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Évelina/Lettre 34

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (1p. 271-280).


LETTRE XXXIV.


Continuation de la Lettre d’Évelina.
Howard-Grove, 15 mai.

Le capitaine est insatiable ; si nous le laissions faire, il tourmenteroit la pauvre madame Duval à mort : il ne connoît d’autre plaisir que celui de l’effrayer et de la mettre en colère, et il s’étudie nuit et jour à inventer quelque nouveau stratagême.

Madame Duval gardant encore le lit hier matin, ne descendit point pour déjeûner : le capitaine profita de son absence pour nous donner à entendre qu’il la croyoit suffisamment remise, et en état de soutenir les fatigues d’une nouvelle attaque.

Il étoit facile de deviner son intention, et un coup-d’œil significatif jeté à sir Clément, aida encore à l’expliquer. Je résolus d’abord de prévenir de nouvelles entreprises de sa part, et je suivis madame Mirvan dans une salle voisine, pour la prier de s’employer en faveur de madame Duval, sans perdre de temps, auprès du capitaine. « Ma chère, me répondit-elle, je me suis déjà expliquée avec lui ; mais tous mes efforts seront inutiles, tant qu’il sera encouragé par les conseils de son ami Clément ».

« Dans ce cas, répliquai-je, permettez que j’aille parler à sir Clément ; je suis sûre qu’il se désistera de ses projets, si je l’en prie ».

« Prenez-y garde, ma chère ; il est dangereux quelquefois de faire des prières aux hommes ».

« Eh bien ! madame, souffrirez-vous donc que j’intercède pour madame Duval auprès du capitaine » ?

« Volontiers, et même j’irai le trouver avec vous ».

Je la remerciai, et nous sortîmes ensemble pour le chercher. Il se promenoit dans le jardin avec sir Clément. Madame Mirvan eut la bonté de se charger des premières ouvertures. « Voici, lui dit-elle, une suppliante que je vous amène ».

« Et que me veut-elle ? de quoi s’agit-il » ?

Je tremblois de le fâcher, et tout en bégayant je lui dis que j’espérois qu’il n’étoit pas question d’un nouveau plan pour tourmenter encore madame Duval.

« Un nouveau plan ! et croyez-vous que nous reprendrons encore une fois le premier ? non qu’il n’ait été excellent, mais je doute qu’elle y morde une seconde fois ».

« En effet, monsieur elle n’a que trop souffert déjà, et vous me pardonnerez si je vous avoue qu’il est de mon devoir de faire tout ce qui dépend de moi pour prévenir de pareilles scènes dans la suite ».

Un air sombre et irrité couvrit son front aussi-tôt : « il me tourna brusquement le dos, et me dit que je pouvois faire ce qu’il me plairoit ; mais qu’il m’assuroit que j’aurois lieu de me repentir de mon zèle plutôt que de m’en applaudir.

Cet accueil me déconcerta trop pour être tentée de répondre au capitaine ; mais comme je voyois que sir Clément défendoit ma cause avec chaleur, je me retirai, et je les laissai discuter l’affaire entre eux.

Madame Mirvan, qui a toujours soin de fuir son mari quand il est de mauvaise humeur, me suivit d’abord, et me fit, avec sa politesse ordinaire, mille excuses du refus impoli que j’avois essuyé.

Je fis après cela une visite à madame Duval, que je trouvai levée et occupée à examiner les débris de sa garde-robe. Elle passa en revue toutes les pièces qui avoient servi à son ajustement le jour de sa malheureuse aventure : chaque lambeau renouvela sa douleur, et lui fournit matière à de nouvelles lamentations. Elle est toujours très-fâchée contre le capitaine, uniquement parce qu’il se plaît à la tourner en ridicule.

Madame Mirvan est parvenue à lui faire renoncer au dessein de poursuivre en justice les prétendus voleurs. Une telle recherche n’auroit pu manquer de faire du bruit dans le voisinage et de compromettre le capitaine. Madame Mirvan a représenté à madame Duval l’inutilité de ses perquisitions, à moins qu’elle ne fût en état de donner des indices plus sûrs ; ce qui seroit d’autant plus difficile, qu’elle n’a ni vu ni entendu parlée ceux qui l’ont attaquée.

Madame Duval, en me rapportant ces détails, se plaignit amèrement de la dureté de son sort, qui lui ôtoit même jusqu’au plaisir de se venger. Elle protesta cependant qu’elle n’empocheroit pas lâchement l’affront qu’elle avoit reçu ; mais qu’elle se consulteroit avec M. Dubois sur les mesures qui lui restoient à prendre contre les coupables.

Pendant cette conversation elle acheva sa toilette : jamais je ne vis une femme aussi difficile à contenter, et d’une coquetterie aussi raffinée ; le soin de se parer semble être sa première occupation.

En la quittant je rencontrai sir Clément, qui, d’un air fort empressé, me demanda un moment d’entretien. Il ajouta que les choses importantes qu’il avoit à me communiquer, rendoient cette complaisance indispensable ; et sans attendre ma réponse, il me conduisit au jardin : je refusai absolument de le suivre plus loin que jusqu’à la porte.

