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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 04/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 4, 1872p. 1-20).


CHAPITRE PREMIER
LA GERMANIE CHRÉTIENNE CHEZ LES ROMAINS


Premiers témoignages des Pères

Les commencements du christianisme en Germanie sont couverts d’une obscurité au milieu de laquelle on voit poindre, vers la fin du second siècle, une faible lumière. On a cru reconnaître les tribus nomades du Rhin et du Danube dans un passage de la dispute de saint Justin contre le Juif Tryphon, où l’apologiste, faisant appel à tout l’univers, déclare «qu'il n’est pas une race de Grecs, de barbares, ou quelque soit le nom qu’on puisse leur donner, qu’ils vivent sur des chariots, qu’ils habitent des tentes, qu’ils dorment sans toit sous les cieux , chez qui des supplications s’élèvent vers le Père de toutes choses au nom du Seigneur Jésus. » Toutefois une telle désignation serait bien incertaine, si Tertullien ne prenait soin de la préciser, quand, revenant sur cette universalité dont le christianisme faisait gloire, il s’écriait « Et en qui donc ont cru tant de peuples, Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent l’Égypte et l’Afrique au delà de Cyrène, Romains et étrangers ceux qui vivent sur les vastes frontières de la Mauritanie, en Espagne, dans les cités des Gaules, au fond de la Bretagne où les armes romaines ne pénètrent pas ; Sarmates et Daces, Scythes et Germains[1] ? »

S’il faut encore se défier de l’exagération oratoire de l’apologiste africain, tous les doutes se dissipent devant le témoignage de saint Irénée, qui écrivait à Lyon dans le voisinage des chrétientés germaniques, et qui n’hésitait pas à recueillir leur suffrage avec celui des plus illustres Églises de la terre. « Si les langues diffèrent, dit-il, la tradition

ne varie point, et les Eglises fondées en Germanie n’ont pas d’autre loi ni d’autre enseignement que celles des Ibères et des Celtes, celles d’Orient et d’Asie, et les-autres qui ont été établies au centre du monde. Mais comme le soleil, créature de Dieu, est le même pour tout l’univers, ainsi le flambeau de la prédication luit pour tous les hommes qui veulent arriver à la connaissance de la vérité. » Ce texte est considérable : il donne au christianisme des Germains une date certaine, antérieure à l’an 200. Il lui donne aussi le caractère, non d’une croyance sans règle et flottante dans les esprits, mais d’un dogme immuable, d’un enseignement discipliné, d’une Église enfin qui a ses évêques, puisque ses traditions font autorité c’est plus qu’une doctrine, c’est une société qui commence[2].

Le christianisme à la suite des armées romaines.

Il reste à savoir d’où vint pour les peuples du Nord cette prédication dont saint Irénée constate l’orthodoxie et l’uniformité. En présence du grand spectacle de la conquête qui porta, non-seulement les armes des Romains, mais leurs lois, leurs mœurs et leurs écoles, sur les bords du Rhin et du Danube, on ne s’étonne pas que ces contrées aient reçu du même lieu la foi et la civilisation, et que les évêques de Rome y aient envoyé des missionnaires, quand les légions mêlées de chrétiens y amenaient des croyants et des martyrs. Dès le commencement du cinquième siècle, dans un temps où les souvenirs étaient encore si récents et si sacrés, le pape Innocent Ier affirmait « qu’il n’y avait pas d’Église, en Italie et dans les Gaules, qui n’eût pour fondateur un évêque institué par saint Pierre ou par ses successeurs ; » on comprenait alors dans les provinces d’ItaIie la Rhétie et le Norique, et dans celles de la Gaule les deux Germanies. Mais l’épiscopat, qui imitait les circonscriptions de l’empire, qui en emprunta les divisions par provinces et par diocèses, en franchit bientôt les frontières. L’historien Sozomène, frappé de la prompte conversion de plusieurs peuples germaniques, l’explique par le sort de la guerre, qui fit tomber dans leurs mains des évêques, des prêtres captifs. Il montre ces serviteurs de Dieu étonnant leurs maîtres par une vie sainte, guérissant les malades, enchaînant à leurs discours les tribus entières, qui venaient leur demander ce qu’il fallait croire et comment il fallait vivre. On aimerait à suivre de près les premiers pas d’un apostolat si beau, à se représenter les hymnes de la Rédemption troublant le silence des forêts païennes, et les barbares baptisés aux fontaines qu’adoraient leurs pères. Mais ces temps, plus occupés de faire de grandes choses que de les écrire, n’ont pas même sauvé les noms de ceux qui fondèrent les premières chrétientés[3].

