Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Orléans

La bibliothèque libre.
Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 139-153).

ORLÉANS VU DE MONTARGIS

Je n’oublie pas les bonnes gens de mon pays ; et puisque mon vieux camarade Henri Roy ne se résout point à citer nos cahiers dans son Progrès du Loiret, je serai bon camarade, et prendrai les devants ; je citerai dans ces cahiers le Progrès du Loiret, dont il est devenu le rédacteur en chef.

La situation d’Orléans n’est pas analogue à la situation de Laval ; non pas que les catholiques réactionnaires orléanais soient moins mauvais, moins autoritaires, plus vraiment libéraux, moins portés aux dominations temporelles, moins avides, moins tyranniques, moins portés à exercer les autorités de commandement et de gouvernement que les catholiques réactionnaires lavalois ; nous connaissons par Challaye les catholiques réactionnaires lavalois ; je connais pour les avoir éprouvés les catholiques réactionnaires Orléanais ; pour les avoir éprouvés en un temps où nos radicaux de gouvernement politiques parlementaires se terraient à plusieurs degrés au-dessous de l’horizon.

Mais les catholiques réactionnaires orléanais sont momentanément les moins forts, dans leur province ; ils n’ont pas reculé devant l’État-Major d’un radicalisme de gouvernement ; ils ont dû reculer devant une action, devant une propagande révolutionnaire socialiste et dreyfusiste, admirablement soutenue et nourrie par quelques vieux radicaux orléanais, simples hommes ; je me rappelle encore cette célèbre ancienne conférence de l’ancien Pressensé, de Quillard et de Mirbeau, dans la salle du Théâtre.

Les catholiques réactionnaires orléanais sont momentanément les moins forts dans leur département ; est-ce à dire qu’Orléans soit devenue, à la différence de Laval, une cité de justice, une cité de liberté ; naturellement non.

Usurpant les résultats de cette action, de cette propagande révolutionnaire socialiste et dreyfusiste si admirablement soutenue et alimentée par quelques vieux radicaux, républicains sincères, inambitieux, ignorés, nos ennemis les amis politiques, les radicaux de gouvernement politiques parlementaires, les États-Majors précédemment terrés n’eurent pas de cesse qu’ils n’eussent assis, en face de la domination catholique réactionnaire, momentanément repoussée, leur domination opposée, leur autorité de commandement égale et de sens contraire, leur autorité de gouvernement parlementaire et politique ; leur action n’a nullement consisté à libérer les citoyens qui se voulaient affranchir de la domination de l’Église, mais elle a fort exactement consisté à substituer, point pour point, bout à bout, sans aucun jeu, la domination de l’État laïque, autoritaire, gouvernemental, préfectoral, parlementaire et politique, à la domination de l’Église autoritaire, gouvernementale, épiscopale et politique ; tout ce qui a été perdu pour l’Église a été gagné pour l’État ; ainsi la part de la vraie liberté est demeurée strictement la même ; nulle ; ni la justice, ni la liberté n’ont gagné d’une ligne ; le bénéfice de l’opération devient le suivant : tout ce qui se dérobe à la domination de l’Église est asservi à la domination de l’État ; tout ce qui se dérobait à la domination de l’État était asservi à la domination de l’Église ; sans compter ce qui est asservi ensemble et à l’une et à l’autre domination ; car ces deux dominations chevauchent.

Ainsi partagé entre ces deux dominations égales et de sens contraire, opposées, l’une plus officiellement forte, l’autre plus sournoisement forte, Orléans représente mieux que Laval ce que nous pouvons nommer la situation générale, moyenne et commune, du pays ; plié sous la servitude catholique, réactionnaire cléricale, presque unique, Laval représente, par un cas de survivance intéressant, ce qu’était le pays moyen sous la domination méliniste, il y a quelques années, avant le sursaut, la révolte et la révolution de l’affaire Dreyfus, du socialisme révolutionnaire, du dreyfusisme révolutionnaire ; ou si l’on veut, par un phénomène intéressant d’anticipation, dès aujourd’hui Laval nous représente ce qui nous attend, ce qui nous guette, pour quand le détournement parlementaire, pour quand la corruption politique aura fini d’épuiser toutes les forces de liberté, toutes les forces révolutionnaires, de dreyfusisme, de socialisme et d’acratisme qui seules maintiennent la République.

