Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Grèce sauvée/Chant II

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 289-318).
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LA GRÈCE SAUVÉE.



CHANT DEUXIÈME.

LA GRÈCE SAUVÉE.


CHANT DEUXIÈME.


Les jeux interrompus. — Le dernier Spartiate, échappé des Thermopyles, Agénor, raconte la nouvelle du combat. — Sparte. — Léonidas, au temple des Parques, consulte la prêtresse. — Ses adieux à son épouse Amyclé. — Avant le combat, il sacrifie aux Muses. — Premier avantage des Grecs ; Léonidas, aidé de Minerve, triomphe de Tigrane soutenu d’Arimane. — Le premier combat cesse ; chant de Mégistias.


 Les jeux sont suspendus : la trompette éclatante
Autour de Thémistocle appelle sous sa tente
Tous les chefs dont la gloire a consacré le nom,
Pausanias, Eschyle, Aristide et Cimon.
Ils viennent : la douleur se peint sur leur visage ;
Le dernier Spartiate, échappé du carnage,
S’assied d’un air confus entre tous ces héros ;
On l’interroge, il pleure, et commence en ces mots :

 Infortuné ! ma gloire est désormais flétrie,
Je ne mérite plus de revoir ma patrie ;
Mon roi, tous mes amis, arrachés de mes bras,
Sont tombés noblement dans les champs du trépas ;
Et moi, je leur survis ! moi seul, je reste encore !

Du jour qu’ils ont perdu l’aspect me déshonore,
Trop heureux si bientôt, facile à mes souhaits,
La mort vient dégager les serments que j’ai faits !
Ombres de mes amis, j’ai juré de vous suivre !
Et puisqu’un Dieu jaloux m’ordonne encor de vivre
À la postérité je transmettrai du moins
Les exploits dont mes yeux ont été les témoins.
Je dirai vos vertus, votre illustre défaite :
Déjà de tous côtés la gloire les répète,
Tandis que, s’affligeant de trahir vos grands cœurs,
La victoire à jamais avilit vos vainqueurs.
Hélas ! dans l’avenir on me plaindra peut-être.

 Mon nom est Agénor, et Sparte m’a vu naître.
Là, je fus élevé sous la garde des lois,
Près de Léonidas, descendant de nos rois.
Enfant, il annonçait ses grandes destinées ;
Il m’aima, je l’aimai dès nos jeunes années ;
Deux frères sont unis d’un moins tendre lien,
Et lorsqu’assis au rang du premier citoyen,
Il prit de ses aïeux le sceptre héréditaire,
Je ne vis point son rang changer son caractère ;
Il régna : mais le roi fut toujours mon ami.
À peine sur le trône il était affermi,
Quand d’états en états l’agile renommée
Vint du fond de l’Asie, à l’Europe alarmée,
Raconter de Xerxès les vastes armements,
Et la terre attentive à ces grands mouvements.
Guerriers, est-il besoin qu’à vos yeux je retrace
Les projets du grand Roi, sa marche et son audace,

Et les monts et les mers, qu’à peine il put franchir,
Sous son sceptre orgueilleux s’indignant de fléchir ;
Et contre l’Hellespont ses vengeances bizarres,
Et deux mondes tremblant sous le poids des Barbares ?
Guerriers, c’est votre voix qui prévint nos revers :
Corinthe, qui s’assied sur les flots des deux mers,
Vous vit alors, au nom des cités de la Grèce,
Dans son Isthme assemblés, peser avec sagesse
Nos communs intérêts, nos dangers, nos destins ;
Delphes vous envoya ses oracles certains.
Alors, vous le savez, les haines s’apaisèrent. ;
Sur Thémistocle seul les regards s’attachèrent ;
De son ferme génie on rechercha l’appui,
Et les lâches conseils se turent devant lui.
Le danger révéla tout le prix d’un grand homme.
Souffrez qu’aux yeux des Grecs, de ce nom je vous nomme,
Thémistocle ! ma voix, qu’ils daignent avouer,
De Léonidas même apprit à vous louer.
La Grèce vous chargea du soin de sa défense ;
Une flotte, témoin de votre prévoyance,
Et de vos grands desseins assurant le succès,
Vers les rives d’Eubée alla chercher Xerxès.
Là, sur d’étroites mers pour lui seul dangereuses,
Il ne peut gouverner ses poupes trop nombreuses ;
Les mers l’ont combattu, la tempête a grondé :
Les écueils et les vents, tout vous a secondé.
Xerxès a vu des flots l’orageuse inclémence
Une seconde fois châtier sa démence ;
Il a maudit l’Eubée, et son orgueil surpris,
Ainsi que l’Hellespont, le couvre de débris.


 Tandis que vous armiez les rocs et la tempête
Contre un fol ennemi qui nous croit sa conquête,
Vers les monts de l’Œta, l’élite des guerriers
De la Grèce aux Persans dut fermer les sentiers.
À ce poste important c’est Sparte qu’on appelle,
Et le plus dangereux fut le plus digne d’elle.
Sparte reconnaissante accepta cet honneur :
Ce choix a fait sa gloire et combla mon malheur.