Les progrès du prosélytisme étaient favorisés par les mouvements des armées romaines à une époque où les chrétiens remplissaient déjà les camps. Si l’histoire de la légion Fulminante ne résiste pas à la critique dans tous ses détails, elle atteste du moins le grand nombre des néophytes parmi les combattants que Marc-Aurèle conduisit en Germanie. Plus tard et sous Maximien, la légion Thébéenne meurt au pied des Alpes, et donne à la Suisse ses premiers patrons. Grégoire de Tours ajoute qu’un détachement de ce corps, composé de cinquante hommes, souffrit le martyre à Cologne. Il cite la basilique’élevée en leur honneur, et qui témoignait déjà de l’antiquité de leur culte tel était l’éclat des-mosaïques à fond d’or qui en revêtaient les murailles, que le peuple l’appelait l’église des Saints dorés. L’Allemagne chevaleresque aima ces premières gloires militaires du christianisme ; et l’église des Saints dorés, aujourd’hui Saint-Géréon, plusieurs fois reconstruite, porte encore sa coupole. byzantine au-dessus des innombrables clochers qui firent nommer Cologne la Rome du Nord. À l’autre frontière de la Germanie romaine, à Lauriacum sur le Danube, un officier appelé Florianus, apprenant que le gouverneur de la province venait de mettre en vigueur les édits de Dioclétien parle supplice de quarante fidèles, se rendit au tribunal, se déclara chrétien, refusade brûler l’encens devant les-idoles, et fut précipité dans dans l’Enns. Les actes de ce martyre ajoutent que le fleuve rejeta le corps sur un rocher, et qu’un aigle le couvrit de ses ailes étendues jusqu’à ce.qu’une femme chrétienne vînt lui donner la sépulture. Le temps approchait, en effet, où les aigles de l’empire devaient étendre leur protection sur la foi persécutée[4].

Les évêques

de

Germanie

aux conciles.

Constantin rendit la paix a l’Église en 312, et, l’année suivante, il introduisait l’épiscopat germanique dans les conciles, en appelant à Rome Maternus, évêque de Cologne, pour y siéger, sous la présidence du pape Melchiade, au tribunal qui devait juger la cause des donatistes. Les donatistes condamnes réclament un concile plus nombreux ; trente évêques se réunissent dans la ville d’Arles, en 514, et Maternus de Cologne y reparaît avec Agritius de Trèves, le diacre Macrinus et l’exorciste Félix. Les Pères de cette assemblée déclarent qu’ils ont été convoques par la volonté de l’empereur. Et en effet, quand on considère le fréquent séjour de Constantin à Trèves, et ses campagnes au bord du Rhin, on a lieu de croire qu’il avait éprouvé la sagesse des évêques de cette province, qu’il choisissait pour juges des querelles religieuses de son temps : peut-être leurs entretiens, fixant ses doutes, décidèrent la détermination qui tira le christianisme des catacombes[5].

La querelle des donatistes n’était que le prélude de cette fameuse controverse de l’arianisme qui allait mettre en feu le monde chrétien. Toute la question se réduisait à un mot : « Le Fils est-il consubstantiel au Père, ou n’est-il que semblable ? » Mais ce mot contenait toute une théologie, et la théologie toute l’économie de la société nouvelle. Les contemporains ne s’y trompèrent pas, et la grandeur des intérêts qu’ils voyaient engagés ne leur laissa plus de repos. L’esprit humain, qu’on pouvait croire épuisé, retrouva ses forces dans les disputes du quatrième siècle, qui donnèrent à la littérature sacrée ses plus beaux génies et ses plus grands caractères. Les conciles où s’agitèrent tant de questions de métaphysique, d’exégèse, de droit canonique, furent autant d’écoles destinées à commencer l’éducation publique des peuples modernes. Les Églises de Germanie, n’y manquèrent point. Théophile, métropolitain des Goths, siégeait à Nicée. Plus tard, quand la foi de Nicée sembla périr par une conjuration d’eunuques et de sophistes, Maximin de Trèves pressa la convocation du concile de Sardiques (547), qui la sauva ; plusieurs évêques des provinces du Danube y parurent, et Euphratas de Cologne fut l’un des deux députés chargés de porter à l’empereur Constance les décrets de l’assemblée. Servatius de Tongres soutint le courage des orthodoxes à Rimini (559). Maxime de Laybach (Aemona) et Marcus de Pettau souscrivirent aux actes d’Aquilée (581). Un peu auparavant, Paulin de Trèves, successeur de Maximin, refusait designer la condamnation de saint Athanase au conciliabule d’Arles (353), et allait mourir banni au fond de la Phrygie. Mais ces glorieux exils trompaient les espérances de l’hérésie et la politique des empereurs les plus lointaines chrétientés se visitaient par leurs confesseurs, et s’animaient à persévérer jusqu’au moment où, les empereurs finissant, la vérité restait[6].