Pourtant ce n’est point pour donner une image, une représentation du pays commun, moyen, ordinaire, à la date d’aujourd’hui, que nous publions ci-après trois articles du Progrès ; — que je me permets de nommer familièrement le Progrès tout court, comme un du pays ; — pour donner une représentation de tout le pays commun, il faudrait tout un courrier d’Orléans, comparable au courrier que nous avons de Laval ; un tel courrier ferait la France vue d’Orléans ; les trois articles du Progrès font Orléans vu de Montargis.

Nous avons dit souvent qu’un certain radicalisme autoritaire, traditionnel, conservateur et souvent réactionnaire, qu’une certaine libre-pensée, qu’un certain prétendu rationalisme en réalité tendait à restituer un culte rituel d’État, de gouvernement, laïque, officiel, civil, — catholique au fond ; — nous avons dit souvent que tout un parti politique parlementaire tendait à se constituer en Anti-Église ; nous avons souvent essayé de montrer que cette tendance, que cette inclination n’était pas moins dangereuse pour la liberté, si même elle ne l’était plus, que la conservation catholique.

De même que la conservation catholique reparaît surtout aux grandes circonstances de la vie, naissance, mariage, et mort, de même cette inclination religieuse anticatholique, cette antireligion, apparaît, ou si l’on veut reparaît aux grandes circonstances de la vie ; nous connaissons tous, au moins par les journaux, ces baptêmes laïques, si catholiques.

Je me permets de publier ci-après, empruntés au Progrès du Loiret, deux comptes rendus d’enterrements et un compte rendu de mariage ; le respect que nous devons à tous les morts pourrait nous interdire de publier sur un mort des comptes rendus ennemis ; il ne peut nous empêcher de publier un compte rendu ami ; et si l’on voyait dans les textes reproduits la matière de quelque irrévérence, la faute en reviendrait toute aux amis, — aux amis politiques, — du défunt ; ce que nous voulons laisser voir, c’est justement qu’un certain rituel civil, en réalité politique, c’est qu’un certain cérémonial politique apporte quelque gêne à la manifestation des simples sentiments respectueux ; qu’un certain cérémonial, en réalité catholique, apporte quelque ostentation à la manifestation des simples sentiments affectueux.

