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Évangéline (trad. Poullin)/02/02

La bibliothèque libre.
Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 67-75).

CHAPITRE II

recherche du bonheur



P ar une journée du mois de mai, un bateau lourdement chargé, monté par des bateliers acadiens, après avoir dépassé les rives de l’Ohio, la Belle-Rivière, descendait le large et rapide Mississipi. C’était une troupe d’exilés qui, après avoir été dispersés le long des côtes, s’étaient réunis par la communauté de foi et de malheur, et voyageaient maintenant de compagnie. Ils allaient à la recherche de leurs parents et de leurs amis, qu’une vague espérance leur faisait supposer être parmi les humbles cultivateurs répandus sur les côtes de la Louisiane ou dans les prairies fertiles des belles Opelousas,

Avec eux se trouvaient Évangéline et son guide, le père Félicien. Ils avançaient ainsi au milieu des sables mouvants, à travers des solitudes qu’assombrissaient de noires forêts ; puis, la nuit, la troupe campait auprès des feux allumés sur le bord du fleuve tumultueux.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était réellement ravissant ; tantôt emportés par le courant, ils côtoyaient des îles verdoyantes où les cotonniers balançaient comme des panaches leurs cimes légères ; tantôt ils traversaient de larges lagunes où, sur le sable argenté du rivage, étaient couchées de grandes troupes de pélicans au plumage blanc comme la neige. Plus loin, s’élevaient, au milieu de magnifiques jardins, les maisons des planteurs avec leurs colombiers, et les cases des nègres ombragées par des arbres de Chine.

Ils approchaient de la région où règne un été perpétuel ; là où le fleuve, s’infléchissant vers l’est, traverse la Côte-d’Or, parmi les bosquets de citronniers et d’orangers. Les voyageurs, changeant eux-mêmes de direction, entrèrent dans la rivière de Plaquemine, et s’égarèrent presque aussitôt dans un labyrinthe de marécages et d’eaux dormantes s’étendant dans toutes les directions. Au-dessus de leurs têtes, les branches des cyprès formaient une arche sombre, où les mousses traînantes étaient suspendues comme les bannières qui ornent la voûte des anciennes cathédrales. Le silence de mort, qui régnait dans ces lieux, n’était interrompu que par les hérons qui, au coucher du soleil, regagnaient leurs perchoirs à la cime des cèdres, ou par le hibou qui saluait la lune de son rire diabolique. Une douce lumière rayonnait sur la surface des eaux et sur le feuillage des cyprès et des cèdres, filtrant à travers les arceaux de verdure comme par les fentes d’une ruine.

Tout ce qui entourait les voyageurs était nouveau pour eux ; toutes ces choses leur paraissaient confuses et étranges comme dans un rêve ; une impression de tristesse envahissait leur âme, comme le présage d’un malheur invisible et qu’ils ne pouvaient définir. Semblable au craintif mimosa qui ferme ses feuilles au son lointain des pas d’un cheval sur le gazon des prairies, leur cœur se resserrait, assailli de pressentiments lugubres, Évangéline, cependant, se sentait soutenue par une vision qui s’imposait à son esprit ; elle se berçait de l’idée que Gabriel avait passé avant elle sous ces voûtes ténébreuses, et que chaque coup d’aviron la rapprochait de lui.

À ce moment, un des mariniers se leva, et sonna vigoureusement dans sa trompe, comme pour avertir les autres voyageurs que le hasard pouvait avoir amenés, à cette heure avancée, sur ces courants obscurs. Le son retentit étrangement sous le sombre feuillage et rompit le silence imposant de la forêt. Les mousses suspendues aux arbres s’agitèrent silencieusement, et des échos sans nombre répétèrent au loin cette nocturne fanfare. Mais aucune voix ne répondit ; le silence continua de régner au milieu des ténèbres, et ce silence produisit un sentiment douloureux sur les passagers.

Alors Évangéline s’abandonna au sommeil, pendant que les bateliers continuaient de ramer au milieu des ténèbres de la nuit, tantôt muets, tantôt chantant les airs familiers dont ils faisaient résonner jadis les rivières de leur patrie. Ces chants se mêlaient aux voix mystérieuses du désert, au bruit des vagues ou du vent dans la forêt, aux cris des grues et au grondement du hideux alligator.

Avant le milieu du jour, les voyageurs sortirent de ces sites ombragés, et aperçurent bientôt, éclairés d’un radieux soleil, les lacs de l’Atchafalaya. Des myriades de nénuphars se berçaient aux légères ondulations produites par les rames, pendant que les lotus dressaient leurs couronnes dorées au-dessus de la tête des passagers. Les senteurs enivrantes de la fleur du magnolia, la chaleur ardente du soleil de midi, rôdeur suave s’exhalant des épais berceaux de rosiers qui couvraient les îlots voisins, conviaient au repos les voyageurs, au moment où le bateau côtoyait ces rives charmantes.

