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Études sur les économistes/01

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ÉTUDES
SUR LES ÉCONOMISTES.

i.
ÉCONOMISTES FINANCIERS DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Vauban, Projet d’une Dîme royale. —
Boisguillebert, Détail de la France ; Factum de la France ; Opuscules divers.
Jean Law, Considérations sur le Numéraire et le Commerce ;
Mémoires et Lettres sur les Banques ; Opuscules divers.
Melon, Essai politique sur le Commerce. —
Dutot, Réflexions politiques sur le Commerce et les Finances.
Édition nouvelle, avec des Notices historiques sur chaque auteur,
des Commentaires et des Notes explicatives,
DE M. EUGÈNE DAIRE.

Un moyen aussi sûr qu’agréable pour apprendre une science, c’est d’étudier son histoire. Le premier aperçu d’une grande découverte, les tâtonnemens, les erreurs au début, les illuminations soudaines, la lumière jaillissant du choc des idées ; la part qu’il faut faire au hasard comme au génie, en un mot les leçons de l’expérience, composent un cours d’instruction plus saisissant et souvent plus profitable que la sèche exposition des principes abstraits. Appliqué à l’économie politique, ce genre d’étude offre un avantage de plus. En suivant le mouvement graduel de la science administrative dans les œuvres de ceux qui en ont été les maîtres, on voit éclore, pour ainsi dire, les doctrines et les lois qui nous régissent, et, tout en apprenant la théorie, on se familiarise avec les difficultés de la pratique. L’idée de réunir en collection les écrits des économistes les plus célèbres, de façon à en former une sorte d’encyclopédie économique, fait donc honneur à l’éditeur qui l’a conçue : pour notre part, nous applaudissons à une entreprise dont les publications successives nous fourniront matière à d’intéressantes études.

Avant la formation des écoles systématiques qui ont reconnu pour chefs Quesnay et Smith, les écrivains politiques, attribuant naïvement les misères de leur temps au désordre des finances, ou à la pénurie des espèces, concentraient leurs méditations sur l’impôt et les mouvemens du numéraire. C’est en mémoire de cette tendance qu’on les qualifie aujourd’hui d’économistes financiers. Cette première série, confiée à l’intelligente révision de M. Eugène Daire[1], reproduit cinq publicistes, dont les écrits, rares et négligés de nos jours, ont fait grande sensation au commencement du dernier siècle : Vauban, plus instructif qu’aucun autre de ses contemporains sur l’état de la France pendant la seconde période du siècle de Louis XIV ; Boisguillebert, qui entrevit les vérités fondamentales de la science ; Law, le hardi financier du régent ; Melon, le théoricien du système mercantile, et Dutot, praticien expérimenté, qui eut l’honneur de poser les vrais principes sur la nature des monnaies, et sur le rôle qu’elles accomplissent dans la circulation.

Accoutumés aujourd’hui au mécanisme régulier de nos institutions fiscales, à une répartition des charges équitable ou du moins jugée telle par la majorité des théoriciens, à une perception facile et bienveillante, à une comptabilité que les autres nations nous envient, à une publicité surabondante[2], nous avons peine à concevoir la situation financière de l’ancienne monarchie. En étudiant la gestion de la fortune publique, on éprouve un vague frisson d’épouvante, comme au récit de quelque brigandage ténébreux. Ne nous hâtons pas toutefois d’accuser nos pères : transportons-nous dans le monde où ils ont vécu ; sachons tenir compte de cette fatalité qui les a entraînés, sans qu’ils eussent pour se guider la lumière de l’expérience.

La révolution qui renversa la féodalité pour constituer la société moderne est, au point de vue de la science économique, un phénomène des plus curieux à observer. La féodalité était un système en vertu duquel les fonctions sociales, et particulièrement le service militaire, étaient conférés héréditairement et soldés par le revenu de la propriété donnée en fief. Depuis le haut baron jusqu’à l’homme de main-morte, chacun récoltait les fruits de son lot de terre, à charge de paraître en armes et de fournir son service au premier appel de son supérieur. Un prélèvement sur les revenus annuels, des droits perçus arbitrairement sur les divers actes de la vie civile, les amendes et confiscations judiciaires, constituaient le budget du seigneur. Or, indépendamment de la politique des rois et de la rébellion de la bourgeoisie, un seul fait qui s’accomplissait sourdement dans les régions inférieures de la société aurait suffi pour ruiner l’organisation féodale : nous voulons parler de la dépréciation des monnaies qui ne cessa d’amoindrir les rentes ou autres redevances féodales estimées en argent. « L’augmentation de la valeur (nominale) de l’argent[3], dit le comte de Boulainvilliers dans sa xiie Lettre sur les états-généraux, et la différente évaluation de la monnaie, avaient tellement affaibli le produit des fiefs, qu’au lieu d’une pleine et entière subsistance qu’ils donnaient auparavant à leurs possesseurs, d’où s’ensuivaient l’obligation et la possibilité du service, ils se trouvaient diminués de plus des trois quarts de leur valeur primitive. » La perte était déjà évaluée aux quatre cinquièmes du temps de saint Louis ; ce que nous appelons aujourd’hui un sou est à peu près la deux millième partie du sou d’argent, qui était la vingtième partie de la livre de poids, à l’époque des premières inféodations. Les plus grands seigneurs eussent été conduits insensiblement à une extrême détresse, s’ils n’avaient pas comblé par des rapines le déficit de leurs finances. Malgré cette ressource, leurs embarras furent parfois si grands, qu’ils supplièrent les rois de leur permettre d’abréger leurs fiefs ; c’est-à-dire d’en réaliser une partie par des ventes faites aux roturiers ou à des gens d’église. Presque tous les princes, et particulièrement Philippe-le-Bel, Charles V et Louis XI, encouragèrent une tendance conforme à leur politique secrète. Peu à peu, le service féodal se trouva désorganisé et insuffisant. Ce fut alors que la royauté s’attribua fièrement la tutelle des intérêts généraux. Sur les champs de bataille, les soldats du roi, troupes réglées et permanentes recrutées à prix d’argent, formèrent le noyau de nos belles armées nationales ; dans l’ordre civil et judiciaire, les hommes du roi, c’est-à-dire les fonctionnaires salariés et révocables, remplacèrent les agens héréditaires de la féodalité. Ainsi se constitua le monarchisme moderne, régime économique dans lequel les services publics furent rémunérés par un appointement fixe en argent, au lieu d’être soldés comme précédemment par le revenu éventuel d’un domaine.

L’obligation d’entretenir une armée ; de soudoyer une administration de plus en plus compliquée, n’était pas une difficulté médiocre, surtout à une époque où on ignorait les moyens d’activer la circulation du numéraire. Les ressources particulières du souverain étaient bornées : le morcellement du territoire, l’antagonisme des provinces, ne permettaient pas même de songer à l’établissement d’un budget national. La royauté n’était pas alors, comme elle le devint plus tard, une incarnation de la puissance publique, et sa voix eût été méconnue, si elle eût réclamé loyalement, et au nom de la patrie commune, que chacun supportât un impôt proportionné à ses ressources. Les intendans de la couronne ne parvenaient donc à équilibrer les dépenses et les recettes qu’à force d’empiètemens, de subterfuges et d’expédiens imaginés au jour le jour. Au produit primitif du domaine royal s’ajoutèrent la taille des gendarmes pour l’entretien des troupes réglées, les droits de franc-fief, ou subside de guerre fourni par les fiefs qui n’étaient plus desservis, les droits d’amortissement payés par les roturiers acquéreurs de fiefs, les bénéfices souvent frauduleux sur les monnaies, la composition des juifs et des lombards, les cotisations des francs-bourgeois, les amendes et les confiscations. Une infinité de redevances, perçues de gré ou de force, constituèrent à la longue un budget de recettes assez respectable. En somme, prendre partout et autant qu’on pouvait était la seule maxime du souverain ; se soustraire autant que possible aux charges publiques était la première loi des sujets. Les troubles civils du XVIe siècle, les interminables guerres du siècle suivant, les dilapidations, les prodigalités, l’insouciance coupable, ne firent qu’envenimer le désordre des finances, qui fut la plaie de l’ancienne monarchie.

