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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/057

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 319-321).

LVIII
À M. EUGÈNE RENDU
Truscat, 16 octobre 1850.

Ah ! mon ami, quelle affreuse nouvelle, et que j’étais loin de m’y attendre quand je vous écrivais la semaine dernière cette lettre dont je me reproche maintenant la cruelle gaieté ! Voilà donc l’impuissance des affections humaines, et comment, même avec les personnes les plus chères, nous sommes loin de cette harmonie de sentiments qui est l’idéal de l’amitié ! Pendant que j’achevais joyeusement mon pèlerinage de Bretagne, vous étiez, cher ami, avec tous les vôtres autour de ce triste lit sur lequel toute votre tendresse n’a pu retenir votre mère bien-aimée. Elle vous a quittés ; elle vous a quittés, et je sais trop tout ce qu’il y a d’amer dans cette pensée, puisqu’elle me tire des larmes en me rappelant qu’il y a onze ans, ma pauvre mère aussi me quitta. Non, cette blessure ne se fermera jamais le temps séchera vos pleurs, Dieu vous donnera d’autres consolations ; mais au milieu de vos plus beaux jours, vous vous souviendrez tout à coup de celle que vous avez perdue, et vos yeux se mouilleront encore. Je connais cette douleur, j’ai le droit de la plaindre, mais j’ai le droit de vous dire aussi qu’à cette amertume se joint une douceur singulière, quand on a pu s’agenouiller auprès d’une mère mourante, qu’on a reçu sa dernière bénédiction, qu’on l’a vue mourir de la mort des saints. Ce n’est pas seulement un souvenir qui nous reste, ce n’est pas seulement l’espérance d’avoir pour protectrice auprès de Dieu celle qu’on avait pour gardienne sur la terre : c’est la certitude d’être encore en communication étroite avec elle ; c’est le sentiment de sa présence auprès de vous, et comme la chaleur de son aile qui n’a pas cessé de vous couver. Que de fois dans mes peines, tout à coup et quand j’y pensais le moins, j’ai cru entendre cette voix qui me rendait le courage ! que de fois aussi, dans un jour de joie et de succès, il me semblait qu’elle venait en prendre sa part et qu’elle se félicitait de nous voir heureux ! Je ne puis point traiter ceci d’illusion : c’est quelque chose de trop vif et de trop pénétrant, qui m’atteste que ma bonne mère vit encore avec moi, quoique d’une meilleure vie. La vôtre, cher ami, ne vous abandonnera pas elle vous gardera dans cette foi qu’elle demandait pour ses enfants, dans cette charité dont elle vous donnait de si beaux exemples, dans toutes ces vertus qui faisaient son orgueil et qui font l’honneur de votre jeunesse. C’est pour nous et pour plusieurs autres qu’a été dite cette parole : « Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère ! » et il y a beaucoup d’hommes restés chrétiens dans ce siècle de doute, sans qu’on sache pourquoi, qui doivent cette grâce aux prières d’une humble servante de Jésus-Christ.. Enfin vous avez encore votre admirable père. Je ne lui écris point, par respect pour la grandeur même de sa douleur, et pour cette haute piété à l’élévation de laquelle mes misérables condoléances n’atteindraient pas. Veuillez pourtant lui dire combien je regrette de ne m’être pas trouvé avec mon frère Charles, à la suite de cette famille dont les bontés nous avaient donné le droit de partager son deuil. Mais ce matin même, et aussitôt la triste nouvelle reçue, nous avons prié ensemble pour madame votre mère. Nous prierons encore, bien assurés, qu’elle nous rend déjà dans le ciel ces prières que l’Eglise ne refuse point ici bas aux âmes les plus certaines de leur salut. Adieu, cher ami, nous n’oublierons jamais cet adieu si bienveillant que madame Rendu nous fit la dernière fois que nous eûmes l’honneur de la voir, ne pensant pas la voir pour la dernière fois. Adieu. Amélie vous serre affectueusement la main, et moi je vous embrasse comme un ami encore plus attaché dans les mauvais jours que dans les bons.

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