J’ai lu honnêtement les obsèques du docteur Gebaüer ; j’ai lu ce compte rendu d’autant plus sérieusement, d’autant plus respectueusement que j’avais jadis beaucoup entendu parler de cet homme, en bien, par des hommes de bien, et que dans l’assistance, exceptionnellement nombreuse, nous avons reconnu plusieurs de nos véritables amis, qui sont des hommes sérieux ; mais quand verrons-nous des enterrements civils vraiment libres, où il n’y aura pas la musique républicaine ; et qu’est-ce enfin qu’une musique républicaine ? quand n’y aura-t-il plus des bannières couvertes d’un long voile de crêpe, qui remplacent les drapeaux couverts d’un long voile de crêpe ; quand n’y aura-t-il plus de drapeau de la Société de secours mutuels, qui remplace les drapeaux militaires ; et quand ne mènera-t-on plus les petits garçons de l’école laïque aux enterrements laïques des grandes personnes ; laissons jouer nos petits enfants ; nos petits garçons ne sont pas des enfants de chœur ; pour aller en cortège aux enterrements ; et ce cercueil recouvert du drap mortuaire de la Libre-Pensée ; qu’est-ce qu’un drap mortuaire de la Libre-Pensée ; faut-il avoir des draps mortuaires particuliers, cérémoniels, et quand on est mort, pourquoi n’accepter pas le drap mortuaire de tout le monde ; que si dans ces petites communes le drap mortuaire est un drap catholique, orné de croix, que la Libre-Pensée fasse faire un drap qui ne soit pas catholique, mais qui ne soit pas nommément, rituellement, et cérémoniellement, le drap mortuaire de la Libre-Pensée, qui ainsi étant commun puisse devenir quelque jour le drap mortuaire de tout le monde ; ce corbillard orné d’écussons ; ces assistants qui portent à la boutonnière l’immortelle rouge ; comme si nous n’étions pas déjà pourris de décorations ; toujours se distinguer ; toujours n’être pas vêtu comme le simple citoyen ; toujours porter un uniforme, et des galons ; et surtout la voiture habituelle de M. Gebaüer qui suit, lanternes allumées et voilées ; cette voiture habituelle, c’est le fameux cheval de guerre, le cheval accoutumé, le cheval habituel, tout harnaché, conduit en main ; pour moi, né du peuple, et demeuré peuple et simple autant que je le puis, je ne comprends pas qu’une voiture se promène avec personne dedans ; c’est un cheval et une voiture de dérangés inutilement ; la voiture d’un médecin de campagne n’est pas une relique, un moyen de miracles et de béatification, un appareil sacramentel, qu’il faille promener en procession, tête nue, et devant qui s’agenouiller ; et comme dans cette vieille et nouvelle coutume je retrouve la naïve mentalité politique radicale anticatholique et catholique, d’opposer le médecin au curé comme un faiseur de miracle à un autre faiseur de miracle ; mais non, citoyens, le médecin est un praticien, modeste, un travailleur ; il travaille, ou il doit travailler, d’après les savants, et, s’il peut, lui-même être un savant, c’est-à-dire un homme qui travaille et qui cherche, nullement un homme merveilleux ; la voiture d’un médecin de campagne, pour moi socialiste, c’est son instrument de travail ; et je ne connais pas que l’on en puisse rien dire qui soit plus respectueux et plus honorable que ceci, que c’est un instrument de travail ; car je ne connais rien de plus respectable et de plus honorable qu’un instrument de travail ; aucune cérémonie cultuelle ne me paraît plus respectable et plus honorable que le simple travail humain ; si donc une voiture habituelle, d’un médecin de campagne, est un instrument de travail, et nullement un objet sacré, un objet de cérémonie religieuse, le jour que le médecin ne travaille pas, parce qu’il est mort, laissez reposer aussi ses instruments de travail ; et que son vieux cheval en paix se repose dans son écurie ; ce cheval n’est point un cheval de bataille, un cheval d’armes ; c’était un cheval qui traînait une voiture ; soyons simple ; restons simples et professionnels ; restons peuple ; soyons hommes de métier ; nullement cérémonieux ; restons pragmatiques ; je ne comprends pas qu’une lanterne soit allumée, si on veut la voiler ; ou qu’une lanterne soit voilée, si nous l’avons allumée ; les pompes funèbres ne sont pas considérables, à moins que de mettre en mouvement six divisions d’infanterie, l’artillerie de corps, et une division de cavalerie indépendante ; mais ni les six divisions d’infanterie, ni l’artillerie de corps, ni la division de cavalerie indépendante ne valent un modeste cortège de simples amis conduisant leur ami, sans lanternes, en plein jour ; les lanternes étaient faites pour éclairer les routes et les chemins, la nuit, dans les boues d’automne et dans les gelées d’hiver, quand le docteur, vivant, dans sa Sologne plate ou dans son val de Loire, allait visiter ses malades.

Comment ne pas s’indigner que les comédies politiques parlementaires aillent se produire jusque sur les tombes ; l’oraison funèbre, en elle-même, est déjà un genre extrêmement délicat ; je n’ai jamais bien compris que l’on pût parler dans le silence de la mort ; mais que dire du boniment politique parlementaire assez impudent pour jouer sur un mort sa partie de comédie ; on lira plus loin qu’au cimetière, M. Descolis, juge de paix, ayant excusé MM. Fernand Rabier, député ; Le Carpentier, procureur de la République, — ici va commencer la comédie, — donne lecture de la lettre suivante, — ici commence l’audace, — de M. Viger, sénateur.