À la mort de Louis XIV, l’impôt perçu par le fisc royal s’élevait à 166 millions ; mais ce chiffre représentait pour l’époque une somme quatre fois plus forte, au plus bas mot, qu’elle ne le serait de nos jours. À ne considérer que la valeur métallique de l’argent, on trouve que 33 livres tournois, taillées alors dans un marc d’argent, équivalent à 50 francs de notre monnaie ; en second lieu, c’est être modeste que d’évaluer au double l’augmentation du prix des denrées et de la main-d’œuvre depuis cent cinquante ans. Le budget royal de 1715 représenterait donc, en monnaie du jour, 630 millions de francs. Or, cette charge, supportée par une population qui ne dépassait pas de beaucoup dix-neuf millions d’ames, équivaut aux plus gros budgets de notre temps. Les subsides perçus au nom du roi ne dispensaient pas d’ailleurs de la dîme ecclésiastique, de certaines redevances féodales, et des diverses contributions particulières à chaque profession, à chaque localité. Il y a plus : pour compenser les exemptions ou les faveurs accordées aux privilégiés, il fallait augmenter d’autant la cotisation des contribuables vulgaires, de sorte que pour la plupart de ceux-ci le fardeau devenait parfois intolérable. Ainsi, la taille, impôt fondamental qui correspondait à nos deux contributions foncière et mobilière, n’était perçue que partiellement sur les biens nobles et ecclésiastiques. Les pays d’état, c’est-à-dire les provinces d’acquisition récente qui avaient conservé une sorte de représentation, comme l’Artois, la Franche-Comté, l’Alsace, n’acquittaient que la taille réelle ou territoriale ; les pays d’élection, soumis au bon plaisir des élus de la couronne, payaient en outre la taille personnelle, frappée arbitrairement sur les revenus, quelle qu’en fût la nature. Aucune loi ne réglait l’assiette de l’impôt, et l’inégalité de province à province était moins choquante encore que l’inégalité d’homme à homme. On envoyait dans chaque paroisse des officiers qui proportionnaient la cotisation de chacun à la fortune qu’on lui attribuait. Alors commençait entre les agens du fisc et les contribuables une ignoble comédie, un assaut de ruses et de prévarications. Il pouvait être facile aux personnages influens de gagner le contrôleur par séduction ou par menaces ; pour les petites gens, la principale affaire était de dissimuler leur aisance. Les familles laborieuses enfouissaient leur argent et affichaient les dehors de la pauvreté. La délation d’un voisin jaloux eut suffi pour les plonger dans un abîme de tribulations. Nous n’exagérons pas. « Si quelqu’un s’en tire, dit Vauban, il faut qu’il cache si bien le peu d’aisance où il se trouve, que ses voisins n’en puissent avoir la moindre connaissance. » — « Il n’était pas rare, ajoute le digne maréchal, de voir le riche campagnard se priver du nécessaire, s’exposer au vent et à la pluie avec un habit en lambeau, persuadés qu’ils étaient qu’un bon habit serait un prétexte infaillible pour les surcharger l’année suivante. » Quant à la manière d’opérer les recouvremens, hors le fer et le feu, dit encore Vauban, tous moyens étaient bons pour contraindre le taillable à s’exécuter. L’arrivée des collecteurs mettait, pour ainsi dire, un village en état de siége. Ne pouvant s’abuser sur la haine qu’ils excitaient, les commis n’osaient pas s’aventurer isolément, et c’était par escouades de six à sept hommes bien armés qu’ils allaient réclamer, au nom du roi, l’entrée de chaque maison.

Les aides, les traites ou douanes, les gabelles, la ferme des tabacs, ou pour parler le langage de notre temps, les contributions indirectes, affermées à des compagnies de traitants rapaces, donnaient lieu à des abus non moins irritans pour les particuliers, non moins funestes à la prospérité publique. On calcula au siècle dernier que, pour faire entrer 30 millions dans les caisses de l’état par le moyen des aides, la dépense effective était de 60 millions, le préjudice causé aux propriétaires de 80 millions, c’est-à-dire qu’on sacrifiait 140 millions pour en gagner 30. Le sel, que Vauban appelle « une manne dont Dieu a gratifié le genre humain, » était tellement enchéri par les impôts, que le paysan au lieu de spéculer sur les salaisons, se privait d’assaisonner ses propres alimens. Il y avait même beaucoup de provinces où cette triste économie n’était pas possible. C’étaient les pays dits de grande gabelle, où tout chef de famille était forcé d’acheter annuellement le sel du décor, c’est-à-dire une certaine quantité de sel qu’on lui envoyait d’autorité, et qu’il devait payer, quels que fussent d’ailleurs les besoins de sa consommation. En affermant à une compagnie l’exploitation financière d’une contrée, il fallait l’autoriser à circonscrire cette localité par des barrières ; de là ce réseau de douanes intérieures qui entravait tout essor commercial. Le hasard ou la faveur augmentaient ou diminuaient les charges de chaque canton. Il y eut, par exemple, un moment où, dans l’élection de Mantes, on devait acquitter onze droits divers pour parvenir à la vente des boissons ; aussi la consommation y tomba-t-elle en peu de temps de soixante mille pièces de vin à quatre mille. Boisguillebert a calculé que les produits de la Chine ou du Japon importés en France augmentaient à peine dans la proportion de 4 à 1, tandis que les liqueurs expédiées à l’intérieur d’une province à l’autre subissaient une augmentation de vingt fois leur valeur, de sorte, ajoute-t-il, que les paysans du nord de la France, condamnés à boire de l’eau, auraient pu acheter du vin, si, au lieu de s’adresser aux vignerons de l’Orléanais, ils avaient pu s’approvisionner tout simplement au Japon ou en Chine. Quoique les théories économiques en faveur recommandassent le commerce extérieur, il n’y avait pas moins de vingt-six droits à payer avant de pouvoir exporter par mer les produits des fabriques françaises ou débarquer les cargaisons étrangères.

Après tant d’indignités, il était rare qu’on parvînt à mettre les recettes au niveau des dépenses. On avait souvent recours, pour combler le déficit, à des expédiens ruineux ou ridicules. On escomptait les revenus des années suivantes ; on vendait aux villes des exemptions ou des monopoles ; on battait monnaie avec des lettres de noblesse ; on instituait, pour les vendre, des charges nouvelles auxquelles on attachait un traitement, emprunts déguisés qui transformaient les créanciers de l’état en fonctionnaires inutiles. « Toutes les fois que votre majesté crée un office, disait à Louis XIV le facétieux Pontchartrain, Dieu crée un sot pour l’acheter. » Dieu créa en effet des hommes qui se glorifièrent d’être appelés « contrôleurs aux empilemens des bois, jurés crieurs d’enterrement (cette seule charge produisit 800,000 livres), visiteurs du beurre frais, essayeurs du beurre salé, etc. » Ces extravagances avaient leur côté dangereux. Ces offices entraînaient des exemptions personnelles qui dérobaient aux charges publiques la plupart des hommes enrichis dans les affaires. Sous l’administration de Colbert, on comptait quarante-cinq mille familles pourvues d’offices : le mal était sans doute plus grand au temps où écrivaient Vauban et Boisguillebert.

