée. Est-ce l’héritage du XVIe siècle ? est-ce le commerce et la contagion de l’extravagance espagnole ? ou bien, dans l’enveloppe bourgeoise d’un avocat du roi à la table de marbre, une ironie du sort aurait-elle logé l’âme d’un héros ? C’est ce que j’aurais le plus de peine à croire, pour diverses raisons, tirées, les unes de son caractère, et les autres de l’étrange façon dont il a placé quelquefois l’héroïsme. Mais, qu’il ne s’intéresse qu’aux aventures « illustres » et aux infortunes « inouïes, » quand il ne l’aurait pas avoué lui-même ; et, de toutes les libertés, quand la première qu’il réclame ne serait pas celle de nous étonner ; voilà ce qui ressort clairement d’une lecture de Rodogune ou d’une représentation du Cid, et voilà, de tous les traits qui le caractérisent, voilà celui qu’il importe avant tout de noter et de retenir.

Car il s’ensuit plusieurs conséquences : et celle-ci d’abord, que le chef-d’œuvre de l’invention consiste, pour Corneille, dans le choix du sujet. Lorsque, comme Racine et Molière le feront plus tard, on subordonne les situations aux caractères, — c’est-à-dire l’intérêt de l’intrigue à l’analyse et à la peinture des passions de l’amour, par exemple, ou de la jalousie ; — tous les « sujets » deviennent bons, ou, pour mieux dire, indifférens en soi, de même qu’il importe peu aux peintres de la vie réelle, Hals ou Rembrandt, que les modèles qui posent devant eux ne soient que d’insignifians bourgmestres ou de vagues archers de la garde civique. En déplaçant l’objet de l’art, on en déplace aussi les conditions. Mais lorsque, comme Corneille, on veut de l’extraordinaire, il faut bien le prendre où il est, et ce n’est pas dans la vie commune, où les héros sont moins rares que les situations héroïques elles-mêmes, je veux dire où peut-être ce ne sont pas tant les acteurs qui font défaut que l’occasion et la matière des grandes actions. Si Rodrigue n’eût pas tué le père de Chimène, vaincu deux rois maures, et désarmé don Sanche, il ne serait pas Rodrigue, mais il ne serait pas moins capable de l’être an besoin, de même que, pour combattre en champ clos les Curiaces, on eût pu choisir une autre famille que celle des Horaces, et Horace n’en serait pas moins Horace, mais nous ne le saurions pas.


Vivere fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur, ignotique longa
Nocte…


En d’autres termes, les situations sont maîtresses des caractères, puisque les caractères ne se déclarent qu’autant que les situations, en les provoquant, les obligent de se manifester. Il faut donc trouver des situations d’abord, ou en inventer, si l’on n’en trouve pas ; mettre alors, pour ainsi parler, des personnages dedans, avec des situations épisodiques autour ; et c’est effectivement le procédé de Corneille. Peut-être sa Rodogune en est-elle le plus curieux exemple, dont on nous a conté qu’il n’employa guère moins d’une année « à en disposer le sujet » : une seule situation, extrêmement forte, ou une seule scène, l’une des plus belles du théâtre français, la quatrième du cinquième acte, que la tragédie tout entière n’a pour objet que de préparer. On remarquera deux choses là-dessus : que le Ruy Blas d’Hugo est en quelque sorte a machiné » de la même manière ; et que, par contraste avec ceux de Molière ou de Racine, c’est cette manière de s’y prendre qui fait ordinairement l’intérêt, la surprise, la plénitude enfin et la beauté des dénoûmens de Corneille.

C’est ce qui nous explique encore, et à la fois, avec son goût pour l’histoire, sa façon de la traiter. Depuis son Horace, en effet, jusqu’à son Othon, s’il a parcouru toute l’histoire romaine ; s’il y a joint, avec Polyeucte et Théodore, celle des premiers temps et des grandes persécutions du christianisme ; avec Héraclius, avec Pulchérie, l’histoire byzantine, ce n’est pas du tout qu’il soit historien, qu’il aime l’histoire pour elle-même, ni qu’il ait une autre curiosité du passé que celle de ses contemporains, plus éveillée, plus intelligente, ou, comme on le dit, plus sympathique. Non ! mais, c’est que les histoires sont pleines d’événemens illustres et extraordinaires, lesquels sont même, à vrai dire, les seuls qu’elles enregistrent, comme étant par définition les seuls qui soient dignes de mémoire, et les seuls en fait qui attirent des lecteurs aux historiens. Car, nous ne les lirions pas, comme ce philosophe, si nous n’y cherchions autre chose que les nouvelles de notre quartier. Joignez à cela, que pour étonnans qu’ils puissent être, on ne saurait arguer les événemens d’improbabilité, puisqu’ils sont le réel même. Vous ne voulez pas croire qu’une reine de Syrie, du nom de Cléopâtre, après avoir tué Séleucus, l’un de ses fils, de sa propre main, ait dû boire le poison qu’elle avait elle-même préparé pour Antiochus, son autre fils ? Lisez Appian Alexandrin, au livre des Guerres de Syrie, sur la fin ; lisez Justin, en son trente-sixième livre ; et lisez Josèphe, dans ses Antiquités judaïques. Ou bien encore, il vous paraît étrange qu’un roi des Lombards, nommé Pertharite, ayant perdu son royaume, « après avoir fait tout son possible pour y rentrer, » en cède à son vainqueur ce que Corneille en appelle les droits inutiles, « pour retirer de ses mains sa femme Rodelinde ? » Mais c’est Paul Diacre qui nous l’apprend, en son De Gestis Longoburdorum, si vous n’aimez mieux consulter peut-être Erycius Puteanus, c’est-à-dire Henri Van de Putte, au livre II, numéro 15, de ses Historiœ Barbaricœ. Évidemment, pour Corneille, l’histoire n’est pas l’histoire, mais un vaste répertoire de situations dramatiques. On lit Tite-Live, on lit Tacite quand on aime l’histoire, on lit même Jornandès et Ammien Marcellin, mais, pour lire Henri Van de Putte ou Paul Diacre, il faut que l’on y cherche autre chose que l’histoire ; — et je n’ai pas ouï dire que ce fût l’harmonieux arrangement des mots ou la profondeur des pensées. Entêté qu’il était de cette préoccupation de l’extraordinaire, il est arrivé trois fois au moins à Corneille, — avec sa Théodore, avec son Pertharite, et avec son Attila, — de voir, comme il le dit lui-même, ses inventions tomber, précisément pour les raisons qui les lui avaient fait choisir. En dépit de saint Ambroise et de Siméon Métaphraste, on ne put accepter cette image de la prostitution d’une vierge chrétienne qui fait toute la singularité de Théodore, et, malgré Jornandès, les bons juges trouvèrent plus qu’étrange, disons même un peu ridicule, cette hémorragie nasale qui fait le dénoûment d’Attila.

De la même préoccupation procède également chez lui ce goût des actions « implexes, » comme il les appelle, chargées de matière, et dont l’obscurité même fait à ses yeux la principale beauté. L’histoire, avec ses événemens extraordinaires, est encore trop simple, trop unie, trop ordinaire pour lui. S’il est donc écrit dans Tite-Live que la sœur des Horaces était fiancée à l’un des Curiaces, il compliquera les alliances, en inventant une sœur des Curiaces, pour en faire, sous le nom de Sabine, la femme du jeune Horace. Pareillement s’il n’est point dit, dans Surius ou dans Siméon Métaphraste, qu’avant d’épouser Polyeucte, Pauline eût aimé un chevalier romain, Corneille, pour embrouiller l’intrigue encore davantage, inventera de son fonds le personnage de Sévère. Et si dans le récit d’Appian ou de Justin, les fils de Cléopâtre n’ont affaire qu’avec l’ambition d’une mère qui ne veut pas leur rendre leur trône, il introduira Rodogune dans son intrigue, pour y mêler un peu de cette galanterie, qu’il dédaigne sans doute, mais dont il sait aussi l’utilité pour le succès d’un drame. Ces complications l’amusent, ces épisodes qui se contrarient, intrigue sur intrigue, et, d’acte en acte, jusqu’au dénoûment, cet écheveau qui s’embrouille en se dévidant. « Voici un poème d’une espèce nouvelle, » dit-il en offrant son Don Sanche d’Aragon à M. de Zuylichem, le père du célèbre Huyghens ; et, en présentant son Nicomède au public : « Voici, dit-il encore, une pièce d’une constitution assez extraordinaire. » Mais l’Examen de son Héraclius est encore plus caractéristique : « Cette tragédie, dit-il dès le début, a encore plus d’effort d’invention que celle de Rodogune ; » et, de peur que l’on ne se méprenne sur ce qu’il appelle « effort d’invention, » il ajoute en terminant : « Ce poème est si embarrassé qu’il demande une merveilleuse attention. J’ai vu de forts bons esprits… se plaindre de ce que sa représentation fatiguait autant qu’une étude sérieuse. Il n’a pas laissé de plaire, mais je crois qu’il l’a fallu voir plus d’une fois pour en remporter une entière intelligence. » vous sentez l’accent de triomphe. Semblable à ces théologiens qui, de l’incompréhensibilité même des mystères de leur religion, font une preuve de sa vérité, Corneille, lui, de la difficulté que nous avons à suivre ses intrigues, s’en fait un motif de prédilection. Sa Rodogune et son Héraclius, voilà, pour lui emprunter son langage, les « entreprises sur l’histoire » dont il se sait le plus de gré à lui-même, et non pas du tout Polyeucte ni le Cid. C’est qu’en effet, par des artifices plus invraisemblables encore que les événemens n’étaient extraordinaires, il a trouvé de son cru, dans les combinaisons de son imagination échauffée, des moyens de rendre l’histoire encore plus « illustre, » en la rendant plus compliquée, plus merveilleuse, — et plus romanesque.