Les rameurs, fatigués, s’arrêtèrent bientôt tout près de Wachita, le plus riant de ces îlots. Le bateau fut amarré sous les rameaux des saules qui ornaient ses bords ; puis, se dispersant sur l’herbe, les voyageurs, épuisés par leur fatigante course de nuit, se livrèrent au sommeil. Au-dessus d’eux s’étendait la cime verdoyante d’un cèdre, où les oiseaux-mouches voltigeaient au milieu des guirlandes de bignones et de vignes vierges entrelacées aux branches. Évangéline était toujours endormie sous le cèdre ; dans son sommeil, il lui semblait que, du ciel entr’ouvert, jaillissait sur son âme un rayon de lumière qui n’avait rien de terrestre.

À ce moment, à travers ces îles sans nombre, se montra une autre embarcation frêle et rapide qui, pressée par les bras robustes des chasseurs et des trappeurs qui la montaient, se rapprochait de plus en plus. L’avant était tourné vers le nord, vers le pays du castor et du bison ; un jeune homme, à la physionomie pensive et paraissant en proie aux soucis, était assis à la barre ; des cheveux noirs et
Évangéline était endormie… (page 71).
négligés ombrageaient sa figure qui portait l’empreinte d’un profond chagrin. Ce jeune homme n’était autre que Gabriel qui, las d’attendre, malheureux et inquiet, allait chercher, dans les déserts de l’Ouest, l’oubli de soi-même et de sa peine. Les rameurs avançaient avec vitesse, mais sur la rive opposée ; de sorte que les bateliers du canot amarré sous les saules ne purent apercevoir cette embarcation, ni entendre le bruit de ses rames. Bientôt les chasseurs disparurent, et ce fut quelques instants après seulement, alors que le bruit des rames s’était perdu dans l’éloignement, que les dormeurs s’éveillèrent.

Un jeune homme assis à la barre… (page 71).

La jeune fille s’approcha alors du sympathique pasteur, et lui dit en soupirant :

« Oh ! Père Félicien ! je ne sais quelle voix dit à mon cœur que Gabriel, errant, est là tout près de moi. Est-ce un rêve absurde, une illusion de mon imagination, ou bien est-ce un messager céleste qui, en passant, ouvre mon âme à la vérité ? »

Puis, en rougissant, elle ajouta :

« Pitié pour ma pauvre tête ! De telles paroles sont incompréhensibles pour des oreilles comme les vôtres ! »

Le vénérable vieillard lui répondit en souriant :

« Je comprends parfaitement tes paroles, ma fille ; et je sais qu’elles sont l’expression des sentiments qui agitent ton cœur. Je crois, comme toi, que Gabriel est près d’ici, car nous approchons des rives de la Tèche, où sont les villes de Saint-Maur et de Saint-Martin. Là, je l’espère, la fiancée sera rendue à son fiancé, et la longue séparation du pasteur et de son troupeau prendra fin. Cette contrée si belle, avec ses pâturages, ses forêts d’arbres fruitiers, où l’on marche littéralement sur des tapis de fleurs, sous un ciel du bleu le plus pur, ce paradis de la Louisiane, comme on l’appelle, sera pour nous, j’en ai l’espoir, une terre bénie. »

Fortifiés par ces paroles, les exilés furent debout à l’instant, et poursuivirent leur voyage. Peu à peu vint le soir. Les derniers rayons du soleil couchant, les vapeurs condensées qui s’élevaient de la terre donnaient au paysage une teinte vague qui semblait fondre ensemble le ciel, l’eau et les bois. Le silence de la nuit n’était troublé que par les chants des oiseaux, tantôt gais et entraînants comme un air de fête, tantôt plaintifs et tristes, comme l’écho d’une lamentation ou d’une profonde douleur.

Le bateau flottait toujours sur la rivière tranquille, et Évangéline, sous l’impression de ce charme de la nature et des sentiments intimes qui inondaient son cœur, ressentait une impression de douceur inexprimable.

C’est dans des pensées de calme et d’espérance que les voyageurs entrèrent dans la Tèche, à l’endroit où elle traverse les vertes Opelousas. Bientôt, dans l’ombre de l’atmosphère, ils aperçurent au-dessus des bois une colonne de fumée montant d’une maison qui paraissait assez proche, et, en même temps, parvint à leurs oreilles le son d’une trompe et le mugissement éloigné des bœufs.