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Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Épître à Ducis

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 383-388).

ÉPITRE À M. DUCIS

sur les mœurs nécessaires au poète[1].


 Tu n’as point de Sophocle affaibli le pinceau !
Cet auguste vieillard qui réclame un tombeau,
Et, par des fils ingrats exilé de son trône,
N’a plus d’autre soutien que le bras d’Antigone,

A reçu, dans les vers, le tribut de nos pleurs,
Et Paris, comme Athène, a senti ses douleurs.
Cythéron ! Cythéron ! que de fois ma pensée,
À travers tes rochers tristement élancée,
Sous le tombeau d’Œdipe ira s’ensevelir !
Quelles grandes leçons elle y peut recueillir !
Je le vois, consolé par sa seule innocence,
À la fureur des Dieux voué dès sa naissance,
Accepter le malheur comme un fardeau sacré
Que leur pouvoir impose ou retire à son gré,
Et faisant taire enfin sa plainte légitime,
Justifier le Ciel dont il est la victime.
Je vois comment la main de la Divinité,
Se dérobant dans l’ombre et dans l’éternité,
Vers ses destins divers pousse la race humaine,
Qui suit, les yeux fermés, la force qui l’entraîne.
Ainsi la Tragédie, en vers religieux,
Jadis aux spectateurs parlait du haut des Cieux,
À leur culte, à leurs lois les rappelait sans cesse,
Et leur rendait plus chers tous les lieux de la Grèce.
La Grèce en tous les temps, aux poëtes charmés,
Offrait des souvenirs, des tableaux renommés.
Là, tout les inspirait, et ces maîtres antiques
Ne trouvaient autour d’eux que des mœurs poétiques :

D’un peuple ami des arts ils étaient entourés.

 Mais nous, qui lentement par leur goût éclairés,
Chez des peuples nouveaux et sourds à l’harmonie,
Chantons sous un soleil moins propice au génie,
Où pouvons-nous chercher, trouver le feu divin ?
C’en est fait : aujourd’hui, le sublime écrivain,
Dédaigné par les rois, méconnu du vulgaire,
Parle au milieu du monde une langue étrangère.
Il ne voit près de lui, dans la société,
Que des faits sans éclat, des mœurs sans majesté ;
Et l’inspiration que cherche le poëte
Ne l’attend désormais qu’au fond de la retraite.
J’ai vu, dans les vallons des heureux Andelys,
Par les pas de Corneille autrefois ennoblis,
L’asile où ce grand homme évoquait sur la scène
De sa Rome au tombeau l’ombre républicaine.
Là, dans le fond d’un bois, sous un toit retiré,
De ses fils, de son frère il vivait adoré,
Et plein de ces vertus que son pinceau retrace,
Tranquille il reposait comme le vieil Horace :
Son âme s’élevait dans cet obscur séjour.
Cependant son rival, au milieu de la cour,
Moins fier que mesuré, plus noble qu’énergique,
Amollissait les tons de la Muse trafique.
C’est lorsqu’abandonnant et Versaille et Paris,
D’Athène et de Sol me il fouillait les débris,
C’est en interrogeant David, Sophocle, Homère.
Que Racine étendit son goût pur et sévère,
Qu’il montra plus de force, et n’en fut pas moins doux ;

C’est lorsqu’en ses foyers, citoyen, père, époux,
Aux plus simples devoirs sa grandeur s’humilie,
C’est près de ses enfants qu’il conçoit Athalie ;
Il négligeait Condé pour jouer avec eux ;
Mais ses fils à leur tour l’instruisaient dans leurs jeux
Et de plus près alors saisissant la nature,
De l’aimable Joas il leur dut la peinture.
L’ornement du grand homme est la simplicité.
Dirai-je que Voltaire a souvent regretté
De prodiguer sa gloire à ce monde frivole,
À ces cercles brillants dont il était l’idole ?
Mais lui-même à leur bruit il savait s’arracher ;
À Cirey, dans Sully, je le vois se cacher ;
Deux ans, loin de Paris, chez le libre insulaire,
Aux bords de la Tamise, il médite, et s’éclaire.
Et, non loin du Jura, cherche enfin le repos,
Que du Nord vainement lui promit le héros.
Et qui sait mieux que toi goûter la solitude,
Cher Ducis ? la nature est ta première étude.
Tu saisis quelques traits de sa simplicité
Dans ce tragique Anglais, sans doute trop vanté,
Mais qui plus d’une fois, par sa brute éloquence,
Au goût présomptueux ordonne le silence.
Avec lui de l’Écosse entrouvrant les tombeaux,
Ou des héros Danois perçant les vieux châteaux,
D’Hamlet et de Léar tu cours évoquer l’ombre.
Ta voix tonne, et Macbeth, sortant de la nuit sombre
À regret se réveille, et tremblant à ta voix,
Vient subir le remords une seconde fois.
C’est donc à toi qu’enflamme un tragique génie.

