Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Du mica et du talc

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DU MICA ET DU TALC.

Le mica est une matière dont la substance est presque aussi simple que celle du quartz et du jaspe, et tous trois sont de la même essence ; la formation du mica est contemporaine à celle de ces deux premiers verres ; il ne se trouve pas comme eux en grandes masses solides et dures, mais presque toujours en paillettes et en petites lames minces et disséminées dans plusieurs matières vitreuses ; ces paillettes de mica ont ensuite formé les talcs, qui sont de la même nature, mais qui se présentent en lames beaucoup plus étendues ; ordinairement les matières en petit volume proviennent de celles qui sont en grandes masses ; ici c’est le contraire, le talc en grand volume ne se forme que de parcelles du mica qui a existé le premier[NdÉ 1], et dont les particules s’étant réunies par l’intermède de l’eau ont formé le talc, comme le sable quartzeux s’est réuni par le même moyen pour former le grès.

Ces petites parcelles de mica n’affectent que rarement une forme de cristallisation ; et comme le talc réduit en petites particules devient assez semblable au mica, on les a souvent confondus, et il est vrai que les talcs et les micas ont à peu près les mêmes qualités intrinsèques ; néanmoins ils diffèrent en ce que les talcs sont plus doux au toucher que les micas, et qu’ils se trouvent en grandes lames, et quelquefois en couches d’une certaine étendue, au lieu que les micas sont toujours réduits en parcelles, qui, quoique très minces, sont un peu rudes ou arides au toucher : on pourrait donc dire qu’il y a deux sortes de micas, l’un produit immédiatement par le feu primitif, l’autre d’une formation bien postérieure et provenant des débris même du talc dont il a les propriétés ; mais tout talc paraît avoir commencé par être mica ; cette douceur au toucher, qui fait la qualité spécifique et la différence du talc au mica, ne vient que de la plus grande atténuation de ses parties par la longue impression des éléments humides. Le mica est donc un verre primitif en petites lames et paillettes très minces, lesquelles, d’une part, ont été sublimées par le feu ou déposées dans certaines matières, telles que les granits au moment de leur consolidation, et qui, d’autre part, ont ensuite été entraînées par les eaux et mêlées avec les matières molles, telles que les argiles, les ardoises et les schistes.

Nous avons dit, dans les volumes précédents, que le verre, longtemps exposé à l’air, s’irise et s’exfolie par petites lames minces, et qu’en se décomposant il produit une sorte de mica qui d’abord est assez aigre et devient ensuite doux au toucher, et enfin se convertit en argile. Tous les verres primitifs ont dû subir ces mêmes altérations lorsqu’ils ont été très longtemps exposés aux éléments humides, et il en résulte des substances nouvelles, dont quelques-unes ont conservé les caractères de leur première origine ; les micas en particulier, lorsqu’ils ont été entraînés par les eaux, ont formé des amas et même des masses en se réunissant ; ils ont produit les talcs quand ils se sont trouvés sans mélange, ou bien ils se sont réunis pour faire corps avec des matières qui leur sont analogues ; ils ont alors formé des masses plus ou moins tendres[1] : le crayon noir ou molybdène[NdÉ 2], la craie de Briançon[NdÉ 3], la craie d’Espagne[NdÉ 4], les pierres ollaires[NdÉ 5], les stéatites, sont tous composés de particules micacées qui ont pris de la solidité ; et l’on trouve aussi des micas en masses pulvérulentes, et dans lesquelles les paillettes micacées ne sont point agglutinées, et ne forment pas des blocs solides. « Il y a, dit M. l’abbé Bexon, des amas assez considérables de cette sorte de micas au-dessous de la haute chaîne des Vosges, dans des montagnes subalternes, toutes composées de débris éboulés des grandes montagnes de granité qui sont derrière et au-dessus. Ces amas de mica en paillettes ne forment que des veines courtes et sans suite ou des sacs isolés ; le mica y est en parcelles sèches et de différentes couleurs, souvent aussi brillantes que l’or et l’argent, et on le distribue dans le pays sous le nom de poudre dorée, pour servir de poussière à mettre sur l’écriture. »