Car, je ne doute pas qu’on l’ait remarqué, mais l’a-t-on assez dit ? les procédés de Corneille, jusqu’ici, sont identiquement ceux de La Calprenède en ses longs romans, et l’histoire n’est guère moins maltraitée dans Rodogune ou dans Héraclius que dans Cassandre ou dans Cléopâtre : elle l’y est seulement moins longtemps, pendant cinq actes au lieu de dix volumes. Lequel des deux a imité l’autre, le Normand ou le Gascon ? C’est ce qu’il serait tout à fait superflu de rechercher, puisque c’est Corneille qui vit toujours et La Calprenède qui est mort. Mais, l’un et l’autre, ils ne demandent à l’histoire qu’un cadre, qu’un fond, que quelques événemens authentiques et extraordinaires, dont ils remplissent alors les intervalles avec les efforts de leur invention. Ainsi, de nos jours, a fait le vieux Dumas, dans ses drames et dans ses romans, tenant à la fois les deux rôles, dans sa Christine ou dans ses Mousquetaires, dont la prose après tout vaut bien celle de La Calprenède, si peut-être ses vers ne valent pas ceux de Corneille. C’est que, comme eux, il y trouvait un double et précieux avantage, et tandis qu’auprès des ignorons, un peu d’histoire authentiquait tout ce qui lui passait par la tête, auprès des historiens la fécondité de son imagination lui faisait pardonner la manière dont il traitait l’histoire. Veut-on encore quelque autre preuve de l’analogie de leurs procédés et de celle de leur genre de succès ? Cous savez, de notre temps, avec quelle sympathie Michelet a toujours parlé de l’auteur des Trois Mousquetaires ? Mais, au XVIIe siècle, dans ses lettres, de qui, ou de quoi, Mme de Sévigné parle-t-elle quand elle loue « la grandeur des événemens, » et « la violence des passions, » et « la beauté des sentimens, » de ces sentimens dont « la perfection remplit son idée sur les belles âmes ? » Est-ce de son vieux Corneille ? est-ce de Rodogune ? ou d’Héraclius ? ou de Nicomède ? ou du Cid, peut-être ? Eh ! que non pas ! C’est de La Calprenède, et de sa Cléopâtre ; et elle en pourrait dire autant de la Cassandre ; et elle aurait raison. C’est effectivement les mêmes émotions que, par les mêmes moyens, la même combinaison de l’histoire et du roman, le même emploi hardi de l’extraordinaire et de l’invraisemblable, Corneille et La Calprenède ont éveillées, remuées et satisfaites chez les lecteurs du XVIIe siècle.

Mais pourquoi La Calprenède n’est-il pas devenu Corneille ? et tandis que les tragédies de La Calprenède ne sont en vérité que des romans assez mal dialogues, comment et pourquoi les inventions de Corneille, quoi qu’il s’y mêle de romanesque, demeurent-elles des drames ? Corneille en a donné lui-même une raison quand il a formulé cette maxime dans son Discours sur la tragédie : « que la réduction de la tragédie au roman est la pierre de touche pour démêler les actions nécessaires d’avec les vraisemblables. » Il veut dire que la logique doit régner souverainement au théâtre, et que le drame n’admet rien qui ne l’achemine à son dénoûment. Le roman s’attarde, et au besoin s’arrête ; on n’exige de lui que d’être vraisemblable ; il peut, s’il lui plaît, imiter, dans la liberté de son allure, l’illogisme de la vie, ou se laisser guider au caprice de l’imagination. Tandis qu’au théâtre, chaque scène doit sortir de celle qui précède, chaque scène y doit préparer celle qui suit, la contenir en quelque sorte, et toutes ensemble, en s’enchainant, elles doivent nécessiter la fin. Mais une autre raison, moins technique, est aussi plus profonde. C’est que si le roman, comme je le crois, — et comme aussi bien l’étymologie de l’un au moins des deux mots nous l’indique, — diffère surtout du drame en ce que les héros n’y sont pas les artisans de leur fortune ou les ouvriers de leur destinée, nul poète au monde peut-être ne s’est fait du pouvoir de l’homme sur lui-même une plus haute idée que Corneille. C’est par là, si je ne me trompe, par sa conception de la volonté, qu’il échappe au roman, dont le caractère des personnages est plutôt d’être « agis » que d’agir ; c’est par là qu’il rentre dans les conditions essentielles de son art, dont l’action est la première loi, pour ne pas dire la seule qui en mérite le nom ; et c’est par là enfin qu’il est Corneille, au lieu d’un Rotrou, d’un La Calprenède ou d’un Scudéri supérieur.

Ce qui caractérise, en effet, le théâtre de Corneille, ce n’est point du tout, comme on l’a tant dit, la lutte héroïque du devoir contre la passion, puisque, même en admettant que cette formule pût convenir à quelques-unes de ses pièces, il n’en est guère auxquelles elle conviendrait moins qu’au Cid, qu’à Horace, qu’à Cinna, qu’à Polyeucte. Sans doute, il a l’imagination noble, et généralement il préfère ce qui fait les héros à ce qui fait les monstres. Mais enfin, si Rodrigue accomplit son devoir en vengeant son père, et Chimène en poursuivant le supplice du meurtrier du sien, je ne vois pas qu’ils luttent bien héroïquement, ni l’un ni l’autre, contre eux-mêmes, puisqu’ils continuent de s’aimer, et de se le dire, quand leur « devoir » serait d’éteindre dans ce sang répandu jusqu’au souvenir de leur ancien amour. Et le jeune Horace, contre qui, contre quoi lutte-t-il ? à moins que ce ne soit contre Camille, et que son « devoir » ne consiste à suivre l’impulsion de sa brutalité. Ou bien encore, dans Cinna, quand une morale qui n’est plus de notre temps, qui n’était déjà plus du temps de Corneille, réussirait à faire de la belle Emilie « un ange de l’assassinat, « ce serait encore une question de savoir si le « devoir » d’Auguste est de punir ou de pardonner. Mais le vrai mobile des personnages de Corneille, mais la raison de leurs actes, secrète ou déclarée, des héroïques et des criminels, mais l’âme enfin, pour ainsi parler, de leur conduite entière, c’est le plaisir qu’ils éprouvent à faire parade ou étalage d’eux-mêmes, à se sentir les seuls maîtres de leurs résolutions, à ployer tyranniquement les événemens et les hommes sous la toute-puissance de leur volonté.


Je suis maître de moi, comme de l’univers,
Je le suis, Je veux l’être…


Ainsi s’écrie dans Cinna son Auguste, et avec lui tous les héros de Corneille, toutes ses héroïnes : Rodrigue et Horace, Polyeucte et Pauline, Marcelle et Théodore, César et Cornélie, Rodogune et Cléopâtre, Rodelinde et Grimoald, Œdipe, Sophonisbe, Othon, Sertorius, Attila. Toutes et tous, tout ce qu’ils font, ils le font parce qu’ils le veulent, ou ils le veulent dès qu’ils le font. Et jusqu’aux motifs extérieurs de leurs actes, ceux qui ne leur viennent pas d’eux, dont ils ne sont pas les auteurs, qui sont l’intervention du hasard dans leurs calculs, ils se les approprient, ils se les assimilent, ils finissent toujours par les convertir en décisions libres de leur libre choix.

De là, de cette conception de la volonté triomphante, dans le théâtre de Corneille, de là ce dédain des passions de l’amour, comme étant, selon son mot, « trop chargées de faiblesse ; » et, de toutes les passions, celles dont les commencemens, la conduite et la fin échappent toujours ou presque toujours à l’empire de la volonté. De là, inversement, ce goût de la tragédie politique, parce qu’au contraire l’ambition n’est qu’une forme de la volonté, ou que, — comme ce « bonhomme, » s’il ne l’a point ce qui s’appelle vu, l’a du moins deviné, — ce n’est pas la passion, ni l’intelligence même, c’est la volonté qui gouverne le monde. De là ce mouvement dramatique, cette gradation des effets, cet « heureux assemblage » qu’il a lui-même défini dans l’Examen de l’une de ses pièces favorites. « La tragédie s’élève d’acte en acte : .. le second passe le premier, le troisième est au-dessus du second, et le dernier l’emporte sur tous les autres. » Car l’ambition est insatiable, et la volonté ne se fatigue pas, elle s’exalte au contraire elle-même de son propre exercice. De là encore cette tension des sentimens, tous et toujours portés à l’extrême, ou, pour ainsi parler, au maximum de leur puissance, parce qu’aucune considération, aucune crainte de leurs conséquences, n’en limite, n’en modère, n’en arrête jamais l’expansion. De là toujours cette éloquence ou cette pompe du langage, dont l’énergie déclamatoire égale ou surpasse au besoin celle même des sentimens. Et de là enfin ce caractère de grandeur ou de noblesse du théâtre de Corneille, si ses contemporains n’ont pas pu se tromper entièrement sur la nature ou sur la qualité de leur émotion, quand ils se sentaient, comme ils disaient, élever l’âme, au spectacle du Cid, d’Horace, de Cinna, de Polyeucte ou de Rodogune.