Tel était, par rapport à la vie matérielle, ce règne dont l’éclat politique et littéraire nous éblouit encore. Ne semblerait-il pas, comme le dit ingénieusement M. Daire, qu’au temps de Corneille et de Racine, de Pascal et de Bossuet, le ciel eût fait naître chez nous tant de grands hommes à la fois pour qu’on y prît en patience les mauvaises institutions ? Quand même la France n’eût pas été épuisée par des guerres désastreuses, sa déplorable administration eût suffi pour la réduire aux dernières extrémités. Il est difficile de lire sans épouvante ce que disent Vauban et Boisguillebert des misères de leur temps. « Par toutes les recherches que j’ai pu faire, dit le maréchal, j’ai remarqué que près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que des neuf autres parties il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là ; que des quatre autres qui restent, les trois sont fort malaisées ou embarrassées de dettes et de procès, et que dans la dixième, où je mets les gens d’épée ou de robe, les ecclésiastiques, la noblesse, les gens en charge, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles. » Une enquête faite dans l’élection de Vézelay, mais dont les résultats paraissent applicables à d’autres cantons, révèle que « la septième partie des maisons est à bas, la sixième partie des terres en friche, et les autres mal cultivées. » Dans un mouvement de généreuse indignation qui prête à sa parole inculte une sorte d’éloquence, Boisguillebert s’écrie : « Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures au moins qui périssent toutes les années de misère, surtout dans l’enfance, parce que les mères manquent de lait faute de nourriture, ou qui, dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain et de l’eau, sans lit, sans vêtemens, et dépourvues de forces suffisantes pour le travail, qui est leur unique revenu, succombent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ? »

Dans une pareille confusion, il n’eût pas été possible d’observer les ressorts du gouvernement, et toute tentative pour asseoir systématiquement les bases d’une science nouvelle eussent été prématurées. Les hommes de bien qui se laissaient émouvoir au spectacle de la détresse publique n’étaient frappés que d’un seul fait, le désordre des finances. Ainsi furent-ils conduits à ce genre de travaux qui justifie leur titre d’économistes financiers. Vénérables précurseurs des économistes théoriciens, ils s’en tinrent à une sorte d’empirisme qui consiste à exposer le mal sans remonter à son principe, et à en chercher le remède avec sincérité. Au rebours des écoles qui devaient régner par la suite, ils s’occupent beaucoup moins de la production des richesses que d’une équitable répartition de la fortune acquise. Toutes leurs sympathies sont pour les faibles, et ils se constituent d’office les avocats de ceux qu’on opprime, sans le moindre espoir de popularité.

Aussi, quoique les mémoires économiques de Vauban et de Boisguillebert ne puissent plus nous intéresser qu’à titre de renseignemens historiques, il est difficile de les lire sans une émotion respectueuse. L’ingénieur qui a laissé l’un des plus grands noms dans son art, celui dont les conceptions se distinguent, au jugement de Carnot, par un prodigieux agencement « de combinaisons profondes et de chefs-d’œuvre d’industrie, » l’infatigable soldat qui construisit trente-trois places neuves, restaura trois cents places anciennes, conduisit cinquante-trois siéges, et paya de sa personne dans cent quarante actions vigoureuses, le maréchal de Vauban déployait dans l’exercice des vertus civiques un genre de mérite beaucoup plus rare que l’intrépidité militaire. Obligé par les fonctions qu’il remplit si dignement pendant plus d’un demi-siècle à parcourir la France dans tous les sens, il ne s’éloigne jamais d’un cantonnement sans y avoir recueilli toutes les informations qui peuvent intéresser un homme d’état : toujours accompagné de secrétaires, de copistes, de calculateurs, de dessinateurs, il sacrifie une partie de sa fortune pour constater les faits relatifs à la guerre, à la marine, aux finances, au commerce, à la religion, à la politique générale ; mais s’agit-il de s’éclairer sur le sort du pauvre ? c’est lui-même qui se charge de l’enquête. Au comble de la gloire et de la faveur, à une époque où Louis XIV lui ordonne expressément de se ménager, parce qu’il considère sa santé comme une affaire d’état, Vauban consacre ses Oisivetés[4] à parcourir les hameaux et les campagnes : il pénètre sous le chaume ou dans l’échoppe, interrogeant le laboureur sur le prix des journées, le marchand sur les chances de son trafic, provoquant partout la confiance par sa commisération affectueuse, consignant les griefs, recevant les avis, écoutant au fond de son propre cœur le retentissement de toutes les plaintes. Ce genre d’investigation suggéra, dit-on, aux ministres de Louis XIV l’idée de faire recueillir par les intendans des provinces les documens de nature à jeter quelque lumière sur la condition matérielle des populations ; documens conservés en manuscrits, et dont le grand ouvrage du comte de Boulainvilliers sur l’État de la France n’est qu’un extrait raisonné. À ce titre, il serait juste de saluer le noble guerrier comme le créateur de la statistique en France, et de reconnaître, avec M. Daire, que si nous avons trouvé le nom, c’est Vauban qui a inventé la chose.

Ce qui attache le lecteur dans les écrits économiques de Vauban, c’est sa sympathie ardente pour le menu peuple qui souffre, pour « cette partie basse qu’on accable et qu’on méprise, et qui pourtant est la plus considérable par son nombre et par les services effectifs qu’elle rend ; car c’est elle qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paie au roi, l’enrichit et tout son royaume ; c’est elle qui fournit les soldats, les matelots, et grand nombre d’officiers, etc. » N’est-il pas remarquable de retrouver dans ces paroles adressées à Louis XIV par un de ses courtisans les principes qui devaient, en 1789, faire la fortune politique de Sieyès ? Des généreux sentimens qui animaient la grande ame de Vauban découle le Projet d’une dîme royale. Son bon sens et son équité naturelle, autant que ses habitudes d’observation, lui ayant fait découvrir les misères produites par le désordre des finances, il crut entrevoir la possibilité de remplacer le privilége en matière d’impôt par un système qui égalisât les charges publiques et soulageât les citoyens accablés, sans porter préjudice au trésor. Ce système a pour base, selon l’auteur dont nous conservons religieusement les paroles, « une obligation naturelle aux sujets de toute condition de contribuer à proportion de leur revenu et de leur industrie, sans qu’aucun d’eux s’en puisse raisonnablement dispenser. » En conséquence, il propose de remplacer la multitude des taxes arbitraires et vexatoires comprises sous les dénominations de tailles, de capitations, d’aides, de traites foraines et de dixièmes, par une contribution unique, en nature ou en argent, dont la quotité flotterait, selon les circonstances, du dixième du revenu au maximum, juqu’au vingtième en minimum. Cette contribution devait provenir de quatre sources différentes : 1o la dîme de tous les fruits de la terre, prélevée en nature, sans admettre d’exceptions en vertu de la qualité des personnes ou des priviléges locaux ; 2o dîme estimée en argent sur le produit des propriétés bâties, des industries, des rentes, des salaires, pensions, appointemens, profits d’office et autres revenus, depuis le prince et le prélat jusqu’à l’homme de peine[5] et au laquais ; 3o impôt modique sur le sel, égalisé dans sa quotité, et rendu uniforme dans sa perception pour toutes les provinces et toutes les classes de citoyens ; 4o revenus fixes comprenant les domaines, parties usuelles, droits féodaux, amendes, péages et autres impôts éventuels, auxquels les innovations paraissaient difficilement applicables.

Vauban n’émettait de telles idées que pour obéir à sa conscience. Il ne s’abusait pas sur les chances du succès ; lui-même énumère les obstacles qui feront échouer son système dans un chapitre supplémentaire, édité pour la première fois par M. Daire. Il prédit la colère des nobles, atteints dans leurs priviléges ; l’opposition des hauts fonctionnaires, menacés dans leur despotisme ; les intrigues des gens de finances ; l’inertie de ces faux hommes de bien, qui n’affectionnent que leur aisance et leur tranquillité égoïste : il sent bien que l’heure n’est pas venue de soustraire le pauvre peuple « à cette armée de traitans, de sous-traitans, avec leurs commis de toute espèce, sangsues d’état, dont le nombre serait suffisant pour remplir les galères, mais qui, après mille friponneries punissables, marchent la tête levée dans Paris comme s’ils avaient sauvé l’état. » En effet, un arrêt du conseil ne tarda pas à ordonner la saisie et la destruction du Projet de dîme royale. « Ce ne fut donc pas merveille, dit à ce sujet le duc de Saint-Simon, si le roi, prévenu et investi de la sorte, reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui présenta son livre. On peut juger si les ministres lui firent meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, sa vertu, l’affection que le roi y avait mise jusqu’à croire se couronner de lauriers en l’élevant, tout disparut à ses yeux. Il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du bien public, et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte sans ménagement. Le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes graces de son maître, pour qui il avait tout fait. Il mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible jusqu’à ne pas faire semblant qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. » Les arrêts de condamnation portent la date du 14 février et du 19 mars 1707, et Vauban mourut le 30 de ce dernier mois. Ainsi l’intrépide guerrier succomba de cette même faiblesse qu’on a reprochée à un timide poète : comme Racine, il mourut d’une disgrace.

