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Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Variantes

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 419-431).

VARIANTES.



On sera sobre de variantes, bien que l’état des manuscrits de M. de Fontanes permit de les multiplier : mais lui-même, s’il avait publié l’édition définitive de ses œuvres, aurait choisi entre les manières diverses d’expression qu’il ne notait au bas de chaque pièce que pour s’en souvenir au moment du choix. Les pièces publiées dans les Almanachs des Muses diffèrent, la plupart, de celles qu’on a réimprimées ici d’après les versions corrigées de l’auteur. En noter scrupuleusement les variantes serait un soin aussi fastidieux que puéril. M. de Fontanes a voulu faire oublier les premières versions en les retouchant. On n’indiquera donc que quelques points.


La Forêt de Navarre (page 1 de ce volume) commençait dans sa première forme par ces deux vers :

Forêt qui, sur les bords de l’Iton et de l’Eure,
Élèves fièrement ta vieille chevelure.


Il fallait, comme on voit, de la complaisance de prononciation pour obtenir la rime ; mais Voltaire, au chant huitième de la Henriade avait dit en parlant de la même forêt sur les mêmes rimes :

Sur les bords de l’Iton et les rives de l’Eure,
Est un champ fortuné, l’amour de la nature.


On a cité dans la notice sur M. de Fontanes d’autres vers d’une coupe assez hardie et que l’auteur a modifiés dans sa Forêt revue.


La Chartreuse de Paris (page 26), telle qu’on la publie d’après le Génie du Christianisme, ne ressemble presque plus à la première Chartreuse, donnée par l’Almanach des Muses de 1783, et il convient tout à fait d’oublier celle-ci. Mais en 1817, songeant une édition de ses œuvres, l’auteur retouche encore cette Chartreuse devenue si parfaite. La version de 1817 commence ainsi.

Sur les Alpes, jadis, en d’arides déserts.
Conduit par sept flambeaux qu’il crut voir dans la airs,
Bruno, voulant à Dieu se donner sans partage,
Construisit de ses mains un célèbre ermitage ;
Et l’air d’un siècle impur n’atteignit point ces lieux
Où la Religion se cachait prés des Cieux.
La sombre Pénitence, assise entre ces roches,
Redouble en vain l’effroi qui défend leurs approches ;
Le zèle brave tout, et ces âpres sommets
Où la voix des mortels ne s’entendit jamais,
Ont des chants de Sion répété l’harmonie.
Bientôt, en s’étendant, la sainte colonie
Fertilise les monts, les landes, les forêts.
Couvre d’épis nombreux la fange des marais,
Vient aux mœurs des cités opposer son exemple,
Et jusques dans Paris Bruno même eut un temple.
Là, comme en un désert ses disciples cachés
Renferment tous leurs vœux sur le Ciel attachés.
Les murs d’un vaste enclos dominent leur demeure ;
Le silence à l’entour fait sa garde à toute heure,
En écarte la foule, et loin de tous les yeux
Semble inviter les pas du rêveur studieux.
On y trouve la paix, du loisir, du mystère :
Tout m’appelle aujourd’hui vers ce lieu solitaire,
Où venait Catinat méditer quelquefois,
Heureux de fuir la cour et d’oublier les rois.

Les différences dans le corps même de la pièce sont trop légères pour que nous la notions. Vers la fin (page 33), après ces vers :

J’ose parler d’amour, et je marche entouré
Des leçons du tombeau, des menaces suprêmes !


Le poëte, dans sa version, selon nous moins heureuse, continue ainsi :

Quoi ! lorsqu’un Dieu vengeur m’entoure d’anathèmes,
Les vaines passions, les molles voluptés
Jusqu’au pied du Carmel errant à mes côtés !
Malheureux ! de ses fers le monde encor m’enchaîne :
Telle, on vit d’Augustin flotter l’âme incertaine,
Quand les aimables voix du plaisir et des sens
De sa vertu nouvelle étouffaient les accents.
Je n’ai point sa vertu, je sens trop sa faiblesse.


Puis il reprend et achève comme à la page 33 :

Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse, etc.


La Maison rustique, si heureusement développée, ne nous laisserait à glaner dans l’ancien Verger que trois ou quatre vers par-ci par-là. On se contentera de reproduire la préface et les notes qui se rattachent à une polémique assez piquante et très engagée à cette date de 1788.