 Vous connaissez nos mœurs, nos antiques usages.
Lycurgue, le modèle et l’oracle des sages,
Voulut que ma patrie obéit à deux rois ;
Ils descendent d’Hercule, ils ont les mêmes droits :
Égaux par le pouvoir, égaux par la naissance,
Leur double autorité sagement se balance,
Et tous deux, à leur tour, guerriers ou magistrats,
Président à la paix ou marchent aux combats.
Sitôt qu’à nos tribus la Grèce tout entière
Eut confié le soin de garder sa frontière,
Léonidas, épris du nom de général,
Dispute à son collègue un honneur si fatal ;
Il l’obtient, on ignore à quel but il aspire :
Hélas ! contre ses jours en secret il conspire,
Il se dévoue : il sait, en guidant nos soldats,
Que ce rang fait sa perte, et qu’il marche au trépas.
Il avait des Dieux même appris sa destinée.

 Un jour, se dérobant à ma vue étonnée,
Il quitta son palais sans escorte et sans bruit.
Tout-à-coup sur ses pas l’amitié me conduit.

De Codrus, en marchant, il invoquait les mânes.
Je l’abordai non loin d’un bosquet de platanes,
Près du tombeau d’Aleman, de ce chantre fameux
Dont les vers sont encor le charme de nos jeux ;
Je le suis, il se tait, j’imite son exemple ;
En silence tous deux nous marchons vers ce temple
Qu’aux Parques autrefois ont voué nos aïeux,
Et que d’antiques pins cachent à tous les yeux.

 Ce temple à trois autels : là, seule et retirée,
Habite une prêtresse aux Trois Sœurs consacrée.
On dit que, s’y cachant au fond d’un souterrain,
Elle entend jusqu’au bruit de leurs fuseaux d’airain ;
Et que de l’enfer même entrouvrant les portiques,
Elle voit, aux clartés de trois lampes mystiques,
Le ciseau destructeur, dans les mains d’Atropos,
Retrancher d’un seul coup la trame des héros.
Sur un trépied de fer dans l’ombre elle est placée :
Elle y reste immobile, et son âme glacée
Ne s’émeut ni des pleurs, ni des dons des mortels ;
Leur encens prodigué meurt sur ses froids autels.
Jamais les passions n’ont changé son visage,
Et sa voix, qui du sort est le plus sur présage,
Exauce sans plaisir, refuse sans courroux
Les pâles suppliants qui pressent ses genoux.
Tout tremble en l’abordant : Léonidas sans crainte
Du triple sanctuaire a pénétré l’enceinte,
S’avance, et descendant par des sentiers secrets
Vers l’antre où du Destin sont cachés les décrets,
Ose, sur les dangers qui menacent la Grèce,

Consulter avec moi la fatale Prêtresse.
Nous ne la vîmes point, l’air troublé, l’œil en feu,
Frémir en haletant sous le souffle d’un Dieu ;
Sans trouble à ses regards l’avenir se dévoile.
Il est à ses côtés une magique toile
Qu’une invisible main développe sans bruit,
Et brise et recommence, et sans cesse détruit.
Des filles de l’enfer cette toile est l’ouvrage ;
On y voit de son sort la symbolique image ;
La navette infernale, y circulant toujours,
D’un labyrinthe obscur figure les détours,
C’est celui de la vie : un seul fil nous y guide.
Cependant la Prêtresse au monarque intrépide
Des merveilleux tissus interprète le sens,
Et fait entendre enfin ces funestes accents :
« Filez, Parques, filez, achevez votre trame,
« Léonidas est prêt, et Pluton le réclame ;
« Sparte qu’il va remplir du bruit de ses exploits,
« Pour sauver tous les Grecs, doit perdre un de ses Rois. »
Elle se tait : mon sang se glace à l’instant même ;
Je tombe dans les bras du grand homme que j’aime.
Lui seul reçoit l’arrêt sans changer de couleur ;
Et d’une austère voix condamnant ma douleur,
Il veut que je promette aux pieds des trois Déesses,
Par l’Érèbe et le Styx, par leurs eaux vengeresses,
Par l’éternelle Nuit, mère de l’univers,
De garder les secrets qui me sont découverts.
Je le jure, et gémis, et me force au silence.

 Nous quittons ce séjour d’où s’enfuit l’espérance ;

Je pleure, et tout-à-coup du plus grand des humains
Je baise avec respect les généreuses mains.
Hélas ! lui dis-je, au moins permets-moi de te suivre !
Il m’embrasse : à mon cœur son cœur ému se livre :
« Ô mon cher Agénor, tu seras près de moi,
« Je mourrai dans tes bras, je t’en donne ma foi ;
« Viens ; ma gloire est la tienne : ami, pourquoi ces larmes ?
« À toi seul, en tombant, je remettrai mes armes. »
Ainsi parle un héros, et sans rien dévoiler,
Au poste du péril il demande à voler ;
Des Éphores lui-même il gagne les suffrages,
Et de sa mort prochaine adorant les présages,
Il marche au-devant d’elle et presse son départ.
Du bataillon sacré, notre plus sur rempart,
Des plus grands citoyens il a choisi l’élite,
Et trois cents ont l’honneur de marcher à sa suite.
L’oracle trop fatal n’est connu que de moi.

 Mais sa chère Amyclé, fille du dernier roi,
Son épouse, entrevoit un funeste mystère ;
Elle veut découvrir ce qu’on cherche à lui taire.
Un soir, triste et pensive, au seuil de son palais,
Elle attend son époux qui, loin d’elle, à jamais
Doit fuir, doit s’exiler dès la prochaine aurore ;
Elle attend et gémit, et tout bas elle implore
Deux héros, dont les traits sur le bronze tracés,
Pour l’exemple des rois, en ce lieu sont placés :
C’est Alcide et Lycurgue, objets de nos hommages ;
Une mousse sacrée entoura leurs images ;
Alcide triomphant d’un lion abattu

Représente à nos yeux la force et la vertu :
Il nous apprend à vaincre ; et Lycurgue est l’emblème
De la loi qui commande à la force elle-même.

