Aller au contenu

Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Tripoli

La bibliothèque libre.

TRIPOLI

Le tripoli est une terre brûlée par le feu des volcans[NdÉ 1], et cette terre est une argile très fine, mêlée de particules de grès tout aussi fines ; ce qui lui donne la propriété de mordre assez sur les métaux pour les polir. Cette terre est très sèche, et se présente en masses plus ou moins compactes, mais toujours friables et s’égrenant aussi facilement que le grès le plus tendre : sa couleur jaune ou rougeâtre, ou brune et noirâtre, démontre qu’elle est teinte et peut-être mêlée de fer. Cette terre, déjà cuite par les feux souterrains, se recuit encore lorsqu’on lui fait subir l’action du feu, car elle y prend, comme toutes les autres argiles, plus de couleur et de dureté, s’émaillant de même à la surface, et se vitrifiant à un feu très violent.

Cette terre a tiré son nom de Tripoli en Barbarie, d’où elle nous était envoyée avant qu’on en eût découvert en Europe ; mais il s’en est trouvé en Allemagne et en France[1]. M. Gardeil nous a donné la description de la carrière de tripoli qui se trouve en Bretagne, à Poligny, près de Rennes ; mais cet observateur s’est trompé sur la nature de cette terre qu’il a cru devoir attribuer à la décomposition des végétaux[2]. D’autres observateurs[3], et en particulier MM. Guettard, Fougeroux de Bondaroy et Faujas de Saint-Fond, ont relevé cette erreur, et ont démontré que les végétaux n’ont aucune part à la formation du tripoli[4]. Ils ont observé avec soin les carrières de tripoli à Menât en Auvergne. M. de Saint-Fond en a aussi reconnu des morceaux parmi les cailloux roulés par le Rhône, près de Montélimar, dont les plus gros sont des masses de basalte entraînées, comme les morceaux de tripoli, par le mouvement des eaux.

Par cet exposé, et d’après les faits observés par MM. Faujas de Saint-Fond et Fougeroux de Bondaroy[5], on ne peut guère douter que le tripoli ne doive son origine à la décomposition des pierres quartzeuses ou roches vitreuses, mêlées de fer par l’action des éléments humides qui les auront divisées, sans ôter à ces particules vitreuses leur ancienne dureté.


Notes de Buffon
  1. On trouve le tripoli dans ses carrières, à Menat en Auvergne, et en basse Navarre, en Allemagne, à Tripoli, en Afrique, etc., par lits ou couches dont la position est indéterminée ; il est alors tendre ; mais à mesure qu’il se sèche, il prend une espèce de solidité qui est quelquefois susceptible du poli… Il y en a de différentes couleurs, de blanc, de gris, de jaunâtre, de rouge, de noirâtre, de veiné, etc. Le meilleur, au jugement des lapidaires, des orfèvres et des chaudronniers, est celui qui a une couleur jaunâtre isabelle, il polit et blanchit mieux leurs ouvrages. Minéralogie de Bomare, t. Ier, p. 60 et suiv.
  2. La carrière de tripoli, du village de Poligny, se trouve sur la route de Nantes, à cinq lieues de Rennes, c’est-à-dire à trois lieues au delà de Pompéan, où il y a une excellente mine de plomb submergée depuis 1750 : cette mine de plomb est dans un pays schisteux.

    En entrant dans des espèces de puits qu’on a creusés sur le coteau de la montagne, qui est d’environ cinq cents pieds de haut, M. Gardeil vit que le tripoli qu’on en tire n’est que du bois fossile qui a souffert dans l’intérieur de la terre une altération propre à le rendre tel, car, en jetant les yeux sur le fond de ces puits, on ne voit que de grands troncs d’arbres placés à côté les uns des autres, et formant comme le plan d’un bûcher qui a la même inclinaison que le penchant de la colline… La colline, qui renferme le bois fossile et le tripoli, est toute couverte de grès, ce qui peut faire croire qu’elle doit sa formation aux eaux ; il se trouve dans ce grès de grandes couches de quartz.