On lira plus loin la lettre de M. Viger, sans doute écrite par quelque secrétaire. Elle est adressée à M. Baconnet, ami dévoué et exécuteur testamentaire du docteur Gebaüer. Pour l’intelligence de la comédie, et pour la mesure de l’audace, il faut savoir que le docteur Gebaüer appartenait à la deuxième circonscription d’Orléans, Orléans campagne, et que cette circonscription fut la circonscription de M. Viger député ; le docteur Gebaüer appartenait donc de quelque manière à M. Viger ; il était de son arrondissement, de sa circonscription, de son royaume ; en outre, si j’en crois les biographies, le docteur Gebaüer avait été en situation, à un moment de sa carrière politique, de devenir le député de cet arrondissement, qui était le sien, de cette seconde circonscription d’Orléans ; il était, à ce moment de sa carrière politique, tout désigné aux suffrages préliminaires de ces assemblées plénières, de ces congrès généraux qui aujourd’hui, dans les pays de la domination radicale, anticipent les résultats du suffrage universel, fonctionnant comme un premier degré, mais comme un degré souverain, de suffrage, restreint ; depuis, M. Viger est devenu sénateur du Loiret ; son ancienne circonscription est tombée aux mains d’un réactionnaire ; c’est ici un des rares événements qui font tache dans la carrière politique d’un politique parlementaire ; c’est la seule tache qu’il y ait dans sa carrière politique, disent les hommes entendus ; la morale, ou si on veut la nommer ainsi, l’immorale politique parlementaire, qui supporte tout, supporte mal cet accident ; il a laissé sa circonscription à un réactionnaire ; cela fait un dilemme ; cela donne à penser aux simples ou bien que dans le temps de sa législature ce député a bien mal entretenu l’esprit républicain de ses électeurs, ou bien que dans le temps de sa législature ses électeurs étaient déjà, au moins pour une partie, réactionnaires, et qu’il représentait des éléments réactionnaires ; et l’on se demande comment il rémunérait les réactionnaires qui lui donnaient leurs voix ; car d’imaginer au contraire qu’aujourd’hui ce soit le député réactionnaire qui représente au Parlement des éléments républicains, nul n’y songe ; on a vu des républicains représenter des éléments réactionnaires ; — par quelles complaisances réactionnaires et nationalistes ; — on ne voit pas un réactionnaire qui représenterait des éléments républicains.

Pour toutes ces raisons il fallait bien que M. Viger enterrât M. Gebaüer. M. Viger avait été comme le substitut, au moins imaginaire, de M. Gebaüer. M. Viger avait des remords politiques sur son ancienne circonscription, cette circonscription qui lui était commune, en un sens, avec M. Gebaüer. En terminant, M. Viger fait connaître l’empêchement absolu où il se trouve d’assister aux obsèques et en exprime tous ses regrets.

Les journaux nous ont rapporté, si j’ai bonne mémoire, que M. Gebaüer avait pu devenir le député de la deuxième circonscription d’Orléans et qu’il avait préféré continuer son métier de médecin ; une telle résolution, si les journaux disent vrai, et si je me rappelle bien, honore un homme ; M. Viger, qui était aussi médecin, je crois, à Jargeau ou à Châteauneuf-sur-Loire, et qui a préféré ne pas continuer son métier, qui a mieux aimé devenir député, ministre, sénateur, n’en devait pas moins enterrer avec tous les honneurs politiques ce médecin demeuré médecin.

Ce qui fait ici la funèbre comédie politique parlementaire, c’est que si je me reporte au Progrès du Loiret, numéro de l’avant-veille, mercredi 27 janvier 1904, annonçant la mort du docteur Gebaüer et donnant sa biographie, en un article nécrologique signé, si j’ai bien vu, de Roy lui-même, je lis que le docteur Gebaüer fut un dreyfusiste passionné, à ce point qu’en présence de la mort même il se réjouissait d’avoir pu assister au commencement assuré de la réparation judiciaire. Si le docteur Gebaüer était dreyfusiste, il était donc de ceux que M. Viger voulait faire enfumer dans leurs tanières ou fusiller.