 Aux pieds des demi-dieux Amyclé soupirait,
Lorsque, seul avec moi, Léonidas parait ;
Nous quittions le sénat : la reine à notre vue
D’Hercule tout-à-coup embrassant la statue,
S’écrie : « Ô cher époux ! arrête, écoute-moi ;
« Par ce Dieu dont le sang m’anime comme toi,
« Par nos communs aïeux, par le chaste hyménée
« Qui depuis neuf printemps joint notre destinée,
« Par nos deux jeunes fils, après toi mon seul bien,
« Ouvre-moi tout ton cœur et ne me cache rien ;
« Des secrets d’un époux j’ai droit d’être informée.
« Ne sais-tu pas qu’ici Vénus même est armée,
« Et que, sans s’amollir dans l’ombre et le repos,
« Son sexe quelquefois marche auprès des héros ?
« Tu connais ma constance ainsi que ma tendresse ;
« Parle, Léonidas, ne crains point de faiblesse ;
« Je suis épouse et mère, et j’adore nos fils :
« Mais je descends d’Hercule, et Sparte est mon pays. »

 Léonidas se trouble, hésite et délibère
Entre les sentiments d’un monarque et d’un père,
Cède, et répond enfin ; « Généreuse Amyclé,
« Tu le veux, tout mon cœur te sera dévoilé.
« Rentre dans ton palais : son ombre solitaire
« De ce grand entretien doit cacher le mystère.
« Viens : je t’y conterai les volontés des Dieux. »

Il nous guide à l’instant au toit de ses aïeux,
Vers ce palais antique orné de leur vaillance,
Et que n’a point encor profané l’opulence.
Il salue en entrant, pour la dernière fois,
Ses pénates d’argile adorés par vingt rois.
Auprès de ses enfants son épouse l’amène :
Ses enfants, aussi beaux que les frères d’Hélène,
Reposaient sur un lit de joncs entrelacés,
Et, sans trouble endormis, se tenaient embrassés.
Leur mère doucement de sa main les caresse,
Ils ne s’éveillent point : leur père avec tendresse
Contemplait leur repos, leur front pur et vermeil,
L’amitié qui les suit jusque dans le sommeil :
« Enfants, dormez, dit-il, goûtez un sort prospère,
« Chers enfants, quelque jour consolez votre mère,
« Je vous quitte : les Dieux ainsi l’ont ordonné,
« Je suis par un Oracle à la mort condamné ;
« Adieu, c’est pour jamais. » La reine pâlissante
À ce fatal adieu jette un cri d’épouvante ;
Mais soudain le héros ; « Arrête, que fais-tu ?
« Rappelle ton courage, affermis ta vertu ;
« Une immortelle gloire est le prix de ma vie :
« Si ton époux ne meurt, la Grèce est asservie. »

 La reine à l’instant même a repris sa fierté :
« Pars, dit-elle, arme-toi, sauve la liberté !
« J’aime encor moins tes jours que je n’aime ta gloire,
« Pars, les siècles aussi chériront ma mémoire. »
— « Ah ! je te reconnais, crie alors son époux,
« Amyclé, l’œil d’Hercule est attaché sur nous ;

« Hercule en ce moment retrouve en toi sa fille.
« Demain le jour naissant m’arrache à ma famille ;
« Je veux, soumis au ciel et bravant le trépas,
« Célébrer avec toi mon funèbre repas ;
« Fais-en tous les apprêts, montre ici ta constance. »

 Son épouse obéit, et prépare en silence
Ces simples aliments qui, fixés par la loi,
Nourrissent dans nos murs et le pauvre et le roi.
Elle craint de gémir, et, détournant la tête,
Mouille de quelques pleurs chaque mets qu’elle apprête,
N’accuse point le ciel, et montre en tous ses traits
Cette auguste douleur qu’on nous peint dans Cérès,
Lorsque, de la Sicile à regret exilée,
Sa fille aux sombres bords est six mois rappelée.
J’admire également ces époux généreux :
À leur dernier banquet je m’assieds avec eux.

 Les doux épanchements et les pures tendresses,
Sparte, l’amour des lois, les divines promesses,
La voix de l’avenir, d’héroïques adieux,
D’ineffables discours, avant-coureurs des cieux ;
Tout a porté l’espoir dans leur âme apaisée.
Ils parlaient des héros qui peuplent l’Élysée,
Du jour où les bons rois, sous ces heureux bosquets,
Iront s’asseoir ensemble aux célestes banquets.
0 courts moments d’absence ! Ô quelle douce aurore
Au-delà du tombeau leur apparait encore !
Le ciel s’ouvre, et Junon va rallumer pour eux
Un hymen dont la mort n’éteindra plus les feux.