L’Église

germanique

au

quatrième siècle.

Trêves.

On s’étonne moins, en effet, de trouver ces évêques du Nord si éclairés et si fermes dans des questions qui troublaient les flambeaux mêmes de l’Église, quand on voit saint Athanase exilé dans Trèves pendant deux ans, et embrasant de son feu tout le clergé des Gaules.Lui-même fait gloire des amitiés qu’il y forma ; il rend témoignage à la piété de cette grande ville : il y avait vu, dit-il, construire les premières basiliques, et la foule impatiente se presser sous leurs voûtes avant que les ouvriers en eussent posé la dernière pierre. Ses écrits y avaient popularisé la vie monastique, comme on s’en assure par un récit que saint Augustin, tenait de la bouche d’un officier du palais impérial. Pendant que la cour séjournait à Trèves, et un jour que l’empereur y assistait aux jeux publics, cet officier visitait avec trois amis les jardins qui entouraient la ville. Deux d’entre eux, se détachant des autres, arrivèrent à une masure habitée par des cénobites et, s’y étant arrêtés, ils y trouvèrent une copie de l’histoire de saint Antoine par Athanase. La première lecture de cet écrit les toucha si fort, qu’ils renoncèrent à ta cour et. se vouèrent à la profession monastique en ce même lieu : leurs fiancées prirent le voile des vierges. Ainsi cette cité impériale, dont Ausone célébrait les larges remparts et les écoles florissantes, voyait se multiplier les sanctuaires dans ses murs et a ses portes, et commençait à compter parmi les métropoles religieuses de l’Occident.Trèves avait donné asile à saint Athanase ; saint Jérôme y vint chercher la science, et y fit un séjour assez long pour transcrire de sa main les écrits de saint Hilaire. Saint Ambroise y naquit ; et c’est là qu’il dormait enfant dans la cour du prétoire, quand un essaim d’abeilles, renouvelant ce qu’on raconte du berceau de Platon, vint se poser sur ses lèvres. C’est là qu’enfin saint Martin de Tours protesta contre le supplice de l’hérétique Priscillien et de ses complices. L’erreur des priscillianistes était condamnable elle renouvelait l’enseignement des manichéens, avec tous les périls qu’il fit courir encore moins à la foi qu’aux mœurs des peuples. Mais quand les coupables, amenés à Trêves, traduits par deux évêques au tribunal de l’usurpateur Maxime, eurent subi la peine capitale, l’Église apprit avec horreur une nouveauté si contraire à la douceur de ses doctrines, et saint Martin refusa de communiquer avec ceux qui avaient mis le dogme sous la protection des bourreaux. Ce n’était pas trop de ces grands exemples et de ces grands hommes pour fonder l’orthodoxie dans les provinces destinées à devenir le royaume des Francs, et pour les sauver de l’arianisme, qui devait faire la perte des Goths et des Vandales[7].

Nombre des évêchés.
Discipline.

Au cinquième siècle, la foi semble maîtresse des provinces germaniques. En même temps que le paganisme se retire et que chaque année voit fermer quelque temple, les sièges épiscopaux se multiplient, et fixent autour d’eux le reseau mobile des communautés chrétiennes. En s’attachant aux seuls témoignages que la critique ne conteste pas, on trouve au nord les Églises de Trèves, de Cologne, de Tongres, de Metz et de Toul au midi, celles de Coire, de Laybach et de Pettau, de Lauriacum et de Tiburnia ; on connaît enfin des évêques de Rhétie et de Norique, sans désignation de siège. Saint Valentin, l’un d’eux, avait sa sépulture à Maïs, au bord de l’Inn, où de nombreux, pèlerins venaient vénérer en lui le père des pauvres et le rédempteur des captifs. La discipline de ces églises est écrite dans les actes des conciles où parurent leurs représentants, surtout dans les canons d’Arles et de Sardiques, qui pourvoient à la police du clergé, qui distinguent les fonctions des diacres et des prêtres, règlent l’élection, la résidence et la juridiction des évêques, et couronnent toute la hiérarchie sacrée par l’autorité du pontife romain. Les Pères du concile d’Arles adressent leurs décisions à saint Sylvestre, « croyant que c’est à lui de les notifier aux autres, puisqu’il a plus grande part dans le gouvernement de l’Église. » Et l’assemblée de Sardiques se propose « d’honorer la mémoire de l’apôtre Pierre, en déclarant que si un évêque déposé par ceux de sa province veut en appeler de leur sentence, l’évêque de Rome sera prié de lui donner des juges. » Tels étaient les étroits liens qui rattachaient au saint-siége les provinces du Nord, longtemps avant les pontificats de saint Léon et de saint Grégoire le Grand. Si l’on veut achever de connaître les mœurs religieuses de ces contrées par un document sur lequel nous aurons lieu de revenir, la Vie de saint Severin, apôtre du Norique, on y voit figurer tous les ordres du clergé, jusqu’aux portiers et aux chantres, les ermites, les moines et les vierges sacrées ; on y trouve le culte des reliques, les dîmes levées pour les pauvres, le rituel des funérailles, les prêtres veillant auprès de la dépouille des morts ; et enfin, avant les barbares, toutes les formes liturgiques, toutes les