Pierre Le Pesant, sieur de Boisguillebert, est à peine connu. On sait vaguement qu’il était lieutenant-général au bailliage de Rouen, qu’après avoir consacré ses loisirs de jeunesse à des traductions ou à des fantaisies littéraires, il concentra ses méditations sur les affaires publiques. Un livre qu’il publia en 1697, sous le titre de Détail de la France, passa inaperçu. Tel doit être le sort de presque tous les plans de réforme financière qui, en général, ne peuvent être bien compris que par ceux qui ont intérêt à ne pas les admettre. Le duc de Saint-Simon raconte que Boisguillebert, « dont l’esprit vif avait du singulier, » sollicita du contrôleur des finances Pontchartrain l’honneur de lui exposer ses idées : « Je sais bien, dit-il, que son excellence me prendra d’abord pour fou, mais en second lieu elle se rendra à mon système. — Je m’en tiens au premier point, » répondit le pétulant ministre en tournant le dos au donneur d’avis. Malgré cet échec, les convictions de Boisguillebert s’exaltèrent au spectacle d’une misère toujours croissante. Il consacra dix ans de sa vie à refondre son livre avec de nouveaux développemens, à lui donner une forme plus incisive, après quoi il publia son nouveau travail sous ce titre, qui sent le pamphlet : le Factum de la France. Le contrôle des finances était alors confié à Chamillart. Ce ministre bien intentionné, mais timide et irrésolu, parce qu’il était d’une intelligence médiocre, manda Boisguillebert, applaudit à ses idées mais s’excusa d’en faire l’essai, prétextant l’impossibilité d’opérer une réforme radicale en temps de guerre. Boisguillebert répondit, non au ministre, mais au public ; il osa lancer, comme Supplément au Détail de la France, une brochure de quelques pages, dans laquelle il fait une vive énumération des abus les plus désastreux, et se demande s’il faut attendre la paix pour y porter remède[6]. Il ne fallait pas un médiocre courage pour risquer un pareil écrit en 1707, précisément à l’époque où un arrêt du conseil frappait l’illustre Vauban. La vengeance fut toutefois modérée ; de puissans protecteurs en amortirent les coups. Boisguillebert, menacé dans sa fortune par un exil en Auvergne, obtint peu de temps après l’autorisation de reprendre sa charge à Rouen. Il y mourut en 1714, honoré par ses concitoyens comme magistrat dévoué, mais injustement dédaigné comme écrivain politique. Tous les historiens littéraires l’ont négligé ; Voltaire seul a cité son nom jusqu’à huit fois, et toujours avec un accent de mépris qu’il est difficile de s’expliquer.

Les idées pratiques de Boisguillebert ont une telle affinité avec celles de Vauban, que les malveillans ont fait crime au maréchal d’avoir prêté à un rêveur obscur l’autorité de son nom. Toutefois, Saint-Simon affirme que ces deux citoyens, également passionnés pour le bien public, se rencontrèrent au même but sans se connaître. Comme Vauban, Boisguillebert propose de remplacer les divers genres de contribution par un impôt du dixième prélevé sur tous les biens ou revenus sans exception ; mais il veut avec raison que cette dîme soit toujours perçue en numéraire et jamais en nature. Le maréchal dévoile les faits qui le révoltent avec la franche indignation d’un noble soldat ; le magistrat rouennais, en accomplissant son devoir de citoyen, cède souvent à cette curiosité philosophique qui veut approfondir les phénomènes et systématiser ses découvertes. Sa puissance analytique est médiocre, et son style n’a pas assez de consistance pour donner du corps à des notions abstraites ; mais une sagacité naturelle lui fait entrevoir les vrais principes sur l’essence et la source de la richesse publique, sur le rôle des métaux précieux employés comme numéraire, sur les avantages de la libre circulation des espèces et des marchandises, sur la liberté du commerce des grains, sur le danger des impôts vicieux. Tandis que chacun expliquait à sa manière une détresse sans exemple dans les époques antérieures, Boisguillebert osa dire : Une succession de guerres ruineuses, les folles prodigalités de la cour, ont pu augmenter la misère publique, mais elles n’en sont pas la cause première. Si l’argent est rare, c’est qu’il est enfoui et non pas, comme on le suppose, exporté dans les pays étrangers. D’ailleurs, l’or et l’argent que vous prétendez accaparer ne sont utiles que comme moyens d’échanges ; ils contribuent à l’enrichissement d’un pays, mais ils ne constituent pas sa richesse véritable, si ce n’est pour l’Inde et le Pérou, dont ils sont les productions naturelles. L’impôt, dont vous vous plaignez avec raison, n’est accablant que parce qu’il est mal réparti ; le secret de la régénération c’est l’abolition de toutes les mesures fiscales qui paralysent l’agriculture et le commerce ; c’est tout simplement « la permission accordée au peuple de labourer et de commercer, ou, en d’autres termes, de s’enrichir. » Tels sont, en substance, les enseignemens qui ressortent des œuvres de Boisguillebert. Sans partager l’exagération de M. Daire, qui voit en lui le « Christophe Colomb du monde économique, » on ne saurait refuser à l’auteur du Détail de la France cette puissance d’observation qui dénote l’inventeur. Il est probable que si Boisguillebert avait été compris et apprécié par ses contemporains, s’il avait ressenti cette excitation fécondante que le succès détermine, il eût le premier tracé le cadre de la science économique et mérité pleinement les éloges de M. Daire, qui distingue en lui « le premier anneau de cette chaîne savante formée par les noms illustres de Quesnay, de Smith, de J. B. Say, de Malthus, de Ricardo et de Rossi. »

La réforme proposée demeura comme non avenue. Ne nous hâtons pas de mettre en cause les ministres de Louis XIV. Bien qu’excellentes au point de vue du sens commun et de la justice absolue, les idées de Vauban et de Boisguillebert soulevaient dans la pratique des difficultés à peu près insurmontables. Les abus invétérés et passés dans les mœurs acquièrent une sorte de légitimité qui les protége en les élevant au niveau des droits naturels et imprescriptibles. Un gouvernement régulier n’accepte pas facilement l’odieux d’une mesure qui doit ressembler à une spoliation, et laisser des victimes saignantes. Les grandes réformes qui déplacent tous les intérêts exigent pour être accomplies l’enthousiasme d’une révolution. Reconnaissons que l’égalisation des impôts, opérée par entraînement en 1789, n’eût pas été praticable au commencement du siècle. Comment obtenir le consentement des provinces d’état, qui n’avaient reconnu la souveraineté de la couronne qu’à la condition de conserver leurs anciens usages, surtout en matière de fiscalité ? Comment heurter de front un corps comme le clergé, aussi puissant par ses richesses que par son ascendant moral ? Quant à la noblesse, payer une contribution en argent lui semblait une sorte de flétrissure : c’eût été reconnaître que le gentilhomme n’était plus digne de payer de sa personne. Ce sentiment respire dans une réfutation du livre de Vauban, publiée en 1716, en forme de Réflexions sur le Traité de la Dîme royale, ouvrage auquel le nouvel éditeur aurait dû faire quelques emprunts, autant par esprit d’équité que parce qu’il abonde en renseignemens curieux. Une page qu’on nous pardonnera de détacher d’un livre à peu près inconnu fera sentir l’accent d’une parole vraiment noble. « Pour ce qui est de la noblesse, la charte de ses priviléges qu’on veut déchirer est écrite du plus pur de son sang. Elle en a joui sans interruption depuis l’établissement de la monarchie, et c’est le seul avantage et la seule distinction qui lui restent. Y aurait-il de la justice à l’en priver ? La seule raison qu’on apporte contre elle est que tous les sujets indistinctement sont obligés de contribuer aux besoins de l’état ; mais cette maxime, bien loin de lui être contraire, lui est entièrement favorable : car si les roturiers paient la taille, et si les gentilshommes en sont exempts, de combien les roturiers ne jouissent-ils pas d’autres avantages dont les gentilshommes sont privés ? Les roturiers ont le commerce et les arts qui peuvent les enrichir, et cela est défendu aux gentilshommes, à peine de déroger et de perdre les priviléges de leur noblesse. Les roturiers ne sont aucunement dans l’obligation de servir dans les armées ; les gentilshommes, qui y sont engagés par honneur et par leur naissance, n’ont que des occasions de se ruiner dans le service. Si donc les premiers contribuent de leur bien, les autres ne contribuent pas moins du leur, quoique d’une manière différente, et outre cela, de leurs personnes, de leur sang, de leurs vies. Or, bien loin que la maxime invoquée puisse servir à priver les gentilshommes de l’exemption de la taille, il serait plus nécessaire, pour les mettre à cet égard en égalité avec les roturiers, d’augmenter leurs priviléges. » L’argumentation est pressante, il faut l’avouer. M. Daire a tort de dire que ce prétendu impôt du sang n’était plus alors qu’une locution traditionnelle, et qu’en réalité les roturiers marchaient sous les drapeaux comme les nobles. Le soldat, recruté à prix d’argent, était nourri et soldé pour exercer volontairement un état de son choix, tandis que le seigneur en possession d’un fief devait prendre du service forcément et à ses frais. Il est évident que le métier des armes eût suffi pour ruiner les nobles, s’ils n’avaient pas eu pour se refaire les profits secrets du métier de courtisan.