Telle est bien l’originalité des héros de Corneille : avant tout, avant d’être « vertueux, » ou « vicieux, » — et ne pourrait-on pas dire avant même d’exister, d’avoir une tête, un cœur, et des sens ? — ce sont des volontés qui s’exercent et qui se prouvent à elles-mêmes leur force, en en abusant. Jamais d’hésitation, ni jamais de repentir : quoi qu’ils aient fait


Ils le feraient encor, s’ils avaient à le faire ;


c’est le mot de Rodrigue à Chimène, c’est celui de Polyeucte à Félix ; et quoi qu’ils entreprennent,


Qu’on nomme crime ou non ce qui fait leurs débats,

ils en revendiquent pour eux seuls la responsabilité tout entière. C’est ce qui les rend tous enfans d’un même père, selon l’expression de Corneille, et, dans le bien ou dans le mal, dans le crime ou dans la vertu, c’est ce qui les fait tous d’une seule famille. Avec autant de résolution que Polyeucte, touché de la grâce et aspirant au martyre, prend contre lui-même, en quelque sorte, l’un après l’autre, tous les moyens de se l’assurer ; avec autant de sang-froid, la Cléopâtre de Rodogune prépare les « parricides » qui lui conserveront la possession d’un trône qu’elle a juré qu’elle n’abdiquerait pas. De l’un à l’autre drame, l’objet seul a changé ; les caractères et presque les discours sont demeurés les mêmes. « Ou tu l’épouseras, dit à Théodore cette odieuse Marcelle, mère de Placide, ou tu mourras d’une mort infâme, non pas même de celle des chrétiennes, mais de celle des prostituées, » et Théodore lui répond : « J’en mourrai donc, puisqu’il le faut, et avant le supplice je subirai l’outrage, mais je ne l’épouserai pas, quoique, si je le voulais, je n’y eusse pas de répugnance. » Entendez ici que, comme il n’y a pas de crime devant la nécessité duquel puisse reculer une volonté forte, inversement, il n’y a pas de sacrifice plus qu’humain dont elle ne soit également capable. Ou plutôt encore, aux yeux de Corneille, il semble que la volonté non-seulement excuse, mais qu’elle purifie, mais qu’elle ennoblisse tous les actes qu’elle dicte, que la moralité de son objet soit indifférente à sa qualification esthétique, et, comme enfin il dit le lui-même, « qu’elle accompagne le crime d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. »

C’est ce qui distingue sa tragédie du drame romantique, et le Cid, par exemple, ou Don Sanche d’Aragon de Ruy Blas et d’Hernani. Si l’on peut dire, en effet, que les sujets en sont presque également extraordinaires ou invraisemblables, que les « mœurs, » par suite, en sont un peu les mêmes, et qu’il n’y a pas jusqu’aux procédés de style qui n’y soient fréquemment et curieusement analogues :


Eh bien ! Seyez vous donc, marquis de Santillane,
Comte de Pennafiel, gouverneur de Burgos.


ou encore :


Il doit à ses jaloux tous ces titres d’honneur,
Voulant m’en faire avare, ils m’en rendaient prodigue,
Ce torrent grossissait, rencontrant cette digue ; cependant une différence n’en subsiste pas moins, une différence essentielle, et une différence profonde. Victimes d’une espèce de fatalité passionnelle, les héros de Victor Hugo sont « des forces qui vont, » — c’est Hernani qui le dit à doña Sol, — et, comme telles, dont les circonstances, ou plus souvent encore le caprice du poète font à peu près ce qu’ils veulent. Peut-être même, à le bien prendre, n’ont-ils d’énergie que dans le discours, et leur volonté ne s’exerce-t-elle que sur le choix de leurs métaphores. Au contraire, les héros de Corneille, maîtres d’eux-mêmes et de leurs actes, le demeurent, et la circonstance ou l’occasion ne leur sont, jusqu’à ce qu’ils y succombent, qu’une perpétuelle matière de lutte et de victoire. Ici, la nécessité des vertus et des vices,


D’un astre impérieux ne suit pas les caprices ;


mais la volonté se déploie d’elle-même, pour ainsi dire, ou en s’accroissant à mesure de la résistance que les hommes ou les événemens lui opposent. Et c’est d’abord pour cette raison, tandis que Ruy Blas et qu’Hernani, par-dessous l’incomparable splendeur lyrique, ne sont au fond que des mélodrames, que le Cid et Don Sanche, eux, sont de vrais drames, — dont je conviens d’ailleurs que le second est fort médiocre.

Mais cette raison n’est pas la seule, et, pour achever de la distinguer du mélodrame avec la volonté, c’est la moralité qui rentre dans la tragédie de Corneille. En effet, comme la volonté ne s’y développe jamais sans la glorification ou la justification de ses actes, et que le crime lui-même, presque en toute rencontre, y tâche à tourner de son côté le droit et la morale, il en résulte que le drame, quand encore il ne roule pas tout entier sur un cas de conscience, y touche au moins toujours, et toujours aussi nous oblige à nous interroger sur quelqu’une de ces grandes questions qui partagent les hommes. Est-il vrai que l’on doive à sa maîtresse aussi bien qu’à son père ? ainsi que Rodrigue est tenté un moment de le croire ; et, pour venger un père, lui doit-on, comme Chimène, immoler son amant ? Devons-nous davantage à la patrie qu’à la famille ? et l’état, c’est-à-dire la communauté sociale, peut-il exiger de nous le sacrifice des obligations sur lesquelles on peut dire qu’il repose lui-même ? Ou bien encore, une femme, en toute occasion, doit-elle prendre le parti de son mari contre son père, de Polyeucte contre Félix ? et Polyeucte, aux dépens des devoirs qu’il a librement contractés envers Pauline, a-t-il le droit de courir au martyre ? Tels sont, pour n’en pas prolonger l’énumération, quelques-uns des cas de conscience dont Corneille, avec cette adresse instinctive qui est l’une des formes ou des parties du génie même, a su mêler la discussion au drame de la volonté. Il n’y a rien encore de pareil dans le théâtre romantique. Mais c’est ainsi qu’en rendant la tragédie capable de « prouver » quelque chose, de le discuter au moins ou de le proposer, Corneille, en même temps qu’un intérêt humain, lui a donné une dignité littéraire, également inconnus avant lui. Nous sommes tous intéressés au dénoûment du Cid et de Polyeucte, nous y sommes tous partie, si l’on peut ainsi dire, tandis qu’en vérité, de savoir ce que pourront durer les amours de Ruy Blas et de sa reine d’Espagne, et qui l’emportera de Triboulet ou de François Ier, cela n’intéresse que François Ier, ne touche que la reine d’Espagne, et ne regarde enfin que Ruy Blas.

On verra là l’explication, et peut-être l’excuse, de la place que tiennent, dans la tragédie de Corneille, la rhétorique et la déclamation. Car, de dire qu’il est Normand, et bas-Normand, on a raison, mais d’autres aussi sont Normands, qui ne déclament pas plus que ceux de Marseille ; et, d’autre part, tous les rhéteurs ne sont pas de Rouen. Mais la vérité, lorsque son Horace ou son Emilie, par exemple, parlent si longuement :


Impatiens désirs d’une illustre vengeance,
A qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfans impétueux de mon ressentiment,..


c’est qu’ils peuvent bien être sûrs de la fermeté de leurs résolutions, et que la menace de la mort même ne les leur fera pas rompre : ils le sont beaucoup moins de la valeur morale des actes qu’ils se préparent à commettre. Dirai-je qu’ils s’étourdissent donc du fracas de leurs paroles ? mais, plutôt encore, qu’ils essaient, pour se rendre l’opinion favorable, de l’envelopper dans leurs sophismes, à moins que, pour la dompter, ils ne la bravent ; — et c’est ce qui ne va pas, ce qui ne saurait aller sans beaucoup de discours ou même un peu de verbiage. A plus forte raison, quand ils veulent, comme presque toujours, que leurs victimes elles-mêmes les approuvent, c’est alors qu’ils ont besoin de toutes les ressources de leur rhétorique. Rodrigue veut faire convenir Chimène qu’il a tuer le comte de Gormas. Horace veut faire convenir Curiace que son devoir est de l’égorger. Emilie veut faire convenir Auguste qu’elle a conspirer contre lui. Cléopâtre veut faire convenir ses fils qu’ils doivent la débarrasser de Rodogune. Mais, le moyen de les en faire convenir sans commencer par détruire en eux, à force d’éloquence et de raisonnement, tout ce qui s’y oppose ? sans les inquiéter, si l’on peut ainsi dire, sur leurs préjugés les plus légitimes, leurs sentimens les plus naturels, leurs convictions les plus chères ? et le moyen d’y réussir, sans y employer ensemble ou tour à tour ce que Polyeucte appelle quelque part toutes les « ruses de l’enfer : » la promesse et la menace, l’artifice et la vérité, la logique et la passion, la caresse et l’injure, la séduction ou la terreur ? Les personnages de Corneille parleraient moins, et moins éloquemment, ils déclameraient moins, si d’abord ils portaient moins haut l’orgueil de leur liberté, s’ils étaient mêlés dans des occasions moins illustres d’elles-mêmes, et si c’était enfin et surtout dans des « espèces » morales moins extraordinaires qu’ils prissent la parole.