Ces vieux républicains, que l’on enterre un peu partout aujourd’hui, et sur qui les jeunes républicains font des oraisons funèbres, appartiennent justement à cette première génération républicaine dont je parle dans mon courrier des cahiers ; c’est ce qui fait un intérêt de ces cérémonies ; ces vieux républicains eux-mêmes étaient un peu cérémonieux, aimaient un peu la cérémonie, un peu la magnificence, pourvu qu’elle fût civique ; mais cette affection particulière avait nous ne savons plus quoi de naïf et de jeune, et aussi de naturellement grand, qui sauvait tout ; rien de bourgeois ; au contraire nos jeunes gens aiment la cérémonie comme un instrument de domination.

Il serait intéressant d’examiner, d’essayer de démêler dans des cérémonies comme celles dont nous publions aujourd’hui, dont nous reproduisons le compte rendu, quelle serait la part qui revient au cérémonialisme traditionnel des vieux républicains, et quelle au cérémonialisme arriviste de nos jeunes politiques parlementaires ; et comment ces deux sentiments, sentiment traditionnel des anciens, sentiment politique et utilitaire des jeunes, se confondent, se soutiennent ; aujourd’hui, nous n’avons voulu donner que des exemples de la résultante ; et nous avons été chercher ces exemples dans un journal rédigé en chef par un homme intelligent.

C’est en effet une vieille règle de la méthode historique, et nous ne manquerons jamais de l’appliquer, que de demander les textes et les renseignements aux témoignages amis, autant qu’on le peut, et non pas aux témoignages ennemis ; ayant à donner des exemples de ce que nous avons souvent répété que le radicalisme de gouvernement nous prépare une antireligion, une religion d’État, que la politique parlementaire nous prépare une immorale d’État, qu’une certaine libre-pensée, prétendue, nous prépare un culte rituel, formel, avec intronisation de nouveaux saints, qu’un certain rationalisme, prétendu, nous prépare un certain surnaturel, c’est aux journaux radicaux, puisque nous le pouvons, que nous devons demander nos preuves et nos témoignages ; et non pas aux ennemis politiques parlementaires des radicaux.

Et parmi les journaux radicaux, selon ce que je dis dans mon courrier des cahiers des cas maxima, des cas minima, et de la zone intermédiaire, mieux vaut demander à un bon journal, connu, les citations que l’on veut faire ; on obtient ainsi des mesures plus délicates, probantes, intéressantes ; si l’on voulait emprunter aux journaux radicaux politiques parlementaires des citations maxima de contamination politique, les textes scandaleux abonderaient ; les zones moyennes, celles de la contamination politique ordinaire, moyenne, commune, apporteraient encore de vastes et de vagues citations, des régions immenses, plaines et marais ; je préfère un cas minimum ; on obtient par lui la limite inférieure, à laquelle ou au delà de laquelle on est assuré que se meut la gravité de la contamination.

Ces comptes rendus d’enterrement ne manquent pas de laisser quelque embarras, un sentiment de gêne ; la grandeur de la mort est telle que tout ce qui tient à la mort, et même aux cérémonies qui l’accompagnent, en reçoit un assombrissement particulier ; des sentiments particuliers fonctionnent aussitôt que la mort intervient ; et puis parmi cette foule, souvent désagréable, bavarde, vaine et frivole, qui accompagne, il peut y avoir, il y a de véritables amis, qui éprouvent toute la tristesse de la séparation ; ces amis ne sont pas plus engagés par les cérémonies laïques, nouvellement instituées, auxquelles ils sont contraints de participer, que nous ne sommes engagés par les cérémonies catholiques anciennes auxquelles nous participons dans les enterrements catholiques ; l’amitié demeure fidèle et constante à elle-même dans les évolutions et dans les retournements des cérémonies religieuses.