observances qu’on avait voulu faire dater de la barbarie[8].
Théologie.

Mais l’esprit vivait sous les formes il éclate dans le petit nombre de monuments littéraires, d’inspirations poétiques qui nous restent de ces chrétientés mal connues. -L’Église de Germanie avait eu de bonne heure son premier docteur en la personne de saint Victorin, evêque de Pettau, sur les frontières du Norique et de la Pannonie, mis à mort pour la foi au temps de Dioclétien. Rhéteur avant sa conversion, et versé dans les lettres grecques plus que dans la langue latine, il s’était attaché à traduire ou plutôt à s’approprier les commentaires d’Origène sur l’Écriture sainte, et à combattre les hérétiques de toutes les sectes. Saint Jérôme, qui le compte parmi les colonnes de l’Église, loue la grandeur de ses pensées, malheureusement trahie par l’incorrection de son langage. C’est en effet le caractère d’un fragment sur la création, conservé sous. le nom de Victorin, où l’on reconnaît aussi cette théologie symbolique dont l’école d’Origène poussa trop loin la subtilité. Tout s’y réduit aux harmonies des nombres sacrés : on y voit tous les rapprochements auxquels les mystiques se sont attachés : les quatre fleuves du paradis terrestre et les quatre animaux, symboles des évangiles; les sept chandeliers devant le trône de l’Agneau et les sept dons de l’Esprit ; les vingt-quatre vieillards qui se tiennent en présence de Dieu, considérés comme les anges des douze heures du jour et des douze heures de la nuit, comme autant de figures du temps rendant hommage à l’immobile éternité. Il y a quelque intérêt à trouver ainsi dans les écrits d’un évêque du troisième siècle, perdu sur les bords de la Drave, la clef des allégories qui remplissent les éclatantes mosaïques des églises de Rome et de Ravenne. Et si Victorin a multiplié jusqu’à l’excès les explications mystiques, si sa doctrine des nombres rappelle trop souvent les vaines spéculations des néopythagoriciens, s’il finit par tomber dans l’erreur de ceux qui attendaient l’avènement temporel du Christ et le règne de mille ans, on l’excuse d’une illusion qui fut celle de plusieurs grands esprits, et on aime à reconnaître je ne sais quoi d’oriental, de hardi, de grandiose chez ce théologien, dont la pensée a déjà l’essor de l’esprit allemand, en même temps qu’elle en a les dangers[9].

Inscriptions

chrétiennes.

Nous trouverions sans doute une doctrine plus

sûre dans les écrits de Maximin de Trèves, dont la parole puissante allait troubler jusqu’au fond de l’Orient les conciliabules des ariens, et rétablir sur le siège de Constantinople le patriarche Paul, dépossédé par leurs violences. Mais le temps n’a épargné de ces anciennes Églises de Trèves et de Cologne, ni les écrits de leurs évêques, ni les murs de leurs basiliques, mais seulement un petit nombre d’inscriptions sépulcrales, où l’on surprend la foi du peuple sous la forme la plus naïve et la plus touchante. Rien n’est plus instructif, rien ne fait mieux ressortir l’unité du monde chrétien, que ces pierres tumulaires trouvées au bord de la Moselle où du Rhin, avec tous les symboles des catacombes romaines : la colombe portant le rameau d’olivier, le labarum, le monogramme du Christ entre l’alpha et l’oméga. Quelquefois une inscription grecque marque la sépulture d’un chrétien d’Orient, mort sous un ciel si différent du sien. Ailleurs, c’est un enfant enseveli dans les blancs vêtements du baptême, un centurion des colonies militaires, qui, après vingt-cinq ans de combats, a voulu qu’on mît sur sa tombe le signe pacifique du Christ. Ces inscriptions prodiguent déjà les termes les plus tendres de la langue religieuse, mais dans un latin dégénéré, où l’on n’entend que le cri d’une douleur plébéienne, trop pauvre pour acheter de quelque rhéteur une épitaphe correcte. C’est là qu’on voit des barbarismes, des solécismes opiniâtres, qui attestent la décomposition de la langue classique, et des vers étranges qui violent toutes les lois du rhythme, mais qui donnent l’exemple d’une prosodie nouvelle. Les lettrés païens devaient fouler aux pieds avec bien du mépris ces premières fleurs de poésie que nous aimons à cueillir parmi les tombeaux de nos pères. Tels sont ces quatre vers qu’on lit sur un marbre enchâssé dans le mur du vestibule de Saint-Géréon : « Ci-gît Artémia, doux et bel enfant, — charmante à voir, et très-aimable en toutes ses paroles. — La mort, à cinq ans, l’emporta vers le Christ. — Innocente, elle a passé tout d’un coup aux célestes royaumes[10].

