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Évelina/Lettre 81

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (2p. 345-352).


LETTRE LXXXI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, 12 novembre.

Voici, monsieur, la copie d’une lettre qui m’a été rendue ce matin de la part de sir Clément Willoughby.

À miss Anville.

« J’apprends dans ce moment la nouvelle de votre prochain mariage avec mylord Orville. On me dit même que tous les préparatifs en sont déjà faits.

» Ne me croyez pas assez imbécille pour oser prétendre à renverser ce projet. Non, je n’en ai pas la folie. Mon intention n’est que d’expliquer les véritables circonstances d’un événement assez singulier qui peut vous avoir inspiré des soupçons que je serois bien aise de dissiper.

» La conduite inconsidérée que j’ai tenue dans notre dernière entrevue, vous aura déjà fait deviner que je suis l’auteur de la lettre dont il étoit question. Pour ne vous laisser rien ignorer à ce sujet, j’aurai l’honneur de vous avouer que celle que vous avez adressée ci-devant à mylord Orville, tomba par hasard entre mes mains.

» Jamais passion n’égala celle dont j’ai brûlé pour vous ; la violence de mon amour suffiroit pour me servir d’excuse ; mais je ne veux point m’en tenir à une simple défaite, il faut une justification plus complète pour une action, qui, au premier coup-d’œil, semble désavantageuse à mon honneur.

» Il fut un temps où mylord Orville, — ce même Orville, que vous allez rendre le plus heureux des mortels, m’avoit donné à entendre qu’il ne vous aimoit point, — et ce qui est bien plus, — qu’il étoit loin de rendre justice à votre mérite.

» Telle étoit l’idée que j’avois prise de ses sentimens, lorsque j’eus l’occasion d’intercepter la lettre que vous lui aviez destinée. Je ne prétends pas faire l’apologie des moyens que j’ai mis en usage pour me la procurer, ni pallier la liberté que je me suis permise d’en rompre le cachet ; — je n’écoutois que mon excessive curiosité, il m’importoit de savoir dans quels termes vous étiez avec lui.

» Cependant la lettre fut entièrement inintelligible pour moi ; son contenu ne fit qu’augmenter mon embarras.

» Je n’étois pas homme à rester tranquillement dans l’incertitude, et je résolus d’éclaircir mes doutes, à tout hasard ; je pris donc le parti de vous faire réponse au nom de mylord Orville.

» Je ne veux point vous déguiser les motifs qui m’ont décidé, quoique je prévoie que, par cet aveu, j’achèverai d’encourir votre disgrace.

» En un mot, je supprimai votre lettre, pour ne pas donner à mylord Orville une nouvelle preuve de vos talens ; et je vous écrivis dans un style qui me paroissoit propre à vous faire perdre le goût de cette correspondance.

» Je prévois tous les commentaires qu’on pourra faire sur ce texte. Mylord Orville se croira peut-être offensé, mais heureusement je me soucie peu de son opinion, et d’ailleurs je n’ai point entrepris cette lettre pour lui faire des excuses, mon intention n’étoit que de vous informer des raisons qui m’ont fait agir.

» Je me propose, de quitter l’Angleterre la semaine prochaine. Si dans cet intervalle mylord Orville avoit encore des ordres à me donner, je m’en chargerois volontiers. Je ne dis point ceci pour le défier ; « — au contraire, si c’étoit-là mon idée, je rougirois de la lui présenter par une voie indirecte : — mais, du moins, si vous lui montrez cette lettre, il verra que, si je sais excuser ma conduite, je crains tout aussi peu de la défendre.

Clément Willoughby ».

Voilà un écrivain qui s’annonce avec fierté. Qu’en dites-vous, monsieur ? Que pensez vous de ce mélange de petitesse et de témérité ? À quels excès ne mènent pas les passions, lorsqu’elles ne sont point gouvernées par la raison ! Sir Clément sait qu’il en a mal agi, et cette même fureur qui l’a porté à contenter une curiosité indiscrète, l’engage aujourd’hui à risquer sa vie plutôt que de convenir de ses torts. C’est encore à son orgueil que j’attribue le style grossier de sa lettre : il est piqué au vif de mon indifférence, et il n’a ni assez de délicatesse, ni assez de courage pour cacher son mécontentement.

