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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/009

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 42-48).

IX
FRÉDÉRIC OZANAM À M. ERNEST FALCONNET.


Paris, 18 décembre 1831.

Ce plaisir que tu trouves à m’écrire, à me conter tes sentiments, tes pensées, tes rêves, tu penses bien que je le partage ; et tu serais souvent assailli de mes lettres, si de nombreuses occupations ne venaient me lier les mains. Aujourd’hui que j’ai un peu de loisir, je vais t’entretenir longuement et te répondre.

Mais par où commencerai-je ? Je vais répliquer d’abord à tes questions, puis je deviserai à mon tour. Tes deux lettres, la dernière surtout, m’ont causé un vrai plaisir. Croirais-tu bien qu’à la lecture de celle-ci des larmes d’attendrissement ont mouillé mes yeux ? car j’étais plein d’une douce joie à la vue de ta verve catholique et de ta jeune indignation. Courage ! te voilà dans la route du bien ; courage, mon ami, affermis tes pas ; reste solide et ferme contre les orages qui ne manqueront pas de fondre sur toi ; garde-toi surtout du découragement : c’est la mort de l’âme. Ainsi, prends l’habitude de voir le mal autour de toi sans en être ébranlé. Aux jours de notre enfance, dans ces jours qui s’écoulaient paisiblement au milieu de parents vertueux et d’amis bien-aimés, nous avons cru, simples que nous étions, que notre famille était l’univers, et que tout le monde devait pratiquer ce qu’on nous enseignait. Aussi, bien poignant est l’instant où les yeux se dessillent, où le monde apparaît sous ses formes véritables, avec la laideur de ses vices, le bruit de ses passions, les blasphèmes de son impiété. Nous étions pleins de confiance et de candeur, notre âme était ouverte à toute parole d’homme et tout discours nous semblait empreint de vérité, et voilà qu’aujourd’hui il nous faut apprendre l’art pénible de la défiance et du soupçon.


29 décembre 1851.

Quinze jours se sont passés ! Mes nombreuses occupations m’ont empêche de t’écrire, mais non de penser à toi. Maintenant que j’ai un peu de loisir, reprenons notre causerie et renouons l’entretien. Tu me demandais des nouvelles, de nombreuses nouvelles sur moi, sur la science, sur la politique, sur la religion.

Moi ! puis-je être mieux ? Une jolie chambre, une bonne table, une agréable société, des conversations presque toujours instructives, souvent amusantes avec mon respectable hôte[1], une leçon de droit et un ou deux cours de littérature par jour, enfin la compagnie presque habituelle d’Henri, en voilà certes plus qu’il n’en faut pour faire une vie d’étudiant assez douce, assez heureuse : Eh bien, me crois-tu heureux ? Oh non, je ne le suis pas ! car il s’est fait chez moi une solitude immense, un grand malaise. Séparé de ceux que j’aimais, je sens chez moi je ne sais quoi d’enfantin qui a besoin de vivre au foyer domestique, à l’ombre du père et de la mère, quelque chose d’une indicible délicatesse qui se flétrit à l’air de la capitale. Et Paris me déplaît, parce qu’il n’y a point de vie, point de foi, point d’amour, c’est comme un vaste cadavre auquel je me suis attaché tout jeune et tout vivant, et dont la froideur me glace et dont la corruption me tue. C’est vraiment au milieu de ce désert moral que l’on comprend bien et que l’on répète avec amour ces cris du Prophète :

Habitavi cum habitantibus Cedar, multum incola fuit anima mea !
Si oblitus fuero tui, Jerusalem, adhæreat lingua mea faucibus meis !

Ces accents de poésie éternelle retentissent souvent dans mon âme, et pour moi cette ville sans bornes où je me trouve perdu, c’est Cédar, c’est Babylone, c’est le lieu d’exil et de pèlerinage, et Sion, c’est ma ville natale avec ceux que j’y ai laissés, avec la provinciale bonhomie, avec la charité de ses habitants, avec ses autels debout et ses croyances respectées.

La science et le catholicisme, voilà mes seules consolations, et certes cette part est belle ; mais là encore, espérances déçues, obstacles à surmonter, difficultés à vaincre. Tu n’ignores pas combien je désirerais m’entourer de jeunes hommes sentant, pensant comme moi ; or je sais qu’il y en a, mais ils sont dispersés comme l’or sur le fumier, et difficile est la tâche de celui qui veut réunir des défenseurs autour d’un drapeau. Cependant j’espère dans ma prochaine lettre. te donner des espérances plus positives.

