Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Sur Mirabeau

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 2 (p. 133-139).

LITTÉRATURE ET CRITIQUE.


EXTRAITS
DES ARTICLES DU MÉMORIAL[1].

SUR MIRABEAU.

11 et 12 août 1797.


On a souvent observé que notre révolution, si féconde en grands événements, ne le fut pas en grands hommes. Les moindres mouvements politiques de la France avaient fait paraître, même dans les temps de barbarie, des personnages illustres et des caractères imposants. Le siècle de la ligue et celui de la fronde, sans remonter plus haut, offrent une foule d’esprits supérieurs, et, ce qui peu t’étonner davantage, on y rencontre assez souvent des vertus héroïques. La révolution française, il faut en convenir, n’a pas eu les mêmes résultats. Elle n’a fait qu’irriter toutes les passions sans les épurer et les ennoblir, et de jour en jour on s’apercevra que ce moyen, si commode quand on veut détruire, n’est pas si sûr quand on veut créer et maintenir de nouvelles institutions.

Quoi qu’il en soit, le siècle des grandes lumières ne paraît pas celui des grands caractères. À tous les hommes d’État nés parmi les troubles de l’ancienne monarchie française, nos dernières assemblées nationales ne peuvent guère opposer que leur Mirabeau. On doit le regarder en effet comme le créateur de la révolution française, et c’est une idée heureuse d’avoir rassemblé ce qu’il y a de meilleur dans ses ouvrages.

L’enthousiasme ou la haine ont souvent jugé cet homme singulier. Je ne l’ai jamais rencontré que deux fois dans le cours de ma vie ; je n’ai pour lui ni haine, ni enthousiasme. J’en parlerai avec impartialité. Mirabeau partagea tous les vices et toutes les lumières de son siècle ; et les premiers ne l’aidèrent pas moins que les secondes à obtenir une grande influence sur les États-généraux.

Il naquit dans une famille où l’esprit de système, où l’orgueil et la haine avaient passé la mesure ordinaire. Il conserva toujours ces funestes impressions de son enfance. Il fut élevé parmi tous ces réformateurs qui attaquaient les opinions politiques, après avoir ébranlé les opinions religieuses. Voltaire avait beau leur crier : Ne combattons pas à la fois la religion et les gouvernements ; débarrassons-nous de la première. et nous verrons après ; les disciples dédaignaient les alarmes de leur premier maître ; et l’événement a prouvé qu’ils jugeaient mieux que lui de la force de leurs moyens, et du développement de toutes les passions dont ils avaient fait les auxiliaires de leurs doctrines. C’est en partie à ces circonstances que Mirabeau dut l’audace de ses opinions, et cet esprit d’indépendance qui le rendait si propre à devenir un chef de faction dans un siècle corrompu.

Des vengeances domestiques qu’il avait peut-être méritées, mais qui furent trop longues et trop arbitraires, l’aigrirent encore, et lui donnèrent, aux yeux de la foule, quelque chose de cet intérêt qui s’attache aux opprimés : il mit surtout en œuvre ce dernier moyen, pour se montrer avec quelque avantagea la renommée.

Il avait composé de nombreux volumes avant la révolution, et n’était point placé au rang des bons écrivains. Son écrit sur les Lettres de Cachet avait seul fixé l’attention des bons juges. On trouve en effet, dans cet ouvrage, des vérités utiles énergiquement exprimées. Le style en est quelquefois dur, incorrect et déclamatoire ; mais il ne manque pas de vigueur, de mouvement et d’originalité.

Mirabeau était impatient d’attacher son nom à tous les événements, à toutes les questions qui occupaient un moment les esprits. Deux motifs très pressants l’y déterminaient, le besoin de vivre et l’amour de la célébrité. Une pauvreté noble a souvent donné plus d’énergie au talent et plus de développement à la vertu ; mais, au milieu de sa pauvreté, Mirabeau conservait tous les besoins du luxe et même d’une vanité puérile. Avec un tel contraste dans les habitudes et les moyens, l’homme le plus moral aurait succombé, et celui dont nous parlons n’avait pas des principes sévères : il prodiguait donc sa plume à tous les libraires et son talent à toutes les opinions dont il pouvait espérer de l’or et du bruit.

Il a écrit successivement contre la cour de Prusse, les ministres Necker et Calonne, la banque Saint-Charles, l’ordre de Cincinnatus et Beaumarchais.

L’auteur comique fut le plus sage dans toute cette affaire, il se contenta d’être riche et ne dit mot.

La postérité remarquera peut-être que les trois hommes qui ont le plus préparé et soutenu la révolution française, Calonne, Necker et Mirabeau, étaient ennemis. Il fut un temps où le second semblait réunir autour de lui toutes les espérances de la nation. C’en fut assez pour le désigner à la haine du dernier qui refusa au ministre genevois toute espèce de talent sous les rapports d’homme d’État. On s’est souvenu, en 1790, de ce jugement prononcé sur le directeur des finances à l’époque de sa gloire, et peu après le fameux Compte-Rendu.