Traditions et légendes.

Mais la véritable poésie de cet âge n’est pas encore celle qui se laisse emprisonner sous la règle et graver sur la pierre : on la trouve bien plus libre et plus inspirée dans les traditions qui s’attachent dès lors comme ; une auréole à la mémoire des saints du pays. La vénération du peuple pour ces évêques dont ils avaient reçu la foi les accompagnait dans la mort. Peu à peu la postérité, qui aime à reculer les figures héroïques pour leur ajouter le prestige du temps, transporta ces pontifes du quatrième siècle au premier on en fit les disciples des apôtres ; et la légende, remplissant les lacunes de l’histoire, rattacha les Églises germaniques aux origines du christianisme. C’est ainsi que la tradition populaire s’est emparée de Maternus de Cologne, le même que nous avons vu siéger aux conciles de Rome et d’Arles, et qu’elle l’a pris pour le fils ressuscité de la veuve de Naïm, que saint Pierre aurait envoyé avec deux autres, Eucharius et Valérius, porter la foi aux peuples du Nord. Les trois missionnaires avaient descendu le Rhin jusqu’à une bourgade d’Alsace, quand Maternus mourut. Ses compagnons reprirent tristement le chemin de Rome : ils en revinrent quarante jours après avec le bâton de saint Pierre et, lorsqu’ils l’eurent posé sur le tombeau du mort, le mort se leva. Ce miracle commença la conversion des peuples : les trois saints l’achevèrent en bâtissant plusieurs églises, et continuèrent d’évangéliser la contrée jusqu’à Trèves, où ils arrivèrent l’an 54 de l’Incarnation. Ils y occupèrent l’un après l’autre le siège épiscopal. Maternus poussa plus loin ses prédications, et fut le premier évêque de Cologne et de Tongres. Après autant d’années de pontificat qu’il avait passé de jours dans le tombeau, comme il lisait l’évangile du fils de la veuve de Naïm, c’est-à-dire celui de sa propre résurrection, il mourut une troisième fois, pour ne plus ressusciter qu’au dernier jour. Il y avait assurément une poésie singulière dans ce récit, selon lequel toutes les nations germaniques devaient la foi aux larmes d’une veuve. Mais j’y trouve aussi une lumière historique, et une preuve de plus de l’antique attachement des Églises du Nord au siège de saint Pierre, puisqu’elles veulent tenir de lui le bâton pastoral, ce bâton du pêcheur qui deviendra plus tard une crosse d’or redoutée des rois[11].

Ainsi tout est plein du souvenir de Rome dans ces commencements. Il avait fallu les légions pour construire les voies qui percèrent les forêts germaniques, et pour y amener, cachés dans leurs rangs, les premièrs propagateurs de l’Évangile. Il avait fallu les colonies, les municipes, les métropoles, pour mettre toutes les ressources de la civilisation au service de ces Églises conquérantes qui se formaient sur les confins de la barbarie. Il avait fallu que le génie latin, exercé depuis quatre cents ans au gouvernement du monde, respirât dans les sénats d’évêques qui constituèrent l’unité de croyance et de discipline. On reconnaît, dans tout ce qu’ils fondèrent, la main d’un peuple accoutumé à ne pas bâtir pour un jour. Cette première période est comme ces ruines romaines sur lesquelles les siècles suivants ont construit, sans crainte pour les monuments qu’on leur faisait porter.