Quelle semble être aujourd’hui la situation des idées scientifiques, quelles sont les écoles, les puissances belligérantes dans le champ de la philosophie ?

Il faut considérer d’abord qu’après toutes les discussions et toutes les luttes, après tous les problèmes partiels, un instant doit venir où la raison résume tous ses doutes en un seul et pose le problème général. Aujourd’hui ce problème est conçu en ces termes Pourquoi l’homme est-il fait ! Quel est le but, la loi de l’humanité ? Relativement au siècle passé il y a progrès, puisque les termes mêmes du problème supposent une Providence, un but, une pensée créatrice, conservatrice. Or la question en cet état relève de la philosophie de l’histoire ; à la philosophie de l’histoire il appartient de la résoudre. Tu comprends, dès lors, l’importance donnée de nos jours aux études historiques. Jusqu’ici tout le monde est d’accord. Mais la scission commence au point même de départ ; elle a pour objet les données mêmes de la question. Les uns prennent la psychologie pour base de leurs recherches, ils se font une sorte d’homme abstrait à la manière de la statue de Condillac : dans cet homme-là ils voient tout ce qu’ils veulent voir, et ils en déduisent une formule philosophique sur laquelle ils étendent l’histoire comme sur le lit de Procuste, coupant et meurtrissant tout ce qui a peine à entrer dans leur cadre inflexible. Ces gens là, qui ne font que renouveler Rousseau, Dupuys et Volney ; ces gens-là, dis-je, ont fait cette admirable découverte que les religions ont commencé par le fétichisme, et ils vont le répétant à qui veut les entendre, discourant sur la loi du progrès, sur l’extinction du christianisme et sur l’avénement prochain d’une religion nouvelle. Voilà ce que nous a prêché naguère M. Jouffroy, professeur de philosophie à la Sorbonne, cette antique Sorbonne que le christianisme a fondée et dont le dôme est encore couronné du signe de la croix.

Mais en face de cette école qui se décore du nom rationaliste, une autre s’élève qui prend le nom de traditionnelle ; non pas qu’elle ait brisé avec la raison, mais parce que l’histoire est la base, et la tradition le point de départ de son système. Dans ses rangs apparaissent MM. de Chateaubriand, de la Mennais, d’Ekstein, Ballanche, de Bonald, et pour l’Allemagne, Schlegel, Baader, Stolberg, Goerres. Ils distinguent deux objets des connaissances humaines : le fini et l’infini, la vérité philosophique et la vérité religieuse ; deux manières de connaître la raison et la croyance, l’analyse et la synthèse, ou peut-être, comme parle l’Église, l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. Or, le fini est pressé par l’infini de toutes parts. L’infini, c’est Dieu, c’est l’A et l’Ω, le principe et la fin. D’où il suit que la synthèse est à la fois la base et le couronnement de l’humanité, et que la vérité religieuse est la source et la fin de la vérité philosophique. Sur ces données, s’élève une vaste théorie des rapports de la science et de la foi, une large explication de l’histoire. Et comme la synthèse est te fait primitif qui précède toute connaissance, comme son temps est le temps de l’enfance où la raison dort, il suit de là que la psychologie est incapable d’en approfondir la nature, d’en saisir l’étendue. Donc, c’est dans l’histoire qu’il en faut faire la recherche, l’étude ; c’est à l’histoire à nous redire l’histoire du genre humain. Ils assurent encore que le fétichisme, loin d’être le premier pas de l’humanité, est le dernier degré de la corruption que les souvenir de l’âge d’or et de la faute primitive et de l’expiation par le sang sont semés parmi les peuples. Voilà ce qu’ils disent, et cependant notre œuvre à nous mûrit dans nos jeunes pensées, elle viendra dans son temps, Jamais une histoire des religions ne fut plus appelée par les besoins sociaux. — Tempus erit

J’ai achevé de traduire de Mone ce qui concerne la mythologie des Lapons ; rien ne confirme mieux nos idées. C’est plaisir de voir le bon Allemand se tordre pour expliquer par la physique les mythes les plus moraux et cherchant le culte des astres dans l’adoration du Dieu en trois personnes.



  1. M. Ampère.