AVANT-PROPOS DU VERGER.

Un poëte célèbre a daigné embellir les nouvelles théories sur la formation des jardins qu’on veut substituer à celles du siècle de Louis XIV. Mais, en traçant des parcs pour la richesse, il a semblé oublier la retraite de l’heureuse médiocrité. La partie utile des jardins, celle qui appartient à tous les habitants des campagnes, a été surtout négligée. Cependant il faut, dans le poëme didactique, s’attacher aux principes invariables et universels de l’art dont on traite, et non pas aux exceptions. Cet art doit intéresser, s’il est possible, une classe nombreuse ; et quand il n’est destiné qu’à satisfaire les fantaisies dispendieuses de quelques riches propriétaires, il est à craindre que l’intérêt ne se refroidisse pour le fond du sujet, quoique l’admiration se soutienne pour les détails dont il est orné.

Virgile, dont on atteste en vain l’exemple, que voulait-il faire en effet ? Après avoir peint les utiles travaux de l’agriculture, il eût décrit rapidement ceux du jardinage, qui en sont une dépendance. Comment ornait-il son enclos champêtre ? avec des plantes potagères, des (leurs, une ruche, des arbres fruitiers et des eaux. Ce jardin, le fondement de tous les autres, est assez simple pour que chacun y puisse prétendre sans trop d’ambition ; c’est celui du pauvre ; et les objets qu’il renferme doivent se trouver même chez le riche, avant des rochers, des ruines et des temples. Je n’ai pas sans doute rempli le plan de Virgile, mais j’ai cherché à le suivre ; au lieu des parcs de Wathely et de Le Nôtre, j’ai voulu tracer simplement

Le jardin du berger, du poëte et du sage.


Ces observations ne tendent point à diminuer l’admiration qu’on doit au grand et rare talent de M. l’abbé Delille. Le défaut principal est bien couvert par la foule de beautés poétiques qu’il a semées dans son ouvrage : les vers français n’ont jamais eu plus d’éclat, plus d’harmonie, et de variété dans le rhythme. En un mot, puisque le style fait le poëte, M. l’abbé Delille l’est au plus haut degré.

Ce sujet-ci ne pouvait admettre ni les brillantes peintures, ni les riches digressions du poëme des Jardins ; il fallait prendre un ton modéré, comme les mœurs et la fortune de ceux pour qui j’écrivais.

En parlant de l’ordre et de la symétrie qui semblent nécessaires à l’art des jardins comme à tous les autres, l’auteur s’est trouvé conduit, presque sans le vouloir, à juger le système moderne qui s’élève contre la régularité par une fausse et vaine imitation de la nature. Il a montré son peu de goût pour les parcs anglais, avec d’autant plus de liberté, que ceux qu’il a vus en Angleterre même lui ont peut-être donné le droit d’avoir un avis sur cette matière.

Au reste, quelque parti qu’on prenne entre les parcs anglais et les parcs français, entre Kent et Le Nôtre, le verger subsistera toujours : c’est le jardin nécessaire, utile et vraiment agréable, quoiqu’il soit le plus commun. On a fort bien observé, dans un ouvrage plein d’imagination et de charme, que les plus douces jouissances sont toujours celles que la nature a mises à la portée de tous les hommes[1].

Il n’était pas nécessaire, pour décrire le verger, d’étudier tous ces traités nombreux sur la composition des paysages publiés depuis vingt ans : il ne fallait que jeter les yeux sur un terrain cultivé par quelque pâtre un peu intelligent. J’ai cependant lu Chambers, Whalhely, M. Morel et plusieurs autres ; j’ai même eu la patience de finir trois volumes in-4o d’un Allemand, professeur des beaux-arts, nommé Hirschfeld. Il ne fait que répéter longuement ceux qui l’ont précédé. Ou verra les principales raisons qui engagent à rejeter les méthodes de ces différents auteurs, dans une note sur Ermenonville, à la suite de ce poëme.