Une considération qui contribua à paralyser les projets de réforme plus encore que le respect des droits acquis, ce fut la crainte d’irriter les gens de finance. Ils étaient déjà les maîtres de la paix et de la guerre, ces hommes qui, suivant le mot de Voltaire, soutiennent l’état, comme la corde soutient le pendu. Le rigide Vauban avait beau s’écrier : « Il faut se boucher les oreilles, aller son chemin et s’armer de fermeté. » Il ignorait qu’un coffre-fort ne se prend pas d’assaut comme une citadelle. Dans les pays franchement despotiques, l’équilibre est de temps en temps rétabli par des coups d’état frappés sur les spoliateurs. Il n’en est pas de même aux époques où les formes de la justice sont respectées ; alors ceux qui abusent le plus scandaleusement de leur prépondérance pour violer les lois de l’éternelle justice, sont les plus habiles à se retrancher sous la protection de la loi écrite. À mesure que les sociétés avancent, et que les relations, en se compliquant, agrandissent le rôle du crédit, le maniement de la fortune publique exige plus de fermeté et de vigilance. La lutte ténébreuse qu’il faut soutenir contre les traitans et les agioteurs devient d’autant plus fatigante pour le ministre des finances fidèle à son devoir, qu’il ne pourrait pas, comme ses collègues, retremper ses forces dans l’excitation de la popularité. Une mesure accueillie par un assentiment général mettrait en défiance ceux qui spéculent sur les abus, et elle soulèverait, de la part des hommes d’argent, une coalition avouée ou occulte, qui serait un embarras pour le gouvernement, sinon un danger pour le pays.

Pour combler l’abîme du déficit sans écraser les contribuables, sans froisser les privilégiés, sans effaroucher les gens de finance, il ne fallait rien moins qu’un magicien. Un homme aussi éblouissant par le prestige de ses manières que par la supériorité de son esprit se trouva précisément à la hauteur de ce rôle. Ce fut l’Écossais Jean Law. Fils d’un riche orfèvre d’Édimbourg, Law se trouva maître à vingt ans d’un patrimoine qui assurait son indépendance. Culture intellectuelle, verve d’élocution, maintien imposant, charme de la figure, rare adresse aux exercices corporels, il réunit cet ensemble de qualités dont se compose alors le type du parfait gentilhomme. Il partage son oisiveté élégante entre le jeu, les intrigues d’amour et la fréquentation des cercles politiques. Les suites d’une affaire d’honneur le forcent à s’expatrier. Il visite en peu d’années Amsterdam, Paris, Venise Gênes, Florence, Naples et Rome, déjà ruiné et réduit aux ressources éventuelles de son industrie, mais trouvant toujours le moyen de bien mener la vie, affichant, comme par le passé, les bonnes graces du cavalier libertin, le magnanime sang-froid du beau joueur, la pénétration du roué politique ; se faisant remarquer surtout par une aptitude innée à résoudre les problèmes de finance. À force de combiner les chances aléatoires, le jeu devient pour lui une profession lucrative : c’est ordinairement avec 100,000 livres qu’il se présente à une table de pharaon, et, pour compter plus vite, il fait fabriquer à son usage des jetons d’or de 18 louis. Cependant les spéculations du tapis vert sont loin de lui suffire : il ouvre à son intelligence une carrière plus digne d’elle. Le jeu sur les effets publics, métier ténébreux dont les secrets ne sont connus alors que d’un très petit nombre d’adeptes, lui procure en peu de temps des bénéfices considérables, à tel point qu’après des prodigalités qui l’égalent aux plus grands seigneurs, il peut réaliser, à son arrivée en France, 1,600,000 livres, c’est-à-dire 2,857,000 francs de notre monnaie.

Le genre d’existence que Law s’était fait avait attiré son attention sur l’essence et la fonction du numéraire, sur la mystérieuse puissance du crédit. Sans être précisément ce que nous appelons aujourd’hui un économiste, il avait acquis sur les phénomènes économiques des notions qui manquaient alors à la plupart des hommes d’état. À une époque de crise et de détresse presque générale, l’heureux agioteur, fasciné le premier par ses théories, se crut appelé au rôle de réformateur. Il commença par mettre ses lumières au service de son propre pays. La banque d’Écosse, constituée en 1695, sur des principes vicieux, essayait de se régénérer. À cette occasion, Law s’empressa de formuler ses découvertes financières dans un volumineux mémoire intitulé : Considérations sur le Numéraire et le Commerce, travail qu’il présenta lui-même au parlement écossais, sans réussir à le faire adopter. Ce mémoire, qui est l’ouvrage le plus étendu de l’auteur et l’expression la plus complète de sa doctrine, développe les idées qui suivent : — La monnaie est le principe du travail et de la richesse ; les métaux précieux ne remplissent que par abus le rôle d’agens de la circulation. Il dépend du prince de les remplacer par du numéraire en papier, et cette substitution sera sans danger, pourvu que la quantité du papier émis ne dépasse pas les exigences de la situation commerciale. Non-seulement cette émission procurera d’énormes bénéfices au gouvernement qui s’en réservera le monopole, mais elle mettra en rapport toutes les forces productives du pays, parce qu’il deviendra possible d’avancer un capital d’exploitation à tous ceux qui auront une garantie quelconque à offrir. — Cette doctrine, on le voit, est une exagération erronée et dangereuse des principes sur lesquels repose la science du crédit, exagération excusable d’ailleurs chez celui qui le premier entrevoit, dans l’extase du génie, une idée nouvelle et féconde. Quant aux moyens d’application, Law savait mesurer son système aux circonstances politiques. En Écosse, par exemple, il proposait l’institution d’une banque territoriale qui aurait livré aux propriétaires du papier ayant cours obligatoire jusqu’à concurrence d’une certaine portion de la valeur de leurs terres. Repoussé par ses compatriotes, il fit vainement des offres de service au gouvernement anglais, à l’empereur d’Allemagne, au duc de Savoie, aux ministres de Louis XIV. Il trouva enfin accès auprès du régent, et ce prince qui, dit-on, s’était parfois enfermé avec un chimiste pour chercher la pierre philosophale, put croire un instant qu’il l’avait trouvée dans les axiomes du financier écossais.