Il prit un visage sérieux, et me dit d’un ton de voix fort grave : « Enfin, miss Anville, je me flatte d’avoir trouvé un moyen de vous obliger, et je vais le mettre en usage, quelque peine qu’il m’en coûte.

Je le priai de s’expliquer.

« J’ai vu le zèle avec lequel vous vous êtes employée en faveur de madame Duval, et j’ai été sur le point de reprocher au capitaine sa conduite barbare ; mais je dois éviter de me brouiller avec lui, de peur qu’il ne m’interdise l’entrée d’une maison que vous habitez. J’ai fait tous mes efforts pour l’engager à renoncer à un nouveau projet qu’il médite ; mes représentations ont été inutiles, et même il m’a été impossible de lui arracher son secret : ainsi j’ai résolu de chercher un prétexte pour quitter incessamment ce château, qui m’est devenu si cher, qui renferme tout ce que j’ai de plus précieux au monde ; je retourne à Londres, pour laisser au caractère impétueux du capitaine le temps de se ralentir ».

Il s’arrêta, et je gardai le silence ne sachant que répondre. Il prit ma main et la baisa : « Faut-il donc vous quitter, miss ; sacrifier volontairement le plus grand bonheur de ma vie, sans être honoré d’un seul mot, d’un seul regard d’approbation » ?

Je retirai ma main, et je lui répondis en souriant : « Vous connoissez trop bien, monsieur, le mérite de votre complaisance, pour qu’il soit nécessaire que je l’apprécie encore ».

« Charmante créature ! avec tant d’esprit, avec tant de perfections, suis-je le maître de vous quitter ? n’y auroit-il pas un moyen » ?

« Comment, monsieur, vous repentez-vous si vite du bien que vous prétendiez faire à madame Duval » ?

« À madame Duval ! cruelle, vous ne souffrez donc pas seulement que je vous fasse honneur du sacrifice auquel je vais me résoudre » ?

« Monsieur, vous l’attribuerez à qui il vous plaira, mais je suis trop pressée pour demeurer plus long-temps avec vous » ?

Je voulus m’en aller, mais il me retint de force : « Si je ne suis donc pas assez heureux pour obliger miss Anville, elle ne sera pas surprise que je cherche à m’obliger moi-même ; et si mon projet n’obtient pas l’approbation de celle pour qui il étoit formé, je l’abandonne, puisque de tout côté j’y trouve du désavantage ».

Nous gardâmes tous deux le silence pendant un moment ; j’aurois été fâchée de voir échouer un plan qui rompoit si efficacement les mesures du capitaine, et en même temps je ne voulus point désobliger sir Clément. Peut-être, sans les remontrances de madame Mirvan, aurois-je accepté sa proposition sur le champ. Cependant, comme il insistoit sur une réponse, je lui dis d’un ton ironique : « J’aurois cru, monsieur, que la haute idée que vous attachez à vos services suffiroit pour vous dédommager ; mais, puisque je me suis trompée, il faut bien que je vous en remercie moi-même. En voilà assez, j’espère, pour vous contenter.

« La plus aimable des femmes », reprit-il… mais je ne lui laissai pas le temps d’achever, et je me retirai promptement.

Miss Mirvan ne tarda pas à m’informer que sir Clément venoit de recevoir une lettre qui l’obligeoit à partir sans délai, que sa chaise étoit même déjà commandée. Je crus devoir la mettre au fait des raisons qui donnoient lieu à ce prompt départ. Je n’ai point de secret pour cette aimable fille, et c’est de bien bon cœur que je l’ai choisie pour ma confidente.

Au dîné nous nous apperçûmes tous de l’absence de sir Clément ; car, malgré la légèreté de sa conduite à mon égard, je dois avouer qu’il est de bonne société et d’un commerce agréable. Le capitaine sur-tout est désolé d’avoir perdu le compagnon de ses exploits ; il ne dit plus le mot. Madame Duval, au contraire, qui commence à reparoître en public, est enchantée de ne plus voir un de ses puissans antagonistes.

On nous a rapporté l’argent que nous avions laissé en dépôt chez le fermier. Combien de peines et de soins il doit en avoir coûté au capitaine pour tramer cette entreprise scandaleuse ! Mais il court grand risque d’être découvert. Madame Duval a reçu ce matin une lettre de M. Dubois, et elle est fort intriguée de ce qu’il ne parle pas de son emprisonnement. Jusqu’ici elle s’imagine que son ami a ménagé ce silence, de peur que sa lettre ne fût interceptée.

Je n’ai pas trouvée une seule fois l’occasion de demander à sir Clément des nouvelles de mylord Orville ; il me semble qu’il en auroit bien pu dire un mot de son propre chef. Il est singulier aussi que madame Mirvan n’ait pas pensé à s’informer de ce cavalier, auquel elle a fait cependant une attention particulière.

Maintenant toutes mes idées se tournent involontairement vers cette réponse que nous attendons de Paris. La visite de sir Clément a du moins contribué à me distraire, dans un moment où j’avois besoin de dissiper mes chagrins, je dois donc lui savoir gré de ce qu’il a si bien pris son temps. Adieu, mon cher monsieur.