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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/057

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LVII
L’ABBE LACORDAIRE À FRÉDÉRIC OZANAM
La Quercia, 2 octobre 1838.

Très-cher Monsieur,

Ma première pensée est de vous féliciter sur le poste si convenable où vous a promu votre mérite. Je suis vraiment heureux de vous savoir à Lyon, près de votre mère et de vos amis, dans une Église qui a si inviolablement conservé la grandeur de sa foi. Ce que vous me dites des modifications qui s’annoncent dans la direction du clergé et dans les opinions de plusieurs hommes qui avaient contribué à lui faire une fausse position/me paraît concourir avec le mouvement plus général qui devient partout visible. Que dites-vous de l’archevêque de Toulouse, demandant en face du duc d’Orléans la liberté d’enseignement promise par nos institutions fondamentales  ? L’archevêque de Toulouse ! celui qui a été le promoteur de la censure contre l’abbé de la Mennais et ses amis C’est le cas de s’écrier avec Joad

Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles !

Nous en verrons bien d’autres. Ne voilà-t-il pas

don Carlos chassé d’Espagne, et la révolution maîtresse en ce pays, jusqu’à ce que le vent du Seigneur se lève sur les Espagnes comme sur la France ? La révolution fera le tour du monde, comme l’a dit Mirabeau, mais ayant derrière elle l’Église catholique. Vous saurez, mon cher ami, car vraiment j’ai ce sentiment pour vous, vous saurez que, dans un livre imprimé au commencement du dix-septième siècle, si ce n’est plus tôt, et traitant de la vie d’une certaine Marine d’Escober, il est dit qu’elle eut une vision où elle vit en même temps l'Angleterre qui se convertissait et l'Espagne qui se pervertissait. C’est la même sainte qui a prédit qu’un jour les deux ordres de Saint-Dominique et de Saint-Ignace seraient parfaitement réconciliés et unis.

J’ai vu annoncer dans l 'Univers, que nous recevons, la réimpression de votre Dante cela. m’a fait plaisir. Il faut se garder de quitter la plume. Sans doute c’est un rude métier que celui d’écrire mais la presse est devenue trop puissante pour y abandonner son poste. Écrivons, non pour la gloire, non pour l’immortalité, mais pour Jésus-Christ. Crucifions-nous à notre plume. Quand personne ne nous lirait plus dans cent ans, qu’importe ? La goutte d’eau qui aborde à la mer n’en a pas moins contribué à faire le fleuve, et le fleuve ne meurt pas. Celui qui a été de son temps, dit Schiller, a été de tous les temps. Il a fait sa besogne, il a eu sa part dans la création des choses qui sont éternelles. Que de livres, perdus aujourd’hui dans les bibliothèques, ont fait, il y a trois siècles, la révolution que nous voyons de nos yeux Nos pères nous sont inconnus à nous-mêmes, mais nous vivons par eux. D’ailleurs rien, dans ce que vous avez publié, ne doit décourager votre plume. Vous avez un style qui a du nerf, de l’éclat, et une érudition qui s’appuie bien. Je vous engage fort à travailler, et si j’étais le directeur de votre conscience, je vous en imposerais l’obligation.

La fin de votre lettre, où vous me parlez des instincts persévérants qui vous poussent à servir Dieu, m’a bien touché. L’espérance de vous voir un jour des nôtres me serait bien chère. Je ne sais vous dire où vous trouverez nos règles. Il me semble qu’un libraire de Paris vous les procurerait aisément. Du reste, vous y démêleriez difficilement le mécanisme de notre ordre. Je crois qu’en peu de mots vous serez mieux au courant. Le but est la prédication et la science divine. Les moyens : la prière, la mortification des sens, l’étude.La prière consiste dans la psalmodie, ou plutôt la récitation de l’office canonique, laquelle nous prend chaque jour deux heures et demie environ. Nous ne chantons que les complies sauf les jours de grandes fêtes, où l’on chante tierce et vêpres en plus. La mortification a lieu par le maigre continuel, le jeûne tous les vendredi et du 14 septembre à Pâques. Mais cette mortification n’étant, qu’un moyen d’atteindre un but, le supérieur en dispense qui en a besoin. Il en est de même de la chemise de laine dont on peut être dispensé, si l’on en souffre réellement. Nous n’avons aucune pénitence extraordinaire, et on n’en pratique que selon le besoin qu’on en éprouve, et sur les avis de son directeur. Nous avons pour l’étude huit et neuf heures par jour, et on peut être exempt du choeur, dans certaines circonstances, ce qui augmente ce temps. Les novices réels, c’est-à-dire, entrés dans l’ordre à dix-huit et vingt ans, étudient pendant dix années, sont logés a part, et n’ont droit à la liberté des Pères qu’après être arrivés au sacerdoce, même quand ils n’auraient pas fini leurs études. Nous nous levons à cinq heures, et nous nous couchons entre neuf et dix heures du soir. Quant au gouvernement, il est électif dans tous ses degrés, et d’une liberté admirable. Les fautes contre la règle n’entraînent aucun péché, a moins qu’il n’y ait mépris de la règle, ou bien, ce qui est très-rare, qu’il n’y ait un précepte in virtute sanctae obedientiae. Les fautes sont punies par des prosternations à terre, et anciennement, quand elles étaient graves, elles pouvaient être punies de la discipline sur les épaules donnée en plein chapitre L’affaiblissement de l’esprit monastique a presque détruit cet usage. Ce peu de mots, mon cher ami, vous apprendra de notre vie tout ce qu’on peut en apprendre quand on ne l’a pas pratiquée. Une semaine passée avec nous, quand nous aurons un noviciat, vous mettra plus au courant que dix volumes. Pour moi, je suis très-content, et je ne regrette ici que l’absence d’une sève et d’une sévérité qui nous sont nécessaires, à nous autres Français[1] . Quand nous nous faisons moines, c’est avec l’intention de l’être jusqu’au cou. Ici, c’est une vie grave, spirituelle, mortifiée même, utile, mais où. l’on sent un pays qui est calme, du moins à la surface. Veuillez présenter mes hommages respectueux à madame votre mère et me rappeler au souvenir de tous nos amis de Lyon. Je vous embrasse cordialement, avec un grand désir de vous appeler un jour mon frère et mon père.

  1. Depuis l’époque où cette lettre a été écrite, le P. Lacordaire et le R. P. Jandel, par de nombreuses réformes, ont ramené l’Ordre aux primitives observances dominicaines.