Ce qui paraît le plus remarquable dans M. Hirschfeld, c’est ce qu’il dit du sol de la France : il prétend que ce beau royaume est presque dépourvu de sites intéressants, et que rien n’est plus triste que le coup d’œil de nos campagnes. Ainsi un voyageur anglais, M. Smolett, n’a trouvé aucun édifice, aucune ville, aucune femme supportables dans notre patrie. En faveur de M. Hirschfeld, il était nécessaire d’insister sur le grand nombre de riches perspectives qu’offrent nos province, et même les environs de Paris. Elles valent bien, je crois, les paysages de la Norwège et du Groënland, pour lesquels M. Hirschfeld montre une prédilection toute particulière. Au reste, si l’on veut connaître le bon goût de ce professeur des beaux-arts, on peut consulter son article sur le verger : il conseille, pour l’animer et l’embellir, d’y transporter un étang bourbeux habité par des grenouilles. Leur cri mélodieux lui paraît très favorable aux Rêveries extatiques dont il parle souvent, ainsi que ses compatriotes, dans leurs descriptions choisies de la nature. Remarquons que M. Hirschfeld a d’ailleurs été fort loué dans nos journaux, comme M. Lessing, autre Allemand, qui trouve Corneille sans génie, et Sémiramis et Mahomet des ouvrages ridicules.

Parmi toutes les causes qui diminuent la considération nationale. il faut compter peut-être la légèreté inconséquente avec laquelle nous accueillons toutes les bizarreries de nos voisins. Jadis ils adoptaient nos théâtres, nos jardins, nos modes, et jusqu’à nos ridicules même ; aujourd’hui nous secondons de foules nos forces cette espèce de soulèvement général contre notre influence passée, soulèvement qu’il est aisé d’apercevoir avec des yeux attentifs d’un bout de l’Europe à l’autre. Tous les jours des Français admirent les essais informes des théâtres étrangers, quand nous possédons des chefs-d’œuvre en ce genre. On met des romanciers anglais à côté d’Homère et de Racine, comme si un roman, quelque bon qu’il fût, pouvait entrer en parallèle avec des ouvrages qui supposent la réunion de tous les talents. C’est du milieu de Paris que se répand la renommée des écrivains étrangers qui nous disent le plus d’injures, et qui affaiblissent pour un temps la gloire des lettres françaises. Cette gloire a couvert plus d’une fois nos désastres politiques, comme l’a fort bien observé Jean-Jacques dans ses Confessions. Pourquoi donc ne pas défendre cet avantage qu’on cherche à nous disputer de toutes parts ? Observons en passant que ces essaims d’auteurs allemands, qui ont trouvé plus facile de se jeter sur les pas de Shakespeare, que d’atteindre lentement la perfection de Racine et de Voltaire, n’ont presque point de réputation chez les Anglais, dont ils se sont faits les copistes et les admirateurs. Il est certain, qu’à l’exception de quelques idylles de M. Gessner, et peut-être des passions du jeune Werther, le reste des ouvrages de la Germanie n’a que rarement passé la Manche : la Mort d’Abel même, le plus bel ouvrage allemand, n’est point assez estimée en Angleterre.

Ces réflexions pourraient en amener beaucoup d’autres, trop longues et trop sérieuses pour les placer à la tête de quelques vers aussi peu importants. L’auteur sera trop content, si on y trouve de la simplicité champêtre et l’amour de la nature.

(Fin de l’avant-propos.)


— Nous donnerons encore, comme intéressante, une note du Verger, qui se rapportait à ces deux vers :

Déjà du goût anglais les nombreux partisans
M’opposent les beautés du simple Ermenonville.


« Avant d’exposer, disait M. de Fontanes, les défauts qu’on croit apercevoir dans le parc d’Ermenonville, il faut placer quelques réflexions préliminaires, qui motiveront les critiques : elles seront peut-être un peu longues. Mais, en réfutant des sophismes entassés dans vingt volumes, il n’a pas été possible d’être plus court.

« Tous les livres modernes sur les jardins affectent un assez grand mépris pour ceux du siècle dernier. Il semble que, dans l’époque la plus mémorable de la monarchie, personne en France ne connut ni n’aima la nature. C’est pourtant le siècle du Poussin, de Racine, de Fénelon et de La Fontaine. Quelle est la raison de ce mépris ? c’est qu’on soumettait les jardins à des plans réguliers. Mais la régularité n’est-elle pas nécessaire à toutes les créations des arts ? Sans doute ceux qu’on réfute, par une suite de leurs principes, renverseront bientôt notre théâtre, pour y substituer celui de Shakespeare. Ce jour-là même est prédit et attendu. Malgré l’estime qu’inspirent la personne et plusieurs ouvrages de l’écrivain qui désire le plus cette révolution, disons hautement qu’il serait bien funeste pour nous de soumettre nos mœurs et nos goûts à ceux d’un peuple rival. Nous n’avons que trop suivi déjà cette dangereuse et ridicule manie, dont l’influence s’étend de jour en jour sur les objets les plus essentiels. Revenons vite à des discussions sur les arts ; le reste y semblerait trop étranger, quoique tout se tienne plus qu’on ne croit dans les gouvernements.