Ai-je besoin d’ajouter qu’ils parleraient aussi d’une manière moins subtile, et que, dans leurs discours, il se glisserait moins de chicane ou moins de sophistique ? Je sais que le grand Corneille avait l’imagination naturellement contentieuse et processive ; que de ce défaut de nature, assurément, ses fonctions d’avocat du roi à la table de marbre n’étaient point faites pour le corriger ; que son temps, comme il est celui de la préciosité, des conversations de l’hôtel de Rambouillet et des Lettres de Balzac, est aussi celui des raffinemens de la casuistique, le temps du père Bauny et du père Le Moyne. Mais, après cela, je sais surtout que ni la vie ni la morale ne sont toujours aussi simples que l’on le veut bien dire, et que le devoir n’apparaît pas, en toute occurrence, avec la clarté supérieure et l’évidence impérative d’une proposition ou d’un axiome de géométrie. Moralistes grossiers, ou peut-être hypocrites, qui ne craignez pas d’enseigner que là où l’instinct parle et fait entendre sa voix si aisément persuasive, là aussi est le devoir, dites-nous donc où est le devoir de Polyeucte, entre Pauline et son Dieu qui l’appelle ? où est le devoir de Théodore, entre le respect de soi-même et l’abjuration de sa foi ? où est le devoir d’Antiochus, entre sa maîtresse et sa mère ? où est même le devoir d’Emilie, entre ce qu’elle doit au souvenir de son père et ce qu’elle doit aux faveurs dont elle s’est laissée combler par Auguste ? C’est ce que personne au monde ne peut dire simplement, sans distinguer, sans diviser, et sans épiloguer, parce que c’est ce qui dépend d’une infinité de circonstances, et qu’il y a question sur tous ces points que l’on a quelquefois prétendu décider par une pantalonnade. Mais c’est bien aussi la vraie raison, sinon la seule, c’est la plus profonde et c’est la raison dernière de cette subtilité que l’on a reprochée quelquefois, que l’on reproche encore aux héros de Corneille. S’ils discutent en casuistes, c’est que la casuistique commence justement où finit la morale vulgaire :


Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre.

Les principes qui suffisent à la conduite de la vie commune ne cessent pas d’être les principes, mais ils deviennent obscurs, ils perdent quelque chose au moins de leur clarté dans les occasions extraordinaires où Corneille aime à placer ses Rodrigue et ses Horace. Mais en même temps qu’un air de subtilité, c’est ce qui achève de donner aux chefs-d’œuvre de son théâtre leur aspect de grandeur morale.

Que maintenant, comme aux casuistes, et nous pourrions bien ajouter comme aux jurisconsultes, il lui soit arrivé quelquefois de passer la limite, c’est ce que nous verrons mieux tout à l’heure, et c’est ce qu’on ne saurait nier. La pente, en effet, est glissante : on veut des « espèces » qui soient belles, d’abord, ou « illustres, » ainsi que s’exprime Corneille ; on en veut bientôt qui soient rares ; d’où l’on finit par passer aux bizarres, — pour ne pas dire aux immorales. C’est le cas de Sanchez et d’Escobar, quand, dans leurs énormes Morales, avec une liberté de langage qui n’est égalée que par la déplorable fécondité de leur imaginative, ils font, selon le mot de Pascal, de « si jolies questions. » QUID, qu’arriverait-il si, par hypothèse, à telle ou telle complication, nous en faisions intervenir une autre ? Il y a quelque chose de cela dans la tragédie de Corneille, et, lui aussi, il fait de « jolies questions. » Que Pauline, par exemple, qui n’aime Polyeucte que « par devoir, » veuille cependant, après avoir essayé de l’arracher au supplice, le suivre jusque dans la mort, certes, voilà qui est rare, et voilà qui est déjà beau. Mais combien plus beau, étant plus rare encore, qu’ayant toujours présent le souvenir de Sévère, elle en fasse le sacrifice à Polyeucte, dans le moment même qu’elle pourrait l’accuser de trahir ses devoirs envers elle ! Ou bien, dans Rodogune, que, l’ambition étouffant non-seulement l’amour maternel, mais jusqu’à l’humanité dans le cœur de Cléopâtre, elle ne consente à résigner le trône qu’au meurtrier de Rodogune, la situation est déjà forte et les sentimens assez extraordinaires ! Mais que Rodogune, à son tour, mette les deux princes qui l’aiment à choisir de la perdre ou de la délivrer de leur propre mère, voilà une étrange exigence de l’amour, et voilà un atroce combat de la passion et du devoir ! Autant qu’à Filliuccius ou qu’au bon Caramuel, toutes ces situations plaisent à notre Corneille, comme autant d’occasions d’y faire admirer, avec la force de son invention, la subtilité, l’ingéniosité, l’originalité de sa dialectique. Et c’est ce que l’on a quelquefois appelé d’un mot assez juste le naïf étalage de son « machiavélisme ; » dont les exemples abonderaient dans les moins lues de ses tragédies, dans son Pertharite, dans son Othon, dans son Attila, mais dont les commencemens sont faciles à surprendre dans ses chefs-d’œuvre eux-mêmes, et jusque dans la bouche de son Félix ou sur les lèvres de son Emilie.

Malheureusement, il en faut bien convenir, à mesure qu’il enfonce dans ces subtilités, et que, visiblement, il s’y complaît davantage, à mesure aussi, pour diverses raisons, sa tragédie devient-elle plus artificielle, et, ce qu’il semble qu’elle gagne à de certains égards, le perd-elle en fidélité d’imitation de la nature et de la vie. Placées dans des situations extraordinaires, ces âmes extraordinaires qu’il aime à manier, y développent des sentimens non moins extraordinaires, et le drame, pris en dehors de la réalité, se déroule, se noue, et se dénoue dans le vide. C’est ce qu’il nous reste à montrer maintenant dans les « dernières » tragédies de Corneille : comment ses qualités se tournent contre lui-même, ou comment encore, le génie se retirant insensiblement de son œuvre, il n’en subsiste plus que de vaines apparences, des « mélodrames » sans substance et sans forme, des procédés sans âme, et tout ce qu’ils avaient enfin de faux ou de dangereux, sans rien de ce qui les avait jusqu’ici vivifiés.


III

Profondément blessé de la chute de son Pertharite, il avait « sonné la retraite » et publiquement abjuré le théâtre, en 1653 ; mais, en homme prudent et toujours avisé qu’il était, « sans en faire une résolution si forte qu’elle ne pût se rompre ; » et, six ans durant, de 1653 à 1659, retiré dans sa province, entre sa femme et ses enfans, tout occupé de soins pieux, il avait tenu sa parole. Je crois bien qu’il s’était attendu que l’on la lui rendit, que le public le redemandât, qu’à tout le moins une bonne gratification le consolât de son échec, le payât de ses « veilles » et de tout ce qu’il avait fait enfin pour épurer le théâtre français, tant « du côté de l’art » que de celui « des mœurs. » Le grand Corneille aimait la gloire, mais une gloire sonnante et trébuchante, en bonnes espèces ayant cours, une gloire monnayée : c’est lui-même qui nous l’a dit, tant en prose qu’en vers, dans ses Epitres et dans ses Dédicaces, et qu’il était peu sensible à l’honneur d’une a louange stérile ; » et il eût pu nous le dire moins crûment. Plus d’argent, plus de tragédies. Mais il avait pour cette fois compté sans Mazarin, lequel, du moment que l’auteur d’Horace et de Cinna renonçait au théâtre, bien loin de l’en approuver d’une manière effective et solide, se hâta tout au contraire de le rayer de ses papiers, — et de supprimer la pension qu’il lui faisait depuis déjà dix ans. Aussi longtemps que dura l’interruption de la pension, aussi longtemps allait durer le silence irrité du poète.

Eût-il duré toujours ? C’est ce que nous ne saurions dire ; et, pour l’honneur du « grand » Corneille, on se plaît à croire que de toute manière, un jour ou l’autre, l’amour-propre, le regret des applaudissemens du théâtre, le dépit de se voir oublié tout vivant, le besoin même d’écrire, eussent fini par l’emporter sur ce mécontentement d’avare ; mais toujours est-il qu’on ne l’en tira qu’à prix d’or. En 1657, lorsque le surintendant Fouquet commença de répandre, parmi les gens de lettres, des libéralités — dont c’est le cas de dire qu’elles ne lui coûtaient guère, si elles leur faisaient beaucoup de plaisir, — Corneille jugea que le temps était venu d’en réclamer sa part. Sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ, qu’il avait dédiée au pape Alexandre VII, ne lui avait pas rapporté ce qu’il en espérait. Par l’intermédiaire de l’obligeant Pellisson, il fit donc demander à Fouquet une audience, qui fut presque aussitôt suivie du rétablissement de sa pension. On y mit pour condition qu’il reviendrait au théâtre ; et, afin de lui ôter, nous dit son neveu Fontenelle, « toutes les excuses que lui aurait pu fournir la difficulté de trouver des sujets, » ce fut Fouquet eu personne qui voulut bien lui en proposer trois. On ne sait pas quel était le premier ; le second était Camma, que, pour en faire profiter les siens, il s’empressa de déléguer à son frère Thomas ; le troisième était Œdipe, auquel il se mit tout de suite, qu’il écrivit en deux mois, et qui fut représenté pour la première fois au commencement de l’année 1659.