  1. S. Just. Dialog. cum Tryph., § 117 : Οὐδέ ἓν γὰρ ὅλως ἐστὶ τὸ γένος ἀνθρώπων, εἴτε βαρϐάρων εἴτε Ἑλλήνων, εἴτε ἀπλῶς ᾦτινι οὖν ὀνόματι προσαγορευομένων, ἣ ἀμαξοϐίων ἣ ἀοίϰων ϰαλουμένων, ἣ ἐν σϰηναῖς ϰτηνοτρόφων οἰϰούντων, ἐν οἶς μῃ διὰ τοῦ ὀνόματος τοῦ σταυρωθέντος Ἰησοῦ εὐχαὶ ϰαὶ εὐχαριστίαι τῷ Πατρὶ ϰαὶ ποιὴτῇ τῶν ὅλων γίνονται.

    Tertullian., adv. Judœos, 7 : « Etiam Gætulorum varietates et Maurorum multi fines Hispaniarum omnes termini, et Galliarum diversæ nationes, et Britannorum inaccessa Romanis loca, Christo vero subdita, et Sarmatarum, et Dacorum, et Germanorum, et Scytharum… in quibus omnibus locis Christi nomen, qui jam venit, regnet. »

  2. Irenæus, adv. Haer., 1, 10 Καὶ οὔτε αἰ ἐν Γερμανίαις ἱδρυμέναι ἐϰϰλησίαι ἄλλως πεπιστεύϰασιν, ἢ ἄλλως παραδιδόασιν, οὔτε ἐν ταῖς Ἰϐηριαῖς, οὔτε ἐν Κελτοῖς, οὔτε ϰατὰ τὰς ἀνατολάς, οὔτε ἐν Αἰγύπτω, οὔτε ἐν Λιϐύῃ, οὔτε αἱ ϰατὰ μέσα τοῦ ϰόσμου ἱδρυμέναι.

    Arnob., adv. Gent., lib. I : « Si Alamannos, Persas, Scythas idcirco voluerunt devinci quod habitarent in eorum finibus Christiani. » S. Chrysostome semble compter les Germains sous le nom de Scythes, parmi les barbares convertis à la foi : Quod Christus sit Deus, serm. 71 ; et Théodoret nomme les Germains avec les peuples que les apôtres rangèrent sous la loi du Christ. Grœcar. affect. curat., disput. IX. Sur l’introduction du christianisme en Allemagne, Binterim, Geschichte der deutschen Concilien ; Hefele, Geschichte der Einführung des Christenthums im südwestlichen Deutschlande ; Rudhart, Ælteste Geschichte Bayerns ; Werner, der Dom zu Mainz. Nous avons contrôlé ces écrivains catholiques par la critique d’un savant professeur protestant, Rettberg, Kirchengeschichte Deutschlands.

  3. Innocent. I. Ep. ad Decentium Eugubinum, apud Mansi, III, p. 1028 : « In omnem Italiam, Gallias, Hispaniam, Africam atque Siciliam, et insulas interjacentes, nullum instituisse ecclesias, nisi eos quos venerabilis apostolus Petrus aut ejus successores constituerint sacerdotes. »

    Sozomène, Hist. eccles., lib. II, cap. vi : Ἤδη γὰρ τά τε ἀμφὶ τὸν Ῥῆνον φῦλα ἐχριστιάνιζον… πᾶσι δὲ βαρϐάροις σχεδὸν πρόφασις συνέϐη πρεσϐεύειν τὸ δόγμα τῶν χριστιανῶν οἱ γενόμενοι ϰατὰ ϰαιρὸν πόλεμοι… πολλοὶ τῶν ἱερέων τοῦ Χριστοῦ αἰχμάλωτοι γενόμενοι, σὺν αὐτοῖς ἦσαν ὡς δὲ τούς αὐτόθι νοσοῦντας ἰῶντο,… προσέτι δὲ ϰαὶ πολιτείαν ἄμεμπτον ἐφιλοσοφουν… θαυμάσαντες οἱ βάρϐαροι τοὺς ἄνδρας τοῦ βίου ϰαὶ τῶν παραδόξων ἔργων εὐφρονεῖν συνεῖδον… προϐαλλόμενοι οὖν αὐτοὺς τοῦ πραϰτέου ϰαθηγήτας, ἐδιδάσϰοντο ϰαὶ ἐϐαπτίζοντο, ϰαὶ ἀϰολούθως ἐϰϰλησίαζον