Le troisième compte rendu que nous reproduisons est le compte rendu d’un mariage, non pas d’un simple mariage privé, entrée en famille de l’homme et de la femme ; c’est dans l’arrondissement de Montargis le compte rendu d’une cérémonie laïque et républicaine ; et vraiment, puisqu’il paraît, d’après ce compte rendu, que tant de monde s’est tant réjoui assistant ou n’assistant pas à ce mariage vraiment politique et bien parlementaire, je ne vois pas pourquoi nous nous interdirions de nous en réjouir pour autant.

J’offre la deuxième circonscription d’Orléans, l’ancienne circonscription de M. Viger, vacante, puisqu’elle appartient momentanément à un réactionnaire, à qui me découvrira la moindre différence entre cette cérémonie publique, laïque, bourgeoise, et le plus grotesque des mariages catholiques ; je nomme grotesque non pas les mariages catholiques sincères, que nous devons respecter, mais les mariages catholiques bourgeois comme nos ministres radicaux de défense et d’action républicaine s’en commandent pour le mariage de leurs héritiers dans les chefs-lieux de leurs départements ; on sait en effet, par les journaux républicains, que nos ministres ne peuvent marier leurs fils dans leurs circonscriptions électorales à moins que bénits par l’archiprêtre catholique, fonctionnaire du gouvernement, par l’évêque, fonctionnaire, par l’archevêque catholique, fonctionnaire, entre ministres et fonctionnaires, en musique de grand opéra, au milieu d’un concours d’immenses populations, dans la majesté des cathédrales concordataires.

On lira le texte, les discours ; il y a déjà de bons textes dans le courrier de Challaye ; sans vanité locale, je crois pouvoir affirmer que les textes orléanais dépassent les textes lavalois d’autant que la liberté absolue du congréganiste se concilie avec la suppression totale de la congrégation.

Qu’on lise les textes ; je m’en voudrais de les déflorer par une seule citation anticipée. Il faudrait tout citer cette fois. Il serait doux de les citer ici et de les commenter ; mais tout commentaire affaiblirait.

Lisant ces textes, quelque abonné dira : Ce n’est pas possible ; ce Progrès du Loiret n’existe que dans la fabrication des cahiers ; ce sont des textes que l’on nous a fabriqués pour mieux nous faire apercevoir que les radicaux fabriquent une religion laïque d’État, par des cérémonies rituelles ; ces textes collent trop bien pour être authentiques ; on nous les a faits exprès.

Ainsi parlerait un abonné irrespectueux, — il en est. — J’affirme sur l’honneur qu’il y a bien un Progrès du Loiret, paraissant à Orléans, et que nous n’avons pas fabriqué ces textes ; le compte rendu que nous publions de ce mariage, non pas mariage, mais cérémonie laïque et républicaine, a bien été publié dans le Progrès du Loiret, numéro daté du samedi 19 décembre 1903, deuxième page, en haut de la cinquième et dernière colonne.

Et d’ailleurs qu’on relise un peu ces textes, et qu’on y réfléchisse : qui de nous, qui d’ailleurs serait capable de forger des textes aussi admirables ; j’ai la plus grande estime pour nos auteurs et pour nos collaborateurs accoutumés ; mais ce n’est pas leur faire injure que de demander : qui de nos auteurs, qui de nos collaborateurs accoutumés forgerait un texte aussi admirable ; il y a dans madame Bovary un discours de Comices agricoles que prononce un conseiller de préfecture et que l’on entend un peu partout, aujourd’hui, attribuer au préfet ou au sous-préfet, ce qui n’est pas juste, puisqu’il fut prononcé par un conseiller de préfecture, et que M. le Préfet, dit l’auteur, n’avait pu venir ; pour faire, pour forger des textes et des comptes rendus comme ceux que l’on va lire, il faudrait être plus fort que le vieux Flaubert et que Maupassant ; or on n’est pas plus fort que le vieux Flaubert et que Maupassant ; ne résistons pas : saluons modestement une réalité aussi grande que le génie ; et respectueusement dédions le courrier que l’on va lire

à la mémoire du vieux Flaubert.