Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Encore de la grippe

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Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 109-152).

ENCORE DE LA GRIPPE

20 mars 1900,

Le lendemain dans l’après-midi — et il y a de cela déjà plus d’un mois passé — le citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste revint donc me voir. Il avait à la main, — et non pas sous le bras, car on n’a jamais porté pour marcher un livre sous le bras, — il avait un livre de bibliothèque. J’allais encore un peu mieux. Mais j’avais toujours des essoufflements qui m’inquiétaient. Ces essoufflements pouvaient présager la rechute légère que j’eus depuis.

— Citoyen malade, nous avons hier oublié le principal.

— Cela n’est pas étonnant, citoyen docteur : presque toujours on oublie ainsi le principal.

— J’ai oublié de vous demander pourquoi vous pensiez à vous guérir ?

— Je n’y pensais pas seulement, docteur, je le désirais et je le voulais. Je le désirais profondément, sourdement, obscurément, clairement, de toutes façons, en tous les sens, de tout mon corps, de toute mon âme, de tout moi. Je le voulais fermement. Je voulais aussi l’espérer. Mes parents et mes amis le désiraient, le voulaient, et plusieurs l’espéraient. J’étais d’accord avec eux là-dessus. Le médecin aussi le voulait. Enfin je suis assuré que tous mes adversaires le désiraient sincèrement et je crois que la plupart de mes ennemis ne le désiraient pas moins.

— Voilà beaucoup d’accords. Voulez-vous que je commence par vous ?

— Je vous dirai que je serai sans doute embarrassé pour donner réponse à vos interrogations. Je n’étais pas bien fort sur l’analyse quand j’étais malade. Il y avait en moi des sentiments et des raisons pour lesquelles je voulais guérir. Mais le désir et la volonté que j’en avais me paraissaient tellement naturels que je ne cherchais pas à en discerner les causes.

— Le devoir et le savoir ne sont pas identiquement conformes à la nature. Je vous aiderai. Nous commencerons par les raisons, parce que c’est plus commode, et nous finirons par les sentiments. Mais avant nous remarquerons que les malades veulent guérir pour échapper à la mort, ou pour échapper à la maladie, ou, naturellement, pour échapper aux deux. Nous aimons le remède, la convalescence et la guérison par amour de la vie, ou par amour de la santé, ou, bien entendu, par amour de la vie saine.

— Ce sont là, docteur, de grandes questions, et que ces simples consultations et conversations ne suffiront pas à délier : la passion de la vie et de la mort, de la maladie et de la santé, de la joie et de la douleur. Il y faudrait au moins des dialogues.

— Ou un poème. Ou des poèmes. Ou un drame. On en a fait. Beaucoup. Nous dialoguerons si la vie et l’action nous en laisse l’espace et la force, plus tard, quand nous serons mieux renseignés. Alors nous dirons des dialogues. Aujourd’hui nous causerons à l’abandon, comme il convient à un convalescent. Pour quelles raisons vouliez-vous échapper à la mort ?

— Autant que je me rappelle et que je puis démêler, je savais que ma mort causerait une épouvantable souffrance à quelques-uns, une grande souffrance à plusieurs, une souffrance à beaucoup.

— Bien. Nous sommes ainsi reconduits de la considération de la mort à la considération de la douleur et du mal.

— J’aurais eu de la peine réciproquement si je m’étais représenté que la mort consistait sans doute à quitter les survivants. Mais je n’arrivais pas à me donner cette représentation.

— C’est un défaut de l’imagination.

— Je pensais très vivement au contraire que je laisserais inachevées plusieurs entreprises que j’ai commencées, un livre que j’ai commencé, plusieurs livres que j’espérais commencer, continuer et finir, ces cahiers mêmes, essayés au moins pour un an, où vous savez que je mets tous mes soins.

— Cela prouve, citoyen convalescent, que vous vous intéressez à ce que vous faites.

— Cela prouve surtout que je le travaille. Je ne vous le dirais pas aussi brutalement si on ne me l’avait sévèrement reproché.

— Vous auriez tort : on doit toujours dire brutalement.

— Un abonné assez éventuel…

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entendais un abonné qui sans doute s’affermira. Cet abonné m’a fait des cahiers une critique sévère et dont j’ai usé. Il m’a reproché que mon style était voulu. C’est-à-dire travaillé.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Je ne lui ai pas répondu, puisque je n’ai pas le temps. Je lui ai répondu en moi-même. Je ne sais pas ce que c’est qu’un style qui n’est pas travaillé, qui n’est pas voulu. Ou plutôt je crois savoir que ce n’est pas un style. On se moquerait beaucoup d’un sculpteur qui taillerait un Balzac sans s’en apercevoir. Pourquoi veut-on que l’écrivain taille et découpe sans l’avoir voulu ? Laissons ces plaisanteries. Je ne prétends pas que le travail puisse rien tirer du néant, du moins le travail humain, et c’est le seul que je connaisse. Mais je n’ai jamais rien vu de sérieux que l’auteur n’eût pas travaillé. Les romantiques encore nous ont abrutis là-dessus.

— Quels romantiques ? Vous avez eu un mot violent.

— Ne croyez pas, docteur, que je cherche des mots non grossiers pour qualifier une influence grossière.

— Quels romantiques ?

— Les prosateurs et les poètes romantiques français, les seuls que j’ai lus. J’en ai fait mes ennemis personnels. Un jour je vous dirai pourquoi. Pour aujourd’hui je retiens seulement qu’ils ont puissamment contribué, avec toute leur littérature, à déconsidérer le travail. Vous savez : Ainsi quand Mazeppa qui rugit et qui pleure. Vous aussi vous avez déclamé ces vers en pleurant de bonheur et d’admiration.

— Je les ai déclamés quand j’étais écolier. C’étaient de beaux vers :

Ainsi lorsqu’un mortel sur qui son dieu s’étale

— Quand ils voulaient faire des vers, je persiste à croire qu’ils ne se faisaient pas attacher sur un fougueux cheval nourri d’herbes marines : ils avaient encrier, plume et porte-plume, et papier, comme tout le monde. Et ils s’asseyaient à leur table sur une chaise, comme tout le monde, excepté celui qui travaillait debout. Et ils travaillaient, comme tout le monde. Et le génie exige la patience à travailler, docteur, et plus je vais, citoyen, moins je crois à l’efficacité des soudaines illuminations qui ne seraient pas accompagnées ou soutenues par un travail sérieux, moins je crois à l’efficacité des conversions extraordinaires soudaines et merveilleuses, à l’efficacité des passions soudaines, — et plus je crois à l’efficacité du travail modeste, lent, moléculaire, définitif.

— Plus je vais, répondit gravement le docteur, moins je crois à l’efficacité d’une révolution sociale et extraordinaire soudaine, improvisée merveilleuse, avec ou sans fusils et dictature impersonnelle, — et plus je crois à l’efficacité d’un travail social modeste, lent, moléculaire, définitif. Mais je ne sais pas pourquoi vous abordez d’aussi grosses questions, que vous avez vous-même réservées, quand je vous demande seulement des renseignements sur les raisons et sur les sentiments que vous avez eus la semaine passée.

— Pardonnez-moi, citoyen qui découpez des interrogations : pardonnez-moi d’échapper parfois à vos limites provisoires ; pardonnez-moi sur ce que le réel n’est pas seulement fait pour se conformer à nos découpages. Mais ce sont nos découpages qui parfois sont conformes aux séparations du réel, et souvent sont arbitraires.

— Particulièrement arbitraires quand nous traitons des hommes et des sociétés qu’ils ont formées. — Avez-vous au moment du danger pensé à ceci : à l’immortalité de l’âme ou à sa mortalité ?

