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Évelina/Lettre 51

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 19-33).


LETTRE LI.


Suite de la lettre d’Évelina.

Je viens de recevoir, de la part de M. Macartney, une lettre des plus intéressantes, et je vous l’adresse, mon cher monsieur, persuadée que la lecture vous en fera plaisir. J’ai lieu, plus que jamais, de me réjouir de ce que j’ai fait pour cet étranger.

M. Macartney à miss Anville.

Madame,

Permettez que l’étranger infortuné que vous avez retiré avec tant de générosité du bord du précipice, vienne, pénétré du sentiment de la plus parfaite reconnoissance, vous offrir, madame, ses très-humbles actions de grâces, et vous demander pardon de l’effroi qu’il vous a causé.

Vous m’ordonnez de vivre ! je le puis maintenant, car je ne suis plus pressé de quitter le monde depuis que votre cœur compatissant a daigné soulager ma misère, depuis que j’ai la persuasion de ne plus être confondu dans la foule des malheureux.

La bonté avec laquelle vous vous êtes intéressée à ma situation, me donne lieu de croire que peut-être vous ne seriez point fâchée, madame, d’être informée des motifs qui m’ont conduit au coup désespéré que votre présence a détourné, je dirai presque par un miracle. Je vous dois le récit de mes malheurs ; mais comme les détails dans lesquels je vais entrer pourroient révéler des secrets importans, je vous supplie de les regarder comme sacrés, malgré la précaution que j’ai prise de ne nommer personne.

Je suis né en Écosse, où j’ai été élevé par les soins d’une mère, Anglaise d’origine, et qui n’avoit point de parens dans ma patrie. Je fus l’objet de toute sa tendresse. Elle me disoit souvent que la vie retirée que nous menions, et notre éloignement de sa famille, provenoient d’une mélancolie invincible, dans laquelle l’avoit jetée le décès de mon père, mort subitement peu de temps avant ma naissance.

J’ai fait des études à Aberdeen, où je me liai d’amitié avec un jeune homme fort riche ; liaisons que j’envisageai comme le premier bonheur de ma vie, et qui devinrent pour moi une source de chagrins. Mon ami étant sur le point de quitter l’académie, se disposa à voyager, et il fallut nous séparer. J’étois destiné à l’église, et je n’avois d’autre fortune que celle que je pouvois acquérir par mes talens ; je n’osois donc pas même former le projet de l’accompagner. Il est vrai qu’il se seroit fait un plaisir de me défrayer ; mais un pareil arrangement ne s’accommodoit guère avec mes principes : j’attachois trop de prix à l’amitié, pour en ravaler la dignité par des obligations pécuniaires.

Nous entretînmes pendant deux ans une correspondance suivie, dans laquelle nous nous confiâmes tous nos secrets. Mon ami ayant achevé ses courses, m’écrivit de Lyon qu’il alloit retourner en Angleterre, et me pressa de venir le joindre à Paris, où il se proposoit de faire quelque séjour. Le désir de le revoir après une si longue absence, m’engagea à solliciter le consentement de ma mère : elle eut l’indulgence de souscrire à ma demande ; elle parvint à fournir aux frais de mon voyage, et je partis pour la France.

Le moment où j’embrassai cet ami de cœur fut le plus heureux de ma vie. Il m’introduisit dans plusieurs bonnes maisons ; et les six semaines que j’avois destinées à mon absence, étoient écoulées sans que je m’en fusse apperçu. Je dois avouer cependant que la société de mon ami n’étoit pas le seul sujet de ma félicité. Je fis la connoissance d’une demoiselle, fille d’un Anglais de distinction, et je pris avec elle des engagemens dont je lui jurai mille fois l’éternelle durée. Elle sortoit justement du couvent, où elle avoit été mise fort jeune ; et, quoique née en Angleterre, elle ne parloit pas même la langue de son pays. Sa figure et son caractère étoient également aimables ; mais ce qui me la rendit sur-tout infiniment chère, ce fut la générosité avec laquelle elle s’offrit à renoncer en ma faveur aux plus belles espérances.

