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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/050

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 279-280).
L
À M.DUFIEUX.
Paris, 10 août 1850.

Mon cher ami, Dugas, que j’ai eu le plaisir d’embrasser hier soir, me dit que vous vous affligez de n’avoir pas reçu de réponse à votre dernière lettre. Croyez bien -cependant que, si je ne vous ai pas écrit, ce n’est pas faute de bonne volonté, mais de loisir. En ce qui touche notre discussion religieuse et philosophique, permettez-moi de me féliciter, cher ami, de ce que nous sommes à peu près d’accord. Si nous différons sur l’appréciation de quelques écrivains comme Ballanche et Chateaubriand, nous nous entendons parfaitement sur les principes. Je crois tout comme vous que rien n’est pire que d’affadir le christianisme, en n’y cherchant que des beautés douces et flatteuses pour notre délicatesse. Je pense même qu’on a perdu beaucoup de jeunes âmes pour leur avoir fait une éducation religieuse trop molle, et ne les avoir préparées ni aux luttes ni aux sacrifices qui les attendent. Peut-être Prosper Dugas voudra bien se charger d’un exemplaire de mon Discours d'ouverture de cette année, où vous verrez que je n’ai pas ménagé à mes auditeurs les vérités sévères et les études arides. Mais encore une fois dans ces rigueurs même et ces aridités de la foi, je ne puis m’empêcher de trouver assez de traits sublimes pour ravir les esprits. Que si je crois utile de montrer la religion souverainement belle, et de faire désirer aux hommes qu’elle soit vraie avant de leur prouver qu’elle l’est réellement, je n’ai point l’honneur d’avoir proposé le premier cette méthode : c’est celle de Pascal ; et lui même traçait ainsi le plan de la démonstration chrétienne qu’il avait conçue et que sa mort nous a ravie. Adieu, cher ami, je vous écris fort à la hâte et en désordre sur le tapis vert de la Sorbonne, entre deux examens et au milieu d’une foule de bacheliers qui déraisonnent. Ils me font perdre la tête, mais non pas le cœur qui est toujours tout à vous.

P. S. Soyez persuadé, mon bien cher ami, que vous me rendrez toujours service en vous déchargeant le cœur avec moi. Car, de deux choses l’une ou vos craintes seront mal fondées, et vous m’aurez obligé en me donnant l’occasion de dissiper vos ombrages ou vous aurez raison, ce qui arrivera le plus souvent et vos avertissements pourront m’épargner bien des fautes. J’ai toujours été frappé de cette parole de David qui demande à Dieu « de le corriger par la voix d’un ami. »