Je n’ai pas jugé à propos de montrer cette lettre à mylord Orville, et même j’ai cru qu’il seroit prudent d’informer sir Clément de cette précaution. Pour cet effet, je lui ai répondu par le billet suivant :

À sir Clément Willoughby.
« Monsieur,

» La lettre qu’il vous a plu de m’écrire, me paroît si peu propre à être mise sous les yeux de mylord Orville, que j’ai cru vous rendre service en la serrant soigneusement ; vous pouvez compter que je n’en ferai jamais usage. Au reste, je ne garde nulle rancune de ce qui s’est passé ; seulement je dois vous prévenir que je n’attends plus de vos lettres par aucune voie quelconque, directe ou indirecte. J’ai lieu de me flatter que cette déférence vous coûtera d’autant moins, que votre esprit me paroît beaucoup trop agité pour vous permettre de continuer une correspondance.

» J’espère que vous rencontrerez toutes sortes d’agrémens dans le voyage que vous allez entreprendre, et je le souhaite de tout mon cœur ».

Ne sachant pas quel nom signer, je n’en ai pas mis du tout. Les préparatifs, dont parle sir Clément, continuent comme si nous avions déjà votre consentement. J’ai eu beau capituler ; mylord Orville dit, qu’au cas qu’il survienne des difficultés tout sera interrompu ; mais comme il espère n’avoir rien à craindre, il va son train, et ne doute pas un instant de votre approbation.

Nous avons eu cette après-dînée un entretien des plus intéressans, dans lequel nous nous sommes plu à remonter à la source de nos liaisons, depuis le moment de notre première connoissance. J’ai fait convenir Orville que mes inepties du bal de madame Stanley lui avoient donné de moi une très-petite idée ; mais il m’a assuré dans les termes les plus flatteurs, qu’aussi souvent qu’il m’a revue depuis, j’ai toujours paru de plus en plus à mon avantage.

Je ne lui ai pas caché non plus ma surprise, de ce que son choix étoit tombé sur une personne, à tous égards, si fort au-dessous de son rang et de son alliance ; et alors il m’a avoué que son premier plan avoit été, avant que de me parler de son amour, de faire des recherches plus exactes au sujet de ma famille, et sur-tout à l’égard de certaines gens avec lesquels il m’avoit vue à Marybone : qu’ensuite mon départ étoit survenu, et que, dans la crainte de me perdre, il avoit tellement perdu la tramontane, qu’il avoit laissé là les règles de la prudence pour ne prendre conseil que de son amour. Ce sont ses propres paroles ; et il m’a dit plus d’une fois que, depuis mon séjour à Clifton, il n’avoit plus balancé sur le parti qu’il vouloit suivre.

M. Macartney vient de me quitter, et c’est mon père qui l’a envoyé chez moi. Il étoit chargé de sa part, de m’assurer de toute sa tendresse, de toute sa bienveillance, et de s’informer si le changement prochain de mon état remplit tous mes vœux, ou s’il me reste encore quelque chose à desirer qu’il puisse faire pour moi. M. Macartney m’a remis en même temps un billet de mille livres sterlings, que je dois employer à mon usage particulier : mon père veut que je destine cette somme à m’équiper convenablement, selon le nouveau rang auquel je suis appelée.

Il est superflu de vous dire, monsieur, combien j’ai été sensible à cette marque de bonté ; j’en ai remercié mon père par écrit, et j’ai ajouté avec franchise, que sa tranquillité étoit ce qui m’intéressoit le plus à présent, et que lorsqu’elle lui seroit entièrement rendue, tous les desirs de mon cœur seroient satisfaits.