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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/080

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 430-437).

LXXX
À M. EUGÈNE RENDU.
Biarritz,28 octobre 1852.

Mon cher ami,

Me voici fort en retard et tout à fait impardonnable à vos yeux, si je n’avais mon frère, qui m’est venu voir pour quelques jours, et à qui je dois tous mes moments. Vous savez que cet excellent Charles s’est arraché à sa clientèle, et que, laissant crier les duchesses et les marquises qui maudissent son départ, il a tout quitté pour visiter un misérable professeur, un vil universitaire, relégué au bout de la France, au bord de la mer, où l’on devrait bien précipiter les idéologues, les démocrates catholiques, et généralement tous les rédacteurs de l’Ère nouvelle.

Il m’est donc arrivé mon cher frère, comme un bel arc-en-ciel, un jour qu’il pleuvait à verse, symbole de l’espérance qu’il me rapportait. En effet, après m’avoir examiné, palpé, percuté, ausculté, il a déclaré que les Eaux-Bonnes avaient fait merveille, et que je me portais bien. Le moyen après cela de me permettre le plus léger rhume, la moindre fièvre ? Vous pouvez donc rassurer vos craintes amicales, et croire à la prospérité des santés qui vous intéressent ici.

Nous attendons tous avec une curiosité impatiente votre livre sur l’Allemagne. La statistique des écoles y tiendra-t-elle la première place, ou la rejetterez-vous dans les notes et pièces justificatives pour le petit nombre des lecteurs sérieux ? Ne philosopherez-vous point un peu, malgré la défaveur de cette pauvre philosophie, qui expie, à vrai dire, quelques péchés passés ? Ne pourrez-vous, sans déclarer la guerre à la raison humaine, nous montrer les égarements de la raison révoltée, en nous la faisant suivre depuis la chaire de Hegel jusqu’à la commune libre de Magdebourg ? De ma vie je n’oublierai tout ce que vous nous avez conté au retour, et conté avec tant de précision, de couleur et de vie. Ah ne laissez point pâlir cette image comme j’ai laissé s’évanouir celle du voyage de Sicile ! Hélas ! dans la présomption de ma jeunesse, je dédaignais l’île sacrée de Cérès, mes vœux atteignaient déjà d’une part les colonnes d’Hercule, et d’un autre côté les plages de la Palestine. Que de fois au coin du feu, avec madame Ozanam, tout en retournant un tison à demi brûlé, je m’embarquai pour la terre sainte ! Et voici qu’arrivé à Bayonne, dans une ville à demi espagnole, où la moitié des enseignes de boutiques parlent le castillan le plus pur, j’hésite à pousser jusqu’à Séville. Il est vrai que je suis bien bon.de vous faire cet "aveu. Je viens de lire deux Itinéraires, l’un de M. de Laborde, l’autre de M. de Custine, le livre de M. Weiss sur la décadence de l’Espagne, un volume de Ticknor sur la littérature de ce pays. Rien au monde ne m’empêche d’écrire un tour complet de la péninsule, ou mieux encore de m’en faire les honneurs dans les salons de Paris. J’ai recueilli nombre de légendes et de poésies charmantes, je sais des histoires surnaturelles à faire frémir ; je possède par cœur mes fueros des provinces basques, je puis dire combien Valence exporte d’oranges, et combien Cadix reçoit de livres de beurre d’Irlande ; rien ne m’empêche de hérisser mon récit d’un certain nombre de mots que Cervantes ne désavouerait pas, et qui donneraient a tous mes dires le cachet de. la plus vive réalité.

Ainsi, ne me vendez pas, et contentez-vous de savoir comme quoi j’ai poussé la conscience jusqu’à passer vingt-huit heures sur le territoire espagnol.

Donc, le 22 octobre à midi, par une chaleur de juillet, nous arrivions au bord de la Bidassoa, et peu après un bateau nous emportait sur ces eaux si souvent et si cruellement disputées. Bientôt nous vîmes fuir devant nous l’ île des Faisans, grand nom mal soutenu, car la pauvre île s’en va rongée par les eaux, et l’on ne comprend pas que l’Espagne et la France, qui restaurent leurs monuments historiques, n’aient pas couvert d’une terrasse protectrice le coin de terre où se conclut la paix des Pyrénées. Descendons encore, et au bout de trois quarts d’heure, voici à notre droite Hendaye, le dernier bourg de France ; à gauche, Fontarabie, la première ville forte de nos voisins. C’est ici qu’on voit toute l’horreur de la guerre et de quels maux se paye la gloire des conquérants. Hendaye n’est plus qu’un monceau de débris, au milieu duquel s’élève une blanche église, comme une croix sur un tombeau. Le canon de Fontarabie a fait ces ravages, mais les mineurs français ont fait sauter les remparts de Fontarabie, et vous y entrez, comme il faut entrer en Espagne, par des ruines. Mais ces ruines sont nobles, belliqueuses, et j’ai ouï dire à de bons voyageurs qu’il fallait aller loin pour trouver une ville qui eût aussi bien conservé le caractère castillan. A peine avez-vous passé sur des restes de bastions croulants, et sous une porte menaçante, vous voyez monter devant vous une rue bordée de maisons antiques, toutes garnies de grands balcons, de vérandas, de loges grillées et vitrées, d’où les belles Espagnoles peuvent voir et se laisser voir autant qu’il leur convient. Au-dessus des portes, les armoiries des habitants, dans un pays où le tiers des familles est noble de légitime noblesse. De loin en loin, quelques palais délabrés, mais d’une forte architecture. En haut de la rue, une église gothique du quinzième siècle, et le château fort de Charles V, édifice carré, d’une hauteur prodigieuse, dont les murailles ont défié nos boulets.– Vous voilà aussi rêveur que moi. Entrons, si vous le voulez bien, dans l’église, dans la maison de Celui qui est le Dieu des ruines et des résurrections. Déjà vous y voyez régner cette richesse, cet éclat que l’Espagne aima toujours dans ses temples tout y est blanc, et doré. Il faut finir par reconnaître quelque mérite dans les grands retables qui s’élèvent de l’autel jusqu’à la voûte, portant tout un paradis de tableaux et de statues. Les tableaux, bons ou mauvais, forment d’ordinaire un ensemble, et, comme on dit, un cycle religieux. Les statues, dans quelques endroits, sont si nombreuses qu’on dirait un peuple peint et doré.. Je me rends à la sculpture peinte, surtout depuis que je la sais justifiée par les exemples de Phidias et de Praxitèle. Mais je ne m’accoutume point à la sculpture habillée, à cette Mater dolorosa qui a une chapelle dans chaque église d’Espagne et qui porte le costume d’Anne d’Autriche, robe de velours noir, guimpe blanche, à la, main un mouchoir garni de dentelles, et de plus un poignard d’argent dans le cœur.

