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Œuvres (Rimbaud)/Derniers vers/Nous sommes tes grands-parents

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Comédie de la Soif.

Œuvres, Texte établi par Paul Hartmann, Mercure de France (p. 120-126).



Nous sommes tes grands-parents,
les grands ;
couverts des froides sueurs
de la terre et des verdures.
Nos vins secs avaient du cœur.
Au soleil sans imposture
que faut-il à l’Homme ? boire…

Moi — Mourir aux fleuves barbares

Nous sommes tes grands-parents
des champs…
L’eau est au fond des osiers…
vois le courant du fossé
autour du château mouillé…
descendons en nos celliers :
Après, le cidre, ou le lait…


Moi — Aller où boivent les vaches

Nous sommes tes grands-parents :
tiens, prends
les liqueurs dans nos armoires.
Le thé, le café, si rares,
frémissent dans les bouilloires.
Vois les images ; les fleurs :
nous rentrons du cimetière…

Moi — Ah ! tarir toutes les urnes


Éternelles Ondines,
Divisez l’eau fine ;
Vénus ! sœur de l’azur.
Émeus le flot pur,

Juifs errants de Norwège
dites-moi la neige
anciens Exilés chers
dites-moi la mer…

Non, plus ces boissons pures,
ces fleurs d’eau pour verres ;
Légendes ni figures
ne me désaltèrent ;


chansonnier, ta filleule
c’est ma soif si folle ;
hydre intime, sans gueule,
qui mine et désole !


Viens ! les vins vont aux plages,
et les flots, par millions !
Vois le bitter sauvage
rouler du haut des monts ;

Gagnons, pèlerins sages,
l’absinthe aux verts piliers…

Moi — Plus ces paysages,
Qu’est l’ivresse, amis ?

J’aime autant, mieux, même,
pourrir dans l’étang,
sous l’affreuse crème,
près des bois flottants.


Peut-être un Soir m’attend
où je boirai tranquille
en quelque bonne ville,
et mourrai plus content :
Puisque je suis patient.


Si mon mal se résigne,
si jamais j’ai quelque or,
choisirai-je le Nord
ou les pays des vignes ?…
Ah ! songer est indigne

puisque c’est pure perte ;
et si je redeviens
le voyageur ancien
jamais l’auberge verte
ne peut bien m’être ouverte.


Les pigeons qui tremblent dans la prairie ;
le gibier, qui court et qui voit la nuit ;
les bêtes des eaux, la bête asservie ;
les derniers papillons ; ont soif aussi.

Mais fondre où fond ce nuage sans guide…
oh ! favorisé de ce qui soit frais,
expirer en ces violettes humides
dont les aurores chargent ces forêts.