« On nous dit qu’il faut imiter le désordre varié de la nature, et rassembler dans un jardin les tableaux dispersés dans une vaste campagne. Cela serait vrai peut-être si vous pouviez égaler la nature elle-même. Mais ne voyez-vous pas que vos parcs, dans le genre irrégulier, seront toujours inférieurs aux paysages rustiques qui existent de tous votés sans vos savantes théories ? À quoi bon m’offrez-vous dans un espace borné des effets confus et disproportionnes avec leur cadre, quand je peux les admirer dans toute leur grandeur naturelle, en me promenant au hasard, et en regardant autour de moi ? Les exemples sont près de nous. Qu’un homme, vraiment ami de la campagne, aille se placer, dans un beau jour, sur les hauteurs du mont Valérien, ou, qu’abandonnant la routes publiques, il traverse le chemin pittoresque et sauvage qui sépare Rueil et Marly ; qu’il s’élève ensuite sur la belle terrasse de Saint-Germain ; et que plus près encore, il se promène au milieu de l’été dans cet agréable pré Saint-Gervais ; n’aura-t-il pas une variété de scènes et de perspectives que ne peuvent jamais offrir tous ces colifichets bizarres qu’on multiplie autour de Paris en honneur du bon goût et de la simplicité ? Et que serait-ce, si on pouvait transporter l’observateur au fond des provinces où les beautés champêtres ont été moins dégradées, et choisir à son gré de belles ou de riantes situations ? Était-il besoin de tous vos efforts pour entasser mesquinement ce qui est prodigué partout à si peu de frais et avec tant de magnificence ? Mais, direz vous, l’effort se fait bien plus sentir dans les compositions de Le Nôtre. J’en conviendrai peut-être, et je ne lui ferai point le même reproche qu’à vous. Le Nôtre n’a point prétendu faire les jardins de la nature ; il a voulu rassembler toutes les merveilles des arts dans les habitations des génies et des fées. La nature vaut mieux sans doute, mais la nature telle qu’elle est dans toutes ses proportions. Après elle, les retraites d’Armide et d’Alcine ont leur enchantement et leur séduction, et sont bien préférables aux imitations grossières du grand modèle que vous défigurez.

« On insiste : on prétend que les jardins réguliers ne peuvent donner de longs plaisirs, parce que leur ordonnance en fait embrasser toutes les parties à la fois ; et que par conséquent ils lassent bientôt par leur monotonie.

« Ne peut-on pas en dire autant d’un tableau, d’un monument d’architecture, d’un poëme, d’une tragédie ? Plus ces ouvrages seront beaux dans leur genre, et plus on doit en saisir le plan avec facilité. En un mot, il n’est rien de vraiment admirable dans les ouvrages de l’homme sans proportion dans l’ensemble et les détails. D’ailleurs est-il bien vrai que des jardins comme ceux des Tuileries, de Marly, etc., ne donnent que de l’étonnement, et produisait l’ennui quand on les a parcourus une fois ? Je suis persuadé du contraire par ma propre expérience, et par celle de beaucoup d’autres, qui sont exempts de préjugé.