— Non, docteur, puisque je vous ai dit que je ne me représentais pas que je partirais, que je quitterais, qu’ensuite je serais sans doute absent. Quand j’étais en province au lycée en ma première philosophie, un professeur âgé, blanc, honorable, très bon, très doux, très clair, très grave, à la parole ancienne, aux yeux profondément tristes et doux, nous enseignait. Nous lui devons plus pour nous avoir donné l’exemple d’une longue et sérieuse vie universitaire que pour nous avoir préparés patiemment au baccalauréat. Il traitait simplement et noblement devant nous les questions du programme. L’immortalité de l’âme était sans doute au programme. Il traita devant nous de l’immortalité de l’âme. Il ne s’agissait de rien moins que de savoir si son âme à lui, à lui qui promenait régulièrement son corps en long et en long dans la classe, et qui plaçait régulièrement le pied de son corps sur les carreaux en brique de la classe, — donc il s’agissait de savoir si son âme à lui était immortelle ou mortelle ; et il ne s’agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous, qui utilisions diligemment les mains de nos corps à copier fidèlement le cours, — il ne s’agissait pas moins de savoir si nos âmes à nous étaient immortelles ou mortelles. Ce fut un grand débat. Le professeur équitable nous présenta les raisons par quoi nous pouvons penser que les âmes humaines sont immortelles ; puis il nous présenta les raisons par quoi nous pouvons à la rigueur penser que nos âmes humaines sont mortelles : et dans ce cours de philosophie austère et doux les secondes raisons ne paraissaient pas prévaloir sur les premières. Le professeur équitable penchait évidemment pour la solution de l’espérance. Tout l’affectueux respect que nous lui avons gardé ne nous empêchait pas alors de réagir. Continuant à protester contre la croyance catholique où l’on nous avait élevés, commençant à protester contre l’enseignement du lycée, où nos études secondaires finissaient, préoccupés surtout de n’avoir pas peur, et de ne pas avoir l’air d’avoir peur, nous réagissions contre la complaisance. Nous étions durs. Nous disions hardiment que l’immortalité de l’âme, c’était de la métaphysique. Depuis je me suis aperçu que la mortalité de l’âme était aussi de la métaphysique. Aussi je ne dis plus rien. Le souci que j’avais de l’immortalité individuelle, et qui selon les événements de ma vie a beaucoup varié, me reste. Mais l’attention que je donnais à ce souci a beaucoup diminué depuis que le souci de la mortalité, de la survivance et de l’immortalité sociale a grandi en moi. Pour l’immortalité aussi je suis devenu collectiviste.

— On ne peut se convertir sérieusement au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et, pour garder le mot, convertis.

— C’est une angoisse épouvantable que de prévoir et de voir la mort collective, soit que tout un peuple s’engloutisse dans le sang du massacre, soit que tout un peuple chancelle et se couche dans les retranchements de bataille, soit que tout un peuple s’empoisonne hâtivement d’alcool, soit que toute une classe meure accélérément du travail qui est censé lui donner la nourriture. Et comme l’humanité n’a pas des réserves indéfinies, c’est une étrange angoisse que de penser à la mort de l’humanité.

— Reste à savoir, mon ami, s’il vaut mieux que l’humanité vive ou s’il vaut mieux qu’elle meure.

— Pour savoir, docteur, s’il vaut mieux que l’humanité vive ou s’il vaut mieux qu’elle meure, encore faut-il qu’elle vive. On ne sait pas, quand on ne vit pas. On ne choisit pas, quand on ne vit pas.

— La proposition que vous énoncez ici, mon ami, est à peu près ce qu’on nomme une lapalissade.

— Mieux vaut proclamer une lapalissade que d’insinuer une erreur.

— Ou plutôt il n’est pas mauvais de proclamer une lapalissade, et il est mauvais d’insinuer une erreur. — Vous avez sans doute ici les Dialogues philosophiques de Renan ?

— Bien entendu, docteur, que je les ai.

— Voulez-vous me les donner ?

Comme je n’avais pas encore la permission de sortir, on monta chercher les Dialogues. Le docteur moraliste posa sur ma table ronde le livre qu’il avait apporté, ouvrit les Dialogues et fragments philosophiques, s’arrêta aux Dialogues, les parcourut, les relut, relut des passages, entraîné continûment des certitudes aux probabilités et des probabilités aux rêves. Cela dura longtemps.

— Il faudrait tout citer. Ces dialogues ont un charme étrange et une inconsistance merveilleuse, une admirable continuation de l’idée acceptée à l’idée inacceptable. On ne saurait, sans fausser le texte, isoler un passage, une idée, un mot. Les propositions ne sont pas déduites, ne paraissent pas conduites, s’interpénètrent, s’internourrissent. Étrange mutualité de l’incontestable et de l’indéfendable. Jamais nous ne saisirons dans ce tissu la formule entièrement fausse et plusieurs fois nous y subissons la certitude entièrement vraie. Mais la certitude même y laisse place à la défiance. Écoutez. Je lis presque au hasard :

Euthyphron

… Le nombre des corps célestes où la vie peut se développer à un moment donné est, sans doute, dans une proportion infiniment petite avec le nombre des corps existants. La terre est peut-être à l’heure qu’il est, dans des espaces presque sans bornes, le seul globe habité. Parlons d’elle seule. Eh bien, un but comme celui dont vous venez de parler est au-dessus de ses forces. Ces mots d’omnipotence et d’omniscience doivent être laissés à la scolastique. L’humanité a eu un commencement ; elle aura une fin. Une planète comme la nôtre n’a dans son histoire qu’une période de température où elle est habitable ; dans quelques centaines de milliers d’années, on sera sorti de cette période. La Terre sera probablement alors comme la Lune, une planète épuisée, ayant accompli sa destinée et usé son capital planétaire, son charbon de terre, ses métaux, ses forces vives, ses races. La destinée de la Terre, en effet, n’est pas infinie, ainsi que vous le supposez. Comme tous les corps qui roulent dans l’espace, elle tirera de son sein ce qui est susceptible d’en être tiré ; mais elle mourra, et, croyez-le, elle mourra, comme dit, dans le livre de Job, le sage de Théman, « avant d’avoir atteint la sagesse ».

— Je reconnais, docteur, et je ressens cette sérénité. Mais Renan…

— Il ne s’agit pas de Renan, mon ami. Voyez sa préface :

… Je me résigne d’avance à ce que l’on m’attribue directement toutes les opinions professées par mes interlocuteurs, même quand elles sont contradictoires. Je n’écris que pour des lecteurs intelligents et éclairés. Ceux-là admettront parfaitement que je n’aie nulle solidarité avec mes personnages et que je ne doive porter la responsabilité d’aucune des opinions qu’ils expriment. Chacun de ces personnages représente, aux degrés divers de la certitude, de la probabilité, du rêve, les côtés successifs d’une pensée libre ; aucun d’eux n’est un pseudonyme que j’aurais choisi, selon une pratique familière aux auteurs de dialogues, pour exposer mon propre sentiment.

— J’entends, docteur ; et je n’adresserai ma réponse qu’à ce philosophe Euthyphron ; cet homme au sens droit, qui, dans les premiers jours du mois de mai 1871…

— Vive la Commune ! citoyen.

— … qui dans les premiers jours du mois de mai 1871, accablé des malheurs de sa patrie, se promenait dans une des parties les plus reculées du parc de Versailles, avec le philosophe Eudoxe, l’homme à la bonne opinion

— … et le philosophe ami de la vérité, le citoyen Philalèthe.

— Si ce citoyen philosophe avait parfaitement aimé la vérité, il eût opposé une résistance un peu moins complaisante aux probabilités de celui qui vint le lendemain, le deuxième jour, de Théophraste, qui sans doute parlait de Dieu.

