Évelina/Lettre 10

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 33-39).


LETTRE X.


Évelina à M. Villars.
Londres, Queen-Street, samedi 2 avril.

J’arrive dans ce moment, et déjà je me prépare d’aller à Drury-Lane. Le célèbre Garrick remplira le rôle de Ranger. Je suis toute en extase. Miss Mirvan ne l’est pas moins. Quel heureux hasard, en effet, de voir Garrick, lui qui joue si rarement ! Nous avons eu bien de la peine à arracher le consentement de madame Mirvan : elle prétend que nous ne sommes pas assez habillées pour paroître en public ; car nous n’avons pas encore eu le temps de nous monter au ton de Londres. À force de la tourmenter, nous avons obtenu cependant une loge écartée, où nous ne serons vues de personne. Quant à moi, toute place m’est égale ; je serai inconnue à la première comme à la dernière.

J’interromps ici ma lettre. À peine ai-je le temps de respirer. — Je remarquerai seulement que la magnificence des maisons et des rues de Londres ne répond pas à l’idée que j’en avois.

Je vous dis adieu, monsieur, pour le présent : je ne pouvois m’empêcher de vous écrire un mot à mon arrivée ; car je suppose que ma lettre de remercîment est encore en chemin.

Samedi au soir.

Me voici de retour du spectacle, ivre de plaisir ! C’est à bien juste titre que M. Garrick mérite sa réputation et une admiration universelle. — Je n’avois point d’idée d’un aussi grand acteur.

Quelle aisance, quelle vivacité dans son jeu ! quelles graces dans tous ses mouvemens ! quel feu et quelle expression dans ses yeux ! Je ne pouvois pas me persuader qu’il débitoit de mémoire ; chaque mot semble partir de l’impulsion du moment.

Son action est à la fois agréable et sans gêne : sa voix distincte et mélodieuse, et en même temps merveilleusement variée dans tous ses tons, pleine de vie ; chaque regard est une parole.

J’aurois donné tout au monde pour voir recommencer la pièce. — Et lorsque je le vis danser, — oh ! que j’enviois Clarinde ! J’étois tentée de sauter sur le théâtre pour me mettre de la partie.

Vous me prendrez pour une folle : ainsi je ferai bien de quitter ici la plume. Mais je vous proteste que vous seriez enchanté vous-même de Garrick, si vous le voyiez. Je vais prier madame Mirvan de nous envoyer au spectacle tous les jours que nous passerons ici. Elle me comble de bontés, et Marie, sa charmante fille, est la plus aimable enfant du monde.

Chaque soir, monsieur, je vous rendrai compte de ma journée, avec autant de vérité que si j’étois sous vos yeux.

Dimanche.

Nous avons été ce matin à la chapelle de Portland, et, après le service, nous nous sommes promenées dans le mail du parc Saint-James, qui n’a nullement rempli mon attente. C’est une longue allée couverte d’un gravier sale, très-incommode pour les piétons : les deux extrémités, au lieu de présenter des vues découvertes, sont bornées par des maisons de briques. Lorsque madame Mirvan me fit remarquer le Palais, je pensai tomber de mon haut.

Quoi qu’il en soit, la promenade nous fit plaisir : tout le monde avoit l’air gai, et sembloit content. Les femmes étoient extrêmement parées : miss Mirvan et moi, nous ne pouvions pas assez les regarder. Madame Mirvan rencontra plusieurs de ses amies : cela n’étoit pas surprenant, car jamais je ne vis une pareille foule. Je cherchois aussi si je ne trouverois personne de ma connoissance ; je n’en vis point, et cela me parut singulier : je croyois que le monde entier étoit réuni ici.

Madame Mirvan dit que nous ne retournerons point au parc dimanche prochain, supposé même que nous soyons encore en ville : on nous conduira aux jardins de Kensington, où l’on dit qu’il y a meilleure société. C’est ce qu’on a de la peine à croire, lorsque l’on sort d’un cercle si brillant.

Lundi.

Nous sommes invitées ce soir à un bal privé qui se donne chez madame Stanley, femme du bon ton, et l’une des connoissances de madame Mirvan.

Nous avons passé notre matinée à courir les boutiques, pour acheter des étoffes, des bonnets, des gazes et autres bagatelles.

Ces boutiques sont assez amusantes, sur-tout celles des merciers : vous voyez dans chacune une demi-douzaine d’hommes, qui, à force de révérences et de souris, cherchent à être remarqués. On nous conduisit de l’un à l’autre, et nous passâmes de salle en salle avec tant de cérémonies, que j’eus d’abord peur de suivre.

Je crus que je ne viendrois jamais à bout de choisir une étoffe ; ils en montrèrent une si prodigieuse quantité, que je ne savois auxquelles m’en tenir : d’ailleurs, ils les vantoient avec tant de complaisance, qu’on eût dit que, pour m’engager à acheter toutes leurs marchandises, il ne s’agissoit que de m’en donner bonne opinion ; et, en vérité, j’aurois voulu pouvoir acheter davantage, à cause des peines qu’ils se donnoient.

Chez les marchands de modes, nous vîmes des dames habillées avec tant d’éclat, qu’on eût dit qu’elles étoient sorties pour rendre des visites, plutôt que pour faire des emplettes. Mais ce qui m’amusa le plus, c’est que, dans ces boutiques, nous étions presque toujours servies par des hommes, et, ce qui est bien pis, par des hommes affectés et précieux. Ils étoient mieux instruits que nous des moindres détails de nos ajustemens, et ils recommandoient leurs bonnets et leurs rubans avec un air d’importance, qui me donna envie de leur demander depuis quand ils avoient cessé d’en porter ?

La vitesse avec laquelle on travaille dans ces grandes boutiques, est surprenante ; ils m’ont promis pour ce soir un assortiment complet.

Je suis actuellement entre les mains du perruquier, et je ne me retrouve plus la même tête. On l’a chargée de poudre, d’épingles noires et d’un grand coussin. Je doute que vous me reconnussiez, car ma physionomie est toute différente de ce qu’elle étoit sans coiffure. Accoutumée à m’arranger moi-même, je crains que je n’y réussisse pas de si-tôt, tant ma chevelure se trouve entortillée, ou tapée, comme on dit en termes de l’art.

Le bal de ce soir me met mal à mon aise ; car vous savez que je n’ai jamais dansé qu’à l’école. Madame Mirvan me dit cependant qu’il n’y a pas là de quoi être embarrassée ; je n’en souhaite pas moins que cette fête soit passée.

Adieu, mon cher monsieur ; excusez, de grace, le fatras dont cette lettre est remplie : peut-être le séjour de la capitale polira-t-il mon style, et que dans la suite je pourrai vous offrir une correspondance plus digne de votre attention. En attendant, je suis, en dépit de mon peu de savoir, &c.

Évelina.

La pauvre miss Mirvan est obligée de refaire tous ses bonnets, qui ne sont pas montés à la hauteur des coiffures de Londres.