Que risquait-on d’ailleurs à faire une tentative ? Le grand roi laissait à son successeur un royaume complètement ruiné. Le capital de la dette publique, divisé en rentes consolidées et en dettes flottantes représentées par du papier à terme, était de 2,356,000,000 liv., qui équivaudraient à plus de 4 milliards de notre monnaie. Quoique l’impôt figurât sur les états pour une somme de 166 millions, les revenus libres ne dépassaient pas ordinairement 68 millions ; pour l’année courante, cette faible ressource avait été absorbée à l’avance : à peine pouvait-on espérer un recouvrement de 4 à 5 millions pour les derniers mois de l’année Les revenus des exercices suivans étaient également amoindris. Or, la moyenne des dépenses publiques était alors d’environ 200 millions par année : il y avait à prévoir en outre les échéances des billets royaux, qu’on évaluait à 700 millions. Quant aux emprunts, il n’y fallait pas songer. Louis XIV, peu de temps avant sa mort, avait été obligé de jouer, auprès des traitans et des maltotiers, le rôle de courtisan pour obtenir une somme de 8 millions, qu’on daigna lui donner en échange de 32 millions d’effets royaux, c’est-à-dire à raison de 400 pour 100 ! Le seul dénouement qu’il fût possible de prévoir, c’était la banqueroute, remède désespéré auquel il est toujours temps de recourir. Dans cette extrémité, le régent se livra corps et ame à l’Écossais, de même qu’un siècle plus tôt on se fût donné au malin génie.

Il serait ici hors de propos de reproduire l’histoire du fameux système, la plus vaste, la plus aventureuse, la plus bizarre des expériences financières qu’une nation ait jamais risquées. Nous ne rappellerons pas les extravagances de la rue Quincampoix ni cette espèce de miracle qui fit que, pendant plusieurs mois, tout le monde méprisa l’or et l’argent, ni cette frénésie qui poussa une action de 500 livres jusqu’à 20,000 livres, pour la laisser retomber plus tard au-dessous d’un louis, ni enfin l’ébahissement stupide du public après le bouleversement général des fortunes. Tous les détails désirables sur les opérations du financier écossais sont consignés dans la notice de M. Daire. Ce travail fort étendu met les faits à la portée des lecteurs de toutes les classes ; mais il doit être particulièrement apprécié par ceux qui savent combien il est difficile de parler la langue des affaires sans sacrifier l’élégance et la précision. Nous reprocherons seulement à M. Daire le ton d’aigreur qu’il ne peut s’empêcher de prendre en contrôlant le récit du plus célèbre de ses devanciers : ces rectifications, qui n’ont pas l’accent d’une controverse bienveillante, sont des discordances nuisibles à l’effet général du morceau. S’il était vrai que M. Thiers eût commis quelques inexactitudes en crayonnant capricieusement le portrait de Law, il faudrait rappeler avec insistance qu’il a prodigué dans cette esquisse ces traits heureux qui donnent du relief à une physionomie, et communiquent à des études positives la séduction d’une fantaisie littéraire.

Une sorte de rancune traditionnelle poursuit encore la mémoire de Law : on dirait qu’après plus d’un siècle les gémissemens de ses innombrables victimes trouvent encore des échos. Toutefois, en s’élevant au-dessus des passions individuelles, on doit reconnaître que le passage du hardi novateur n’a pas été sans quelque profit pour la France. Lorsqu’il fut admis dans les conseils du régent, la situation était désespérée, à tel point que les plus habiles n’entrevoyaient d’autres issues qu’une banqueroute ouverte ou une révolution dans l’état des personnes. On redoutait une crise dangereuse : grace au système, la banqueroute et la révolution s’accomplirent en effet, mais à l’insu de tout le monde, et dans le délire d’une sorte d’orgie au sortir de laquelle personne n’avait le droit de se plaindre. Le gouvernement se trouva libéré d’une grande partie du fardeau qui l’accablait[7] ; tous les capitaux du pays ayant été remués, la circulation long-temps suspendue avait repris son cours. Quelle que soit d’ailleurs la sévérité du juge, la circonstance atténuante ne manque pas à l’accusé. C’est sa bonne foi, son désintéressement. Il aurait pu mettre en réserve des trésors ; il ne s’abaissa pas jusqu’à prévoir un revers de fortune. Lorsqu’il dut fuir devant l’exécration publique, il quitta ce pays où il avait apporté une fortune considérable avec 800 louis, produit d’un remboursement inattendu qui lui fut fait à l’instant du départ. Retiré à Venise, il vécut neuf ans encore dans un état de pénurie, interrompu seulement par les bonnes chances du jeu.

Le publiciste nous intéresse ici plus que l’homme d’état. Nous avons déjà dit que Law ne fut pas, à proprement parler, un écrivain économique ; on ne retrouverait pas en lui un de ces maîtres qui se placent en présence du public et prennent la plume dans l’intention de vulgariser une découverte. Tous ses écrits sont des mémoires à l’appui des opérations qu’il méditait. Ses Considérations sur le Numéraire, soumises au parlement d’Écosse comme introduction à son projet de banque territoriale, n’ont été traduites en français que postérieurement, par M. de Sénovert, le premier collecteur de ses œuvres[8]. Ses divers Mémoires sur les Banques et les Monnaies, adressés au régent ou à ses conseillers, ne sont que des exposés de motifs du système : les lettres publiées dans les journaux du temps tiennent lieu de prospectus à l’adresse du public. Ces écrits fort ingénieux révèlent une remarquable perspicacité : ils contiennent néanmoins des erreurs de doctrine qui, dans l’application, devaient aboutir à une catastrophe. Law acceptait sans contrôle les idées qui régnaient de son temps en matière de politique commerciale. Sous l’influence de ce système mercantile qui avait pour but l’accumulation des métaux précieux, il croyait qu’une nation, de même qu’un particulier, est d’autant plus riche qu’elle possède plus de numéraire ; son erreur était de croire que le capital mobile destiné aux échanges, faible portion de la richesse d’un pays, en constitue à lui seul la richesse entière. Avancer d’une manière absolue, comme on l’a fait souvent, même depuis Law, que « toute augmentation de numéraire ajoute à la valeur d’un pays, » c’est émettre un axiome fort dangereux. L’accroissement du capital circulant est à la vérité un grand bienfait pour les peuples arriérés à qui manque l’argent, le premier outil du travail : chez ceux-ci, à mesure que le mouvement des capitaux est accéléré, toutes les entreprises, jusqu’alors languissantes, semblent vivifiées par enchantement ; les bras inoccupés trouvent facilement un emploi utile ; on remarque une sorte d’épanouissement général, qui se manifeste surtout par un accroissement de population. Supposez au contraire, chez un peuple déjà enrichi par l’industrie, une augmentation subite et excessive du numéraire ; il n’en résultera qu’une perturbation nuisible à tous les intérêts, et particulièrement à ceux de la classe pauvre. Le cercle des spéculations profitables étant épuisé, le capital surabondant cherchera à s’utiliser à tout prix ; il se fera concurrence à lui-même, et se dépréciera par sa profusion. Un prompt renchérissement de toutes les marchandises aura pour effet de déranger l’équilibre des fortunes et de rendre impossibles les relations commerciales avec l’étranger.