Le succès en fut grand, l’un des plus grands que Corneille eût remportés encore ; et il devait être durable. Non-seulement, en effet, dans sa nouveauté, on y courut en foule, et les précieuses en proclamèrent l’auteur « le plus grand homme qui eût jamais écrit des jeux du cirque ; » mais, plus tard, de 1680 à 1700, par exemple, nous voyons que l’Œdipe n’a pas eu moins de cinquante-six représentations à la ville, c’est-à-dire beaucoup plus que Polyeucte, mais un peu moins pourtant que Rodogune. Nous savons, d’autre part, que, dans le même temps, de toutes les tragédies de Corneille, Œdipe est celle que Louis XIV a le plus souvent redemandée, dix-neuf fois contre Polyeucte onze, et le Cid onze fois, également, — et seulement. Que si, d’ailleurs, ce succès nous étonne, la raison en est plus surprenante encore, puisqu’on la cherchant nous apprenons que c’est justement celle qui nous gâte aujourd’hui la lecture d’Œdipe, bien loin d’en pouvoir soutenir la représentation. On admira et on applaudit dans la tragédie de Corneille


L’art dont il y mêlait aux grands événement
L’héroïque beauté des nobles sentimens ;

en d’autres termes et en prose, l’ingéniosité malheureuse avec laquelle, dans la fable grecque, il avait tissu l’épisode des amours de Thésée et de Dircé.

Il raconte lui-même qu’il avait eu l’idée, tout d’abord, de suivre et d’imiter d’assez près l’Œdipe-Roi de Sophocle, non toutefois sans y mêler, pour en relever sans doute la nue simplicité, quelques traits de celui de Sénèque. Mais il lui parut que, s’il le transcrivait, dans son horreur tragique, pour la scène française, « il ferait soulever la délicatesse des dames, » — et il ne s’en plaint pas, ainsi qu’on l’a cru quelquefois, il ne regrette point de n’avoir pas osé, — mais c’est plutôt comme s’il disait qu’un temps venait de finir, et un autre de commencer, avec d’autres mœurs, d’autres goûts, d’autres exigences. Et, en effet, il avait alors passé la cinquantaine, et depuis trente ans déjà qu’il avait donné sa Mélite, le public s’était renouvelé. Les dames, qui jusqu’alors ne fréquentaient guère le théâtre, qui ne s’en donnaient le divertissement qu’à demeure, se montraient maintenant à l’Hôtel de Bourgogne, et, suivies des « marquis, » remplissaient avec eux les loges et la scène. Aussi bien le succès du Timocrate et de la Bérénice du petit frère, celui des premières tragédies de Quinault, la Stratonice et l’Amalazonte, avait-il averti Corneille. On ne voulait plus rien que de joli, que de poli, que de galant. Puisqu’il fallait du sang dans la tragédie, on s’y résignait, mais on y demandait maintenant de l’amour, une imitation ou une ombre de l’amour, jusqu’à ce que Racine, plus hardi, mettant devant ce qui était derrière, et de l’accessoire faisant le principal, la tragédie ne consistera plus désormais qu’en une représentation des passions de l’amour. On trouvera qu’il va trop loin, l’auteur de Bajazet et de Phèdre, et on le lui fera cruellement sentir. Mais, en attendant, c’est pour flatter ce goût du public et de la jeune cour que Corneille, dans son Œdipe, a introduit ce galant épisode ; c’est la façon dont il l’a traité qui lui a conquis le suffrage des jeunes gens et des femmes ; et c’est pour n’en pas perdre les plaisirs et les profils qu’à partir d’OEdipe, l’amour et la galanterie vont occuper la place qu’ils tiennent, et qui est presque la principale, dans les tragédies de sa dernière manière.

Si d’ailleurs cette préoccupation des choses de l’amour était aussi nouvelle chez lui qu’on l’a bien voulu dire, c’est ce qu’il pourrait y avoir lieu d’examiner, — pour trouver d’excellens et de nombreux motifs d’en douter. Parce qu’en effet il a dit que l’amour « était une passion chargée de trop de faiblesse pour être dominante dans une pièce héroïque, » on l’en a cru sur sa parole ; et la maxime est passée en proverbe. Mais on n’a pas assez remarqué que lui-même ne s’est avisé que fort tard d’en faire la découverte, entre cinquante et soixante ans seulement, dans une lettre qu’il écrivait à Saint-Évremond, pour remercier cet autre vieil homme d’avoir très fort maltraité l’Alexandre du jeune Racine. Corneille alors s’est aperçu qu’en réalité, comme le disait son apologiste, l’amour et la galanterie, dans Horace, dans Cinna, dans Polyeucte, ou dans Nicomède, ne servaient guère que d’ornement. Et cependant, si l’on y voulait regarder d’un peu près, que resterait-il de Polyeucte sans Pauline, et du caractère de Pauline sans Sévère ? de Cinna sans Emilie ? d’Horace même sans Camille ni Sabine ? Car enfin, où serait l’héroïsme d’Horace, s’il n’était pas le mari d’une sœur des Curiaces ou si sa propre sœur n’était pas la fiancée de l’un d’eux ? Mille autres, avant et depuis lui, sont morts pour la patrie, sans en faire tant de fracas ? Et Don Sanche, et Rodogune, et Théodore, et le Cid, — pour ne rien dire de toutes ses comédies, depuis Mélite jusqu’au Menteur, — est-ce que l’amour ou la galanterie ne les remplissent pas ? Tellement, que sans l’amour elles fondraient tout entières, qu’il n’en demeurerait seulement pas le squelette, que Corneille n’eût jamais conçu peut-être l’idée de les traiter. Disons donc, pour être vrai, qu’il y a autant d’amour dans les tragédies de Corneille, ou du moins autant d’intention d’y en mettre, que dans les tragédies de ces « doucereux » dont il se moquait, mais cependant dont il était lui-même. Seulement, il y avait autre chose ; et puis, et surtout, ce bon père de famille, magistrat et notable habitant de Rouen, à défaut de la « passion » comme nous l’entendons aujourd’hui, n’a pas connu l’amour, ce qui est pourtant utile pour le peindre. En revanche, et à mesure qu’il s’éloignait davantage du temps où il eût pu le connaître, en entendre du moins conter quelque chose, il s’en faisait des idées plus bizarres, qui sont celles dont il s’est servi pour le représenter dans son Othon, par exemple, ou dans son Attila.

Ce que l’on peut accorder, en effet, c’est que si dans Nicomède, par exemple, ou dans Cinna, l’amour tenait trop de place, — peut-être en tient-il toujours trop, dans la tragédie comme ailleurs, du moment qu’il ne la tient pas toute, — cependant il se liait assez étroitement à l’action principale, et même, dans Polyeucte ou dans Rodogune, il s’y incorporait. Au contraire, maintenant, dans Œdipe, dans Sertorius, dans Othon, il s’y juxtapose ou il s’y superpose. Ou plutôt encore, dans des sujets non pas sans doute moins « illustres » que les anciens, mais moins « invraisemblables, » moins « extraordinaires » et plus « connus, » tirés de Plutarque ou de Tacite au lieu de l’être, comme autrefois, de Paul Diacre ou d’Henri Van de Putte, Corneille ne se sert des passions de l’amour ou de leur imitation, tout en satisfaisant le goût des jeunes gens et des femmes, que pour compliquer ses intrigues d’une autre manière, et encore davantage. Il n’y a qu’une intrigue d’amour dans Œdipe (1659) ; il y en a deux dans Sophonisbe (1663) ; il y en a trois dans Othon (1664) ; il y en a quatre dans Attila (1666), puisque Attila lui-même en mène deux à lui seul ; — et je crois qu’en comptant bien on y en découvrirait peut-être une cinquième. De telle sorte que les passions de l’amour, en envahissant décidément le drame de Corneille, n’y opèrent pas du tout leur effet accoutumé, qui est premièrement de simplifier l’intrigue, et, en second lieu, de « l’humaniser, » si je puis ainsi dire, en l’approchant d’une imitation plus fidèle de la vie. C’est du moins l’effet qu’on voit qu’elles ont produit dans la tragédie de Racine, dans la comédie de Molière, dans le drame même de Voltaire. Mais, tout au contraire, elles en éloignent Corneille ; et, de toutes les passions, les plus universelles, conséquemment les plus communes, le rengagent, lui, dans sa recherche du compliqué, de l’extraordinaire, et de l’invraisemblable.

