Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Du Mascaret qui s’engendre au fleuve de Dourdongne

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 184-187).

DV MASCARET QVI S’ENGENDRE AU
fleuve de Dourdongne, en la Guienne[1].


Theorique.


T u m’as fait cy deuant vn bien long discours, des effects des eaux, des feux et des tremblemens de terre : mais tu ne m’as rien dit de la cause de l’essence du Mascaret.

Practique.

Et qu’est ce que tu appelles mascaret ? car ie n’ouis iamais parler de mascaret, ny ne sçay que ce peut estre, si tu ne me le dis.

Theorique.

L’on appelle mascaret vne grande montaigne d’eau qui se fait en la riuiere de Dourdongne, vers les contrees de Libourne, et ladite montagne ne se fait sinon au temps d’esté : mesme és saisons les plus paisibles, et lors que les eaux sont les plus tranquilles, et tout en vn moment, en vne saison inconneue, la montaigne d’eau se forme en vn instant et fait une course, quelquefois bien longue, le long de l’eau, et quelquefois plus courte : et lors que la montaigne fait son cours, elle renuerse tous les bateaux qu’elle trouue en son chemin : parquoy les habitans limitrophes de la riuiere, quand ils voyent le mascaret en sa formation, ils se prennent soudain à crier de toutes parts : garde le mascaret, garde le mascaret, et les batteliers qui pour lors sont en la riuiere s’enfuyent és riuages, pour sauuer leurs vies, qui autrement seroyent pres de leur fin.

Practique.

Et qu’en disent les hommes du pays où se forme ledit mascaret ?

Theorique.

Ils ne sont pas tous d’vne opinion. Car les vns disent d’vn et les autres disent d’autre. Toutesfois les Bordelois, Libournois et Guitroys tiennent pour certain que la cause de ce, n’est autre que la venuë du montant de la mer, qui rencontre le descendant de la riuiere, et veulent conclure par là que le combat des deux eaux cause d’engendrer celle grande montaigne. Voila l’opinion plus certaine et commune des habitans du pays.

Practique.

Et à toy que t’en semble il de la cause de cet effect ?

Theorique.

Ie suis de l’opinion des autres.

Practique.

Ny toy ny eux n’y entendez rien : car si ainsi estoit que le montant de la mer et la descente de la Dourdongne causast le mascaret, il se formeroit aussi bien des mascarets en la Garonne comme en la Dourdongne, voire à la Charente, et en la riuiere de Loyre, voire pour mieux dire tout en vn coup en toutes les riuieres qui descendent dedans la mer, et toutesfois nous n’auons iamais entendu qu’és mois d’autonne et és iours tranquilles il se trouuast mascaret sinon en ladite riuiere de Dourdongne : parquoy il faut chercher autre cause que la susditte, pour venir à la connoissance de cest effect.

Theorique.

Ie t’en prie, dy moy donc quelle peut estre la cause de ce.

Practique.

Ie ne puis penser ny croire que ce soit autre chose qu’un aër enclos au dedans de quelque canal qui est souz terre, trauersant depuis le fleuue de Garonne iusques au dessouz du fleuue de la Dourdongne, et est bien croyable, voire que cela ne se peut faire que par un aër enclos sous les eaux, toutesfois l’aër ne le pourroit faire pour cause de sa foiblesse s’il n’estoit poussé par accident, il faut doncques penser et croire que quand il vient au descendant de la mer, que la riuiere de Garonne est basse pour l’absence de la mer, que lors il y a quelques canaux vuides, lesquels se remplissent d’aër, depuis la Dordongne iusques à la Garonne ; estant ainsi rempli d’aër, quand la mer retourne elle fait enfler et augmenter la riuiere de Garonne, et estant ainsi enflee elle vient à entrer dedans les canaux qu’elle auoit laissé vuides en sa descente et de là vient que l’aër qui est dedans les canaux se trouuant enclos entre les deux fleuues, et estant viuement poussé par les eaux de la Garonne, il s’enfuit au deuant desdites eaux et en s’enfuyant ils se trouue enclos souz la riuiere de Dordongne, et se trouuant enclos il esleue les eaux comme vne montagne ; et ne les pouuant si tost percer, il les meine ainsi en leur hauteur, sans se desformer ny se laisser, iusques à ce que par quelque mouuement les eaux ainsi montees se trouuent plus foible en quelque endroit, et lors l’aër enclos les vient à esclater aux parties plus foibles, et les ayant esclatées ledit aër s’enfuit et les eaux s’abbaissent tout en vn coup, et la riuiere reuient en la premiere tranquillité : et ne faut que tu cherches autre raison pour connoistre la cause du mascaret.