— C’est que ce Théophraste en réalité introduisait ses probabilités sur les certitudes que ce Philalèthe avait posées. L’objection de l’homme au sens droit n’atteint pas ce Théophraste : « Nous ne disons pas que l’absolu de la raison sera atteint par l’humanité ; nous disons qu’il sera atteint par quelque chose d’analogue à l’humanité. Des milliers d’essais se sont déjà produits, des milliers se produiront ; il suffit qu’il y en ait un qui réussisse. Les forces de la Terre, comme vous l’avez très bien dit, sont finies. » Et il recommence. Et encore : « Du reste, peu importe. Il est très possible que la Terre manque à son devoir ou sorte des conditions viables avant de l’avoir rempli, ainsi que cela est déjà arrivé à des milliards de corps célestes ; il suffit qu’un seul de ces corps accomplisse sa destinée. Songeons que l’expérience de l’univers se fait sur l’infini des mondes. »

— Ne poursuivez pas, docteur, vos citations insaisissables. Nous ne pouvons pas critiquer cela ainsi. C’est proprement un charme. Il faudrait le rompre. Il faudrait lire du commencement à la fin, mot par mot, puis phrase à phrase, puis dialogue à dialogue, puis d’ensemble, et à tous les degrés on commenterait et on critiquerait cet admirable texte comme un texte ancien. Au peu que vous m’avez cité, docteur, que de commentaires et que de critiques ! Sous l’apparente humilité de la forme, sous la sérénité imposante et charmeuse des mots, sous la savante impartialité de la proposition, quelle présomptueuse autorité de commandement, quelle usurpation, conduisant à quelles tyrannies ! Nous n’avons jamais eu de plus grand ennemi que ce Théophraste, qui se promenait à Versailles, sinon le Versaillais qui se promena le troisième jour avec eux, Théoctiste, celui qui fait la fondation de Dieu. Les réactionnaires les plus dangereux n’ont jamais prononcé sur tout ce que nous aimons, sur tout ce que nous préparons, sur tout ce que nous faisons, sur tout ce pour quoi nous vivons, des paroles aussi redoutables, d’une injustice élégante aussi profonde que ces deux idéalistes. Il ne suffit pas de sous-intituler un dialogue Probabilités ou Rêves : il convient que l’incertitude réside au cœur des probabilités, et que l’improbabilité réside au cœur des rêves.

— N’oublions pas l’Avenir de la Science. Renan l’annonce lui-même en note : « Je publierai plus tard un essai, intitulé l’Avenir de la Science, que je composai en 1848 et 1849, bien plus consolant que celui-ci, et qui plaira davantage aux personnes attachées à la religion démocratique. La réaction de 1850-51 et le coup d’État m’inspirèrent un pessimisme dont je ne suis pas encore guéri. »

— Je ne crains pas beaucoup que M. Jules Roche ait fait campagne au Figaro contre le socialisme. Je crains un peu plus que Macaulay intervienne au débat. Mais je redoute que ce Théophraste et que ce Théoctiste prononcent assurément leurs propositions inintelligentes admirablement vêtues. Je redoute que ces probabilités soient présentées sur un certain mode comme si elles étaient certaines, et que ces rêves ne soient pas présentés vraiment sur un mode improbable. Donnez-moi ces Dialogues. Merci. Écoutez ce Théophraste en ses probabilités. Attendez un peu. Je vais le trouver. Le voici. Écoutez bien : « Voilà pourquoi les pays où il y a des classes marquées sont les meilleurs pour les savants ; car, dans de tels pays, ils n’ont ni devoirs politiques, ni devoirs de société ; rien ne les fausse. Voilà enfin pourquoi le savant s’incline volontiers (non sans quelque ironie) devant les gens de guerre et les gens du monde. Le contemplateur tranquille vit doucement derrière eux, tandis que le prêtre le gêne avec son dogmatisme, et le peuple avec son superficiel jugement d’école primaire et ses idées de magister de village. »

— Il me paraît certain que ce Théophraste ingénieux n’avait pas imaginé l’affaire Dreyfus, ni connu M. Duclaux.

— Considérons seulement comme une probabilité qu’il n’avait pas imaginé cette malheureuse affaire. Je ne lui en fais pas un reproche, mais je lui ferais volontiers un reproche, ayant oublié d’imaginer cette imminente affaire, d’avoir assurément généralisé, présomptueusement prophétisé, d’avoir annoncé les temps éternels, d’avoir escompté l’espace infini. C’est un peu de l’astrologie qui avait oublié un puits très terrestre. Il y a beaucoup de puits. Et je lui reproche, ayant fait cet oubli, d’avoir aussi dédaigneusement négligé ma socialisation des moyens d’enseignement. « Le peuple avec son superficiel jugement d’école primaire et ses idées de magister du village » : voilà qui est bientôt dit, mais, monsieur, — c’est à ce Théophraste que je parle, et non pas à Renan, qui depuis nous a donné cet Avenir de la science, qu’il avait produit au temps de sa jeunesse — mais, monsieur, toutes vos généralités deviennent improbables si nous réussissons à donner au peuple cette culture que nous lui devons, que nous n’avons pas toute, que nous recevrons et que nous nous donnerons en la lui donnant. Cela sera long. Cela sera difficile. Mais cela n’est pas impossible. Et même cela est plus facile à organiser que les communications interplanétaires. Et cela n’est pas, en un sens, moins intéressant. Et j’irai plus loin, monsieur — c’est toujours à ce M. Théophraste que je m’adresse, et non pas à M. Renan — je dirai plus : en attendant que nous ayons socialisé, universalisé la culture, si je m’arrête à la considération du présent soucieux et d’un avenir prochain, dans le village où nous demeurons, celui que vous nommez le magister, celui qu’on nommait naguère le maître d’école, et que nous intitulons sérieusement l’instituteur n’est pas un homme insupportable au contemplateur tranquille. Et il est un auxiliaire indispensable au contemplateur inquiet, que nous nommons communément homme d’action. L’instituteur au village ne représente pas moins la philosophie et la science, la raison et la santé, que le curé ne représente la religion catholique. Si ce village de Seine-et-Oise ne meurt pas dans les fureurs et dans les laides imbécillités de la dégénérescence alcoolique, si l’imagination de ce village arrive à surmonter les saletés, les horreurs et les idioties des romans feuilletons, nous n’en serons pas moins redevables à ce jeune instituteur que nous n’en sommes redevables au Collège de France. Et encore nous n’en sommes redevables aux corps savants que parce qu’ils n’ont pas accompagné Théophraste en ses probabilités et Théoctiste en ses rêves. Sinon…

— Vous avez raison, mon ami, mais vous vous excitez. Puisque nous sommes revenus à parler des morts collectives, traitons posément, le voulez-vous, des morts collectives ? Il vaut mieux faire ce que l’on fait.

— Pas encore, citoyen, je veux dire tout ce que je veux dire à ce M. Théophraste. Et que ne dirai-je pas à son ami M. Théoctiste. Écoutez un peu, docteur, ce qu’il me dit :

« En somme, la fin de l’humanité, c’est de produire des grands hommes ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie. Rien sans grands hommes ; le salut se fera par des grands hommes. L’œuvre du Messie, du libérateur, c’est un homme, non une masse qui l’accomplira. On est injuste pour les pays qui, comme la France, ne produisent que de l’exquis, qui fabriquent de la dentelle, non de la toile de ménage. Ce sont ces pays-là qui servent le plus au progrès. L’essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions essentielles de leur vie. »

Voici ce qu’il dit.