  4. Sur la Légion Fulminante, Tertullien, Apologetic. Pour la légion Thébéenne, les premiers témoignages sont 1o une vie de saint Romain, abbé, rédigée avant la fin du cinquième siècle ( Bollandistes Acta SS ., Febr. 28) ; 2° une homélie de S. Avitus de Vienne (Sirmond, Opp. H, p. 93) 5° les actes rédiges par saint Eucher, et qu’il faut attribuer ou à saint Eucher, premier évêque de Lyon, mort en 454, ou à saint Eucher, deuxième du nom, qui se trouva au second concile d’Orange en 529. Gregor. Turonensis, Miraculor. I, 62 :« Est apud Agrippinensem urbem basilica in qua dicuntur L viri ex illa legione sacra Thebaeorum pro Christi nomine martyrium consummasse. Et quia admirabili opere, ex. musivo quodammodo deaurata resplendet, Sanctos aureos ipsam basilicam incolae vocitare voluerunt. » Saint Géréon est nommé pour la première fois dans un martyrologe germanique de la seconde moitié du huitième siècle. V. Rettberg, t. I, 103. Depuis cette époque, on le trouve toujours nommé avec les martyrs de la légion Thébéenne qui souffrirent à Cologne. Adon, Martyrol. « Apud Coloniam Agrippinam,natale SS. martyrum Gereonis et aliorum cccxvm quos ferunt Thebaeos fuisse. » Trèves comptait aussi parmi ses patrons saint Tyrsus et ses compagnons, martyrs de la même légion mais on ne connait pas de preuve plus ancienne de leur existence que leurs noms gravés sur une plaque de plomb découverte avec leurs reliques en 1071. Bolland. Acta SS., Sept. 14. Il Augsbourg honorait sainte Afra, martyre, dont les actes, publiés.’ par Ruinart (Acta martyrum sincera,p. 400), présentent bien des caractères d’authenticité. Cependant Rettberg, Kirchengeschichte, p. 146, leur oppose deux vers de Fortunat, qui représentent Afra comme une vierge, au lieu d’une courtisane pénitente et martyre, telle qu’elle parait dans ses actes. Ces vers prouvent au moins l’antiquité de son culte :
    Pergis ad Augustam quam Virdo Lycusque fluentant
    Illic ossa sacras venerabere virginis Afrae.

    Venant. Fortunatus, de Vita Sancti Martini, lib. IV. Les actes de saint Florianus sont absolument incontestés. Pez, Script. rer. Austriae , I, p. 1, 36. Bolland. Acta SS, Maii d4-, Rettberg, 157. Muchar, Noricum. Rudhart, Aelteste Geschichte Bayerns , p. 207. Si l’on n’a point parlé ici du martyre de Quirinus, évêque de Sciscia, célébré par Prudence (Peristephanon, VII), c'est que Sciscia, ville de la Pannonie, ne se trouvait pas sur le territoire de l'Allemagne moderne.

  5. Eusèbe, Hist. eccles., 1. X, cap. v. Optat. Milevit. lib. contre Parmenion cap. XXIII « Dati sunt judices Maternus ex Agrippina civitate, Reticius ab Augustoduno civitate, Marinus Arelatensis ». Hontheim, Historia Trevirensis diplomatica, t. I. Binterim, Geschichte d. d. Concilien t. I p. 345. Mansi, Concil., p. 436, 476.
  6. Athanas., Hist. Arianor. ad monachos, p. 329, 360, 363. Id., Ad episc. Egypt., p. 278. Id., Apolog. ad imp. Constant, ad Benedict., t. 1, p. 297. Théodoret, Hist. Eccles., lib. II, cap. VIII. Nicephor.Callist., Hist . eccles. lib.IX, cap.XXIII. Mansi, III, p. 51, 38 ; ibid., 600, 617. Sulpic. Sever., Sacra Hist. II. On n’a point tenu compte ici du prétendu concile de Cologne (346), cité dans la vie de saint Servatius de Tongres, mais dont l’authenticité est universellement rejetée. Voy. Binterim et Rettberg.
  7. Théodoret, Hist. eccles., 1, 32. Athanas., ad ep. Egypt. ; Apolog., t.I p. 682. Augustin, Confess., VIII, 6. Hieronym., Epist.VI ad Florentium; Prooem. libri II commentar. in Epistol. ad Galatas, où l’on voit qu’il connaissait la langue celtique, encore parlée à Trèves pendant le séjour qu’il y fit. Epis't. III. Paulin.,de Vita Ambrosii. Sulpic. Sever., Dialog. III, cap. xv. Ambros., Epist. ad Valentin., lib. V, ep. 27.
  8. Sur le nombre des évêques authentiques de l’ancienne Germanie , voy. Rettberg, I, 258. Binterim, 8 et sqq’. Sur saint Valentin, Fortunat, de Vita S Martini, lib. IV.

    Ingrediens rapide quo gurgite volvitur Œnus,
    Inde Valentini benedicti templa require.