    Au reste, il paraît que la longue colline où se trouve le tripoli est remuée depuis un grand nombre de siècles pour en tirer cette matière : on y a creusé plusieurs puits qui se bornent tous à une médiocre profondeur, qui est sans doute la fin du bois fossile ; il est même arrivé souvent qu’en creusant de nouveaux puits, on n’a trouvé que des terres remuées et non du tripoli ; et les ouvriers assurent que cette matière manque dans les deux tiers de la colline, ce qui prouve l’antiquité de ces travaux. (Extrait d’une lettre sur le tripoli à M. de Jussieu, par M. Gardeil, dans les Mémoires des Savants étrangers, t. III, p. 19 et suiv.)

  3. Voici un passage de M. Grangier de Verdière, conseiller au présidial de Riom, rapporté par M. Guettard, au sujet des carrières de tripoli de Menât :

    « Les carrières de tripoli, dit M. Grangier, sont près de Menat, village à sept lieues de Riom et à une lieue et demie de Pouzol… À l’issue de quelques gorges, il se présente une colline où est situé le village de Menat : pour y monter, il faut passer un ruisseau appelé ruisseau de la mer, qui coule d’orient à occident… Les bords de ce ruisseau sont entièrement composés de ce tripoli ; celui qui est rouge a des bancs qui ont à peu près dix-huit pouces d’épaisseur, et qui sont divisés par feuillets ; ils forment en totalité une élévation au-dessus de l’eau d’environ quinze ou seize pieds ; ils sont tous inclinés selon le courant de l’eau, c’est-à-dire de l’orient à l’occident… Ces bancs ne paraissent séparés que par des teintes plus ou moins rouges ; au-dessus des plus élevés, il y a encore une douzaine de pieds de hauteur en terrain cultivé et portant blé. Ce terrain participe à la couleur des bancs de tripoli, mains moins foncée : ils parcourent une étendue d’environ cent pieds de longueur en descendant le ruisseau, depuis l’endroit où ils commencent jusqu’à un pont où ils finissent.

    » En remontant le ruisseau, depuis l’endroit où commencent ces bancs, on trouve une autre sorte de tripoli qui est noir, semblable au rouge quant à l’épaisseur des bancs et à leur inclinaison. Les bancs d’une troisième sorte, de couleur grise, sont isolés, ou plutôt ils coupent quelquefois les bancs de tripoli noir, et forment ainsi différents intervalles dans la masse totale de ce dernier tripoli. Ces deux dernières sortes sont, de même que les rouges, sous un terrain qui paraît avoir quinze pieds de haut et séparé du tripoli par une bande de terre jaune épaisse de quatre à cinq pouces.

    » Ayant fait déchausser avec des pioches plusieurs bancs de tripoli, j’ai trouvé dans l’intérieur une espèce de marcassite fort pesante, dure, brillante, et jetant une odeur de soufre… On trouve de ces mêmes marcassites dans les bancs sur lesquels le ruisseau coule.

    » En continuant de fouiller dans le tripoli noir, à cinq ou six pieds de hauteur au-dessous de l’eau, et ayant tiré de leur place plusieurs feuillets sans le renverser, j’y ai trouvé un sel assez piquant qui en couvrait toute la superficie, et sur quelques autres une cristallisation en forme d’étoiles, enfin sur quelques autres une espèce de rouille de couleur jaune.

    » L’étendue de tous ces bancs peut avoir en longueur trois cents pieds, depuis l’endroit où ils commencent jusqu’à leur jonction avec les rouges. Sur le terrain qui couvre ces derniers, et parmi les morceaux qui en sont détachés, on trouve une espèce de mâchefer : les cailloux qui s’y rencontrent sont de la même qualité que ceux des environs dont on se sert pour bâtir à Menât ; ils sont pour la plupart feuilletés et remplis de paillettes brillantes ; on n’y en trouve aucun oblong ni aplati par les côtés.