Ainsi les demi-dieux s’entretiennent sans doute,
Quand, montant de la terre à la céleste voûte,
Ils y daignent encore abaisser un coup d’œil,
Et compatir aux pleurs qui suivent leur cercueil.
La nuit fuyait en vain : la mort en vain s’avance,
D’un bonheur immortel ils goûtaient l’espérance,
Lorsque du jour naissent le rayon trop fatal
Du terrible départ vient donner le signal.
Amyclé la première et le voit et frissonne.
Soudain d’un bruit guerrier la ville au loin résonne,
Le belliqueux airain convoque les soldats
Qui dans les champs d’honneur suivront Léonidas.
Le bruit croit et parvient à ses fils qui sommeillent ;
Au repos arrachés, ils se troublent, s’éveillent ;
Mais, l’ainé qui déjà compte un lustre et deux ans,
Loin d’être épouvanté par ces sons menaçants,
D’une valeur précoce épouvantant sa mère,
Prend de sa faible main la lance de son père,
Et sous ce noble poids il cherche à s’affermir.
Il voit son jeune frère et pleurer et frémír ;
Il rit de son effroi, lui rend un peu d’audace,
L’aguerrit en jouant, le console et l’embrasse :
Leur tendresse naïve a charmé leurs parents.

 « Ô Dieux ! vous commandez, à vos lois je me rends ;
« Dieux ! cria le héros, que votre œil tutélaire
« Daigne voir en pitié ces enfants et leur mère !
« Dieux ! qu’ils s’aiment toujours ! que, soumis à sa voix,
« De Sparte, comme nous, ils respectent les lois !
« Ô ma chère Amyclé, que chacun te ressemble !

« Le ciel, qui veut qu’un jour nous revivions ensemble,
« Ne te laisse pas seule en t’éloignant de moi,
« Et deux Léonidas resteront près de toi. »

 Il dit, et s’immolant au devoir qui l’entraîne,
Fuit, se dérobe aux pleurs de ses fils, de la reine,
Et ne respire plus que la soif des combats.
Un casque est sur son front, sa lance arme son bras,
Il prend ce bouclier, paternel héritage,
Que les enfants d’Hercule ont porté d’âge en âge,
Présent des Immortels, où Vulcain autrefois
Du fils de Jupiter grava les douze exploits.
C’en est fait, nous partons : jamais mon œil encore
D’un si paisible éclat ne vit briller l’aurore.
Le roi devant nos pas s’avançait fièrement :
Le ciel semble applaudir son noble dévoûment,
Le ciel autour de nous resplendit sans nuages.

 Du charmant Eurotas nous suivons les rivages,
Le fortuné Taygète à nos yeux vient s’offrir,
Quand vers nous à l’instant nous voyons accourir
Nos filles, et nos sœurs, et nos tendres compagnes ;
Tel parait un essaim des nymphes des montagnes.
Chacune vole aux bras d’un père ou d’un époux.
Leurs traits, un jour d’hymen, semblent encor moins doux
Elles n’osaient verser des pleurs pusillanimes ;
Leurs regrets sont mêlés de conseils magnanimes,
Et d’avance leurs voix, comme aux héros fameux,
Nous promettaient des fleurs, des hymnes et des vœux.
Bientôt, chantant les vers de ce divin poëme

À Lycurgue donné par Homère lui-même,
Elles nous rappelaient, en chœur mélodieux,
Le parjure Ilion détruit par nos aïeux ;
Diomède attaquant les Dieux de la Phrygie,
Et de leur sang versé sa main deux fois rougie ;
Ajax percé de traits, seul, mais terrible encor,
Bravant tous les Troyens commandés par Hector ;
Et ce superbe Hector, leur appui, leur asile,
Tombant aux yeux des siens sous la lance d’Achille.
Elles chantaient : nos cœurs s’enflammaient à leurs voix
Enfin nous les quittons vers cet antique bois
Où l’on dit qu’au milieu d’un époux et d’un père.
Contrainte de nommer celui qu’elle préfère,
Pénélope autrefois, dans un tendre embarras,
Se couvrit de son voile et ne répondit pas.
Icare de sa fille entendit le silence,
Et du modeste amour respectant la puissance,
Dans ces lieux où cessa l’empire paternel,
Lui-même à la Pudeur il bâtit un autel.
C’est là que, recevant les dernières caresses,
Nous vous avons vu fuir, rives enchanteresses,
Heureux vallons de Sparte où j’ai reçu le jour !
Là, mon dernier regard vous perdit sans retour.

 Nous marchons ; le temps vole, et loin de notre vue
Déjà fuit ce marais où l’Hydre fut vaincue.
Le Ménale est franchi : nous errons dans ces bois
Que les pas de Diane ont foulés tant de fois.
Du haut Parthénius nous gravissons les cimes,
Et parmi les rochers, les torrents, les abîmes,

Aux champs de la Locride en cinq jours parvenus
Nous atteignons enfin les remparts d’Alpénus,
Et ces bords resserrés dont la mer est prochaine,
Où des sommets d’Œta finit la longue chaîne.

 Là, s’arrêtent nos pas ; et près des tièdes eaux
Que la nature épanche au pied de ces coteaux,
Le ciel même a guidé nos légions dociles ;
Le ciel nous a commis ce pas des Thermopyles,
Ce périlleux sentier qui, funeste aux tyrans,
Doit de l’Asie entière arrêter les torrents.
Un seul char attelé n’y roulerait qu’à peine.
Non loin, l’épais limon de la liquide plaine,
Par les ans entassé, forme d’affreux marais ;
Et de ces flots dormants, des rocs et des forêts,
Il faut que l’ennemi, pour entrer dans la Grèce,
Force, en nous abattant, la triple forteresse.
Le roi trace son camp, et, pour le garder mieux,
Joint les secours de l’art à la faveur des lieux.
Jadis, près de l’enceinte où sa tente est dressée,
Une large muraille, aujourd’hui renversée,
Des fiers Thessaliens réprimant les complots,
Contre eux de la Phocide assurait le repos ;
Ce rempart abattu, notre main le répare,
Et nous l’opposerons aux efforts du Barbare.