Cependant, le bon peuple espagnol prie très pieusement. Je ne lui trouve rien de froid ni de fanatique, et dimanche à la messe nous avons vu communier beaucoup de personnes, des jeunes gens surtout, à la mine virile, à la belle ceinture rouge, avec tout le recueillement que vous trouveriez à Notre-Dame et à Saint-Sulpice.

Voilà mes premières observations sur le chapitre des cultes, et je pourrais continuer ainsi sur chacun des autres chapitres du budget car, si nous avons trouvé à Fontarabie une vieille place démantelée, grave et sévère comme la dynastie autrichienne, nous avons vu à Irun et à Saint-Sébastien la jeune Espagne renaissante sous le sceptre constitutionnel d’Isabelle II. Nous avons vu le département de l’intérieur en la personne des alguazils qui, en tricorne, en manteau noir, culottes courtes et bas de soie, surveillaient le marché de Saint-Sébastien ; le département de la marine était représenté par un élégant vaisseau stationné comme un factionnaire à l’entrée du port du Passage, le Gibraltar du Nord, si l’Espagne avait de quoi le restaurer. La guerre figurait avantageusement sous les traits des grenadiers et carabiniers royaux qui gardaient le pont de Béhobie. En entrant à Irun, comment n’aurais-je pas remarqué les deux Escuelas publicas de Niños et de Niñas qui me rappelaient notre instruction publique, et les jeunes polissons inspectés par mon ami Rendu ? L’agriculture nous a paru florissante, comme elle l’est en effet dans cette industrieuse province de Guipuzcoa, sur laquelle il ne faut pas juger toute la monarchie. Cependant, au milieu, des champs de maïs admirablement cultivés et des pommiers qui ploient sous leurs fruits, on s’étonne de rencontrer des chars à bœufs avec des roues d’une seule pièce, comme des meules de moulin. Charles les comparait agréablement aux chariots du roi Attila. Mais Charles n’est qu’un faquin, le roi Attila n’ayant jamais honoré ces contrées de sa présence, ni reçu sur sa tête les pluies de fleurs semées par les demoiselles du pays. Tant y a t-il, que lesdits chariots crient sur leurs essieux avec un bruit qui ne peut se comparer qu’à une douzaine de violons qu’on accorde. Enfin, nous avons essayé les douceurs de la vie intime dans une posada, qui n’avait que des habitants chrétiens, des lits irréprochables, et où nous avons pris le chocolat avec des espongas dignes de Génesseaux. Je vous fais grâce du commerce, ayant pu entrer chez les riches entrepositaires de Saint-Sébastien, apprécier la qualité de leurs laines, de leurs huiles, de leurs vins, et me proposant de faire sur le tout un rapport gigantesque à l’Académie des sciences morales, puisque sa voisine ne veut pas de moi.

Ceci n’est qu’une transition ingénieuse pour arriver à vous remercier de vos bons propos auprès de M. Augustin Thierry, Hélas j’ai bien besoin qu’on entretienne de moi son oreille car d’autres candidatures ne la laissent point chômer. Du reste, cette Académie se passera quelque temps encore de mes lumières. Je m’en consolerais facilement si je ne craignais que ces lumières ne vinssent à s’éteindre avant qu’on leur eût rendu justice. Gardez-vous cependant de repéter que je baye aux corneilles sur les rochers du rivage, et autres récits d’autant plus fâcheux qu’ils seraient vrais. Assurez, au contraire, que je possède mon Espagne comme personne, et que j’ai là-dessus des idées neuves, originales, qui n’attendent qu’un bon lieu pour se produire. Je connais tels qui ne sont guère entrés à l’Académie que pour ce qu’on espérait d’eux. Et ne peut-on pas espérer de moi tout autant, et de plus que je laisserai bientôt ma place vacante ? Vraiment, cher ami, je me reproche d’avoir trop plaisanté cette fois, car j’ai coutume de chercher plus que de l’amusement dans vos entretiens. Je compte toujours sur la solidité de votre affection, sur vos souvenirs devant Dieu et devant les hommes, surtout devant toute votre famille pour qui j’ai tant d’attachement et de respect. Laissez-moi mettre après votre frère et M. Doubet, cet excellent abbé Maret, Audley, et les autres associés de nos illusions, dont je ne me repentirai pas.

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