» J’ai saisi, continue cet ingénieux observateur, la nuance du mica au talc sur des morceaux d’un granit de seconde formation, remplis de paquets de petites feuilles talqueuses empilées comme celles d’un livre, et l’on peut dire que ces feuilles sont de grand mica ou de petit talc ; car elles ont depuis un demi-pouce jusqu’à un pouce ou plus de diamètre, et elles ont en même temps une partie de la douceur, de la transparence et de la flexibilité du talc[2]. »

De tous les talcs le blanc est le plus beau[3] : on l’appelle verre fossile en Moscovie et en Sibérie où il se trouve en assez grand volume[4] ; il se divise aisément en lames minces et aussi transparentes que le verre, mais il se ternit à l’air au bout de quelques années, et perd beaucoup de sa transparence. On en peut faire un bon usage pour les petites fenêtres des vaisseaux, parce qu’étant plus souple et moins fragile que le verre, il résiste mieux à toute commotion brusque, et en particulier à celle du canon.

Il y a des talcs verdâtres, jaunes et même noirs ; et ces différentes couleurs, qui altèrent leur transparence, n’en changent pas les autres qualités : ces talcs colorés sont à peu près également doux au toucher, souples et pliants sous la main, et ils résistent, comme le talc blanc, à l’action des acides et du feu.

Ce n’est pas seulement en Sibérie et en Moscovie, que l’on trouve des veines ou des masses de talc ; il y en a dans plusieurs autres contrées, à Madagascar[5], en Arabie[6], en Perse[7], où néanmoins il n’est pas en feuillets aussi minces que celui de Sibérie. M. Cook parle aussi d’un talc vert qu’il a vu dans la Nouvelle-Zélande, dont les habitants font commerce entre eux[8] ; il s’en trouve de même dans plusieurs endroits du continent et des îles de l’Amérique, comme à Saint-Domingue[9], en Virginie et au Pérou[10], où il est d’une grande blancheur et très transparent[11] ; mais, en citant les relations de ces voyageurs, je dois observer que quelques-uns d’entre eux pourraient s’être trompés en prenant pour du talc des gypses, avec lesquels il est aisé de le confondre ; car il y a des gypses si ressemblants au talc, qu’on ne peut guère les distinguer qu’à l’épreuve du feu de calcination ; ces gypses sont aussi doux au toucher, aussi transparents que le talc ; j’en ai vu moi-même dans de vieux vitraux d’église, qui n’avaient pas encore perdu toute leur transparence, et même il paraît que le gypse résiste à cet égard plus longtemps que le talc aux impressions de l’air.

Il paraît aussi assez difficile de distinguer le talc de certains spaths autrement que par la cassure ; car le talc, quoique composé de lames brillantes et minces, n’a pas la cassure spathique et chatoyante comme les spaths, et il ne se rompt jamais qu’obliquement sans direction déterminée.

La matière qu’on appelle talc de Venise, et fort improprement craie d’Espagne, craie de Briançon, est différente du talc de Moscovie ; elle n’est pas comme ce talc en grandes feuilles minces, mais seulement en petites lames, et elle est encore plus douce au toucher et plus propre à faire le blanc de fard qu’on applique sur la peau.

On trouve aussi du talc en Scanie, qui n’a que peu de transparence. En Norvège, il y en a de deux espèces : la première, blanchâtre ou verdâtre, dans le diocèse de Christiania, et la seconde, brune ou noirâtre, dans les mines d’Aruda[12]. « En Suisse, le talc est fort commun, dit M. Guettard, dans le canton d’Uri ; les montagnes en donnent qui se lève en feuilles flexibles que l’on peut plier, et qui ressemble en tout à celui qu’on appelle communément verre de Moscovie[13]. » On tire aussi du talc de la Hongrie, de la Bohême, de la Silésie, du Tyrol, du comté de Holberg, de la Styrie, du mont Bructer, de la Suède, de l’Angleterre, de l’Espagne[14], etc.