 Cependant notre cause a trouvé des soutiens ;
Tégée à nos drapeaux unit déjà les siens ;
Déjà viennent nous joindre Orchomène et Platée.
Et toi, jeune héros, magnanime Aristée,

Ô chef des Thespiens ! je ne t’oublierai pas ;
Sept cents guerriers choisis ont marché sur tes pas.
Malheur aux seuls Thébains ! leur lâche prévoyance,
Dès longtemps du grand roi conjurant la vengeance,
Ne s’arma qu’à regret contre un joug étranger ;
De leur perfide appui j’entrevis le danger.
Ô honte ! et dois-je, hélas ! révéler leur bassesse ?
Des Grecs pour un monarque ont pu trahir la Grèce !

 Tandis que notre camp s’accroît de jour en jour,
Nous voyons dans ces bois, par un secret détour,
Du camp des ennemis s’échapper un transfuge :
En pur accent dorique il demande un refuge.
« Ô Grecs ! s’écria-t-il, je suis né dans Argos,
« Euryclès est mon nom : d’avares matelots
« M’ont ravi, jeune encor, sur les mers d’Ionie ;
« J’ai du joug du grand Roi subi l’ignominie,
« Et même de sa cour j’ai connu les attraits,
« Mais ma douce patrie eut toujours mes regrets.
« Ah ! chez des Grecs encor permettez que je vive,
« Permettez que du moins mon âme fugitive,
« Parmi tant de héros, s’exhale sous les cieux
« Où j’ai vu la lumière, où sont morts mes aïeux ! »

 Sa voix nous attendrit : on l’accueille, on l’embrassa.
Bientôt il nous-apprend que dans sa folle audace
Xerxès a ravagé les bords du Sperchius,
Et qu’il mène avec lui le fier Mardonius,
Ce guerrier dont la haine a sur notre patrie
De tant de nations déchainé la furie.

Le fidèle Argien ne nous a point trompés.
Par d’innombrables voix les échos sont frappés ;
Les Perses s’avançaient : leur foule réunie
Fait sous sa masse au loin gémir la Trachynie ;
Autour d’eux leur présence affame vingt états,
Leur soif a desséché tous les flots du Dyras.
Xerxès nous croit vaincus ; son œil avec surprise
Découvre notre camp, nous compte et nous méprise.
L’insensé voit le nombre et non pas la valeur
Que dis-je ? eût-on prévu cet excès de hauteur ?
De sa part jusqu’à nous un envoyé s’avance,
Il ose à notre roi, qui l’écoute en silence,
Demander son épée, et pour un si grand don
Promettre à tous les Grecs un insolent pardon :
Tous les Grecs indignés en ont frémi de rage.

 Léonidas sourit, et bravant cet outrage ;
« Pars, dit-il, que ton roi, suivi de tous les siens,
« S’apprête à m’enlever ces armes que je tiens,
« Qu’il arrive ! il verra si je sais les défendre
« C’est à lui-même ici que ma main veut les rendre. »
Aussitôt du combat il règle les apprêts :
On a tendu les arcs, on aiguise les traits, ’
Chacun saisit sa lance, et, parfumant sa tête,
Se couronne de fleurs comme au jour d’une fête ;
Tel est l’usage admis chez nos braves aïeux.

 Nos lois veulent aussi qu’en tout temps, en tous lieux
Le roi qui nous commande, aux Muses protectrices
Offre, avant le combat, de riants sacrifices.

Non loin de notre camp est un bocage épais.
Cher à la rêverie, habité par la paix ;
Et c’est là qu’élevant un autel de feuillage,
Notre chef aux Neuf Sœurs adresse son hommage :

 « Chastes filles du ciel, vous chérissez les bois,
« Dit-il, et leur silence anime votre voix.
« Ô Muses ! daignez-y recevoir nos prières ;
« Le courage vous plait, vos lyres sont guerrières ;
« Souvent leur charme heureux fit naître au fond du cœur
« Ce magnanime orgueil qui maitrise la peur ;
« Un doux enthousiasme, une sainte allégresse,
« Les grâces, la beauté, vous escortent sans cesse ;
« Vous enchantez la vie, et, marchant sur vos pas,
« La gloire aux yeux du brave embellit le trépas.
« Le brave, ô nobles Sœurs, vous doit sa renommée ;
« C’est par vous qu’il renaît, et votre voix aimée,
« Consacrant les exploits de ceux qui vous sont chers,
« Retentit d’âge en âge et remplit l’univers.
« Sauvez-moi de l’oubli, Déesses de mémoire !
« Je vous livre mon sort, Muses, et j’aime à croire
« Qu’à l’exemple d’Achille, un jour mon souvenir
« En des vers immortels charmera l’avenir. »

 Le roi prie, et soudain le feu luit, l’encens fume,
Un faisceau de lauriers sur l’autel se consume ;
Des fleurs et des gazons l’éclat s’est ranimé,
Tout rit autour de nous : le désert est charmé.
Nous avons entendu les doctes Immortelles
Toucher légèrement la forêt de leurs ailes !