— Le fait est, mon ami, que les paroles de ce Théoctiste ne sont pas beaucoup favorables à nos récentes universités populaires. Il avait encore dit : « Qu’importe que les millions d’être bornés qui couvrent la planète ignorent la vérité ou la nient, pourvu que les intelligents la voient et l’adorent ? » Nous avons connu, depuis, combien il importe que quarante millions de simples citoyens n’ignorent pas et ne nient pas la vérité, non seulement la vérité scientifique, mais aussi la vérité historique — pour Théoctiste surtout la vérité historique est partie inséparable de la vérité scientifique — nous avons connu qu’il ne suffit pas que quelques intelligents la voient ; nous avons renoncé à toute adoration, même à l’adoration de la vérité. Tout se tient ici. Parce que Théophraste et parce que Théoctiste n’ont pas imaginé l’affaire Dreyfus, ils prononcent des paroles défavorables à ce grand mouvement salubre des universités populaires. Comme leurs propos sont éloignés de cette heureuse, de cette saine allocution qu’Anatole France prononça naguère à l’inauguration de l’Émancipation, et que vous avez mise au commencement du troisième cahier. On m’a dit que le même citoyen parlerait bientôt à la fête inaugurale de l’Université populaire du premier et du deuxième arrondissement. Attendons, si vous le voulez, qu’il ait participé à cette inauguration. Nous aurons encore plus de courage à ne pas accompagner le deuxième, l’annonciateur, le Baptiste, en ses probabilités et le troisième, le fondateur, en ses rêves. Un charme de vérité nous protégera contre un charme d’erreur.

Ayant ainsi parlé, le docteur me souhaita une heureuse convalescence. Quand il revint, le mardi 6 courant, au matin, j’allais un peu mieux de la rechute que j’avais eue la veille. Le docteur ne me fit pas ses compliments.

— Je vous reconnais bien là, me dit-il. Nous avons à peine essayé d’éclaircir le tout premier commencement de votre chute, et vous me faites une rechute. On m’avait bien dit que vous allez toujours trop vite. Vous n’attendez jamais les enregistrements ni les explications.

— Pardonnez-moi, docteur, et supposons que je ne suis pas retombé. Ainsi nous continuerons ce que nous avons commencé, comme si de rien n’était. La Petite République d’hier matin, datée d’aujourd’hui mardi 6 mars, nous a donné l’allocution attendue. Devons-nous la relire ici-même ou devons-nous la garder pour quand nous recueillerons les documents et les renseignements pour et contre les universités populaires.

— Mieux vaut, mon ami, les relire aujourd’hui. Cette allocution de France accompagne aisément celle que vous avez déjà donnée. Enfin, quand nous causerons des universités populaires, nous négligerons un peu, si vous le voulez bien, celles qui sont nées glorieuses pour étudier attentivement celles qui sont restées ordinaires.

— Lisons donc. Et entendons :

PROLÉTARIAT ET SCIENCE

Hier, dans l’après-midi, a eu lieu, sous la présidence d’Anatole France, la fête inaugurale de l’Université populaire du premier et du deuxième arrondissement.

Le préau de l’école de la rue Étienne-Marcel était trop étroit pour contenir tous les assistants, qui débordaient dans la cour. Les citoyens Allemane et Jaurès ont prononcé des discours très applaudis. Nous sommes heureux de donner le texte complet de l’allocution d’Anatole France, dont les principaux passages ont été acclamés :

Citoyens,

En poursuivant sa marche lente, à travers les obstacles, vers la conquête des pouvoirs publics et des forces sociales, le prolétariat a compris la nécessité de mettre dès à présent la main sur la science et de s’emparer des armes puissantes de la pensée.

Partout, à Paris et dans les provinces, se fondent et se multiplient ces universités populaires, destinées à répandre parmi les travailleurs ces richesses intellectuelles longtemps renfermées dans la classe bourgeoise.

Votre association, le Réveil des premier et deuxième arrondissements, se jette dans cette grande entreprise avec un élan généreux et une pleine conscience de la réalité. Vous avez compris qu’on n’agit utilement qu’à la clarté de la science. Et qu’est en effet cette science ? Mécanique, physique, physiologie, biologie, qu’est-ce que tout cela, sinon la connaissance de la nature et de l’homme, ou plus précisément la connaissance des rapports de l’homme avec la nature et des conditions mêmes de la vie ? Vous sentez qu’il nous importe grandement de connaître les conditions de la vie, afin de nous soumettre à celles-là seules qui nous sont nécessaires, et non point aux conditions arbitraires, souvent humiliantes ou pénibles, que l’ignorance et l’erreur nous ont imposées. Les dépendances naturelles qui résultent de la constitution de la planète et des fonctions de nos organes sont assez étroites et pressantes pour que nous prenions garde de ne pas subir encore des dépendances arbitraires. Avertis par la science, nous nous soumettons à la nature des choses et cette soumission auguste est notre seule soumission.

L’ignorance n’est si détestable que parce qu’elle nourrit les préjugés qui nous empêchent d’accomplir nos vraies fonctions, en nous en imposant de fausses qui sont pénibles et parfois malfaisantes et cruelles, à ce point qu’on voit, sous l’empire de l’ignorance, les plus honnêtes gens devenir criminels par devoir. L’histoire des religions nous en fournit d’innombrables exemples : sacrifices humains, guerres religieuses, persécutions, bûchers, vœux monastiques, exécrables pratiques issues moins de la méchanceté des hommes que de leur insanité. Si l’on réfléchit sur les misères qui, depuis l’âge des cavernes jusqu’à nos jours encore barbares, ont accablé la malheureuse humanité, on en trouve presque toujours la cause dans une fausse interprétation des phénomènes de la nature et dans quelqu’une de ces doctrines théologiques qui donnent de l’univers une explication atroce et stupide. Une mauvaise physique produit une mauvaise morale, et c’est assez pour que, durant des siècles, des générations humaines naissent et meurent dans un abîme de souffrance et de désolation.

En leur longue enfance, les peuples ont été asservis aux fantômes de la peur, qu’ils avaient eux-mêmes créés. Et nous, si nous touchons enfin le bord des ténèbres théologiques, nous n’en sommes pas encore tout à fait sortis. Ou pour mieux dire, dans la marche inégale et lente de la famille humaine, quand déjà la tête de la caravane est entrée dans les régions lumineuses de la science, le reste se traîne encore sous les nuées épaisses de la superstition, dans des contrées obscures, pleines de larves et de spectres.

Ah ! que vous avez raison, citoyens, de prendre la tête de la caravane ! Que vous avez raison de vouloir la lumière, d’aller demander conseil à la science. Sans doute, il vous reste peu d’heures, le soir, après le dur travail du jour, bien peu d’heures pour l’interroger, cette science qui répond lentement aux questions qu’on lui fait et qui livre l’un après l’autre, sans hâte, ses secrets innombrables. Nous devons tous nous résigner à n’obtenir que des parcelles de vérité. Mais il y a à considérer dans la science la méthode et les résultats. Les résultats, vous en prendrez ce que vous pourrez. La méthode, plus précieuse encore que les résultats, puisqu’elle les a tous produits et qu’elle en produira encore une infinité d’autres, la méthode vous saurez vous l’approprier, et elle vous procurera les moyens de conduire sûrement votre esprit dans toutes les recherches qu’il vous sera utile de faire.

Citoyens, le nom que vous avez donné à votre Université montre assez que vous sentez que l’heure est venue des pensées vigilantes. Vous l’avez appelée le Réveil sans doute parce que vous sentez qu’il est temps de chasser les fantômes de la nuit et de vous tenir alertes et debout, prêts à défendre les droits de l’esprit contre les ennemis de la pensée, et la République contre ces étranges libéraux, qui ne réclament de liberté que contre la liberté.

Il m’était réservé d’annoncer votre noble effort et de vous féliciter de votre entreprise.

Je l’ai fait avec joie et en aussi peu de mots que possible. J’aurais considéré comme un grand tort envers vous de retarder, fût-ce d’un instant, l’heure où vous entendrez la grande voix de Jaurès.

— Nous n’avons pas entendu la grande voix de Jaurès, mais nous avons eu de lui, le même jour, un article bref et significatif :

UNIVERSITÉS POPULAIRES

Elles se multiplient à Paris, et les prolétaires assistent nombreux, fidèles, aux leçons et séries de leçons que leur donnent de bons maîtres.