Theorique.

Ie trouue en ton dire vne opinion contraire à la verité : car nous sçauons qu’il se fait ordinairement des vagues dedans la mer, aussi hautes que les montagnes, et mesmes és passages de Maumusson, lesquelles vagues sont si grandes que les nauires n’y peuueut passer sans estre en peril de naufrage, et s’en perd grand nombre audit passage.

Practique.

Cela ne fait rien contre mon dire. Car iamais les vagues de la mer ne sont formees sinon par l’action des vents qui cause ainsi esleuer les eaux de la mer : et la cause pourquoy elles sont plus enflees et esleuees au passage de Maumusson, c’est parce qu’il y a des rochers contre lesquels les eaux de la mer, estants poussees par les vents, viennent frapper impetueusement, qui cause vue grande eleuation és eaux, ie dis vne eleuation si grande que le bruit est entendu de plus de sept lieues loing. Et quand la mer est ainsi esmeüe, les nauires se donnent bien garde d’y passer : par ce que les vagues les ietteroyent contre les rochers et seroyent soudain froissés. Toutesfois cela ne contrarie en rien à mon dire touchant le mascaret. Car ie te di que le mascaret se forme au temps de l’automne és iours les plus tranquilles, et lors que les eaux des fleuues sont basses, et si ledit mascaret estoit causé par les vents, comme les vagues de la mer, il apparoistroit et se formeroit plus souuent en hyuer que non pas en esté. Mais iamais homme ne l’a veu en hyuer : aussi sçais-ie bien que la terre qui fait diuision entre la Dourdongne et la Garonne, fait vne pointe entre Bordeaux et Blaye ? là où les deux riuieres se rencontrent, laquelle pointe, viz à viz de Bourg, l’on appelle le bec d’Ambez. Ie me suis trouué quelquefois en laditte pointe où il y a plusieurs maisons ou metairies, lesquelles sont fondees sur la terre, parce que s’ils creusoyent pour faire fondement, ils trouueroyent l’eau qui les empescheroit de bastir, et ne faut douter qu’il n’y aye un grand pays de ladite pointe qui est soutenu par les eaux d’vn bout, et de l’autre bout elle est arrestee par les terres fermes deuers le costé du haut pays ; cela ay-ie conneu, par ce qu’en me secouant sur lesdittes terres ie faisois bransler tout alentour de moy, comme si c’eust esté vn plancher : ie voyois aussi qu’au mois d’Aoust et de Septembre, les terres de laditte pointe sont fendues de fentes si grandes que bien souuent la iambe d’un homme y pourroit entrer : cela me fait croire et assurer que le mascaret n’est causé sinon de l’aër enclos, ce que i’ay aussi conneu par autres exemples des pluyes qui tombent des couuertures des maisons és ruisseaux, et forment par les vents vne vessie ronde, laquelle se creue quand le vent en est sorty. I’ay aussi plusieurs fois contemplé les sources naturelles, lesquelles amenent en cas pareil des vents enclos formés en globe, qui tiennent leurs formes rondes iusques à ce que l’aër les ait creuees : puis que tu vois que l’aër estant poussé par la pesanteur des eaux, a puissance d’esleuer vne si grande quantité desdites eaux, tu peux connoistre par là que telles choses ou semblables peuuent engendrer vn tremblement de terre, non pas si grand comme les trois matieres desquelles i’ay traité au discours escrit en ce liure, sur les faits des causes du tremblement.

  1. Le mascaret n’est autre chose qu’une espèce de barre occasionnée par le reflux ou la marée montante. Ce phénomène ne se montre ordinairement qu’en automne.