Une âme harmonieuse est dans chaque rameau,
Se mêle au doux zéphir, à la voix du ruisseau,
En magiques accents erre au loin sous l’ombrage,
Charme, enivre l’oreille et double le courage.
Nous rêvions suspendus à ces accords charmants,
Alors qu’un bruit de mort et d’affreux hurlements,
Les plus barbares voix, mille instruments sauvages,
De leur rauque harmonie étonnant nos rivages,
Nous annoncent de loin l’approche des Persans.
Leurs cris sont repoussés par nos mâles accents.
Bientôt, comme en nos jeux, nos flûtes retentissent
À leurs aimables sons tous nos pas s’asservissent ;
Nous marchons en chantant ; nous répétons ces airs
Ces airs de la victoire à nos aïeux si chers,
Quand du mâle Tyrtée, envoyé par Athène,
La lyre, en les guidant, triompha de Messène.
Nous attestons nos lois, nos ancêtres, nos Dieux ;
Du côté des Persans, accourt Mars furieux ;
Mais Bellone est pour nous, Léonidas nous guide.

 Les Perses en hurlant courent d’un pas rapide ;
Déjà tombent leurs dards comme un nuage épais :
Nous avançons cachés sous l’ombre de leurs traits.
Bientôt, s’embarrassant dans ces étroites roches,
Leurs nombreux bataillons redoutent nos approches
Une aveugle fureur les excite au hasard.
Chez nous, on obéit, on commande avec art.
D’un égal héroïsme, en ce jour animées,
Nos moindres légions égalent des armées ;
Chacun de nos soldats vaut une légion,

Et leur force, en marchant, croit par leur union.
Nos cœurs, En chaque pas, étaient plus intrépides,
Nos chants plus belliqueux, nos glaives plus avides ;
Il sort de notre armure un éclat plus guerrier.

 Notre sein que protége un triple bouclier,
Nos lances que soulève une main plus hardie,
Terrassent aisément ces hordes de Médie
Qui sans ordre sur nous se roulaient à grands flots.
Tous ces peuples armés de trop courts javelots,
Ces satrapes sans force enivrés de délices,
Qu’ont dès longtemps vaincus et leur or et leurs vices ;
Ce ramas de brigands, à l’Europe inconnu,
Le Scythe vagabond, l’Arabe demi-nu,
Les Saces, les enfants de l’antique Assyrie,
Ces Lybiens vendus dans leur noire patrie,
Les habitants du Nil, du Gange et de Colchos,
Et ces doux Lydiens qui, du sein du repos,
Transportés à regret sur ces sanglants rivages,
Du fortuné Méandre ont vu fuir les ombrages,
Le Tmole, et le Caïstre aux flots mélodieux
Où les cygnes mourants murmurent leurs adieux ;
Tous ont cédé : le nombre est en proie au courage,
Le glaive entre leurs rangs s’ouvre un large passage ;
Le glaive les abat. En vain d’autres guerriers,
Trois fois nous attaquant, succèdent aux premiers,
Léonidas parait et trois fois les disperse.

 Le transfuge Euryclès qui servit dans la Perse,
Contre elle à nos regards fier de se signaler,

Nommait les ennemis dont le sang doit couler ;
Sa voix nous les marquait, nous frappions les plus braves
Et le fer, affamé du sang de ces esclaves,
Ne peut rassasier son avide fureur.
À travers les rochers ils ont fui pleins d’horreur ;
Leurs chefs sont le désordre, et la peur et la rage ;
Ce n’est point un combat, c’est un vaste carnage.

 Cependant, d’un rocher dominant les hauteurs,
Sur un trône élevé qu’entourent ses flatteurs,
Le grand Roi contemplait ses troupes dispersées,
Les champs couverts de morts et d’armes fracassées,
Des rois qui l’ont suivi tout l’orgueil confondu,
Et le sang de l’Asie à grands flots répandu.
On dit que de son trône, en ce désordre extrême,
Il s’élança deux fois alarmé pour lui-même ;
Il s’écrie, il pâlit : tel sur les sombres bords,
On nous a peint l’effroi du Monarque des morts,
Quand le trident divin, lui déclarant la guerre,
Frappe, et jusqu’aux enfers ose ébranler la terre,
Et porte en leurs cachots, entr’ouverts à grand bruit,
Ce jour qui fait trembler les enfants de la nuit.

 Xerxès appelle enfin les héros de l’Asie :
Il oppose En nos coups cette troupe choisie.
Ces dix mille guerriers qui protègent ses jours,
Et dans un nombre égal environnent toujours.
On les nomme immortels, et leur chef est Tigrane,
Tigrane qui jadis, dans les murs d’Échatane,
Des rochers d’Hircanie en naissant transporté,

De son pays natal garde encor l’âpreté.
Il parait, son aspect est moins fier que farouche ;
L’audace est sur son front, l’insulte dans sa bouche,
Et dès le premier choc il croit nous accabler.
Il court, Léonidas l’attend sans se troubler,
L’observe, et le trompant par une heureuse feinte,
Nous ordonne de fuir jusqu’à l’étroite enceinte
Où les Grecs, défendus par la nature et l’art,
Ont des Phocidiens relevé le rempart.
L’ennemi, qui nous suit, dans ce détroit s’engage ;
Alors, le glaive en main, nous tournons le visage ;
Les Perses sont surpris, incertains, éperdus,
Ils tombent l’un sur l’autre, ils meurent confondus ;
Les vainqueurs, les vaincus poussent des cris horribles ;
Ces soldats, que Xerxès crut long temps invincibles,
Espéraient le triomphe et rencontrent la mort.