Le prolétariat aspire évidemment à sa part de science et de lumière ; et si limités que soient ses loisirs, si accablé que soit son esprit de toutes les lassitudes du corps, il ne veut pas attendre l’entière transformation sociale pour commencer à penser. Il sait que ce commencement de savoir l’aidera dans son grand effort d’émancipation révolutionnaire.

Ce n’est pas seulement dans l’interprétation de l’univers naturel, c’est dans l’interprétation de l’univers social que le prolétariat, selon le conseil excellent d’Anatole France, doit appliquer la méthode libératrice de la science. Dans l’ordre social aussi il y a une théologie : le Capital prétend se soustraire à l’universelle loi de l’évolution et s’ériger en force éternelle, en immuable droit. Le capitalisme aussi est une superstition, car il survit, dans l’esprit routinier et asservi des hommes, aux causes économiques et historiques qui l’ont suscité et momentanément légitimé.

Dans l’ordre social aussi, les fantômes de la peur troublent le cerveau des hommes. Ce ne sont pas seulement les possédants qui s’effraient à l’idée d’un changement complet dans le système de propriété : il y a encore une part du prolétariat qui a peur de tomber dans le vide si on lui retire soudain la servitude accoutumée où s’appuie sa pensée routinière.

Voilà pourquoi la science, en déroulant sous le regard des prolétaires les vicissitudes de l’univers et le changement incessant des formes sociales, est, par sa seule vertu, libératrice et révolutionnaire. Nous n’avons même pas besoin que les maîtres qui enseignent dans les Universités populaires concluent personnellement et explicitement au socialisme. Dans l’état présent du monde, c’est la science elle-même qui conclut.

On me dit qu’il y a des socialistes qui voient encore un calcul machiavélique de la bourgeoisie et un piège pour les travailleurs dans les universités populaires, comme ils voient un piège dans la coopérative, dans le syndicat. Oh ! qu’ils ont peu de confiance en la force historique du prolétariat : à l’heure où nous sommes, il ne peut plus être dupe : car les ruses mêmes qui seraient imaginées contre lui ne serviraient qu’à accroître sa force.

Est-ce que notre parti aussi serait transi par la peur des fantômes ? Et allons-nous, décidément, nous retirer de l’action dans la crainte vague d’être égarés par des feux follets sur des chemins de perdition ? Pour nous, quelles que soient les interprétations venimeuses, nous sommes absolument résolus à continuer, d’accord avec le prolétariat militant et agissant, l’œuvre d’organisation ouvrière et d’émancipation intellectuelle qui est la condition même de la Révolution, et même un commencement de Révolution.


— Oh ! oh ! docteur, voilà des paroles un peu fortes, surtout venues de Jaurès. Mais laissons cela. Nous reparlerons de l’action socialiste. Nous reparlerons de l’unité socialiste. J’ai relu attentivement depuis la dernière conversation que nous avons eue, les Dialogues philosophiques. J’ai lu aussi Caliban. Je m’en tiens à ce que nous avons dit.

— Vous avez raison. Il conviendrait de commenter ces dialogues au moins aussi scrupuleusement que l’on commente en conférences les dialogues de Platon. Ils valent ce commentaire. Alors on distinguerait les discontinuités de la pensée admirablement voilées sous la continuité de la phrase, du mouvement. Alors on apercevrait les inconsistances de la pensée admirablement maintenues par la tenue de la forme. Alors on demanderait au moins quelques définitions préalables.

— Il est vrai, docteur, que ces dialogues, souples et merveilleux, réconcilient avec ces excès de définition que présentent certains dialogues platoniciens, moins souples et moins merveilleux. Ils réconcilieraient presque avec les manies scolastiques. Ils réconcilient avec tous les échafaudages de Kant. Ils font aimer plus que jamais les bonnes habitudes scolaires des honnêtes professeurs de philosophie. Et même ils feraient aimer les gens qui ont eu souci de baralipton. Et ils feraient pardonner aux jésuites leurs distinguo.

— Vous parlez de Kant, mon ami : quelle ignorance — voulue — ou quelle méconnaissance des frontières kantiennes, frontières non revisées pourtant, et frontières sans doute inrevisables. Tout comme l’auteur, ayant inscrit Probabilités au fronton du second dialogue et Rêves au fronton du troisième, a négligé un peu dans son texte même que les probabilités n’étaient pas certaines et que les rêves étaient improbables, tout à fait ainsi, ayant nommé Kant, par Eudoxe, au commencement des Certitudes, se heurtant aux antinomies de Kant, par Euthyphron, à la fin des Rêves, il a dans son texte même oublié un peu ce que je me permets de nommer la prudence et que l’on pourrait aller jusqu’à nommer la mégarde kantienne. Et même avant Kant. Eudoxe, au commencement du premier jour, portait sur lui un exemplaire des Entretiens sur la métaphysique, de Malebranche. Mais ces grands philosophes avaient un soin préalable de leurs définitions et de leurs distinctions. Une simple distinction du très grand, de l’indéfini et de l’infini, une simple distinction du perdurable, du temporel indéfini, du temporel infini et de l’éternel annulerait plusieurs paroles de Théophraste, plusieurs fondations de Théoctiste : elle endommagerait ainsi le Dieu qu’ils annoncent et qu’ils fondent. Au courant de ses probabilités, le citoyen Théophraste esquisse une théorie des probabilités qui n’est pas incontestable. Une simple définition de la proportion mathématique, une simple définition ou distinction de la nature et de la morale, distinction considérable au moins, immobiliserait beaucoup de comparaisons dégénérant en assimilations et en identifications. L’impératif catégorique est un peu facilement englobé. En vérité, ce Renan me ferait aimer le pédantisme. Je ne suis pas très partisan des spéculations immenses, des contemplations éternelles. Je n’ai pas le temps. Je travaille par quinzaines. Je m’attache au présent. Il en vaut la peine. Je ne travaillais pas dans la première et dans la deuxième quinzaine de mai 1871. Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ? Je travaille dans les misères du présent. Mais quand on se fonde sur l’immensité des rêves éternels pour démolir ma prochaine socialisation des moyens d’enseignement, je ne puis m’empêcher d’examiner un peu si les rêves sont rêvés selon les lois des rêves humains : car il y a des lois des rêves humains, il y a des frontières des rêves humains. Et si ces rêves ne sont pas humains, si on les nomme surhumains, je les nomme inhumains, et j’en ignore : Je suis homme, et rien de ce qui est inhumain ne m’est concitoyen.

— Et quand on se fonde, citoyen, sur l’immensité des rêves éternels pour me distraire de la considération des mortalités prochaines, je résiste invinciblement. Et quand on se fonde sur l’immensité de l’espérance éternelle pour me consoler de la prochaine épouvante, je refuse. Non pas que l’inquiétude et l’angoisse ne me soit douloureuse, mais mieux vaut encore une inquiétude ou même une épouvante sincère qu’une espérance religieuse. Tous ces fils de Renan, qui dialoguaient, étaient des savants religieux.

— Ou plutôt une inquiétude et même une épouvante, si elle est sincère, est bonne ; au lieu qu’une espérance enchanteresse est mauvaise. Ne nous laissons pas bercer. Croyons qu’une souffrance vraie est incomparable au meilleur des enchantements faux. Ne soyons pas religieux, même avec Renan.

