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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/007

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 36-40).

VII
À SON PÈRE.
Paris,12 novembre 1831.

Ne vous fâchez pas, je vous en pria, mon bon père, si je prends si souvent, la liberté de vous écrire ; mais il faut bien que je vous tienne au courant de mes affaires, et j’en ai une fort importante à vous communiquer. Jeudi j’ai rendre une visite d’honnêteté à M. Ampère, membre de l’institut, que j’avais vu à Lyon avec M. Perisse. Après m’avoir fait un accueil très-cordial, il m’adressa quelques questions sur ma situation à Paris, sur le prix de ma pension puis, se levant tout à coup, il me conduisit dans une chambre très-agréable, occupée jusqu’à présent par son fils ; et là: « Je vous offre, me dit-il, la table et le logement chez moi au même prix que dans votre pension; vos goûts et vos sentiments sont analogues aux miens, je serai bien aise d’avoir l’occasion de causer avec vous. Vous ferez connaissance avec mon fils, qui s’est

beaucoup occupé de littérature allemande ; sa bibliothèque sera à votre disposition. Vous faites maigre, nous aussi ; ma sœur, ma fille et mon fils dînent avec moi ce vous sera une société agréable : qu’en pensez-vous ? » J’ai répondu qu’un pareil arrangement m’agréerait fort et que j’allais écrire pour avoir votre avis.

Paris, 7 décembre 1831
.

...Aujourd’hui je suis bien mieux, puisque me voici fixé depuis deux jours chez M. Ampère. Je suis installé dans une belle et bonne chambre planchéiée et boisée, ayant deux portes sur le jardin, une bibliothèque pleine de livres allemands, italiens, voire même suédois et espagnols dont je n’use guère, et quelques bons ouvrages de littérature française en petit nombre. C’est la bibliothèque de M. Ampère fils. J’ai un bon poêle de faïence où je ne fais que peu de feu par économie ; une cheminée en marbre ornée d’une amphore antique, mais vide depuis bien des siècles de ce bon falerne mousseux dont parle mon ami Horace. Je vous envoie le plan. géométrique de ma chambre.

Vous allez peut-être vous moquer de moi ;cependant je parie que ce gribouillage amusera maman: elle se figurera me voir assis devant ma table, me couchant dans mon lit, allant de ma table à mon bûcher et du bûcher au poêle. On déjeune à dix heures, on dîne à cinq heures et demie tous ensemble, M.. Ampère, sa fille et sa sœur. M. Ampère est causeur, sa conversation est amusante, et fort instructive j’ai déjà appris bien des choses depuis. que je suis auprès de lui. Sa fille parle assez bien et prend part à ce que l’on dit. M. Ampère m’a paru très-caressant pour elle, mais il l’entretient habituellement de science. Doué d’une mémoire prodigieuse pour tout ce qui est scientifique dans quelque ordre de connaissances que ce soit, il est oublieux pour toute affaire de ménage. Il a appris le latin tout seul. Il ne fait de vers latins que depuis deux anset les fait très-bien. Il possède l’histoire à merveille, et lit avec autant de plaisir une dissertation sur les hiéroglyphes qu’un recueil d’expériences de physique et d’histoire naturelle. Tout cela chez lui est instinctif. Les découvertes qui l’ont porté au rang où il est aujourd’hui lui sont venues, dit-il, tout à coup. Il termine en ce moment un grand projet d’encyclopédie.

Eh bien, voilà l’homme excellent chez lequel je me trouve installé, n’en êtes-vous pas bien aise, mon bon père ? J’oubliais de vous dire qu’un ton parfait de politesse règne dans la maison. J’oubliais aussi de vous donner mon adresse rue des Fossés-Saint-Victor, n° 19. Je ne suis point encore retourné chez M. de Chateaubriand, j’attends la lettre de M. Bonnevie[1] qui me fournira une nouvelle raison de m’y présenter. J’avais vu M. de la Mennais la veille de son départ pour Rome, j’ai beaucoup causé avec lui. Tous ces savants de Paris sont pleins d’affabilité.

J’ai vu hier M. Serullas[2]; c’est un excellent homme, mais doué au plus haut degré de la distraction scientifique. Je l’ai trouvé occupé à des manipulations chimiques, qu’il s’est bien gardé d’interrompre tout en m’accueillant fort bien et en me régalant de temps en temps, comme il le disait lui-même, de l’inflammation de quelques fragments de potassium. Mais il n’était point en veine et son expérience n’a pas réussi ; il m’a emmené dans son cabinet, m’a beaucoup parlé de vous, mon père, auquel il paraît fort attaché et m’a offert ses services.

Cet homme est très-vif, il vous ressemble en ce point ; mais il est tout absorbé dans son affaire et ne connaît que sa chimie.

C’est singulier comme tout le monde est instruit ici. Vous voyez qu’aujourd’hui je suis optimiste dans ma dernière lettre, le souci m’avait rendu pessimiste et tout me paraissait mal. Maintenant que les affaires de Lyon sont calmes, que j’ai une société, une chambre à ma fantaisie, et devant moi l’espérance d’avoir des livres, du feu et de l’argent, que me manque-t-il ? vous, mon bon père, vous et toute ma famille oh voilà ce qui me manque et que je brûle de revoir. Comme il fera bon nous embrasser dans huit mois d’ici ! Pendant que j’écris, minuit approche, je ne saurai bientôt plus si c’est le bonjour ou le bonsoir qu’il vous faut dire. Que voulez-vous ! quand le cœur et la main sont en train, comment les arrêter ?

Adieu, mon père.

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Le séjour d’Ozanam chez M. Ampère fut un bienfait inestimable ; il dura dix-huit mois, pendant que Jean-Jacques Ampère, dont il occupait la chambre, étudiait dans les universités allemandes. Bientôt il s’établit une grande intimité entre le savant illustre et le jeune étudiant, qu’il consultait sur sa classification des sciences et ses vers latins. Il reste dans les papiers d’Ozanam de grands tableaux, où il a écrit au revers. « Ces tableaux ont été remplis en partie par M. Ampère (le père), en partie par moi sous sa dictée. Ils me sont « précieux comme un souvenir du temps que j’ai passé près « de ce grand homme. »

Voici en quels termes affectueux et pressants André-Marie Ampère conviait son jeune ami à venir travailler avec lui :

  1. «M. l’abbé de Bonnevie, chanoine de Lyon, homme de-ce grand air sacerdotal que j’ai vu a plusieurs membres de l’ancien clergé français, et qui annonçait tout ensemble la distinction de la nature et l’élévation de la grâce, M. de Bonnevie aimait les jeunes gens ; il les accueillait bien, et la mémoire de son coeur lui a survécu plus que ses sermons.» (R. P. Lacordaire.)
  2. Charles Serullas, professeur de chimie à l’hôpital du Val-de-Grâce, connu par de célèbres découvertes de chimie.