 Mais Tigrane indigné tente un nouvel effort,
Ranime ses soldats, les remplit de sa rage :
On se mêle, on combat, et le bruit du carnage
Frappe les mille échos de ces vastes forêts.
Les nymphes ont gémi dans leurs autres secrets,
Le Dieu du fleuve tremble en sa grotte profonde,
Et fuit, couvert du sang qui vient grossir son onde.
Le guerrier dans la foule a choisi le guerrier,
Le bouclier d’airain choque le bouclier,
De sueur et de sang la cuirasse est trempée,
Et l’épée à grand bruit se brise sur l’épée.

 Les enfants de Cyrus, du plus grand de leurs rois

Soutinrent quelque temps le nom et les exploits ;
Je ne puis le nier, j’admirai leur courage.
Ah ! pourquoi leur sert-il à fonder l’esclavage ?
Pourquoi tant de valeur se vend-elle aux tyrans ?
Tigrane le premier fait tomber dans nos rangs
Phémius dont la voix aux Muses était chère,
Le jeune Alcimédon, seul appui d’un vieux père ;
Dans leur sang avec joie il imprime ses pas.
Deux satrapes fameux, Pharnace et Gobryas,
Frappent Erox, Agis, tous deux fils d’un éphore ;
Les forêts du Ménale en gémissent encore :
Diane n’eut jamais de chasseurs plus fameux.
Agis même, en tombant, est outragé par eux.
Léonidas accourt : la mort est sur sa trace.
Il abat en passant Gobryas et Pharnace,
Phédime que l’Oxus vit régner sur ses bords,
Hydaspe qui, de l’Inde étalant les trésors,
Couvrit de diamants son éclatante armure,
Dans l’empire des morts inutile parure ;
Et Zopire et Cédar, et Sozame, et Smerdis,
Phanor qui vers le Gange a triomphé jadis,
Le gigantesque Arsès, Busiris, Pharasmane,
Ce Mégabyse enfin qui régit Ecbatane,
Et qui, de Darius orgueilleux favori,
De la sœur de son maître en secret fut chéri.
Chaque coup de sa lance annonce un fils d’Hercule
Et Tigrane lui-même en frémissant recule.
Dans ses rangs entr’ouverts il cherche un faible appui,
Nos plus braves guerriers s’élancent contre lui ;
Tous de Léonidas ont la mâle assurance.

Qui pourra dignement raconter la vaillance
D’Alphée et de Maron, ces frères belliqueux,
D’Hélénus, leur ami, qui combat avec eux,
Et du chef Thespien, de ce brave Aristée ?
Ils s’élancent, tout cède, et leur main redoutée
A rompu du grand Roi l’immortel bataillon.
Près d’eux un sage augure, un prêtre d’Apollon,
Le vieux Mégistias, au bout de sa carrière,
Quitte sa lyre d’or pour la lance guerrière.
Le laurier prophétique orne encor ses cheveux.
Je combattais non loin de ces guerriers fameux.
Et Philétas aussi, qui dut être mon frère,
Qu’à ma sœur pour époux avait promis ma mère,
Combattait sous mes yeux pour la première fois.
Déjà de l’Orient il a frappé deux rois.
Hélas ! sous mille dards, il tombe à l’instant même,
Il tombe, et peut à peine, à son heure suprême,
Près de fermer les yeux, confier à mon cœur
Ses derniers sentiments qui sont tous pour ma sœur.
Je l’embrasse, il n’est plus : ma sœur infortunée
L’attend, et file encor les habits d’hyménée ;
Ses compagnes, peut-être, enviant ses destins,
Lui préparent des jeux, des danses, des festins ;
Ô deuil ! ô longs regrets ! son jeune époux succombe
Et le lit nuptial n’est pour lui qu’une tombe.

 Tu fus du moins vengé, malheureux Philétas !
Oh ! combien de Persans ont payé ton trépas !
Des bataillons entiers sous nos coups disparaissent,

Sans cesse autour de nous les ennemis renaissent,
Sans cesse autour de nous tombent les ennemis.

 Deux chefs dont les aïeux servaient Sémiramis,
Aujourd’hui souverains des peuples de l’Euphrate,
Le superbe Oroës, le robuste Phradate
D’Alphée et de Maron osent braver les coups ;
Ils ont mordu la poudre, et leur âme en courroux
Rejoint aux sombres bords les vieux rois d’Assyrie.
Bélus s’est console de sa gloire flétrie,
Quand par ses successeurs, dans le fond des enfers,
Du trône de Cyrus il apprend les revers.

 Alors des immortels la troupe s’épouvante,
Ils fuyaient ; mais, caché dans leur foule tremblante,
Un Mède a pris son arc, il le courbe, et son bras
De loin dirige un trait contre Léonidas.
L’arc résonne, et la flèche, à son but infidèle,
Fuit, et siffle, et fend l’air qui frémit autour d’elle.
Le roi n’est point atteint ; mais elle frappe, hélas !
Le front du vieux Ilote attaché sur ses pas,
De son digne affranchi, du fidèle Sergeste,
Qui trois fois à Némée obtint le prix du ceste.
L’infortuné succombe, et d’un œil attendri
Cherche encor le guerrier dont il était chéri.
Il a béni son maître à son heure dernière,
Heureux, en recevant la pointe meurtrière,
De voir par son trépas un héros protégé !
Léonidas gémit et l’a déjà vengé.
Trois héros d’Orient, Taxile, Assur, Otanes.