Le moment de mon départ étant arrivé, l’idée terrible de quitter l’objet de ma tendresse m’affligeoit nuit et jour. Je n’eus pas le courage d’informer son père de nos liaisons. Il pouvoit se flatter raisonnablement de procurer à sa fille un établissement avantageux, et il n’auroit pas manqué de rejeter avec mépris l’offre de ma main. En attendant, je conservois un libre accès dans la maison ; ma maîtresse y étoit confiée à la direction d’une vieille gouvernante, que j’avois réussi à mettre dans mes intérêts.

Enfin, un jour que son père étoit sorti, il rentra l’après-dînée au moment où nous y pensions le moins ; et c’est l’époque de la misère à laquelle j’ai été depuis en proie. Il avoit vraisemblablement écouté notre conversation ; car il se jeta dans la chambre en furieux. Mais quelle fut la scène qui suivit ! — Honteux de mes complots clandestins, convaincu de mes torts, il me fallut endurer les reproches les plus insultans. À la fin, pourtant, ses emportemens lassèrent ma patience, — Il me donna les épithètes de gueux, de lâche Écossais. Je pris feu à ces mots, et je tirai l’épée : lui, tout aussi alerte que moi, se mit en défense. Je n’avois point affaire à un vieillard, mais à un homme dans toute la vigueur de l’âge, et capable de me tenir tête. En vain sa fille implora sa clémence, en vain tâchai-je de réprimer ma colère pour le calmer : il continua ses reproches ; ma personne, ma patrie, furent chargées d’opprobres et d’ignominie. Je ne pus plus contenir ma rage : nous nous battîmes, et je le blessai dangereusement.

J’étois au désespoir de ce qui venoit d’arriver. La jeune demoiselle s’évanouit ; la duègne, attirée par le bruit, me pressa de prendre la fuite, et promit de m’informer des suites de cet événement. Le tumulte qui s’éleva dans la maison, m’avertit que je n’avois plus de temps à perdre ; je m’éclipsai, agité d’un trouble inexprimable.

Il étoit impossible que cette aventure demeurât cachée ; j’en fis la confidence à mon ami. Vers minuit, la duègne vint me rapporter que son maître étoit en vie, et que l’évanouissement de sa jeune maîtresse n’avoit point eu de suite. Mon éloignement devint d’une nécessité absolue ; la duègne promit d’informer mon ami de la tournure que cette fâcheuse affaire pourroit prendre, et elle s’engagea de me faire parvenir des lettres par son canal. Dans ces circonstances, je quittai Paris ; les soins de mon ami favorisèrent mon départ, et j’arrivai en Écosse. J’aurois préféré de m’arrêter en chemin, pour être plus à portée de recevoir les nouvelles qui m’intéressoient ; mais le mauvais état de mes finances me priva de cette satisfaction.

Ma situation déplorable n’échappa point à la pénétration de ma mère. Elle insista pour savoir les motifs de mon chagrin. Je ne pus me refuser à ses instances, et je lui fis un récit fidèle de tout ce qui s’étoit passé. Elle m’écouta avec une émotion visible ; je lui nommai les personnes, et son effroi augmenta. Enfin, quand j’arrivai à la catastrophe, quand je lui dis que j’avois renversé mon adversaire, elle s’écria : « Ah ! mon fils, vous avez tué votre père » ! et dans le même instant elle tomba sans connaissance à mes pieds. Je n’essaierai point, madame, d’achever ce tableau cruel ; un cœur tel que le vôtre me dispensera aisément une tâche aussi pénible. Dès que ma mère eut repris l’usage de ses sens, elle me raconta des événemens qu’elle avoit espéré de couvrir à jamais d’un voile impénétrable. Hélas ! ce n’étoit point la mort qui lui avoit enlevé mon père. — Lié avec elle par les seuls liens de l’honneur, il l’avoit abandonnée. — Notre établissement en Écosse n’étoit point l’effet du choix de ma mère : — elle y avoit été reléguée par une famille justement irritée. Pardonnez, madame, si j’abrège cette narration.