« On accuse, avec la même injustice, les parcs du siècle passé, de montrer leurs bornes trop facilement, et d’être séparés du reste de la campagne. Je prendrai pour exemple celui de Sceaux, parce qu’il n’est pas, à beaucoup près, le plus fameux. Dès l’entrée, l’œil embrasse un paysage immense, qui semble appartenir au parc lui-même, et toutes les limites sont déguisées. Le Nôtre et ses imitateurs ont très bien su diriger la vue vers les aspects environnants les plus agréables : ils ont même ménagé dans leur dessin général des parties assez agrestes, assez solitaires, pour qu’on perde de temps en temps, si l’on veut, les traces de la main de l’homme. Remarquons aussi en leur faveur, qu’ils ont souvent travaillé sur un sol rebelle, et qu’ils étaient obligés à chaque instant de créer leurs tableaux. Mais ils n’ont point détruit ceux de la nature quand ils les ont trouvés. De quoi s’applaudissent donc les artistes modernes ? Ils suivent, disent-ils, le modèle que leur a laissé Milton, dans sa fameuse description d’Éden. Certes, quand ils pourront disposer de quatre fleuves, de hautes montagnes, des fruits et des animaux de tous les climats, ils auront droit de créer comme le poëte anglais. Ne voient-ils pas que c’est moins un jardin qu’il a voulu peindre, que la nature toute entière dans sa beauté naissante, et rassemblée sous les yeux de son Souverain ? Si je voulais retrouver l’Éden, je n’irais sûrement chercher ni Blenheim ni Kew, ni toutes ces prétendues merveilles chinoises qui ont précédé celles de l’Angleterre ; je me transporterais dans les belles régions de l’Asie, dans quelque solitude de cette terre féconde, que le temps n’a point encore usée sous les révolutions de la nature et sous celles des empires. Je pourrais même trouver, plus près de nous, au milieu de la Suisse, quelque image de cet heureux séjour habité par l’innocence. Mais fera-t-on jamais croire à un homme sensé que le peuple qui, de l’aveu des voyageurs, a toujours eu le moins de goût et d’imagination, que les Chinois, qui donnent de si odieuses formes à leurs figures, ont seuls connu les véritables décorations champêtres, quand on suppose, d’un autre côté, que le génie du peintre, celui du poëte et du philosophe suffisent à peine pour former un jardin ? Quelle inconséquence ! N’est-il pas plus vraisemblable que les Chinois n’ont fait que d’informes caricatures dans ce genre comme dans tous les autres ? Les bonnes qualités même qu’on leur accorde ne sont point celles qui secondent les progrès des arts. C’est pourtant leur exemple que nous citent sans cesse les Anglais. Plusieurs avouent même qu’ils sont loin du peuple original. On en a trop dit pour ceux qui savent réfléchir : il est temps de venir à Ermenonville.

« Ce parc fameux a d’abord un caractère triste et rembruni qui tient peut-être au sol, mais qui n’en st pas moins un défaut essentiel. C’est aussi là celui des parcs d’Angleterre. On peut sans doute, dans un paysage orné, ménager des retraites pour la mélancolie : mais il doit attirer par un aspect aimable dans son ensemble. Il faut plaire avant de chercher même le grand et le sublime. Ce qu’on appelle les fabriques des jardins est exécuté avec peu de goût et de soin dans les jardins d’Ermenonville. Y a-t-il rien de plus médiocrement composé que ce temple de la Philosophie, qu’on trouve non loin de l’île des Peupliers ? De plus, ne peut-on pas demander pourquoi vous placez le temple de la Philosophie dans un lieu où vous ne voulez être que le copiste de la nature ? Et que ne dirait-on pas de cette tour de Gabrielle ? Que l’effet en est incohérent avec le reste ! Qu’il est faible, et qu’il rappelle peu surtout les idées riantes attachées au souvenir de la maîtresse de Henri IV ! Dans le bocage où l’on a élevé une assez triste retraite au Repos et aux Muses, une eau trop souvent bourbeuse détruit le charme qu’on attendait. La partie qui doit réunir le plus de suffrages est le désert. Il est bien étrange pourtant qu’on ait placé à l’entrée la butte d’un charbonnier, avec cette inscription : Le charbonnier est maître chez lui. Quoique ces mots puissent faire allusion à des anecdotes inutiles à notre sujet, il est certain qu’ils ne devaient pas être gravés devant l’asile du recueillement et de la méditation. Par quelle raison encore a-t-on placé une vigne dans un autre endroit ? Assurément elle ne réussira jamais dans le terrain humide et marécageux d’Ermenonville. Ne doit-on pas avant tout approprier les cultures aux différences du sol, et surtout quand on s’applaudit de ne rien forcer ? Il y aurait bien d’autres observations à faire : mais il est temps de finir ces critiques, qu’il sera plus aisé de blâmer que de réfuter.