Nous avons cru devoir citer tous les lieux où l’on a découvert du talc en masse, par la raison que, quoique les micas soient répandus et pour ainsi dire disséminés dans la plupart des substances vitreuses, ils ne forment que rarement des couches de talc pur qu’on puisse diviser en grandes feuilles minces[NdÉ 6].

En résumant ce que j’ai ci-devant exposé, il me paraît que le mica est certainement un verre, mais qui diffère des autres verres primitifs en ce qu’il n’a pas pris comme eux de la solidité, ce qui indique qu’il était exposé à l’action de l’air, et que c’est par cette raison qu’il n’a pu se recuire assez pour devenir solide : il formait donc la couche extérieure du globe vitrifié ; les autres verres se sont recuits sous cette enveloppe et ont pris toute leur consistance ; les micas au contraire n’en ayant point acquis par la fusion, faute de recuit, sont demeurés friables, et bientôt ont été réduits en particules et en paillettes ; c’est là l’origine de ce verre qui diffère du quartz et du jaspe en ce qu’il est un peu moins réfractaire à l’action du feu, et qui diffère en même temps du feldspath et du schorl en ce qu’il est beaucoup moins fusible et qu’il ne se convertit qu’en une espèce de scorie de couleur obscure, tandis que le feldspath et le schorl donnent un verre compacte et communément blanchâtre.

Tous les micas blancs ou colorés sont également aigres et arides au toucher, mais lorsqu’ils ont été atténués et ramollis par l’impression des éléments humides, ils sont devenus plus doux et ont pris la qualité du talc ; ensuite les particules talqueuses, rassemblées en certains endroits par l’infiltration ou le dépôt des eaux, se sont réunies par leur affinité, et ont formé les petites couches horizontales ou inclinées, dans lesquelles se trouvent les talcs plus ou moins purs et en plaques plus ou moins étendues.

Cette origine du mica et cette composition du talc me paraissent très naturelles ; mais comme tous les micas ne se présentent qu’en petites lames minces, rarement cristallisées, on pourrait croire que toutes ces paillettes ne sont que des exfoliations détachées par les éléments humides, et enlevées de la surface de tous les verres primitifs en général : cet effet est certainement arrivé, et l’on ne peut pas douter que les parcelles exfoliées des jaspes, du feldspath et du schorl, ne se soient incorporées avec plusieurs matières, soit par sublimation dans le feu primitif, soit par la stillation des eaux, mais il n’en faut pas conclure que les exfoliations de ces trois derniers verres aient formé les vrais micas ; car si c’était là leur véritable origine, ces micas auraient conservé, du moins en partie, la nature de ces verres dont ils se seraient détachés par exfoliation, et l’on trouverait des micas d’essence différente, les uns de celle du jaspe, les autres de celle du feldspath ou du schorl, au lieu qu’ils sont tous à peu près de la même nature et d’une essence qui paraît leur être propre et particulière ; nous sommes donc bien fondés à regarder le mica comme un troisième verre de nature produit par le feu primitif, et qui, s’étant trouvé à la surface du globe, n’a pu se recuire ni prendre de la solidité comme le quartz et le jaspe.