— Ne nous retirons pas plus du monde vivant pour considérer les sidérales promesses que pour contempler une cité céleste. Il me paraît que l’humanité présente a besoin de tous les soins de tous les hommes. Sans doute elle aurait moins besoin de nos travaux si les hommes religieux qui nous ont précédés avaient travaillé un peu plus humainement et s’ils avaient prié un peu moins. Car prier n’est pas travailler. Il me paraît incontestable que l’humanité présente est malade sérieusement. Le massacre des Arméniens, sur lequel je reviendrai toujours, et qui dure encore, n’est pas seulement le plus grand massacre de ce siècle ; mais il fut et il est sans doute le plus grand massacre des temps modernes, et pour nous rappeler une telle mort collective, il nous faut dans la mémoire de l’humanité remonter jusqu’aux massacres asiatiques du Moyen-Âge. Et l’Europe n’a pas bougé. La France n’a pas bougé. La finance internationale nous tenait. Nous avons édifié là-dessus quelques fortunes littéraires et plusieurs succès oratoires. Pas moi. Ni vous. Ni le peuple. Mais ni le peuple, ni vous, ni moi, nous n’avons bougé. La presse infâme, vendue au Sultan, abrutissait déjà le peuple. Et puis, cause d’abstention plus profonde : l’Europe est malade, la France est malade. Je suis malade. Le monde est malade. Les peuples et les nations qui paraissaient au moins libérales s’abandonnent aux ivrogneries de la gloire militaire, se soûlent de conquêtes. La France a failli recommencer les guerres de religion, — sans avoir même la foi. Les jeunes civilisations, comme on les nommait, sont plus pourries que les anciennes. Les rois nous soûlaient de fumées, comme on le chante encore, selon Pottier. Mais à présent, ce sont les peuples qui se soûlent de gloire militaire, comme ils se soûlent d’alcool, eux-mêmes. Auto-intoxication. La pourriture de l’Europe a débordé sur le monde. L’Afrique entière, française ou anglaise, est devenue un champ d’horreurs, de sadismes et d’exploitations criminelles. Réussirons-nous jamais à racheter les hideurs africaines, les ignominies commises par nos officiers au nom du peuple français. Mais non, nous ne le pourrons pas. Car il n’y a pas de rachat. Ceux qui sont morts sont bien morts. Ceux qui ont souffert ont bien souffert. Nous n’y pouvons rien. C’est à peine si nous pouvons atténuer un peu le futur. Par quels remèdes ? Nous essayerons de l’examiner plus tard. Mais quand je vois toutes ces morts collectives menaçantes, quand je vois l’empoisonnement alcoolique et l’épuisement industriel, et quand je pense à la grande mort collective qui clorait l’humanité, je refuse audience à l’enchanteur : « Qu’importe, m’a dit l’enchanteur, qu’importe que l’humanité meure avant d’avoir institué la raison ? qu’importe que mille humanités meurent ? Une humanité réussira. » Quittons, docteur, je vous en prie, quittons la morale astronomique, et soyons révolutionnaires. Préparons dans le présent la révolution de la santé pour l’humanité présente. Cela est beaucoup plus sûr. Travaillons. En vérité, je vous le dis, ce Théophraste et ce Théoctiste sont parmi nos plus grands et nos plus redoutables ennemis. Tous les deux ils sont de grands détendeurs de courages.

— On peut et on doit relâcher les courages qui seraient tendus contre la justice et contre la vérité. J’admets que l’on soit détendeur de courages, que ce soit un métier. Mais je n’admets pas que l’on séduise les faibles et que l’on relâche les courages par des enchantements faux pour des enchantements indémontrables.


Laissons, mon ami, puisque ainsi vous-même l’avez demandé, laissons l’espérance intersidérale et continuons à causer de ce monde malade. Connaissez-vous des gens qui n’aient pas pour la mort les sentiments que vous avez eus.

— J’en connais, docteur, et j’en ai connu beaucoup, parce que j’ai connu beaucoup d’hommes. Il me souvient d’un camarade que j’avais et qui sans doute serait devenu mon ami, un tuberculeux, un poitrinaire, qui mourait depuis longtemps, grand, gros, doux, barbu d’une barbe soyeuse et frisée assez, très doux, bonne mine, calme et fort, très bon, l’un des deux hommes les plus bons que j’aie connus jamais. Il mourait lentement en préparant ponctuellement des examens onéreux. Il était très bon envers la vie et envers la mort, sans croyance religieuse et tout dévêtu d’espérance métaphysique ou religieuse. À peine s’il disait qu’il retournerait dans la nature, qu’il se disperserait en nature. Il est mort jeune embaumé de sérénité comme un vieillard qui a parfait son âge. Aucun de ses camarades, aucun de ses amis, quels que fussent déjà nos sentiments divergents, n’omettait de l’admirer, de l’aimer. Il avait évidemment pour la vie et la mort des sentiments tout à fait étrangers aux sentiments que j’ai, que j’avais ces jours-ci étant malade…

— Et que vous ne m’avez pas dit.

— J’y viendrai. Aucun de nous qui n’admirât cette singulière et laïque santé des sentiments au déclin de sa vie ordinaire et patiente.

— Cette admirable soumission patiente, cette admirable conformation consciente, ne serait pas sans doute aussi rare parmi nous si l’invasion des sentiments chrétiens ne lui avait rapidement substitué la soumission fidèle. Comparez la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies avec la résonance de certaines résignations stoïciennes.

— Je ne sais pas d’histoire, docteur. Je ne connais pas l’histoire de l’invasion chrétienne au cœur du monde ancien.

— Au cœur de la Ville et du Monde. Comparez seulement ces textes authentiques, la Prière au Manuel. Avez-vous pu analyser les sentiments, étrangers à vous, que votre ami avait sur la vie et la mort. Je suis assuré que ces sentiments étaient apparentés aux sentiments stoïciens.

— Je pourrais les analyser, docteur, mais non pas sans faire des recherches longues et difficiles parmi les souvenirs de ma mémoire. Et quand dans les connaissances de ma mémoire je me serais représenté les images des sentiments de mon ami, j’aurais à vous les présenter. Comment vous présenter ces nuances parfaitement délicates ? Comment vous conter ces événements doux, menus, profonds et grands ? À peine un roman pourrait-il donner cette impression. Et s’il vous faut un roman, docteur, allez le demander à mes amis Jérôme et Jean Tharaud. C’est leur métier, de faire des romans. Chacun son métier. Continuons la conversation.


— Quelles personnes avez-vous connues encore, mon ami, qui n’avaient pas les mêmes sentiments que vous devant la mort ?

— Je ne saurais, docteur, vous les citer toutes.

— Pouvez-vous m’en citer une au moins dont l’histoire ait fait sur vous plus d’impression.

— Oui, docteur. J’étais tout petit quand cette histoire s’est passée. Aussi ne l’ai-je pas entendue à mesure que je l’ai connue. Quand j’étais petit je l’ai connue et suivie attentivement, parce que je sentais confusément qu’elle était sérieuse. Quand je fus devenu grand je l’ai à peu près entendue. Elle est simple. C’était une pauvre femme, une assez vieille dame, riche, mariée à un officier de l’Empire, qui vivait en retraite, un pur voyou, comme il y en avait tant parmi les officiers de l’Empire. La malheureuse était tombée dans la dévotion. Quand je dis tombée, je cède à l’habitude, car je ne sais nullement si elle en fut remontée ou descendue. Elle devint en proie aux bons Pères, comme on les nommait, qui avaient une petite chapelle dans le faubourg.

— Était-ce déjà les révérends pères Augustins de l’Assomption ?

