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Évelina/Lettre 53

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Évelina (1778)
Maradan (2p. 44-53).


LETTRE LIII.


Suite de la Lettre d’Évelina.
Berry-Hill, 28 mars.

Excédée d’ennui et de mauvaise humeur, incapable de toute application quelconque, je ne sus faire rien de mieux, après avoir fini ma lettre d’hier, que de regarder par la fenêtre : j’y attendois tranquillement l’instant où il plairoit à madame Duval de m’appeler à son déjeûné, quand tout-à-coup l’apparition d’un équipage brillant me réveilla de mon indolence. Je vis en même temps mylord Orville qui mit la tête à la portière, et je me retirai aussi-tôt ; mais ce ne fut pas, je crois, sans avoir été remarquée : du moins la voiture tourna vers notre maison.

J’étois très-mal à mon aise, — l’idée de recevoir seule le lord Orville, — la persuasion où j’étois qu’il ne venoit que chez moi, — mon désir de lui expliquer la malheureuse aventure d’hier, — la mortification que me donnoit ma situation actuelle ; — toutes ces réflexions se présentèrent à la fois à mon esprit, et me préparèrent mal à la visite qui m’arrivoit.

Je m’étois attendue que le lord se feroit annoncer ; mais la servante, peu accoutumée au cérémonial, vint me dire qu’il y avoit en bas un grand seigneur dont elle avoit oublié le nom, et qui demandoit à me parler : en même temps je vis entrer mylord Orville lui-même.

Si du temps où je vivois encore dans le cercle du beau monde, j’ai admiré les manières distinguées et le bon goût de ce gentilhomme, je vous laisse à juger, monsieur, combien il devoit me frapper davantage, aujourd’hui où je me vois reléguée dans une classe de gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est que politesse ou bienséance !

Je suis sûre que je reçus le lord assez gauchement, et cela est facile à comprendre : le rôle que j’avois à jouer devant lui n’étoit ni aisé, ni brillant. Après les premiers complimens d’usage, il me dit : « Je m’estime heureux de trouver miss Anville chez elle, et, ce qui m’est bien plus agréable encore, de pouvoir lui parler sans témoins ».

Je lui fis une révérence ; il m’entretint alors de madame Mirvan, de mon séjour à Londres, et de quelques autres sujets indifférent, qui me laissèrent heureusement le temps de me remettre ; après quoi il entama la conversation.

« Si miss Anville me permet de passer quelques minutes avec elle, je prendrai la liberté de l’informer du principal motif de ma visite ».

Nous prîmes des siéges, et il continua ainsi :

« Je ne sais comment justifier la franchise avec laquelle je vais vous parler ; — mais, madame, je me repose uniquement sur votre bonté : elle m’excusera mieux que je ne pourrois le faire moi-même ».

Je lui répondis par une inclination de tête :

« Je serois au désespoir de passer pour indiscret, et cependant j’en cours les risques ».

« Vous indiscret ! non, mylord, la chose est impossible ».

« Votre indulgence, madame, m’inspire du courage, et je vais m’expliquer sans détour ».

Il s’arrêta de nouveau. J’étois trop attentive pour penser à l’interrompre. Enfin il baissa les yeux, et d’une voix timide et entrecoupée ; il me dit : « Ces dames avec lesquelles je vous vis hier, les connoissiez-vous déjà ? et vous êtes-vous jamais trouvée dans leur société » ?

« Non, mylord ; je les ai vues pour la première et la dernière fois ».

Nous nous levâmes tous deux, et il ajouta d’un ton très-affectueux : « Pardonnez, madame, ce que ma question peut avoir de trop brusque ; mais je ne savois pas trop comment amener cette matière : je n’ai d’autre excuse à alléguer que mon estime pour madame Mirvan, et l’intérêt sincère que je prends à votre propre bonheur. Malgré cela, peut-être, j’ai été trop loin ».

« Je suis très-sensible, mylord, à l’honneur que vous me faites ; mais… ».

« Permettez-moi madame, de vous assurer qu’il n’est pas dans mon caractère de m’ingérer à donner des avis. Je n’aurois point risqué de vous déplaire, si je n’avois été persuadé que vous pensez trop bien pour vous offenser sans raison ».

« Non, mylord, je ne me crois point offensée ; mais je suis affligée de me voir dans une situation malheureuse, qui m’oblige à recourir à des explications également pénibles et humiliantes ».

« Madame, c’est sur moi que doivent retomber tous vos chagrins, si j’ai pu vous en causer : je n’ai point cherché d’explication, puisque je n’avois point de doute. Miss Anville ne m’a pas compris, et elle se fait du tort à elle-même. Souffrez que je vous dise à cœur ouvert, dans quelle intention je suis venu ici».

Nous reprîmes nos places, et je le laissai continuer.