Au moment où l’on termine cette note, on apprend que le débordement des eaux vient de produire des dégâts considérables dans Ermenonville. La plus grande partie des canaux qui communiquent à ce bel étang du désert, est, dit-on, fort endommagée. Les réparations exigent des frais considérables. On voit par là qu’il ne faut pas moins d’efforts et de moyens pour chercher la simplicité dans les jardins modernes, que pour montrer l’art dans ceux qui environnaient les anciens châteaux. Enfin, comme on l’a dit en commençant,

Cette simplicité n’est qu’un luxe de plus.


Au reste, l’opinion que j’ai osé énoncer sur Ermenonville est très indépendante du respect que mérite le propriétaire. C’est le genre et non pas son goût qu’il faut accuser. Le mérite personnel de M. de Girardin[2], et l’hospitalité qu’il a donnée si noblement à un grand homme pendant sa vie et après sa mort, doivent le rendre cher à tous les amis des arts. Son nom sera toujours réuni à celui de Rousseau dans la postérité.

Que conclure de tout ce qui a été dit plus haut ? Les partisans de l’ancien genre accorderont sans peine qu’il s’y est quelquefois mêlé du mauvais goût. Mais ce n’est pas Le Nôtre qui en est coupable. On condamne avec Whately et M. Morel les formes contraintes et bizarres qu’on a voulu trop souvent donner aux arbres, et les salons de verdure trop multipliés, et les petits jets d’eau, etc., etc. Que les défenseurs des parcs anglais cèdent à leur tour leurs rochers, leurs ruines, etc., etc. ; qu’on les conserve, si on les trouve : à la bonne heure ! mais assurément il est ridicule de les créer, quelque fidélité qu’on apporte dans leur imitation. Ne désapprouvons pas avec M. Morel les labyrinthes : l’Arioste et le Tasse les aimaient. Le Méandre était un fleuve enchanté. Les labyrinthes ont je ne sais quoi d’indéfini et de mystérieux qui plait à l’imagination. Avouons ensuite que M. Morel est celui de tous qui écrit avec le plus de choix, de goût et de clarté. Il y a des morceaux recommandables dans Wathely, comme la description de l’abbaye de Tintern. On regrette qu’il ait si mal à propos prodigué tant de métaphysique. Toutes ces distinctions du caractère emblématique, imitatif, original, sont aussi ennuyeuses qu’inutiles à son sujet : il expose les principes d’un art fait pour le délassement et le repos, comme les corollaires d’une science abstraite. Finissons par répéter ce qu’on sait déjà : Dufresni avait précédé tous les auteurs de la nouvelle méthode ; il voulut poster dans les jardins l’originalité de son esprit et de sa conduite ; mais ces jeux d’une imagination déréglée ne purent s’accorder avec le caractère simple et majestueux que Louis XIV imprimait à tous les monuments de son règne. »

FIN DU TOME PREMIER.


Errata. Page 383 à l’avant-dernière ligne ; à la fin de 1786, lisez : la fin de 1785.

  1. Les physiciens peuvent s’élever tant qu’il leur plaira contre les opinions de l’ouvrage qu’on désigne ici, les Études de la Nature' ; mais les peintres, les poëtes, tous la amis de la nature doivent le chérir. Il contient même une foule d’observations de détail incontestables. Quel homme a répandu sur la botanique plus d’intérêt et de rues nouvelles ? Et que de tableaux charmants rendraient ce livre précieux, même quand toute la partie systématique serait fausse ! Qu’on lise surtout dans le troisième volume le morceau d’Ariane abandonnée : comme les anciens en eussent admiré la profonde mélancolie, les grâces touchantes et les heureuses allusions ! Les idées métaphysiques de Platon n’existent plus: il est resté grand par son éloquence. Des observateurs fameux ne cessent de nous répéter que l’Histoire naturelle est pleine d’erreurs : mais la majesté du style la fera toujours survivre. On a dit ailleurs (Discours préliminaire de la traduction de l’Essai sur l’Homme) que l’éclat des lettres et des arts était plus brillant et plus durable que celui des sciences. Celles-ci changent de système à chaque instant ; et les premiers, en parlant au cœur humain, gardent un empire indestructible et universel. C’est pour cette raison que les Études de la Nature seront mises par la postérité au nombre des monuments qui honorent ce siècle. M. Bemardin de Saint-Pierre est souvent un digne héritier de Fénelon et de Jean-Jacques, qu’il semble avoir choisis pour modèles.
  2. Fontanes écrivait Gérardin, et le nom sous cette forme se trouve au chant troisième de la Maison rustique, page 254.