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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/032

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 216-222).


XXXII


A M. FOISSET.


Paris, 22 février l848.

Monsieur et cher ami,

Je ne peux pas vous laisser sous une impression fausse, ni supporter la pensée d’un dissentiment considérable avec un esprit et un cœur que j’aime comme vous le savez. Cependant croyez-moi reconnaissant pour la franche cordialité de vos critiques vous ne fûtes jamais ni plus chaleureux, ni plus aimable, ni plus pressant ; ces pages-là sont de celles qu’on garde et qu’on relit.

Premièrement soyez assuré que l’article dont il s’agit n’était point pour moi une affaire littéraire et d’amour-propre, mais une affaire de cœur et de conscience. Je savais que ma sincérité déplairait ; je n’aime pas les orages, je n’ai cédé qu’au besoin de remplir un devoir, persuadé que mes amis faisaient fausse route. M. Lenormant a mis une grâce parfaite à insérer mon travail, il m’a demandé le sacrifice de quelques expressions que j’ai corrigées : il n’avait pas d’objection particulière contre les barbares. Néanmoins je m’attendais aux plaintes et aux remontrances. Elles arrivent en foule. Mais, d’un autre côté, je reçois les adhésions les plus complètes de bien des catholiques zélés, fatigués de la politique étroite, violente de l’Univers comme de la politique impopulaire et découragée du Correspondant. Mais vous ne savez pas que mon article est la rédaction d’un discours[1] prononcé au Cercle catholique, dont j’ai atténué les expressions bien loin de les aggraver, et qui ont l’approbation du vénérable M. Desgenettes, de M. de Saint-Seine et de beaucoup de gens de votre connaissance. Hier encore, le Père Lacordaire me répétait qu’il partageait toutes mes opinions et qu’il s’étonnait seulement qu’on pût les trouver hardies. Enfin vous-même, monsieur et cher ami, vous pensiez comme moi le 2 octobre, je le vois bien et je m’en félicite ne puis-je pas espérer que vous n’avez pas changé d’avis et que j’ai encore la douceur d’être d’accord avec vous ?

S’il en est autrement, alors c’est moi qui me suis mal exprimé, et je le crois, puisque vous ne me comprenez pas. Quand je dis passons aux barbares, je ne dis pas de passer aux radicaux, à ces radicaux dont on s’occupe et dont on s’effraye. Encore bien moins aux radicaux suisses pour lesquels je n’ai pas le moindre goût. et qui me font l’effet d’une aristocratie d’aubergistes et de maîtres de poste. A mon gré, nos amis ont précisément le tort de ne voir que la question suisse, de s’être trop compromis pour ce même Sonderbund dont vous reconnaissez les erreurs ; d’avoir espéré comme Dieu ne veut pas qu’on espère : hi in curribus et illi in equis  ; d’avoir enfin subordonné, sacrifié à la question de Lucerne la question de Rome, et mesuré tout leur intérêt pour le pape à l’intérêt que le pape prendrait à leurs malencontreux alliés. De là le mécontentement, la froideur, et par-dessus tout la terreur présente, et cette impuissance où l’on est de ne rien attendre du côté du Vatican parce qu’on a trop attendu des sept Cantons. Maintenant on voudrait nous faire porter le sac et la cendre et déchirer nos vêtements. Pour moi, je crois que c’est la politique de Dieu, de ménager toujours quelque épreuve à son Église quand il lui prépare un grand triomphe, et c’est précisément parce qu’on nous a battus au pied des Alpes que j’attache un regard confiant sur les collines éternelles. C’est là que je crois voir le Souverain Pontife consommer ce que nous appelions de nos vœux depuis vingt ans : passer du côté des barbares, c’est-à-dire du camp des rois, des hommes d’État de 1815, pour aller au peuple.

Et en disant passons aux barbares, je demande que nous fassions comme lui, que nous nous occupions du peuple qui a trop de besoins et pas assez de droits, qui réclame avec raison une part plus complète aux affaires publiques, des garanties pour le travail et contre la misère, qui a de mauvais chefs, mais faute d’en trouver de bons, qu’il ne faut pas rendre responsable ni de l’Histoire des Girondins, qu’il ne lit pas, ni des banquets où il ne dîne pas. Nous ne convertirons peut-être pas Attila et Genséric ; mais, Dieu aidant, peut-être viendrons-nous à bout des Huns et des Vandales.