« J’avoue sans peine que j’ai, été excessivement surpris de vous rencontrer hier au soir avec deux femmes, qui assurément ne méritoient pas l’honneur de se trouver avec vous ; il ne me fut pas aisé de deviner par quel étrange accident vous étiez tombée en aussi mauvaise société : cependant, malgré mon incertitude, je ne me suis point permis la moindre conjecture à votre désavantage ; j’étois sûr que vous n’aviez aucune idée du caractère de ces femmes, et j’ai partagé les regrets que vous auriez lorsque vous les connoîtriez de plus près. En attendant, je n’aurois point osé vous en parler avec tant de franchise ; je ne vous aurois point entretenue de mon propre chef sur un sujet aussi délicat, si je ne savois combien la crédulité est compagne de l’innocence ; je craignois qu’on ne vous trompât. Un certain sentiment auquel je n’étois pas le maître de résister, m’a pressé de vous avertir d’être sur vos gardes ; mais je ne me pardonnerois point la liberté que j’ai prise, si j’avois eu le malheur de vous faire de la peine ».

L’orgueil que sa première question m’avoit inspiré, fit place actuellement à une plus douce émotion ; et, pénétrée de reconnoissance, je lui racontai ingénument, le mieux que je pus, de quelle manière j’avois joint ces deux malheureuses. Il écouta mon récit avec une attention si obligeante, y sembla prendre tant d’intérêt, et me remercia dans des termes si polis, de ce qu’il appeloit ma condescendance, que je rougis presque de lever les yeux sur lui.

Peu après la servante vint me dire que le déjeûné m’attendoit dans la chambre de madame Duval.

Le lord se leva aussi-tôt : « Je crains, dit-il, que ma visite n’ait été trop longue ; mais qui, à ma place, auroit pu être moins indiscret » ? Puis, prenant ma main, et la pressant contre ses lèvres, il ajouta : « Miss Anville me permet-elle de sceller ainsi ma paix » ? Et il se retira.

Généreux mylord Orville ! quelle conduite désintéressée ! quelle délicatesse dans ses procédés ! il cherche à me donner de bons conseils, et il craint en même temps de blesser ma sensibilité ! — Dois-je regretter encore l’aventure de Marybone puisqu’elle m’a valu une visite si agréable ? Eussé-je été mille fois plus humiliée ! eussé-je essuyé des alarmes bien plus vives ! — une telle marque d’estime (car j’ose l’appeler ainsi) de la part de mylord Orville, suffiroit pour compenser toutes mes peines.

En effet, mon cher monsieur, ma situation actuelle exigeoit quelque consolation ; d’autant plus que depuis sa visite il est survenu deux nouveaux incidens, qui, vraisemblablement, me susciteront encore des embarras.

Pendant le déjeûné, madame Duval me demanda si j’aimerais à me marier, et elle ajouta que M. Branghton lui avoit proposé une alliance entre son fils et moi. Surprise et choquée d’une pareille ouverture, j’assurai madame Duval que si M. Branghton pensoit sérieusement à moi, il perdoit son temps.

« J’avois moi-même, répliqua-t-elle ; d’autres vues pour vous, et c’est dans cette intention que j’espérois de vous conduire à Paris ; mais puisque ce projet rencontre tant de difficultés, il me semble que vous ne sauriez mieux faire que d’accepter le parti qui se présente aujourd’hui : vous m’appartenez l’un et l’autre, je vous laisserai mon bien, et de cette façon je vous aurai pourvus tous deux ».

Je la suppliai de ne point suivre un plan incompatible avec mes idées, puisqu’à mes yeux le jeune Branghton étoit un personnage absolument insupportable : mais elle continua ses exhortations et ses réflexions, sans faire, selon sa coutume, la moindre attention à mes objections. Elle me recommanda, du ton le plus impérieux, de tenir le jeune Branghton en suspens ; qu’il ne falloit ni accepter, ni rejeter son offre, jusqu’à ce qu’elle pût voir ce qu’il y auroit à faire pour moi : elle observa d’ailleurs que le jeune homme avoit déjà été tenté souvent de me déclarer lui-même ses intentions ; mais que n’en ayant pas le courage, il l’avoit priée de préparer les voies.

Je ne me fis pas le moindre scrupule de lui avouer mon aversion pour une semblable proposition ; mais mes représentations furent inutiles, et elle finit comme elle avoit commencé, c’est-à-dire, en me disant qu’il faudroit bien me résoudre à l’épouser, si je ne trouvois pas mieux.

Je suis décidée à ne prendre conseil, dans cette ridicule affaire, que de moi-même ; et au fond elle ne m’inquiette guère.

Un autre sujet de mécontentement me vient de la part de M. Dubois, qui, à ma grande surprise, saisit cette après-dînée le moment où madame Duval étoit absente, pour me glisser un billet.

Cet écrit renferme une déclaration non équivoque de son attachement pour moi. M. Dubois y dit, qu’il n’auroit jamais eu la présomption de me faire cet aveu, s’il n’avoit appris par madame Duval qu’elle destinoit ma main au jeune Branghton, — alliance dont l’idée lui paroissoit insoutenable. Il me supplie d’excuser sa témérité, me fait mille protestations d’un respect inviolable, et s’en remet, pour la décision de son sort, au temps et à ma compassion.

Cette démarche de M. Dubois me fait une vraie peine : j’avois si bonne opinion de lui ! En attendant, il ne me sera pas difficile de le rebuter. Madame Duval ne saura rien du billet ; elle n’en seroit pas trop contente, à ce que je crois.