C’est au peintre touchant des pleurs de Mélanie,
À consolé encor la Tragédie en deuil,
Qui gémit sur Voltaire en cherchant son cercueil ;
Soutenez tous les deux sa gloire héréditaire.
Elle tourne ses pas vers le toit solitaire,
Où, plein des morts fameux, tu veilles dans la nuit ;
Elle t’y trouve seul méditant loin du bruit,
Entre Œdipe et Léar : et ton cœur digne d’elle
S’ouvre à l’enthousiasme et reçoit l’Immortelle,
Poursuis : du bel esprit dédaigne les clameurs ;
Ton génie honoré, que protègent tes mœurs,
A pris, sans le savoir, son touchant caractère
À côté de ta fille, à côté de ta mère.
Tu peignais Antigone, elle était sous tes yeux.
Trop heureux l’écrivain qui, comme ses aïeux,
Libre, et dans le secret d’une famille aimée,
Qu’honore sa vertu plus que sa renommée,
Peut dérober sa gloire à l’œil de ses rivaux,
Et lorsque le succès couronna ses travaux,
À sa tendre famille, où l’amour le rappelle,
Reporte ses honneurs qu’il partage avec elle !
Voilà la récompense, et dans tes doux loisirs
L’amitié de Thomas double encor tes plaisirs.
Tu rejoins dans les champs, dès la saison nouvelle
Ce sublime orateur qui peignit Marc-Aurèle,
L’Éloquence avant lui, déshonorant sa voix,
Vint mentir devant Dieu sur la tombe des Rois ;
Il rendit ses accents plus libres, plus austères ;
Et loin des vains partis, loin des sectes contraires,
Simple, il s’avance en paix vers la postérité,

Des ombres qu’il célèbre avec gloire escorté.
Du génie et des mœurs vous offrez les modèles ;
L’amitié réunit vos vertus fraternelles ;
Tous deux également vous honorez les arts.
Ah ! puissé-je de loin, guidé par vos regards,
Vous suivre, et mériter une gloire épurée,
Que l’intrigue jamais n’aura déshonorée,
Dont je puisse sans honte à mes yeux me couvrir,
Qui consacre mon nom, et le fasse chérir !

  1. Cette épitre, dans la version corrigée que nous donnons ici, est devenue assez différente de ce qu’elle était d’abord, lorsque Fontanes, dans toute la ferveur de la jeunesse, l’adressa à Ducis, au sortir d’Œdipe chez Adméte, le 15 février 1779. On y lisait des vers comme ceux-ci :

    Paris serait-il donc le séjour d’un poëte ?
    Paris où, tous les jours affligeant tes regards,
    Des scandales nouveaux déshonorent les arts ?
    Contemple ces Germains aujourd’hui nos modèles,
    De la simple nature interprètes fidèles,
    Qu’égale parmi nous le grand peintre des Mois :
    Ils habitent en paix la campagne et les bois.
    En extase égaré sur les Alpes antiques,
    Haller y célébrait les vertus helvétiques,
    Ou de sa Marianne, en des moments de deuil,
    D’un chant mélancolique honorait le cercueil…

    Si l’on joint à cette tirade enthousiaste l’envoi de la pièce suivante à Le Tourneur, on saisira d’un coup d’œil les plus grands écarts littéraires de la jeunesse de Fontanes : ils furent courts. Son germanisme, qui s’oubliait un moment jusqu’à Haller, n’alla jamais jusqu’à Goëthe. Quand il fit son voyage d’Angleterre, à la fin de 1785, il était déjà complètement revenu, et il écrivait à son ami Joubert, qui persistait dans certaines admirations romantiques : « Dans l’effervescence de la première jeunesse, j’ai pu me permettre des saillies un peu fortes ; mais le temps de la raison est venu. J’ai eu la plus grande admiration à seize ans pour les Soirées helvétiques et l’An deux mil quatre cent quarante ; pour me punir, il faudrait me condamner à lire ces deux ouvrages en ce moment. »