Je succombai sous le poids de ma misère, et je passai une semaine entière dans un délire perpétuel. Ma mère étoit encore plus à plaindre que moi : elle ne mit point de frein à sa douleur, se reprochant sans cesse le danger auquel sa trop grande réserve m’avoit exposé. Après bien des efforts, je repris une assiette un peu plus tranquille ; mais ce repos fut bientôt troublé par d’autres inquiétudes, je ne recevois point de lettres de Paris, et quoique ce retard pût être causé par les vents contraires, il me paroissoit insupportable ; vingt fois je fus sur le point de retourner en France à tout hasard. Enfin il arriva une malle qui me remit plusieurs lettres à la fois ; elles m’apportèrent des nouvelles capables de diminuer du moins mes chagrins les plus accablans : j’appris que je n’avois pas consommé l’horreur du parricide ; que mon père étoit en vie ; que dès que sa guérison seroit achevée, il se proposoit de faire un voyage en Angleterre pour y conduire ma malheureuse sœur, qui devoit se retirer chez une de ses tantes.

Je résolus aussi-tôt d’aller au-devant d’eux à Londres, de révéler à mon père irrité le secret de cette terrible aventure, et de le convaincre par-là qu’il n’avoit plus rien à craindre du choix fatal de sa fille. Ma mère goûta ce projet, et me munit d’une lettre qui attestoit la vérité de mes assertions. Comme je n’avois pas le moyen de fournir largement aux frais du voyage, je fis ma route de la manière la moins coûteuse. Je me logeai dans un petit réduit, — que vous avez eu occasion de voir, madame, et je me mis en pension chez mes hôtes.

C’est ici que je languissois dans l’attente de ma famille ; mes espérances furent trompées, et je compris que j’avois fait une nouvelle imprudence en quittant aussi brusquement l’Écosse. Mon père étoit retombé malade après avoir été guéri de sa blessure, et au bout de six semaines j’appris par une lettre de mon ami que le voyage avoit été différé pour quelque temps.

Mes finances étoient presque épuisées, et je me vis obligé, malgré moi, de recourir encore à ma mère pour la prier de m’aider à retourner en Écosse. Hélas ! la réponse que je reçus n’étoit point de sa main ; — une dame qui, pendant plusieurs années, avoit été sa compagne, m’écrivit que son amie avoit été attaquée d’une fièvre maligne, et que nous avions eu le malheur de la perdre.

Vous jugerez aisément, madame, de l’impression que devoient produire sur moi tant de coups redoublés.

La dame dont je vous parle m’adressoit une lettre que ma mère avoit écrite pendant sa maladie, avec beaucoup de difficulté, à un de nos proches parens ; elle y dépeignoit ma situation avec une tendresse vraiment maternelle, et elle supplioit ce parent d’employer ses bons offices pour me procurer une place. Mais j’étois tellement abattu sous le poids de mes malheurs, que je laissai écouler plus de quinze jours sans penser à remettre la lettre à son adresse. J’y fus contraint par nécessité. Je me pourvus d’un habit de deuil, afin de paroître décemment ; je me mis en devoir de chercher mon parent : on me dit qu’il étoit hors de ville.

Dans cet état désespéré, mon orgueil, qui jusqu’ici s’étoit roidi contre l’adversité, commença à plier, et je me décidai à réclamer les secours de l’ami qui m’avoit offert mille fois ses services. Je les avois toujours rejetés, et même dans ma triste situation j’attendis encore une semaine entière, avant que de me résoudre à lui envoyer une lettre, que je regardois comme le tombeau de mon indépendance, tant il est difficile de se défaire des principes, ou, si vous voulez, des préjugés qu’on a une fois contractés.

Enfin, réduit à mon dernier escalin, harcelé de la manière la plus insolente par mes hôtes, mourant presque de faim, je cachetai ma lettre, et je sortis pour la mettre à la poste. Mais M. Branghton et son fils m’assaillirent dans leur boutique ; ils m’insultèrent grossièrement, me menacèrent de me jeter en prison, si je ne les satisfaisois incessamment. Leur dureté me perça le cœur ; je les priai de prendre patience jusqu’au lendemain, et je les quittai dans un accablement difficile à exprimer.