On était si loin d’un pareil excès, au commencement du XVIIIe siècle, qu’il était difficile de le prévoir, même théoriquement. Pour les administrateurs, l’augmentation du numéraire était vraiment le grand problème à résoudre. Comment atteindre ce but ? Les anciens financiers croyaient, sur la foi des docteurs de l’église, qu’une pièce n’est qu’un signe représentatif, qu’un billet, dont l’effigie du prince est la signature, et dont la matière est indifférente. En conséquence ils refondaient la monnaie pour faire deux ou trois pièces avec une ; ou, plus simplement, ils se contentaient de remarquer les anciennes pièces pour leur attribuer une valeur plus élevée. Law comprit fort bien que la pièce de monnaie est un billet portant en lui-même sa garantie, c’est-à-dire que sa valeur conventionnelle a pour base sa valeur intrinsèque comme métal. Mais, précisément parce que l’or et l’argent en leur qualité de marchandises, sont soumis à des variations de hausse et de baisse, de rareté et de surabondance, Law prétendit qu’il y aurait avantage à les remplacer par de la monnaie de papier. De la sorte, disait-il, le nouvel agent de la circulation, le papier, émis sous bonne garantie et avec une sage réserve, conserverait une valeur strictement déterminée, et serait toujours proportionné aux besoins du pays, par la facilité qu’on aurait d’étendre ou de restreindre l’émission. Il restait, dans cette hypothèse, à trouver la garantie du papier-monnaie. L’ambition de ceux qui demandent aujourd’hui l’extension illimitée du crédit était déjà le rêve de Law. Il voulait mobiliser, en les représentant par des billets, les valeurs qui, par leur nature, sont exclues de la circulation. En Écosse, il conseillait de donner pour gage au papier de la banque la propriété territoriale ; en France, il croyait constituer un fonds de réserve suffisant avec le produit éventuel de l’impôt et les bénéfices présumés des grandes compagnies privilégiées pour le commerce maritime. Ces garanties pourraient être suffisantes pour de simples obligations cotées sur la place, et transmises de gré à gré, comme des coupons de rente ou des actions de commerce ; elles cessent d’être valables pour du papier-monnaie ayant une valeur précise et un cours obligatoire. Veut-on que le papier tienne lieu de monnaie ? Il faut lui assurer une garantie certaine et immédiatement réalisable. Si les billets de la banque de France sont préférés à l’argent, c’est qu’on sait bien que l’encaisse de cet établissement, ses lingots et son portefeuille constituent une valeur disponible supérieure à ses émissions. Si, au lieu d’un trésor métallique, la banque possédait une richesse dix fois plus grande en fonds de terre, l’incertitude de la réalisation ne manquerait pas de faire subir une dépression à ses effets. Quant à la promesse de proportionner le numéraire aux demandes du commerce, de façon à ce que « la monnaie ne soit jamais ni à trop bon marché ni trop chère, » c’est encore une illusion. Outre qu’il n’est pas facile d’apprécier les besoins de la circulation, il n’y a, ce nous semble, qu’un moyen de retirer des mains du public le papier surabondant ; c’est de le rembourser avec des valeurs réelles. Or, nous ne concevons pas comment ce remboursement pourrait avoir lieu, si on opérait la démonétisation de l’or et de l’argent qui a été, suivant M. Daire, l’idée fixe de Law. Au lieu de pouvoir resserrer la circulation des billets en temps de crise, il arrive presque toujours, au contraire, qu’on est obligé d’en augmenter le nombre pour compenser leur avilissement. Ce fut ainsi que Law le premier se trouva entraîné à lancer pour plus de deux milliards et demi de billets de banque, sans compter les actions des compagnies, et que la république, malgré sa bonne foi, fabriqua pour quarante-cinq milliards d’assignats. Beaucoup d’économistes répètent encore d’après Ricardo, l’un des oracles de la science, que « le numéraire est parfait quand il ne consiste qu’en papier, mais en papier parfaitement égal en prix à la quantité de métal fin de toutes les pièces qu’il représente. » C’est émettre un vœu concevable en théorie, mais sans application durable dans la pratique.

La destinée de Law fut de tous points bizarre. Cet homme qui avait rendu service à la France par des opérations suspectes de fraude fut, comme publiciste, utile à la science par des théories entachées d’erreur. Dégoûtés pour jamais des innovations, les hommes d’état s’enfoncèrent systématiquement dans l’ornière de la routine, et, jusqu’à la crise de 1789, vécurent au jour le jour des plus déplorables expédiens financiers. Mais, dans l’élite du public, l’attention demeura vivement excitée sur les phénomènes du crédit et sur l’importance des opérations commerciales. Les cercles littéraires s’applaudirent de trouver dans les problèmes d’économie sociale un texte de controverse en harmonie avec l’exaltation philanthropique de la philosophie régnante. Au premier rang des ouvrages en faveur desquels la vogue se déclara, il faut placer l’Essai Politique sur le Commerce, qui eut quatre éditions en peu d’années. L’auteur, Jean-François Melon, employé dans les conseils de la régence, et plus tard secrétaire particulier de Law, n’est toutefois qu’un bel esprit enclin au paradoxe et d’une médiocre pénétration. S’il déploie une certaine habileté de vulgarisation, c’est moins parce qu’il possède les secrets de la logique et de l’art d’écrire que parce qu’il sacrifie au mauvais goût pour se mettre à l’unisson des esprits vulgaires. S’agit-il, par exemple, de résumer l’histoire financière de la régence ? il emprunte le jargon allégorique des mauvais romanciers de son temps. Le bramine Elnaï (Law) veut faire le bonheur des habitans de l’île de Formose (les Français) ; père de la belle Panima (la banque), princesse douée d’une puissance magique, il la marie au prince des Formosans Aurenko (le régent) ; … etc. Cet épisode, imaginé sans doute pour égayer un sujet sérieux, peut donner une idée d’une Histoire allégorique de la Régence, qui fut le début littéraire de l’auteur. Ces niaiseries sont moins choquantes peut-être que certaines contradictions, certains paradoxes de Melon. Il se déclare pour la liberté du commerce dans l’intérêt du consommateur, et après un éloge de l’esclavage, il conclut la possibilité de son rétablissement en Europe. Il soutient que l’altération des monnaies, si fréquente et si funeste au moyen-âge, est licite et avantageuse, parce que cette mesure, étant profitable aux débiteurs, tourne au profit du gouvernement qui a toujours des dettes et du peuple lui-même, où les débiteurs sont toujours en plus grand nombre que les créanciers. Dans un chapitre sur l’industrie, un des plus piquans de l’ouvrage, il semble entrevoir les merveilles de cette attraction passionnée si chère aux fouriéristes, et il recommande le mélange des hommes et des femmes dans les ateliers. « La nature, dit-il, a mis dans les deux sexes un désir réciproque d’être ensemble, de se plaire et de se servir mutuellement. Ce que la galanterie et la politesse font faire à des hommes du monde, le paysan le fait grossièrement pour la paysanne : il veut paraître fort à porter la hotte, comme le chevalier à porter la cuirasse. Lorsque des hommes et des femmes travailleront ensemble à la construction d’un canal ou d’un grand chemin, le travail sera plus animé et moins dur. Ôtez-en un sexe, l’autre aura peu d’empressement à y aller. » Ces bizarreries, il est juste de le dire, sont rachetées par quelques idées judicieuses et fécondes. On ne pouvait d’ailleurs éviter de comprendre l’Essai sur le Commerce dans une collection des écrivains économiques qui ont fait époque. Suivant la remarque de M. Daire, Melon est le véritable théoricien de l’école mercantile, et le grand succès obtenu par son œuvre permet de la considérer comme un écho des doctrines politiques en faveur dans les hautes classes de la société après les orgies de la régence et le bouleversement du fameux système.

Un service dont il faut savoir gré à Melon a été de provoquer des études et des publications utiles, notamment les Réflexions sur le Commerce et les Finances de Dutot, qui à son tour a été combattu par le fameux financier Paris-Duverney. Tout ce qu’on sait de Dutot, c’est qu’il était caissier de la Compagnie des Indes pendant la gestion de Law. Homme de savoir et de pratique, plus à portée qu’aucun autre d’observer les effets de la circulation des espèces, il crut faire acte de bon citoyen en protestant contre des doctrines pernicieuses dont un gouvernement inhabile et corrompu n’eût pas manqué d’abuser. Nous avons déjà parlé de cette complaisante théorie en vertu de laquelle les espèces métalliques ne cessèrent d’être affaiblies, en France comme dans le reste de l’Europe, depuis les premiers âges des monarchies modernes jusqu’au commencement du XVIIIe siècle. Précisons les faits. Sous les premiers successeurs de saint Louis, avec une livre d’argent au poids, on taillait environ sept livres de compte : aujourd’hui, avec un demi-kilogramme équivalent de la livre, on fabrique une valeur de 100 francs. Comme théoricien, Law avait vivement condamné cet expédient désastreux ; il avait eu l’honneur de démontrer que toute pièce de monnaie est une marchandise dont la valeur d’échange est indépendante de la volonté du souverain. Arrivé au pouvoir, il tourmenta les espèces avec plus d’impudence qu’aucun de ses devanciers ; mais ce n’était plus pour spéculer sur la dépréciation. Uniquement préoccupé de faire prévaloir sa monnaie de papier, il voulait destituer, pour ainsi dire, la pièce d’argent de sa valeur intrinsèque, en lui imprimant des variations convulsives. Ainsi en 1720, une pièce d’une livre émise par le gouvernement se composait un jour de la 61e partie d’un marc d’argent, quelques jours après de la 130e ; puis elle remontait jusqu’à la 14e partie, pour déchoir rapidement jusqu’à la 173e. Ces manœuvres audacieuses étaient de nature à laisser sur la mémoire de l’Écossais une sorte de flétrissure.