Grâce à cette manière d’entendre et de traiter les passions de l’amour, le romanesque rentre dans le drame, et, l’un après l’autre, tous les avantages qu’elle avait tirés de son commerce ou de son alliance avec l’histoire, la tragédie les perd. On ne distingue plus le vrai d’avec le faux, les « inventions » de Corneille d’avec les données de l’histoire. La curiosité, qui s’était un moment attachée au développement des caractères, s’en détourne et se reprend de plus belle aux péripéties de l’intrigue. Le Sertorius de Plutarque ou l’Othon de Tacite se transforment aux mains du poète. Et c’est un point sur lequel il faut bien que j’insiste, puisque l’on a pu jadis écrire, sur le Grand Corneille historien, tout un gros livre où je vois que les commentateurs continuent toujours de puiser. Non-seulement Corneille n’a rien eu de l’historien, au sens où nous entendons aujourd’hui le mot, ni le souci de l’exactitude, ni le respect de la vérité, ni le sentiment de la distinction des lieux ou des époques ; mais en consentant qu’il en ait jamais eu quelque chose, ce n’est nulle part moins que dans son Sertorius, que dans son Othon, que dans son Attila. Et certes, ce sont de médiocres romans d’amour ou de galanterie, mais ce ne sont pas pour cela de meilleurs tableaux d’histoire.

On sait sans doute ce que l’on veut dire quand on parle de « couleur locale ; » et, lorsque, par exemple, on loue Corneille de nous l’avoir fidèlement rendue, dans son Héraclius ou dans son Nicomède, on a, je pense, des données très certaines sur « l’âme bithynienne » d’il y a quelque mille ans, ou sur « l’état d’esprit » d’un empereur de Constantinople. Il faut croire peut-être aussi que tous les empereurs d’Orient se ressemblent, et qu’il n’y a jamais eu qu’un type ou qu’une idée du Bithynien en soi. C’était du moins la pensée de Corneille quand, au contraire de Racine, dont il déclarait que les Turcs n’en étaient pas, il se flattait, lui, d’avoir « conservé à ses illustres le caractère de leur temps, de leur nation et de leur humeur. » Mais sans disputer plus longtemps sur ce point, je dis que s’il y avait quelques moyens d’effacer de ses personnages ce qu’il y voulait mettre, c’était justement ceux qu’il en a pris dans ses dernières tragédies. Peindre « Othon galant » et « Attila dameret, » leur faire faire l’amour parmi les armes, comme dans le Grand Cyrus ou dans la Clélie, on ne pouvait rien imaginer qui les défigurât, — je ne veux pas dire qui les caricaturât, — de façon plus étrange.


O beauté, qui te fais adorer en tous lieux,
Cruel poison de l’âme et doux charme des yeux,
Que devient, quand tu veux, l’autorité suprême ? ..


Nous crierions à l’invraisemblance, et nous aurions raison, si c’était à Louis XIV que l’on fit « pousser » de pareils madrigaux, et c’est dans la bouche d’Attila que Corneille les a mis.

Ce qui est plus grave encore, il fausse ainsi sa conception de la volonté, et, avec elle, il pervertit la notion même de l’histoire. Car, des fades amours de ses Othon et de ses Attila, non content d’en avoir fait un trait de leur caractère, au lieu d’une distraction de leurs sens, voici maintenant, lui, l’auteur d’Horace et de Cinna, qu’il en fait l’instrument de leur fortune et le principe de leurs résolutions. Sans les femmes qui conspirent pour lui, son Othon ne deviendrait pas empereur. Son Attila ne mourrait pas sans les Ildions et les Pulchérie qui s’unissent contre lui. Mais, en dépit des anecdotiers, quel que soit l’universel pouvoir des passions de l’amour, c’est là précisément qu’il vient échouer et qu’il expire, quand il rencontre la volonté de ces grands ambitieux et de ces grands remueurs d’hommes. Quelques Antoine ont pu s’oublier entre les bras de leur Cléopâtre, mais les Octave ne s’y sont pas laissés tomber ; et jamais femme n’arrêta dans leur course un César ou un Cromwell, un Richelieu ni un Bonaparte. Ce n’est donc plus seulement le « costume » de l’histoire, si je puis ainsi dire, que l’on altère quand on nous les peint amoureux, c’est l’esprit même que l’on en méconnaît et que l’on en dénature. Mais si c’est bien ce que Corneille a fait dans ses dernières tragédies, que parle-t-on de « vérité des mœurs, » et de « couleur locale, » et de « sens de l’histoire ? » Comment peut-on dire qu’en en séparant l’intrigue d’amour qui les remplit, la valeur historique de Sertorius ou d’Othon demeure tout entière ? et comment, par quelle opération de chimie psychologique, les peut-on séparer seulement ?

J’irai plus loin ; et je dirai que ce qu’on loue dans les dernières tragédies de Corneille, sous ces noms mêmes de « couleur historique » et de « vérité des mœurs, » plus j’y regarde, et plus je crains que ce n’en soit le manque de vérité générale et humaine. Les héros de Corneille se ressemblent tous, et ils ne nous ressemblent pas. Oui, Grecs et Romains, Byzantins et Lombards, Gépides et Visigoths, Syriens et Espagnols, don Diègue et le vieil Horace, Cléopâtre et Attila, Rodogune et Emilie, tous, ils parlent tous, ils agissent tous de la même manière.


Sermens fallacieux, salutaire contrainte
Que m’imposa la force et qu’accepta ma crainte
Heureux déguisemens d’un immortel courroux ; ..


si ces vers, qu’il a mis dans la bouche de sa Cléopâtre, seraient tout aussi bien placés dans celle de son Emilie, les reines d’Orient parlent donc chez lui comme les Romaines ? De telle sorte que les prétendues différences que l’on avait cru discerner entre ses Espagnols ou ses Byzantins, se résolvant, pour ainsi dire, dans l’uniformité de la déclamation cornélienne, il n’en subsiste plus que l’air d’héroïsme et la grandiloquence par où ils se distinguent de nous. S’ils étaient plus humains, leurs sentimens moins extrêmes, et leurs discours moins a forcenés, » les héros de Corneille nous paraîtraient moins « Huns, » ou moins « Numides ; » nous les trouverions moins caractérisés s’ils étaient moins extraordinaires ; et enfin, s’ils étaient plus « vrais, » ils nous paraîtraient moins historiques.

Demandera-t-on d’où vient alors l’illusion presque universelle des contemporains, et comment encore aujourd’hui nous continuons d’en être les dupes ? Car, ce n’est pas d’Horace ou de Cinna, de Don Sanche ou du Cid, c’est de la Sophonisbe que Saint-Évremond a loué la couleur « carthaginoise ; » c’est de son Sertorius que l’on conte que Turenne demandait « où Corneille avait appris l’art de la guerre ; » c’est son Othon que le maréchal de Grammont appelait « le bréviaire des rois ; » et, après ces grands noms, s’il est permis de produire à son tour le gazetier Robinet, c’est d’Attila qu’en ses vers prosaïques il admirait encore le style énergique, l’exactitude historique et la profondeur politique. Où diable Robinet avait-il appris la politique et l’histoire ? Mais cela prouve tout simplement que, pour Corneille comme pour d’autres, comme pour Hugo, si l’on veut, parmi nous, le temps de sa décadence a été celui de son apothéose. Cela prouverait au besoin, si l’on ne le savait assez par ailleurs, que les contemporains de Corneille n’avaient pas plus que lui le sens de l’histoire, l’idée de la succession des temps, de la diversité des époques et de la variété des mœurs. On pouvait trouver son Ildione « bien peinte, » quand on avait vu dans Scipion Dupleix, « selon la coutume des anciens rois français, » Clovis coiffé d’une « perruque pendante, curieusement peignée, gaufrée, ondoyante et crespée. » Et cela prouve enfin que les hommes du XVIIe siècle, à la plupart de qui le maniement ou la discussion des grandes affaires étaient interdits, s’en dédommageaient au théâtre, en écoutant Maxime et Cinna discuter sur l’essence du gouvernement monarchique et de l’état populaire. Nous avons payé chèrement le droit d’être plus difficiles.

Ce pourrait être, à ce propos, une étude intéressante et curieuse à faire que celle de la fortune de la « tragédie politique : » genre faux, si la politique et même la morale ne doivent entrer qu’accessoirement dans l’intention d’une œuvre d’art ; genre prétentieux et emphatique, s’il ne saurait appartenir à un bourgeois de Rouen, fût-il l’auteur du Cid, de donner de dessus le théâtre, aux rois, des leçons de leur art ; genre dangereux, si c’est bien enfin dans Corneille et chez ses imitateurs, dans le Manlius de Lafosse, dans le Brutus de Voltaire, dans le Catilina de Crébillon, dans les Warwick ; et dans les Charles IX, c’est-à-dire chez La Harpe et chez Marie-Joseph Chénier que les déclamateurs de la Convention ont puisé leur vocabulaire, leurs maximes d’état, et leur inhumanité. Corneille, dissertateur et sentencieux de nature, — il l’est déjà dans ses comédies, — était comme porté de lui-même vers ce genre de tragédie. Deux ou trois fois, par parties, soutenu qu’il était par un modèle ancien, comme dans Pompée, ou par l’abondance des renseignemens, comme dans Cinna, y avait paru supérieur. La Fronde vint par là-dessus, qui répandit le goût de la politique ; le peuple entra dans le sanctuaire des lois ; « il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois ; » on vit des émeutes et des conspirations ; de grands ambitieux, qui étaient aussi de grands étourdis, mêlèrent l’amour et la guerre ; — et l’imitation fit le reste. Mais le genre n’en demeura pas moins faux, et il l’est autant entre les mains de Corneille qu’entre celles de ses successeurs.