Je réfléchis alors que ma lettre arriveroit trop tard pour me sauver de l’ignominie dont j’étois menacé ; je la déchirai, et à peine pus-je prendre sur moi de prolonger d’une minute ma malheureuse existence.

Dans le désordre de mon esprit, je conçus l’horrible dessein de faire le métier de voleur de grand-chemin ; je retournai au logis pour travailler à l’exécution de ce projet ; je ramassai celles de mes nippes dont je pouvois me passer le plus aisément, je les vendis, et j’achetai, de l’argent que j’en tirai, une paire de pistolets, de la poudre et des balles. Mon intention n’étoit pas cependant d’employer ces armes contre les passans que je me proposois d’attaquer ; je ne voulois m’en servir que pour les effrayer, ou même pour me délivrer d’une punition infamante, au cas que j’eusse le malheur d’être arrêté. Mon intention étoit de me procurer l’argent nécessaire pour payer M. Branghton, et pour retourner en Écosse ; après quoi je me flattois de découvrir, par les papiers publics, les personnes que j’aurois dépouillées, et de leur restituer ce que je pourrois leur avoir enlevé. Projet également horrible et insensé !

Incapable de commettre une bassesse, je n’envisageois qu’en tremblant l’exécution de mon plan ; je me soutenois à peine en rentrant chez moi : les Branghton ne s’apperçurent point de mon trouble.

Je termine ici mon récit ; vous savez, madame, mieux que moi, ce qui s’est passé dans la suite. Mais pourrois-je jamais oublier ce moment, où, prêt à commettre le crime, je disposois ces armes qui étoient destinées, ou à ravir le bien d’autrui, ou à me donner la mort, vous vous précipitâtes dans ma chambre, pour retenir mon bras ! Ce moment étoit auguste ! Le doigt de la providence sembloit me séparer encore de l’éternité ! Vous me parûtes un ange descendu des cieux ! Mon désordre, et, s’il m’est permis de l’ajouter, la beauté éclatante de votre figure, contribuèrent à rendre l’illusion complète.

Maintenant, madame, après m’être acquitté de la tâche qui m’étoit imposée envers vous, il m’en reste une à remplir qui me dédommagera de ce que la première a de pénible ; c’est de vous remercier, autant que je le puis, de votre bienfait généreux : soyez sûre que j’en ferai un bon usage. Vous avez dessillé mes yeux ; je reconnois le faux orgueil qui m’a guidé jusqu’ici : à quel excès ne m’a-t-il point conduit ? Je méprisois les secours d’un ami, tandis que j’étois résolu de recourir aux moyens les plus déshonorans pour en extorquer d’un inconnu, aux risques de le réduire par-là à une situation aussi misérable que la mienne ! et dans le moment même où vous m’offrîtes vos bienfaits, quel combat cruel, n’eus-je pas à soutenir, avant que de me résoudre à les accepter ? Tels sont les sentimens avec lesquels je reçus vos dons.

J’ai remis entre les mains de M. Branghton une bague que je tiens d’une mère, dont le souvenir m’est infiniment cher : ce bijou garantit le montant de ma dette. Le présent que vous m’avez fait, madame, suffira pour mon entretien, jusqu’à ce que je reçoive des nouvelles de mon ami, auquel je viens d’écrire. Le parent que j’attends ici ne sauroit, d’ailleurs, différer son retour de long-temps.

Il y auroit de l’extravagance à vous dire, madame, que j’acquitterai jamais la dette que j’ai contractée envers vous ; je n’en suis point capable ! Le service que vous m’avez rendu est de nature à rendre toute rétribution impossible ; c’est par vous que j’ai repris l’usage de ma raison ; vous m’avez appris à vaincre ces passions qui me l’avoient ôtée ; et si dorénavant je ne puis point éviter les calamités, je saurai du moins les supporter en homme ! Ma gratitude pour vos bontés sera sans bornes ; mais permettez en même temps que j’envisage comme une avance l’argent que vous m’avez remis, et que je m’engage de vous le restituer quand je le pourrai.

Je suis, madame, avec le plus profond respect et une entière reconnoissance, &c.

J. Macartney.