    Cf. l’inscription donnée dans le Corpus poetarum de Pesaro, t. VI, p. 280 :

    Hic jacet in tumulo quem flevit Rhetica tellus, `
    Maxima summorum gloria pontificum :
    Abjectis qui fudit opes nudataque texit
    Agmina, captivis praemia larga ferens.
    Est pietas vicina polo, nec funeris ictum
    Sentit ovans, meritis qui petit astra bonis.
    His pollens titulis Valentiniane sacerdos
    Crederis a cunctis non potuisse mori.

    Sur les conciles d’Arles et de Sardiques, Mansi, Concil., t. II, t. III,Fleury, Hist. eccles., t. III. Vita S. Severini, ap. Bolland Acta SS, Januarii 8. Aucun doute ne s’élève sur l’authenticité de cette vie de saint Severin, écrite a la fin du cinquième siècle par son disciple Eugippius -Si je n’ai pas tenu compte de la suscription souvent citée d’une lettre de saint Hilaire de Poitiers « Episcopis Germaniae primae et Germaniae secundae, » etc. (Opera. Hilarii, t. II, p. 457), c’est que cette suscription manque dans plusieurs manuscrits.

  9. Hieronym., Catalog., cap. XXIV : « Victorinius Pitabionensis episcopus, non aeque latine ut graece noverat, unde ejus opera, grandia sensibus, viliora videntur compositione verborum. » Id ad Pammachium; Id. Epistol. LXXV , advers. Vigilantium. Id. ad Paulin., Institut. monach. Cassiodor., Instit. divin. litt., cap.VII. Tillemont, Mémoires. V, p 155. Le traité de Fabrica Mundi a été donné par Cave, Script. eccles., I, p.148. Le commentaire sur l'Apocalypse, attribué à Victorin (Biblioth. Patr. maxim. , t.III, p. 414). ne peut pas être de lui, mais d’un écrivain du cinquième siècle. Oh croit reconnaître plus sûrement son style et ses opinions dans des scolies sur l’Apocalypse, publiées par Millani, Bologne, 1558, et par Galland.
  10. Saint Athanase fait allusion aux écrits de saint Maximin contre les ariens, Ad Episcop. Aegypt. cont. Arian., p. 278. Sozomène, Hist. eccles., II, c. xi. Lersch, Central-Museum rheinländischer Inschriften, III, 29 : Ἐνθάδε ϰεῖται ἄζιζος Ἀγρίπα Σύρος Κωϰαπροζαϐαδαίων ὀρῶν Ἀπαμέων. Id., I, 67 : Hic jacet puer nomene Valentiniano qui vixit anno iii et meses et dies xvi, et in albis cum pace recessit. » Ibid., 66 : « Hic jacit Emeturius ent. (centurio) ex numer. Gentil., qui vixit ann. quiquaginta, militavit P. m. xxv, d. d. d. » Suit le monograme du Christ. Lersh et Rettberg, après lui, ont le tort de traduire numerus Gentilum, par une cohorte de païens. Les Gentiles étaient les mêmes que les Lœti, c’est-à-dire les colons militaires des frontières de l’empire. V. Cod. Theodos., VIII, 15, 1. — Lersch. Central-Museum, III, 31 ; I, 65, inscription de Saint-Géréon :

    Hic jacit Artemia, dulcis aptissimus infans,
    Et visu grata, et verbis dulcissima cunetis.
    ..... in quinto ad Christum detulit anno.
    Innocens subito ad coelestia regna transivit.

  11. Mayence nomme pour premier évêque Crescens, disciple de saint Paul ; Metz, saint Clément, disciple de saint Pierre, et saint Patient, disciple de saint Jean ; Toul, saint Mansuetus, disciple de saint Pierre : la Rhétie croyait avoir été évangélisée par saint Pierre, saint Paul et saint Barnabé. Cf. Tillemont, Mémoires, I.; Calmet, Histoire ecclesiastique et civile de Lorraine ; Murerus, Helvetia sancta. Sur la légende de saint Maternus : Gesta Trevirorum, apnd d’Achery, Spicilegium, II, 207; Jacques de Königshoven, Chronik :, c. v, ap. Schilter, Supplement, p. 431 ; Reins, Chronik der Stadt Cöln :

    Das wart sente Maternus zo Agrippinam gesant,
    Die nannte sy Cœlne algehant, etc.

    Cf. Tillemont, Mémoires, IV , p. 499, VI, p. 26. Schöpflin, Alsacia illustrata , I, 333. Hontheim, Historia Trevirensis diplomatica, I, p. XXXIII.