Si j’appuie un peu sur ce point, c’est qu’en accordant cette louange à Corneille d’avoir excellé dans la tragédie politique, on le loue comme d’une qualité de l’un de ses pires défauts. J’ai déjà dit quelques mots de son machiavélisme, dont l’étalage aurait souvent quelque chose d’odieux, s’il ne se sauvait de l’odieux par la naïveté.


Tous ces crimes d’état qu’on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne ;


ou encore :


La timide équité détruit l’art de régner ;
Quand on craint d’être injuste, on a toujours à craindre,

ou encore :


Eh bien ! si votre amour a sur vous tant de force,
Régnez : qui fait des lois peut bien faire un divorce,
Du trône on considère enfin ses vrais amis,
Et quand vous pourrez tout, tout vous sera permis.


Le bon Corneille est plein de semblables maximes, dans l’expression desquelles il a mis, avec une évidente complaisance, toute la force de style dont il était capable. Et s’il est possible qu’elles ne soient pas le fond de sa pensée, que même elles soient comme noyées dans l’abondance de sa phrase, il n’est pas moins vrai qu’insensiblement elles l’ont conduit lui-même à l’une des pires confusions qu’il y ait en politique ou en morale : c’est celle de l’héroïsme et de l’inhumanité.

« Loin de nous les héros sans humanité, s’écriera Bossuet, dans son Oraison funèbre du prince de Condé ; ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, comme font tous les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs ! » Et ne dirait-on pas, en vérité, qu’il songeait aux héros de Corneille, tous et presque tous, mais les derniers surtout, encore moins surhumains qu’inhumains ? Il est possible, là-dessus, qu’on ait trop oublié de que temps, sous quels maîtres Corneille a vécu, de quels événemens sa jeunesse a reçu les leçons, — depuis l’assassinat du maréchal d’Ancre jusqu’à l’exécution de Cinq-Mars et de Thou. Les exploits sanguinaires des héros de la guerre de trente ans, des Wallenstein et des Tilly, les accidens tragiques de la révolution d’Angleterre ont dû venir aussi à ses oreilles ; et s’il n’a pas vu la journée des barricades, le bruit en est allé sans doute jusqu’à Rouen le troubler entre le succès de son Héraclius et la composition de son Nicomède. A-t-il peut-être alors pensé que, la grande politique semblant faite en partie du mépris de la vie des autres, l’humanité, qui n’avait pas d’emploi, ne devait pas non plus avoir de lieu dans les âmes vraiment héroïques ? Toujours est-il que dans ses dernières tragédies, et notamment dans son Attila, je ne vois rien de plus remarquable, ni de plus déplaisant, que ce caractère d’insensibilité. Mais, comme je n’y vois rien aussi dont il fasse lui-même, pour ainsi parler, plus de montre, dont il s’applaudisse plus évidemment et plus naïvement, on peut croire qu’il était un peu dur de son naturel, et plus semblable à son jeune Horace, par exemple, qu’à l’un de ses Curiaces. Dans les soixante ou quatre-vingt mille vers que le grand Corneille nous a laissés, combien y en a-t-il, en effet, dont on dira « qu’ils partent du cœur ? » Combien qui nous touchent d’un autre sentiment que l’admiration, l’étonnement ou la surprise ? et combien qui remuent les fibres délicates et profondes de la vraie sensibilité ? Comme si, d’ailleurs, il était écrit qu’avec l’âge et le succès, toutes ses qualités se tourneraient en défauts pour lui, on remarquera que c’était ici l’exagération et le terme de sa conception de la volonté. Déjà, dans quelques-unes de ses meilleures pièces, et, en particulier, dans cette Rodogune qu’il préférait à toutes les autres, la volonté s’appliquait au mal comme au bien, sans plus de scrupule ni d’hésitation, avec la même énergie, la même ardeur et la même inflexibilité. Maintenant elle s’exerce en quelque sorte à vide, pour le seul plaisir ou le seul besoin de s’exercer, à moins que ce ne soit pour l’âpre volupté de faire sentir autour de soi l’excès de sa puissance. On veut pour vouloir, et on agit pour agir. Ou peut-être, et plutôt encore, la volonté ne rencontrant plus de résistance que dans les restes de ces sentimens qui rattachent l’homme à ses semblables, elle s’acharne à les détruire ; et malheureusement elle y réussit. Mais c’est bien toujours le même pouvoir, c’est bien la même force, établie pour dominer sur les autres, débordée seulement de ses rives, si l’on peut ainsi dire, et détournée de son véritable objet, qui est la réalisation de la justice. Et, comme nous le disions, c’est ainsi que de toutes les qualités du « grand » Corneille, la plus haute peut-être, étrangement dégénérée d’elle-même, achèverait de le « disqualifier, » si d’ailleurs de pires défauts encore que les siens pouvaient jamais abolir la mémoire de ses chefs-d’œuvre, — de Polyeucte et du Cid, du Menteur ou de Rodogune ; car nous voyons venir le temps où Horace et Cinna n’y seront plus comptés qu’à peine, — et si, même sans ses chefs-d’œuvre, son influence toute seule ne suffisait pas à sauver du naufrage de son répertoire sa gloire et sa « grandeur. »


Car, il demeure « le grand Corneille, » en dépit de lui-même ; et, quand on le nomme de ce nom, sans doute ce n’est pas seulement pour le distinguer d’avec Thomas, son petit frère ; et, puisque l’on ne dit pas « le grand Molière, » ni le « grand Racine, » quoique d’ailleurs il y en ait eu deux, c’est sans doute aussi qu’il y a des raisons ; et, s’il est vrai que ces raisons sont vagues, peut-être enfin le connaissons-nous maintenant assez pour essayer de les préciser.

Il n’est pas « le père du théâtre français, » comme on disait jadis, et comme on ne le dit plus aujourd’hui, mais comme tout de même on le pense. Ni Robert Garnier, avec sa Cornélie, son Marc-Antoine ou ses Juives, ni Moncrestien, ni le vieil Alexandre Hardy avec ses « six cents pièces, » ni Mairet avec sa Sophonisbe, ne peuvent être ainsi sacrifiés à Corneille, qu’ils ont tous précédé, qui leur a lui-même à tous ou presque tous emprunté quelque chose, et qu’en les dépassant, cependant, il imite encore. Ce serait comme si l’on ne faisait dater, avec Boileau, la poésie que de Malherbe, en oubliant ce qu’il a dû lui aussi, tout en les maltraitant, autre et rusé Normand qu’il était, à Bertaut, à Desportes, à Ronsard. Avant Corneille, s’il est donc vrai que personne n’avait écrit le Cid ou Polyeucte, l’Illusion comique ou la Place Royale, c’était manque de le pouvoir, non pas du tout de le vouloir, ni même de savoir où, dans quelle direction, la scène française irait chercher ses inspirations, ses modèles et ses guides. Mais dans la tragédie de Corneille, il n’y a rien de plus que dans la tragédie de ses contemporains, si ce n’est Corneille, et son génie, qu’encore nous avons vu qu’il n’a pas conservé jusqu’au bout. Et, après Corneille, il n’est pas vrai non plus de dire, avec son neveu Fontenelle, que Racine l’ait eu pour « se guider. » Car d’abord, — on le sait, — il ne dépendit pas des admirateurs d’Othon et d’Attila de désespérer l’auteur d’Andromaque et de Britannicus, et si Racine a peut-être continué Corneille, c’est en le remplaçant, non pas du tout en le suivant. Dira-t-on pas aussi que l’auteur de Cromwell a eu pour « se guider » peut-être, les exemples de La Harpe et de Népomucène Lemercier ?

Mais ce qui fait la vraie « grandeur » de Corneille, c’est avant tout la « grandeur » de son style, c’en est l’air à la fois de facilité, de force, et de solidité. Dans la perversion ou dans la corruption de toutes ses autres qualités, ce que ce robuste vieillard a gardé jusqu’à la fin, c’est le don d’écrire et de penser en vers ; et, — il avait raison de le croire, — pour la justesse et la fermeté de la langue, pour la plénitude et l’harmonie un peu rude, ou plutôt un peu archaïque du vers, pour l’ampleur et la majesté de la période, son Sertorius, son Othon, son Attila, ne sont pas indignes d’Horace ou de Cinna. Sans doute, il y est quelquefois obscur, et plus souvent encore emphatique et précieux ; mais, dans la préciosité même et dans l’emphase, par une rencontre presque unique, il a le secret d’être naturel ; et son « galimatias, » là même où il est inintelligible, est encore d’un grand écrivain. Peu d’épithètes à la rime, peu de chevilles, peu de métaphores et peu de périphrases ; une extraordinaire fécondité d’invention verbale, tous les mots de la langue également dociles à l’appel de l’idée, nulle trace d’effort ; partout le discours le plus direct et le plus agissant, le plus rapide et le plus nerveux, je ne sais quoi de simple et de hardi : c’est l’idéal du style dramatique peut-être ; et, assurément, l’un des modèles qu’il y ait en notre langue de la perfection de l’art d’écrire en vers. Car, dans les vers de Racine, que l’on peut préférer d’ailleurs, on sent l’art, et un peu l’étude, quelquefois même l’apprêt, ce qui s’explique lorsqu’on se rappelle qu’il arrêtait d’abord en prose les plans de ses tragédies, dont alors il reliait les masses par ces oppositions, cette variété et ces dégradations des nuances qui font la magie de son style. La veine de Corneille, moins pure, ou, si l’on veut, plus trouble, a quelque chose de plus abondant, de plus véhément, de plus « naturel, » en tant que plus inconscient.