De l’esclave de Sparte accompagnent les mânes.
Mais c’est Tigrane seul que veut Léonidas ;
Il l’appelle à grands cris, il s’attache à ses pas,
Il a soif de son sang, il le suit, il le presse.
Tigrane intimidé veut cacher sa faiblesse,
Il invoque ces Dieux, ennemis des mortels,
Dont souvent le carnage entoure les autels.
Ces Dieux qui, lui donnant leur féroce génie,
Se nourrissent de sang dans les rocs d’Hircanie.

 Tout à coup, ô prodige ! en croirai-je nos yeux ?
Mégistias, qui lit dans les secrets des Cieux,
Voit de loin apparaître, au milieu de la nue
Une Divinité, chez les Grecs inconnue.
Tels ne sont point les traits de ces heureux esprits,
Qui, du haut de l’Olympe, à nos regards surpris,
Vers le soir descendus dans nos riants bocages,
Offrent de la beauté les célestes images.
C’est un fantôme horrible, nm monstre qu’ont produit
Les flancs du noir Chaos et de l’antique Nuit ;
il attriste le jour, et sa forme étrangère
Passe en horreur Typhon, le Sphinx et la Chimère.
Sa taille gigantesque et son port furieux
De Mars même en courroux étonneraient les yeux.
Je l’entrevis moi-même, et d’horreur j’en frissonne ;
À travers les vapeurs dont son front s’environne.
Au-dessus de Tigrane il vole, et dans les airs
Son glaive flamboyant trace de longs éclairs.
Tel quelquefois se montre, à la terre alarmée.
Cet astre inattendu, dont la queue enflammée

Prédit contre les rois de tragiques complots,
La chute des états ou celle des héros.
Nous tremblons pour celui qui marche à notre tâte.

 Le seul Léonidas, qu’aucun danger n’arrête,
Ne voit point le prodige, ou le croit une erreur.
Il fond sur le barbare avec plus de fureur,
Et l’a déjà frappé de sa pique pesante.
Fier Tigrane, la mort devant toi se présente ;
C’en était fait ; tes yeux se fermaient pour toujours
Si l’esprit infernal n’eût protégé tes jours.
Lui-même a détourné le coup qui te menace,
Et la pique en éclats se rompt sur ta cuirasse.
Le roi tire son glaive et ne s’est point troublé ;
Mais de l’Hircanien l’orgueil a redoublé ;
Un large cimeterre, en sa main homicide,
Brille, et tourne à grand bruit autour du fils d’Alcide,
S’abaisse, et sur son casque enfin s’appesantit ;
L’airain tremble, étincelle, et longtemps retentit.
Léonidas se courbe et soudain se relève ;
Dans le flanc de Tigrane il enfonce son glaive,
Et Tigrane blessé perd son sang à longs flots.
Deux fois Mégistias voit contre le héros
Le fantôme effrayant détourner son visage,
Et fondre en rugissant du sein de son nuage ;
Deux fois Minerve oppose au monstre épouvanté
De son égide d’or l’immortelle clarté.
Le héros, de Minerve a senti l’assistance,
Il en est plus terrible, et presse sa vengeance,
Et, jusques dans le sein de son rival allier,

A caché d’un seul coup son glaive tout entier.
Tigrane pousse un cri, tombe et couvre le sable.
Il est vaincu : son front n’est pas moins redoutable ;
Le Dieu qu’il invoqua possède encor ses sens,
Et prête plus de rage à ses derniers accents.
Tigrane, tout rempli du monstre qui l’inspire,
Nous brave, et, dans ces mots, ose encor nous maudire :

 « Tremble, Léonidas, crains l’enfer indigné :
« Ce bord, teint de mon sang, du tien sera baigné ;
« Ta tombe couvrira le lieu de ta victoire ;
« Un Dieu hait vos vertus, vos muses, votre gloire :
« On l’appelle Arimane ; il est le Dieu du mal.
« Ô Grecs ! vous connaîtrez son ascendant fatal.
« Des Dieux même adorés jusqu’en votre patrie
« Contre vous d’Arimane aideront la furie.
« Grecs ! vous le reverrez : il ne tardera pas ;
« Je meurs content : sa main doit venger mon trépas. »
L’Hircanien se tait, ferme les yeux, expire,
Et sur son front encor la menace respire.
Nos vœux ont repoussé, contre sa nation,
De l’ennemi mourant la malédiction.
Nous invoquons Hercule, et Pallas, et leur père ;
Les mots sacrés, l’encens, les feux, l’eau salutaire,
Épurent l’air souillé par l’esprit infernal.
Les soldats, à genoux, comme leur général,
De leur triomphe aux Dieux ont rendu grâce ensemble ;
Et le banquet du soir dans le camp nous rassemble.
Mégistias, prenant son luth harmonieux,
Dit les Titans vaincus par le Maître des Dieux ;

D’Hercule et de Thésée il chante les conquêtes,
La mort du Minotaure, et de l’Hydre aux cent têtes,
Et de Bellérophon il y joint les exploits.
Les Dryades en chœur répondaient à sa voix.
Nous écoutons longtemps sa lyre fortunée,
Et la nuit qui survient, d’étoiles couronnée,
La nuit, aux yeux lassés prodiguant ses pavots,
A seule interrompu le chantre des héros.


fin du deuxième chant.