Lisez le commencement de la Cité de Dieu, Salvien, Gildas, et vous verrez que dès le cinquième siècle beaucoup de saints avaient plus de goût pour les Goths, les Vandales, les Francs ariens et idolâtres, que pour les catholiques amollis des villes romaines. Franchement, n’y avait-il pas quelque indulgence à ne pas désespérer du salut de Clovis ?

Concluons donc qu’il ne s’agit point de ce parti détestable des Mazzini, des Ochsenbein et des Henri Heine, mais des peuples entiers, en y comprenant ceux des campagnes comme des villes. Et s’il ne faut rien espérer de ces barbares-ci, nous sommes à la fin du monde et par conséquent de nos disputes.

Vous me demandez de combler quelques lacunes vous craignez que je n’aie fait tort aux rétrogrades, trop bon marché aux impatients, diminué les sujets de crainte, surfait les espérances. Assurément, il est bien aimable de votre part, après avoir bien voulu lire mes vingt-quatre pages, de m’en demander cinquante autres pour les prouver. Beaucoup de gens trouveraient que c’était déjà trop d’un article. J’avoue que je ne suis pas en mesure d’écrire un livre, le livre qu’il faudrait, avec texte, citations, pièces à l’appui. Quant aux rétrogrades, je demande s’ils ne sont pas aussi païens que tous les radicaux de la terre, ceux qui veulent régner par la force et par l’étouffement des esprits, et s’il est plus innocent de tirer sur les moines à Palerme qu’à Fribourg. En ce qui touche les impatients, je proteste contre ce mépris avec lequel nos amis traitent la consulte d’État, un corps entièrement composé par le choix libre et personnel du Souverain Pontife.

Ne croyez pas ceux qui trouvent plus commode de condamner en masse un parti, un peuple entier, que d’étudier les différences qui le divisent. Je trouve que vous parlez un peu légèrement du Père Ventura, aussi grand théologien que grand orateur. Mais surtout, combien je m’afflige d’entendre répéter cette comparaison de Pie IX avec Louis XVI, qui est la thèse favorite de tous les rétrogrades, la thèse des ambassades de France et d’Autriche à Rome la thèse de tous ceux qui n’aiment ni le pape ni la liberté. Comment peut-on le comparer même saint Célestin ? A-t-on vu qu’il pliât sous le fardeau ? On lui reproche ses deux secrétaires d’État tués sous lui ! Ne sait-on pas que la difficulté capitale d’une ère nouvelle, c’est de trouver des hommes nouveaux ; que la plus terrible tâche de Pie IX, c’est de faire l’éducation politique de ses ministres et de son peuple ? Il n’a pas hérité de Sixte V je le crois bien, et je m’en réjouis. Il faut remonter peut-être jusqu’à Alexandre III pour trouver une âme de la trempe de la sienne. A. l’heure qu’il est, vous aurez lu son admirable proclamation du 10 février, vous aurez vu sa conduite dans la soirée du 11, et j’aime à croire que vous aurez béni Dieu de nous faire assister à ce que nous n’étions pas dignes de voir.

En voila .bien long. J’espère avoir assez défendu mes Barbares, pour obtenir de vous quelque chose en faveur des Germains. Je retourne avec prédilection à cette antiquité loin des orages du présent. Ne craignez pas que je prenne le goût de la politique. Le temps me dure de retrouver assez de forces pour reprendre le dessein dont je vous parlais. Je louerai Dieu s’il me donne de pouvoir ensevelir ma vie dans ces chères études. Il faudra bien le louer aussi quand il me condamnerait à ne travailler comme à présent que par intervalles et avec de pénibles ménagements. Heureusement il m’a donné deux bons anges pour me garder contre l’ennui. L’un des deux vous aime beaucoup, vous rend tout l’attachement que vous lui portez et vous félicite un peu méchamment d’avoir marié mademoiselle votre fille à un universitaire. Pour moi, je vous prie de complimenter mon collègue de Besançon. Sérieusement, nous vous serons unis de coeur et d’âme le 29, et nous prierons pour vous, à charge de revanche.



  1. Les Dangers de Rome et ses Espérances (Correspondant, t. XXI, p. 412.)