— Non, citoyen, c’étaient les pères Lazaristes. J’ai connu beaucoup de gens qui croyaient qu’il y a un Paradis comme je crois que je cause avec vous. Mais je n’ai connu personne au monde qui se représentât aussi présentement le bon Dieu, les anges, le diable et tout ce qui s’ensuit. Cette pauvre femme avait ainsi la consolation dont elle avait besoin. Mais je vous donnerais une impression un peu simple et vraiment fausse, docteur, si je vous laissais croire que la malheureuse croyait par égoïsme inconscient ou conscient, simple ou compliqué, particulier ou collectif. Elle croyait. Cette croyance étant donnée, elle y avait sa consolation. Elle attendait impatiemment que son Dieu lui accordât la permission de passer de ce monde militaire et misérable aux saintes douceurs du ciel, adorables idées. Je pense que beaucoup de chrétiens sont ainsi. Elle se livrait à des exercices extraordinaires qui tuaient son corps et délivraient son âme. Les bons Pères attendaient le testament. Dans la vie ordinaire et un peu facile du faubourg, cette malheureuse dame riche me paraissait surnaturelle et difficile. Tous les matins, hiver comme été, avant l’heure où les pauvres femmes allaient laver la lessive chez les patrons, pour vingt sous par jour, non nourri, autant qu’il me souvienne, la déplorable chrétienne s’en allait à la première messe, dans la neige imbalayée ou dans la fraîche tiédeur du matin païen. « Avoir des rentes comme elle et se lever si matin ! » disaient les femmes qui allaient laver la lessive, « au lieu de rester au lit : faut-il qu’elle soit innocente ! » Cette innocente eut ce qu’elle devait avoir. Son Dieu lui fit la grâce de la rappeler à lui pendant la sainte semaine. Elle n’eut pas la grippe, encore ininventée ; un jour de la semaine des Rameaux, le printemps étant froid, elle eut un courant d’air dans la petite chapelle. Quand son médecin lui annonça qu’elle avait une fluxion de poitrine, elle en reçut la nouvelle comme l’annonce et la promesse du tout proche bonheur éternel. Elle entra en béatitude. La fluxion de poitrine l’emporta au bout de ses neuf jours, comme tout le monde. Je crois qu’elle fut sérieusement complice de sa mort. Elle était profondément malheureuse et chrétienne. J’en conclus que les chrétiens peuvent avoir une soif religieuse et faire un commencement d’exécution de cette mort que nous redoutons.

— Cette conclusion générale me paraît admissible, mais seulement parce qu’elle n’engage que les possibilités. Je suis d’accord avec vous que beaucoup de chrétiens sans doute ont ainsi désiré le ciel jusqu’à faire un commencement d’exécution, — involontaire et parfois presque volontaire — de leur mort individuelle. Mais je ne vous accorderais pas que cette conduite soit proprement chrétienne. J’ai peur, mon ami, que vous n’ayez mal entendu la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. J’ai peur que vous n’ayez interprété cette soumission parfaite comme je ne sais quelle complaisance, quelle facilité à la mort, comme une complicité. Vous avez tellement peur de la mort que ceux qui n’en ont point cette peur vous paraissent en avoir le désir. La position de ce chrétien géomètre était, comme il convient, rigoureusement exacte. Avez-vous cette petite édition des Pensées où vous avez lu le texte ? Merci. Vie de Blaise Pascal, par madame Périer (Gilberte Pascal), sœur aînée de Pascal, —

— Histoire un peu favorable —

— Histoire où transparaît la piété fraternelle, presque un peu maternelle, sévère comme en ce temps, chrétienne et janséniste.

— La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies a été composée en 1648 : Pascal avait alors vingt-quatre ans. Ce que je vais vous dire paraît se rapporter au même âge :


« Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles, et qui allaient toujours en augmentant. Mais, comme alors il ne connaissait pas d’autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celles qui avaient occupé son jusqu’alors ; car, au lieu que ses indispositions retardaient le progrès des autres, celle-ci au contraire se perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d’en rapporter un exemple.

» Il avait, entre autres incommodités, celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu’il ne fût chaud ; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte : mais comme il avait, outre cela, une douleur de tête insupportable, une chaleur d’entrailles excessive, et beaucoup d’autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l’un durant trois mois ; de sorte qu’il fallut prendre toutes ces médecines, et, pour cela, les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui était un véritable supplice, qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu’il s’en soit jamais plaint.

» La continuation de ces remèdes, avec d’autres qu’on lui fit pratiquer, lui apporta quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite ; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu’il quittât toute sorte d’application d’esprit, et qu’il cherchât, autant qu’il pourrait, les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu’il y voyait du danger : mais, enfin, il le suivit, — écoutez bien : — croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s’imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire ; et ainsi il se mit dans le monde. Mais, quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l’appelait à une grande perfection, il ne voulut pas l’y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s’était autrefois servi de mon frère lorsqu’il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde. »

Et plus loin :

« Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme ; et c’est depuis ce temps-là qu’il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu’à la mort. » — Ici M. Ernest Havet rectifie que Pascal avait alors non pas trente, mais trente et un ans, car sa seconde et dernière conversion s’accomplit à la fin de l’année 1654.

Voici qui semblerait confirmer un peu ce que vous avez dit :

« Les conversations auxquelles il se trouvait souvent engagé ne laissaient pas de lui donner quelque crainte qu’il ne s’y trouvât du péril ; mais comme il ne pouvait pas aussi, en conscience, refuser le secours que des personnes lui demandaient, il avait trouvé un remède à cela. Il prenait dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa chair, et lorsqu’il lui venait quelque pensée de vanité, ou qu’il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou quelque chose semblable, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile qu’il la conserva jusqu’à la mort ; et même, dans les derniers temps de sa vie, où il était dans des douleurs continuelles, parce qu’il ne pouvait écrire ni lire, il était contraint de demeurer sans rien faire et de s’aller promener ; il était dans une continuelle crainte que ce manque d’occupation ne le détournât de ses vues. Nous n’avons su toutes ces choses qu’après sa mort, et par une personne de très grande vertu qui avait beaucoup de confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire pour des raisons qui la regardaient elle-même.

» Cette rigueur qu’il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de sa vie. »

Cela semblerait donner quelque apparence à vos généralités. Mais nous distinguerons.

Plus loin :

« Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu’à trente-cinq, — ici M. Ernest Havet rectifie que : il fallait dire seulement quatre ans de sa vie, depuis trente et un ans jusqu’à trente-cinq — travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain, et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus, et on pourrait dire, en quelque façon, que c’est tout le temps qu’il a vécu ; car les quatre années que Dieu lui a données après n’ont été qu’une continuelle langueur. Ce n’était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu’enfin il y a succombé ; et, durant tout ce temps-là, il n’a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu’il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s’adressaient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit, car ses maux étaient si grands, qu’il ne pouvait les satisfaire, quoiqu’il en eût un grand désir.

» Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. »

Plus loin :

« Cependant ses infirmités continuant toujours, sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j’ai dit, à ne pouvoir plus travailler, et à ne voir quasi personne. Mais si elles l’empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience, qu’il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu’il le voulait pour paraître devant lui : car, durant cette longue maladie, il ne s’est jamais détourné de ses vues, ayant toujours dans l’esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur était agréable :

— Ne croyez pas, citoyen, que cela favorise beaucoup ce que vous avez avancé. Je continue :

« et quand la nécessité le contraignait à faire quelque chose qui pourrait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit afin qu’il n’y prît point de part : par exemple, ses continuelles maladies l’obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu’il mangeait ; et nous avons pris garde que, quelque peine qu’on prît à lui chercher quelque viande — viande, c’est-à-dire sans doute nourriture — agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n’a dit : Voilà qui est bon ; et encore lorsqu’on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si l’on lui demandait après le repas s’il l’avait trouvé bon, il disait simplement : Il fallait m’en avertir devant, car je vous avoue que je n’y ai point pris garde. Et, lorsqu’il arrivait que quelqu’un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir : il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes ; parce qu’il disait que c’était une marque qu’on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal.

» Pour éviter d’y tomber, il n’a jamais voulu permettre qu’on lui fît aucune sauce ni ragoût, non pas même de l’orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l’appétit, quoiqu’il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu’il fallait pour son estomac ; et, depuis cela, il avait réglé tout ce qu’il devait manger ; en sorte que, quelque appétit qu’il eût, il ne passait jamais cela ; et, quelque dégoût qu’il eût, il fallait qu’il le mangeât : et lorsqu’on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il disait que c’était le besoin de l’estomac qu’il fallait satisfaire, et non pas l’appétit.