Notes de Buffon
  1. « On trouve dans les cantons de Mandagoust, du Vignan, etc., qui font partie des Cévennes, des micas de différentes sortes, savoir, le jaune, le noir et le blanc… Ils sont unis pour la plupart à différents granités et à une pierre très dure, qui est une espèce de schiste, qui se trouve abondamment dans le lit d’une petite rivière qui passe au village de Costubayne, paroisse de Mandagoust. Le mica joint à cette pierre est tout blanc et fort transparent ; il donne à la pierre un brillant fort agréable dans sa cassure ; on pourrait, à cause de la dureté de cette pierre et du beau poli qu’elle prend, en faire tout ce qu’on fait avec nos marbres, et avec plus d’avantage, attendu qu’elle n’est pas calcinable, ne faisant aucune effervescence avec les acides. » Mémoires de l’Académie des Sciences, année 1768, p. 546.
  2. Mémoires sur l’Histoire naturelle de la Lorraine, communiqués par M. l’abbé Bexon.
  3. Le talc ordinaire est une espèce de pierre onctueuse, molle, nette, couleur de perle, qu’on peut aisément séparer eu lames qui, rendues minces, ont assez de transparence. On coupe sans peine le talc au couteau ; il se plie aussi ; il est glissant et comme gras à l’attouchement ; il se laisse difficilement briser ; il résiste à un feu assez véhément, sans souffrir de changement considérable, et aucun menstrue acide ni alcalin en forme humide ne vient à bout de le dissoudre. Wallerii Mineralog. Voyez aussi la Lithogéognosie de Pott.
  4. « Ce n’est qu’à l’an 1705 qu’on peut rapporter les premières recherches du talc, faites sur le fleuve Witim, en Sibérie : comme il fut trouvé d’une qualité supérieure, les mines les plus célèbres, exploitées jusqu’alors sur d’autres rivières, furent entièrement négligées… Le talc le plus estimé est celui qui est transparent comme de l’eau claire ; celui qui tire sur le verdâtre n’a pas à beaucoup près la même valeur ; on en a trouvé des tables qui avaient près de deux aunes en carré ; mais cela est fort rare : les tables de trois quarts ou d’une aune sont déjà fort chères, et se paient sur le lieu un ou deux roubles la livre ; le plus commun est d’un quart d’aune, il coûte huit à dix roubles le pied. La préparation du talc consiste à le fendre par lames avec un couteau mince à deux tranchants ; on s’en sert dans toute la Sibérie au lieu de vitres pour les fenêtres et les lanternes ; il n’est point de verre plus clair et plus net que le bon talc : dans les villages de la Russie, et même dans certaines villes, on l’emploie au même usage. La marine russe en fait une grande consommation ; tous les vitrages des vaisseaux sont de talc, parce que, outre sa transparence, il n’est pas cassant, et qu’il résiste aux plus fortes secousses du canon : cependant il est sujet à s’altérer ; quand il est longtemps exposé à l’air, il s’y forme peu à peu des taches qui le rendent opaque, la poussière s’y attache, et il est très difficile d’en ôter la crasse et l’impression de la fumée sans altérer sa substance. » Voyage en Sibérie, par M. Gmelin. Histoire générale des voyages, t. XVIII, p. 272 et suiv.
  5. Mémoires pour servir à l’Histoire des Indes orientales, Paris, 1702, page 173.
  6. Voyage de Pietro della Valle, Rouen, 1745, t. VIII, p. 89.
  7. Voyage de Tavernier, Rouen, 1713, t. II, p. 264.
  8. Second Voyage de Cook, t. II, p. 110.
  9. Histoire générale des voyages, t. XII, p. 218.
  10. Idem, t. XIV, p. 508.
  11. Idem, t. XIII, p. 318.
  12. Actes de Copenhague, année 1677. M. Pott fait à ce sujet une remarque qui me paraît fondée ; il dit que Borrichius confond ici le talc avec la pierre ollaire, et il ajoute que Broëmel est tombé dans la même erreur, en parlant de la pierre ollaire dont on fait des pots et plusieurs sortes d’autres vases dans le Semptland : en effet, la pierre ollaire, comme la molybdène, quoique contenant beaucoup de talc, doivent être distinguées et séparées des talcs purs. Voyez les Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1746, p. 65 et suiv.
  13. Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences de Paris, année 1732, p. 328.
  14. Mémoires de l’Académie des sciences de Berlin, année 1746.
Notes de l’éditeur
  1. Cela est très douteux. Il est plus probable que le mica et le talc ont une origine indépendante.
  2. Sulfure de molybdène, substance qui n’a rien de commun avec le mica.
  3. Est formée de talc.
  4. C’est un carbonate de chaux ; elle n’a, par conséquent, aucune relation de parenté avec le mica.
  5. La pierre ollaire ou Topfstein est formée par un mélange d’écailles de chlorite et de talc, en proportions très variables. [Note de Wikisource : On connaît les pierres ollaires aussi sous le nom de stéatites. En somme, aucune des roches citées par Buffon n’est du mica.]
  6. Le mica, contrairement à ce que dit Buffon, forme souvent de très grandes lames.