Mirabeau se servit avec art de tous les esprits et de tous les travaux étrangers. M. Mauvillon, savant professeur de Brunswick, lui fournit les mémoires qui composent cette lourde compilation sur la monarchie prussienne, où le style est en général trop indigne du sujet et du génie de Frédéric. Champfort travailla aux pamphlets contre l’ordre de Cincinnatus, et à quelques diatribes du même genre. Il est aisé de reconnaître ceux des écrits qu’a revus l’académicien bel-esprit : ils sont plus purs, et moins véhéments que tous les autres.

La réputation de Mirabeau était plus qu’équivoque à l’instant où se forma l’assemblée nationale, et son talent, du moins aux yeux des gens de lettres éclairés. n’était supérieur dans aucune partie.

Mais il était impossible qu’un homme tel que lui, doué d’une tête active et d’un caractère entreprenant, ne jouât pas un rôle principal dans les nouvelles destinées de la France. Il portait, au sein des États-généraux, des ressentiments naturels contre la caste qui l’avait proscrit, et un attachement intéressé pour celle qui l’avait adopté. Toutes les deux ont pu se plaindre également de l’avoir eu pour ennemi et pour défenseur. Son amitié fut aussi funeste que sa vengeance. Il se jeta au milieu de toutes les passions populaires ; il en précipita le mouvement pour se faire craindre, et fut lui-même entraîné par elles.

L’éloquence des peuples libres avait disparu depuis longtemps : nous n’avions de grands orateurs que dans la chaire. Mirabeau s’élança dans la tribune, et lui rendit quelques-uns de ces mouvements et de ces effets réservés aux siècles orageux de la liberté. Il eut quelquefois une dialectique vigoureuse et animée ; il manqua rarement aux grandes circonstances ; il sut parler aux hommes assemblés ; il discuta enfin les intérêts politiques, non avec la perfection, l’art et les convenances qui distinguent les anciens modèles, mais avec une énergie peu commune, et inconnue jusqu’à lui dans la langue française.

Ce n’est pas qu’il n’ait de grands défauts. Il traitait les principes du goût avec le même mépris que nos anciens usages. Son style est violent plutôt qu’animé ; il est plein de métaphores peu naturelles et incohérentes ; des expressions triviales et recherchées y révoltent, à chaque instant, les lecteurs qui ont étudié les maîtres ; il a du mouvement, mais non pas toujours progressif et soutenu ; ses idées enfin sont rarement neuves : il n’a, dans ses meilleurs morceaux, ni la profondeur de Montesquieu, ni l’éloquence passionnée de Rousseau, ni la richesse de Buffon ; et cependant les meilleurs critiques le regardent comme le seul orateur français qui nous ait donné quelque idée de Démosthène.

Il me semble, en un mot, qu’on peut appliquera Mirabeau ce que disait Boileau d’un écrivain de son temps : On y trouve la matière d’un grand esprit, mais la forme y manque. Si Mirabeau avait vécu plus longtemps, il aurait pu justifier tous les éloges de ses admirateurs. Ses idées et ses talents se perfectionnaient à mesure que sa raison supérieure s’élevait au-dessus de l’esprit de faction et de l’influence des vices qui avaient longtemps égaré sa jeunesse.

On sait qu’il est mort effrayé de l’abîme creusé par lui-même, et plein de mépris pour les tribunes formées à son école. La perte de cet homme, auteur de tant de désordres, parut une calamité réelle ; et quand on songe à ses indignes successeurs, on conçoit ces regrets qui furent presque universels. Il faut être juste envers lui. En excitant du haut de la tribune des orages trop dangereux, il a porté plus d’une fois des vues très sages et très élevées dans la législation. Il a soutenu les principes d’une vraie liberté. Il s”est élevé avec force contre toutes les mesures oppressives. Il a flétri les tyrans démagogues ; aussi ses autels sont-ils tombés devant ceux de Marat, et rien n’était plus conséquent. Tel est le sort de tous les chefs des révolutions. Ils laissent l’empire à des hommes qu’ils ont à peine aperçus dans la foule de leurs complices. Ces complices font place à d’autres plus vils encore, et la destinée des peuples, qu’on voulait rendre meilleure, n’en devient que plus malheureuse. Mirabeau prédit tous ces maux à son lit de mort : ils se sont trop vérifiés pendant trois années. Gardons qu’ils ne renaissent encore, et souvenons-nous toujours des derniers conseils du premier fondateur de la révolution.


  1. On n’a tiré de cette rédaction que très peu de morceaux, qui suffisent comme échantillon : le plus remarquable article, qui est la lettre de Fontanes à Bonaparte, se trouve cité au long dans la notice de M. Sainte-Beuve. L’article sur Mirabeau fut écrit à l’occasion du livre intitulé Esprit de Mirabeau.