    » Les carrières qui bordent le côté gauche du ruisseau en remontant sont beaucoup moins abondantes que celles qui sont à droite.

    » En général, il y a parmi les pierres dont parle M. Grangier, dit M. Guettard, des pierres de volcan, des quartz, du granit, des pierres talqueuses et du schiste. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1755, p. 177 et suiv.

  4. On est assuré que le tripoli n’est point un bois fossile altéré, et que les bois fossiles des tripolières de Poligny en Bretagne se sont trouvés accidentellement dans une terre de tripoli qui les a pénétrés, tout comme ils auraient pu être ensevelis sous des terres argileuses ou calcaires. Il y a des carrières de tripoli à Menat, à sept lieues de Riom en Auvergne, qui prouvent que cette matière est absolument étrangère au bois fossile. On trouve le tripoli ordinairement disposé par lit : il est très léger, sec et grenu au toucher, absorbant l’eau avec bruit, sans perdre de sa consistance, durcissant lorsqu’on l’expose à un feu violent, et ne faisant point d’effervescence avec les acides. Le tripoli est en général d’une couleur qui tire un peu sur le rouge ; il varie cependant par sa couleur et par sa dureté ; il y en a du noir, du gris, du blanc, du rougeâtre. On trouve, parmi les cailloux roulés de Montélimar, un très beau tripoli rougeâtre qui a été arrondi par les eaux ; on trouve quelquefois, dans ces cailloux de tripoli, des corps marins. On voit, dans le Cabinet de M. le marquis de Grollier, au Pont-Din, non loin de Lyon, un bel oursin changé en tripoli dans une pierre roulée de la même matière, que nous trouvâmes en examinant ensemble les cailloux roulés des environs de Montélimar, parmi lesquels on voit des masses très curieuses de basalte, qu’une irruption diluvienne a transportées du Vivarais, éloigné d’une lieue de là, de l’autre côté du Rhône. Recherches sur les volcans éteints, par M. Faujas de Saint-Fond, p. 262. — « Les pierres des environs de Menat, dit M. de Bondaroy, celles de Poligné, près des carrières où se trouve le tripoli, sont schisteuses et plus ou moins rouges… Ces pierres, particulièrement dans la carrière de Poligné, annoncent le feu qui y a passé ; elles sont réduites en écume plus ou moins légère, ce sont de vraies pierres brûlées : rien ne peut laisser d’incertitude sur le feu qui a été aux environs de cette carrière ; des pierres ont été fondues, et on ne trouve le tripoli qu’aux environs de l’endroit où la présence du volcan est plus apparente. À Poligné, la partie de la carrière qu’on a choisie, de préférence pour l’usage, semble à la vérité avoir été lavée par les eaux et s’être formée du dépôt des parties les plus légères et les plus fondues. C’est aussi le sentiment de M. Guettard, mais c’est la même pierre qui a souffert, comme les voisines, la chaleur du feu souterrain : outre les pierres brûlées qui dénotent l’effet des feux souterrains, M. Grangier a retiré du tripoli de Menat en Auvergne, du soufre et du fer. J’ai obtenu de celui de Poligné du soufre et de l’alun, que l’on sait être des produits de volcan. » Sur la pierre appelée tripoli, par M. Fougeroux de Bondaroy, Académie des sciences, année 1769, p. 272 et suiv.
  5. Voyez la note précédente.
Notes de l’éditeur
  1. Le tripoli n’a pas toujours l’origine indiquée par Buffon ; une partie considérable est constituée par des tests siliceux de diatomées, petites algues très abondantes dans les eaux douces et salées, et qui jouent un rôle important dans la formation des roches siliceuses. [Note de Wikisource : Entendez qu’il n’a jamais l’origine indiquée par Buffon. Les tripolis présents en terrain volcanique sont eux aussi issus de la sédimentation de tests de diatomées, qui vivaient dans d’anciens lacs taris, situés au fond de cratères de volcans éteints et aux eaux particulièrement siliceuses.]