Ce fut peu de temps après que Melon, disciple de Law, émit sur la circulation du numéraire les principes que nous avons déjà eu occasion de condamner. Sans nier absolument que les espèces métalliques eussent cette valeur intrinsèque qui leur sert de garantie, il soutenait que les falsifications pouvaient, en certaines circonstances, tourner à l’avantage du pays, et qu’alors il entrait dans les devoirs de l’homme d’état de les pratiquer. À une époque d’inexpérience presque générale, son argumentation était spécieuse : elle avait séduit Voltaire lui-même. Le judicieux Dutot prit alors la plume pour établir qu’on ne doit pas plus toucher aux monnaies qu’aux autres mesures, et, depuis la publication de son livre, il ne s’est plus trouvé un administrateur assez inconsidéré pour spéculer sur la détérioration du numéraire. Il faut distinguer, dans les Réflexions sur les finances, la portion dans laquelle Dutot se propose de disculper Law, son protecteur, de celle où l’intelligent caissier expose les résultats de sa propre expérience. Dans son plaidoyer en faveur d’un maître qu’il admirait, Dutot a insinué des erreurs de doctrine et des allégations de faits qui ont été rudement réfutées par Paris-Duverney, l’ennemi personnel de Law. Dans sa thèse économique, au contraire, l’auteur fait preuve d’une remarquable sagacité. Il a l’art d’appuyer le raisonnement abstrait par des recherches d’érudition qui relèvent son livre en lui communiquant l’inépuisable intérêt des traités historiques. Veut-il prouver, par exemple, que l’altération des monnaies est aussi préjudiciable aux princes qu’aux sujets ? il constate minutieusement le total des revenus publics, la valeur relative de l’or et de l’argent, et le coût des denrées principales à diverses époques de notre histoire. Avec ces élémens de comparaison, et après une infinité de calculs, il arrive à conclure que les rois du XVIe siècle, quoique percevant en tributs des sommes nominalement inférieures à celles qui étaient perçues par leurs successeurs, se trouvaient en réalité plus riches ; qu’ainsi le budget de Louis XV, estimation faite de la puissance relative du numéraire à diverses époques, était inférieur de 66 millions à celui de Louis XII, de 128 millions à celui de François Ier, de 124 millions à celui de Henri II, de 163 millions à celui de Henri III[9]. Ces calculs ne se prêtent pas à une vérification rigoureuse ; mais, fussent-ils inexacts, ils auraient encore le mérite de constater les effets de l’avilissement progressif des valeurs monétaires, phénomène sur lequel on a le tort de fermer les yeux aujourd’hui, et qui mériterait pourtant d’être pris en considération sérieuse, surtout dans l’intérêt des classes pauvres : car il pourrait arriver que les abus du crédit produisissent à la longue, au profit des gens de finance, à peu près les mêmes effets que ces falsifications d’espèces pratiquées au moyen-âge par le souverain.

Une réaction devait suivre inévitablement la prétendue réforme financière. On entrevit d’instinct que la spéculation la plus propre à enrichir véritablement la France serait l’exploitation des ressources naturelles de son territoire. Cette idée eut pour interprètes les physiocrates, qui les premiers réduisirent en corps de doctrine la science des intérêts matériels, et lui donnèrent le nom d’économie politique, qui lui est resté. Les écrivains de cette estimable école, Quesnay, Mercier de la Rivière, Letrosne, Mirabeau le père, Dupont de Nemours, Turgot, fourniront matière à de prochaines publications que nous ne manquerons pas d’examiner. L’intérêt qui s’attache à la première série est de bon augure pour celles qui vont suivre. M. Daire, il y a justice à le répéter, a fait preuve de zèle et d’intelligence dans l’accomplissement de sa tâche laborieuse. Ses notices biographiques sont bien étudiées et de bon style ; ses notes, abondantes sans profusion, éclaircissent tout ce qui a rapport aux lois, aux doctrines, aux locutions tombées en désuétude. Ces retours continuels du temps passé à l’époque présente ont permis à l’auteur de constater les progrès de la science, et de signaler les problèmes dont la solution est encore à désirer. Ses sympathies franches et généreuses ne se défendent pas assez, dans l’expression, des habitudes d’un libéralisme un peu déclamatoire. Dans les allusions fréquentes aux choses de ce temps, l’aigreur de la polémique quotidienne perce un peu trop peut-être pour un livre qui mérite de rester comme un monument scientifique. Au surplus, il ne faut pas trop blâmer chez un écrivain cette nuance de fanatisme pour la science qui occupe toutes ses pensées : elle a pour cause l’excitation d’un travail opiniâtre, et témoigne de la sincérité de ses convictions.

Ceux qui étudieront ces économistes primitifs que nous avons essayé de faire connaître, en garderont sans doute une impression que nous avons continuellement ressentie pendant le cours de notre travail : c’est qu’en observant les sciences économiques à leur point de départ, on demeure convaincu qu’elles ont déjà beaucoup fait pour l’amélioration matérielle des sociétés, et qu’au tableau des abus et des misères du temps passé, on se sent disposé à plus d’indulgence pour les hommes et pour les choses de notre temps.


A. Cochut.
  1. Cette première série est comprise en un seul volume grand in-8o, compact, de plus de 1,000 pages. Chez Guillaumin, libraire, galerie de la Bourse, 5.
  2. Il a été distribué, pendant l’avant-dernière session, à chacun des hommes politiques, 10,230 pages de comptes et de documens, presque tous relatifs aux finances.
  3. Les anciens publicistes emploient souvent dans un même sens ces mots opposés : augmentation ou affaiblissement de la monnaie ; c’est qu’en augmentant la valeur nominative attribuée à une pièce, on affaiblissait sa valeur intrinsèque et réelle.
  4. Vauban compléta ainsi une précieuse collection, qu’il distribua, en forme d’archives, sous ce titre modeste : Oisivetés de M. de Vauban, ou Ramas de plusieurs mémoires de sa façon sur différens sujets. Quelques biographes ont avancé que ce recueil ne formait pas moins de quarante volumes in-fo. Les tomes II et III seulement ont été conservés, et se trouvent à la Bibliothèque royale.
  5. L’ame de Vauban se peint dans ces lignes, écrites à l’occasion de la contribution à prélever sur les classes ouvrières : « Il faut bien prendre garde, dit-il, qu’il y a des artisans bien plus achalandés les uns que les autres, plus forts et plus adroits, et qui gagnent par conséquent davantage, et d’autres qui gagnent moins, et dont les qualités sont cependant égales. Ce sont toutes considérations dans lesquelles on doit entrer le plus avant qu’on pourra, avec beaucoup d’égards et de circonspection, et toujours avec un esprit de charité. »
  6. Tous les paragraphes de cet opuscule commencent par cette formule : Faut-il attendre la paix pour…
  7. On avait remboursé le capital des rentes sur l’état avec des actions de la Compagnie des Indes. Cette opération ayant été faite au plus fort de la hausse, il arriva que les rentiers crurent faire une excellente affaire en recevant, au cours de 5,000 livres, des actions de 500 livres.
  8. Cette première édition (1790) a servi de base à la réimpression de M. Daire. Celle-ci est enrichie de quatre Lettres sur le nouveau système des Finances, publiées par Law dans le Mercure de France de 1720, et d’un Mémoire fort remarquable sur les Monnaies, que Forbonnais nous a conservé, en l’insérant dans ses propres œuvres.
  9. Dans cette évaluation, Dutot laisse en dehors l’argent absorbé par l’intérêt des dettes publiques. Il ne compte que la partie disponible et applicable aux dépenses courantes. Il prend aussi en considération les acquisitions territoriales de la France pendant le XVIIe siècle.