» La mortification de ses sens n’allait pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser par cette raison qu’il pourrait leur déplaire, soit pour sa nourriture, soit pour ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût ; il prenait toutes les choses qu’on lui ordonnait pour sa santé, sans aucune peine, quelque difficiles qu’elles fussent : et lorsque je m’étonnais qu’il ne témoignât pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquait de moi, et me disait qu’il ne pouvait pas comprendre lui-même comment on pouvait témoigner de la répugnance quand on prenait une médecine volontairement, après qu’on avait été averti qu’elle était mauvaise, et qu’il n’y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C’est en cette manière qu’il travaillait sans cesse à la mortification. »

— Je passe pour aujourd’hui le témoignage que madame Périer nous a donné de la pauvreté, de la pureté, de la charité, le service du roi, la simplicité.

Je continue :

« Je tâche tant que je puis d’abréger ; sans cela j’aurais bien des particularités à dire sur chacune des choses que j’ai remarquées : mais comme je ne veux pas m’étendre, je viens à sa dernière maladie.

» Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort : son médecin lui conseilla de s’abstenir de manger du solide, et de se purger ; pendant qu’il était en cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avait chez lui un bon homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre, et à qui il fournissait du bois, tout cela par charité ; car il n’en tirait point d’autre service que de n’être point seul dans sa maison. Ce bon homme avait un fils, qui était tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole ; mon frère, qui avait besoin de mes assistances, eut peur que je n’eusse de l’appréhension d’aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l’obligea à penser de se séparer de ce malade, mais comme il craignait qu’il ne fût en danger si on le transportait en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu’il fût déjà fort mal, disant : il y a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure : c’est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, — ici M. Havet nous renseigne : Rue Neuve-Saint-Étienne, — rue que nous nommons rue Rollin et rue de Navarre — maison qui porte aujourd’hui le numéro 22. Pascal demeurait hors et près la porte Saint-Michel — et il n’y rentra jamais ; car, trois jours après, il commença d’être attaqué d’une colique très violente qui lui ôtait absolument le sommeil. Mais comme il avait une grande force d’esprit et un grand courage, il endurait ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissait pas de se lever tous les jours et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu’on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitaient voyaient que ses douleurs étaient considérables ; mais parce qu’il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ni apparence de fièvre, ils assuraient qu’il n’y avait aucun péril, se servant même de ces mots : Il n’y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l’affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même que d’être alité, il envoya quérir M. le curé, et se confessa. Cela fit bruit parmi ses amis, et en obligea quelques-uns de le venir voir, tout épouvantés d’appréhension. Les médecins même en furent si surpris qu’ils ne purent s’empêcher de le témoigner, disant que c’était une marque d’appréhension à quoi ils ne s’attendaient pas de sa part. Mon frère, voyant l’émotion que cela avait causée, en fut fâché, et me dit : J’eusse voulu communier ; mais puisque je vois qu’on est surpris de ma confession, j’aurais peur qu’on ne le fût davantage ; c’est pourquoi il vaut mieux différer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuait ; comme M. le curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions pour se confesser, et n’en disait rien, de peur d’effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu’il n’y avait nul danger à sa maladie ; et, en effet, il eut quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu’il se levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup, ce qui n’effrayait pas beaucoup les médecins : mais, quoi qu’ils pussent dire, il dit toujours qu’il était en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venait voir. »

La fin du paragraphe est de la pauvreté.

« Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu’il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de lui, et il disait à ceux qui témoignaient avoir de la peine de voir l’état où il était, que, pour lui, il n’en avait pas, et qu’il appréhendait même de guérir ; et quand on lui demandait la raison, il disait : C’est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie. Il disait encore au plus fort de ses douleurs, quand on s’affligeait de les lui voir souffrir : Ne me plaignez point ; la maladie est l’état naturel des chrétiens, parce qu’on est par là comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l’attente continuelle de la mort. N’est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient passer la vie ? Et n’est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l’état où l’on est obligé d’être, et qu’on n’a autre chose à faire qu’à se soumettre humblement et paisiblement ? C’est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu’il me fasse cette grâce. Voilà dans quel esprit il endurait tous ses maux.

» Il souhaitait beaucoup de communier ; mais les médecins s’y opposaient, disant qu’il ne le pouvait faire à jeun, à moins que de le faire la nuit, ce qu’il ne trouvait pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il fallait être en danger de mort ; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchait, mais il était contraint d’y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième jour de la boisson, qui était le quatorzième d’août, il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête ; et quoique les médecins ne s’étonnassent pas de cela et qu’ils assurassent que ce n’était que la vapeur des eaux, — ici M. Havet ose remarquer qu’il ne sait si ces mots expriment une idée bien nette, de même que ceux qu’on trouve plus bas, ne lui restant plus qu’une vapeur d’eau — il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu’on le fît communier, et qu’au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu’on lui avait allégués jusqu’alors ; et il pressa tant pour cela, qu’une personne qui se trouva présente lui reprocha qu’il avait de l’inquiétude, et qu’il devait se rendre au sentiment de ses amis ; qu’il se portait mieux, et qu’il n’avait presque plus de colique ; et que, ne lui restant plus qu’une vapeur d’eau, il n’était pas juste qu’il se fît porter le saint sacrement ; qu’il valait mieux différer, pour faire cette action à l’église. Il répondit à cela : On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. Néanmoins, voyant une si grande opposition à son désir, il n’osa plus en parler ; mais il dit : Puisqu’on ne me veut pas accorder cette grâce, j’y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrais bien communier dans ses membres. »

J’aurais à ne pas lire, mon ami, la fin de ce paragraphe, où le témoignage est de la pauvreté surtout et de la charité ; je le passerais, comme j’ai passé le témoignage où madame Périer nous indiquait pourquoi Pascal n’est pas devenu socialiste, je le passerais si la pauvreté n’y était liée indissolublement à la maladie et à la souffrance :


et pour cela j’ai pensé d’avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu’on prenne une garde exprès, et enfin qu’il n’y ait aucune différence de lui à moi, afin que j’aie cette consolation de savoir qu’il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu’au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter ; et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j’ai.

» J’envoyai à M. le curé à l’heure même, qui manda qu’il n’y en avait point qui fût en état d’être transporté ; mais qu’il lui donnerait, aussitôt qu’il serait guéri, un moyen d’exercer la charité, en se chargeant d’un vieux homme dont il prendrait soin le reste de sa vie : car M. le curé ne doutait pas alors qu’il ne dût guérir.

» Comme il vit qu’il ne pouvait pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu’il avait grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvaient pas à propos de le transporter en l’état où il était, ce qui le fâcha beaucoup ; il me fit promettre que, s’il avait un peu de relâche, je lui donnerais cette satisfaction.

» Cependant cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c’est-à-dire sans se plaindre ; et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d’août, il me pria de faire faire une consultation ; mais il entra en même temps en scrupule, et me dit : Je crains qu’il n’y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne laissai pourtant pas de la faire ; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit-lait, lui assurant toujours qu’il n’y avait nul danger, et que ce n’était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux. Néanmoins, quoi qu’ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d’avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui ; et moi-même je le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d’apporter des cierges et tout ce qu’il fallait pour le faire communier le lendemain matin.

» Les apprêts ne furent pas inutiles, mais ils servirent plus tôt que nous n’avions pensé : car environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu’il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint sacrement, après l’avoir demandé si souvent avec tant d’instance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé ; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le Saint sacrement lui cria : Voici celui que vous avez tant désiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller ; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect ; et M. le curé l’ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement : Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint viatique et l’extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu’il en versait des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé ; et lorsqu’il le bénit avec le saint ciboire, il dit : Que Dieu ne m’abandonne jamais ! Ce qui fut comme ses dernières paroles ; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d’esprit : elles durèrent jusqu’à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d’août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois. »


Quand le docteur eut fini de me lire tout ce qu’il avait librement choisi dans l’histoire de la vie et de la mort de Blaise Pascal, je ne pensai pas à lui demander pourquoi il m’avait fait une aussi longue citation ; mais nous demeurâmes longtemps sous l’impression de ce témoignage.