Aussi, parmi les légendes qui remplissent encore son histoire, pouvons-nous être assez certains qu’il n’y en a pas de plus fausse, ni surtout qui donne de son style une idée plus contraire à ce qui en fait la principale beauté, que celle qui nous le montre, dans le feu de la composition, soulevant une trappe et demandant à Thomas, qui travaille au-dessous de lui, la rime ou le mot dont il a besoin pour achever son vers. Ceux-là n’ont jamais lu Don Bertrand de Cigarral ou le comte d’Essex, qui croient que Pierre ait jamais pu devoir quelque chose à Thomas ; mais ceux-là jugent bien mal ou bien superficiellement de son style qui n’ont pas senti que les mouvemens et les rimes étaient donnés ensemble à l’auteur de Polyeucte et de Rodogune avec les idées et les sentimens. J’ajouterai sur ce point, et pour tâcher de ne rien omettre, que je n’accorde pas que ce style, comme on l’a dit, soit plus oratoire que proprement poétique : tout au plus n’est-il point lyrique, diffère-t-il du style de la méditation ou de l’ode, n’admet-il pas l’intervention de la personne ou du Moi du poète. Mais qui ne voit que cela même fait une partie de son mérite, que d’être ainsi destiné pour l’action, rebus agendis, et, conséquemment, de répondre aux exigences ou aux nécessités du drame ? Faire des vers d’action, si l’on peut ainsi dire, qui aident le drame à marcher vers son dénoûment, qui contiennent au besoin jusqu’à des indications de mise en scène et qui demeurent des vers, c’est l’une des pires difficultés du drame ou de la comédie en vers, et personne ne l’a surmontée, ou pour mieux dire, et sans presque y songer, ne s’en est joué comme Corneille.

Ce qu’il a fait encore, et le premier, c’est de rendre le vers français capable de porter la pensée. Qui donc a dit à ce propos que, fussent-elles dénuées de toute valeur proprement dramatique, ses tragédies, pour la seule beauté des discours qu’on y fait, dureraient encore tout entières ? Et ce n’est sans doute qu’un paradoxe, mais il renferme une part de vérité. Lorsque Corneille parut, il y avait cent ans déjà que l’on s’exerçait à penser, et que l’on n’y réussissait pas. En vain pillait-on les anciens ; en vain dérobait-on à Lucrèce, à Virgile, à Horace, ou aux Italiens, à Pétrarque surtout, une a sentence, n que l’on avait d’ailleurs soin de mettre entre guillemets, ou d’imprimer en italiques, pour attirer l’attention du lecteur ; en vain même les prosateurs faisaient-ils passer tout Sénèque ou tout Plutarque dans leurs Essais, comme Montaigne ; on ne les digérait pas, et on ne parvenait pas à se les assimiler, a se les convertir, selon l’expression et le vœu de du Bellay, « en sang et en nourriture. » De cette tutelle de l’antiquité, de cette imitation laborieuse et stérile jusqu’alors du grec et du latin, Corneille est avec Descartes, avant même Descartes, le premier qui ait émancipé la langue et la pensée françaises.

En ce sens, parmi nos grands écrivains, on a eu raison de les nommer les premiers des modernes, les premiers qui aient donné à notre littérature sa marque originale, son caractère de nationalité, les premiers créateurs enfin, et non plus des commentateurs ou des compilateurs. C’est par là que le Cid, comme le Discours de la méthode, marque une date ou une époque, pour mieux dire, non-seulement dans l’histoire du théâtre, mais dans celle de la littérature et de l’esprit français. Ils ont délié la langue, encore embarrassée dans les dépouilles du latin ; ils ont dénoué la pensée, qui voulait être et qui ne pouvait pas. En dehors de Richelieu, qui n’a guère connu Descartes, et presque contre lui, — puisqu’il a fait critiquer le Cid, — la propre idée du grand ministre, quand il instituait son Académie française, ou l’une au moins de ses idées, qui n’était pas la moins ambitieuse, est réalisée maintenant. Car on pourra bien retraduire en latin le Discours de la méthode, comme vingt ans plus tard on fera les Provinciales ; mais un grand pas, et le pas décisif, n’en a pas moins été fait. Maintenant il existe, d’un bout à l’autre de l’Europe, entre tous ceux qui lisent et qui pensent, un nouvel et universel instrument de communication et d’échange : c’est le français de Descartes, c’est surtout le français de Corneille, qui va chasser le latin des dernières positions qu’il occupe ; présider, dès 1648 à la rédaction des traités d’alliance et de paix ; et devenir enfin, pendant deux siècles entiers, la langue presque unique des lettres, de la philosophie et de la science.

Mais en même temps que la langue, — et par une conséquence naturelle, quoique non pas nécessaire, puisqu’elle n’a pas toujours suivi, — il a haussé, si je puis ainsi dire, lame française au-dessus d’elle-même. Le XVIe siècle encore l’avait essayé, celui de Ronsard et de Calvin, sinon celui de Rabelais et de Montaigne, mais il y avait presque plus échoué qu’à préparer l’universalité de la langue ; et la licence italienne, en se mêlant au vieux courant gaulois, avait fait la fortune de ce genre de littérature dont le Moyen de parvenir et le Cabinet satyrique sont demeurés les fâcheux monumens. Aussi Corneille était-il trop modeste quand il ne se vantait que d’avoir épuré les mœurs du théâtre. Il a fait autre chose et il a fait davantage : à cette société grossière et corrompue du temps, ou plutôt de la cour d’Henri IV et de Marie de Médicis, on peut dire qu’il est venu proposer un nouvel idéal moral, qui devait être celui du XVIIe siècle, et dont les excès ou les bizarreries ne sauraient nous faire méconnaître pourtant la grandeur. Car un poète, et surtout un poète dramatique, n’est pas, ne peut pas être un prédicateur de vertu ; si Corneille nous a donné quelquefois le spectacle du triomphe du devoir sur la passion, nous n’avons plus besoin de répéter qu’il ne nous l’a pas donné toujours, ni dans tous ses chefs-d’œuvre ; le point d’honneur, chez lui comme chez les Espagnols, a souvent des exigences qu’il est presque permis d’appeler criminelles ; enfin, comme on l’a vu, la volonté même, en ne s’imposant d’autre obligation que celle de son propre exercice, est ou peut être souvent chez lui d’un dangereux exemple. Il n’est pas moins vrai, cependant, qu’en touchant ces cordes de l’honneur, du devoir et de la volonté, Corneille en a tiré des accens auxquels vibre, non pas peut-être ce qu’il y a de meilleur, mais assurément ce qu’il y a de plus noble en nous ; en nous enlevant à nous-mêmes, ses héros nous provoquent à l’imitation de vertus qui ne sont point de commerce, ainsi que l’on disait jadis, mais qui n’en sont justement que plus rares ; et nous n’avons point à faire de lui pour nous apprendre à vivre, mais pour nous habituer au contraire à placer bien des choses au-dessus de la vie, et pour nous mettre en quelque manière dans cet état d’exaltation morale qui devient, avec l’occasion, le principe des grandes actions.

Par là, il est et il demeure, avec Pascal et Bossuet, du petit nombre de ceux de nos grands écrivains qui nous défendent, contre les étrangers, dure proche que l’on nous a si souvent adressé de légèreté, d’insouciance des grandes questions, de gauloiserie et d’immoralité ? Est-ce que vous n’avez pas été quelquefois effrayé de ce que serait, en effet, notre littérature, si par hasard ces quelques noms y avaient fait défaut, et qu’elle n’eût pour la représenter que l’auteur de Pantagruel et celui des Essais, Molière et La Fontaine, ou l’auteur enfin de Candide et celui du Neveu de Rameau ? C’est alors que nous ne serions que les amuseurs de l’Europe, uniquement bons à la faire rire. Mais nous avons les Pensées de Pascal, nous avons les Sermons de Bossuet, — et nous avons les tragédies de Corneille. Et c’est pour cela qu’avec tous ses défauts, ce « bonhomme » est de ceux qui font éternellement honneur, non-seulement, comme La Fontaine ou Molière, à l’esprit français, mais à notre caractère ; qui nous ont, comme nous disions, élevés au-dessus de nous-mêmes ; et qui nous ont enfin, entre les leçons de l’épicuréisme facile des Rabelais et des Montaigne, ou des Voltaire et des Diderot, enseigné le prix de la volonté, l’héroïsme du devoir, et la beauté du sacrifice.


FEIUHNAND BRUNETIÈRE.

  1. La vie de Rotrou mieux connue, et la Querelle du Cid, par M. Henri Chardon. Paris, 1884, A. Picard.